Corps 2009/1 n° 6

Couverture de CORP_006

Article de revue

Corps et souffrance au travail

Pages 15 à 21

Notes

  • [1]
    La stratégie collective de défense (comme le culte de la virilité permettant de dénier le danger au travail) peut se radicaliser au point de devenir un but en soi plutôt qu’un moyen de lutter contre la souffrance.

1À la périphérie des grandes villes, sur mon territoire clinique, les pathologies sont criantes et peuvent même paraître caricaturales. Troubles musculo-squelettiques, névroses traumatiques après harcèlement moral, tableaux d’épuisement professionnel sont le lot quotidien des patients de la consultation « Souffrance et Travail ». Entre ces murs, le travail ne peut être ramené à de simples indicateurs statistiques, ni se borner à une addition d’expériences singulières. Le travail (Dejours, 1993 ; 1998) s’impose comme une donnée sociale qui participe, par ses formes d’organisation, à la construction ou à la déconstruction de notre société, en affectant profondément ses règles de fonctionnement, en bousculant les valeurs individuelles et collectives.

2En tant que psychanalyste, limiter mon écoute thérapeutique au corps érotique des patients au travers de l’histoire infantile, alors que le travail (sa réglementation, son organisation, sa conception ergonomique, son coût, ses effets organiques et psychiques) pénètre en force ce matériel, est une posture clinique illusoire et impossible à tenir. Au travail, le corps n’est souvent considéré que comme un réservoir inaltérable de force, de puissance, d’énergie : un corps outil récapitulé par ses caractéristiques physiques et physiologiques (Dejours, 2000). L’organisation du travail tend à la disciplinarisation des corps. Le « second » corps engagé dans le travail est un corps incertain dont l’état de santé, les rythmes, les limitations, la variabilité, les impotences, la fatigue, les handicaps, les maladies se conjuguent avec des états affectifs : douleur, plaisir, émotion, sentiment (Dejours, 2000). L’organisation du travail oppose à ce second corps un vigoureux désaveu.

Le geste au travail

3Le travail fait l’objet de nombreux discours. Le juriste parle du contrat de travail, le chef d’entreprise évoque les objectifs, l’organisateur définit les consignes, le cadre « manage » les équipes, le physiologiste parle de biomécanique. Le sujet, sur le terrain, ignore la physiologie, la sociologie lui est étrangère, il ne possède qu’une partie du savoir de l’ingénieur, il entend les consignes et ne peut en tout cas se dérober à l’urgence de l’articulation entre toutes ces exigences. Il est seul face au réel. Travailler, c’est tenir d’un côté la prescription et, de l’autre, la résistance du monde, avec son corps. Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme (Mauss, 1936). Les gestes ne peuvent donc se réduire à des enchaînements musculaires efficaces. Ils sont des actes d’expression de la posture psychique et sociale que le sujet adresse à autrui (Dejours, Dessors, Molinier, 1994). Ils participent à la construction de l’identité : l’identité transgénérationnelle d’abord, car les gestes sont transmis dans l’enfance, par la copie des adultes aimés et admirés, qui deviennent des modèles, par loyauté identificatoire. Autre racine gestuelle, l’identité sociale, puisque les gestes sont socioculturellement induits. Par exemple, au travers des apprentissages, les gestes de métier viennent nouer des liens étroits entre l’activité du corps et l’appartenance à une communauté professionnelle. Dernière racine, l’identité sexuelle : les gestes ont aussi un sexe. L’identité de genre se doit d’être traduite par des attitudes, des postures spécifiques. Les injonctions maternelles à la petite fille vont dans ce sens : tenir les genoux serrés, ne pas écarter les jambes, ne pas trop bomber le torse, l’inverse pour le garçon. L’éducation inscrit dans la musculature des postures sexuées spécifiques. Une femme ne bouge pas comme un homme, ne travaille pas comme un homme, n’a pas les mêmes emplois qu’un homme. Les activités dites féminines requièrent patience et disponibilité, ont lien avec le temps, le corps, la maladie, la mort, la souffrance, la saleté.

4Il serait illusoire de penser que nous laissons notre histoire personnelle accrochée dans les vestiaires de notre lieu de travail. La plupart des sujets en bonne santé espèrent avoir l’occasion, grâce au travail, d’accéder à une reconnaissance de leur valeur. Quand le choix du métier est conforme aux besoins du sujet, quand ses modalités d’exercice permettent le libre jeu du fonctionnement corporel et mental, le travail occupe une place centrale dans l’équilibre psychosomatique. Si le travail peut être un puissant opérateur de construction de la santé, par l’élargissement de la subjectivité, l’accroissement des pouvoirs du corps, de la sensibilité, il comporte aussi une dimension de souffrance : conflits intrapsychiques d’abord, puisque travailler c’est se travailler ; conflits intersubjectifs aussi, puisque travailler, c’est travailler ensemble.

Se travailler

5En contrepartie de la contribution qu’il apporte à l’organisation du travail, le sujet attend une rétribution pécuniaire mais aussi symbolique. La reconnaissance de la qualité du travail accompli est la réponse aux attentes subjectives dont nous sommes porteurs. Alors, les doutes, les difficultés, la fatigue s’évanouissent devant la contribution à l’œuvre collective et la place que l’on a pu se construire parmi les autres. Le monde du travail peut permettre au sujet de rejouer, sur la scène du « faire », la construction de soi. En travaillant, nous nous travaillons. Si la tâche est porteuse d’un contenu symbolique, elle permet au sujet d’exprimer son montage pulsionnel spécifique. Si le travail autorise, en dépit des contraintes du réel et de l’organisation, un exercice inventif des corps, il devient source de plaisir et de sublimation. Psychisme et corps agissent de concert pour une production valorisante.

6Si je travaille comme menuisier, comme charpentier, comme bûcheron, je travaille le bois. À force de travailler le bois, non seulement je découvre les qualités de la matière « bois », mais sa résistance, ses aspérités, ses nœuds, ses fragilités. Je développe une intimité du rapport à sa matière. J’éprouve la résistance du bois à l’usage de l’outil dont je me sers pour le travailler, j’éprouve la résistance de mon corps à l’usage de cet outil. C’est par la résistance du réel que mon propre corps et les pouvoirs de mon corps se révèlent à moi. Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est se transformer soi-même.

7La dimension corporelle de l’intelligence que nous mobilisons dans le travail est différente de l’activité logique. C’est l’intelligence du corps qui palpe, mémorise, sédimente les informations, les sensations, les perceptions dans des mémoires procédurales. L’ouvrier qui usine une pièce entend le bruit strident du foret et sait, à l’oreille et au micron près, où il doit s’arrêter. Perception, interprétation, diagnostic, action engagent bien plus que notre intellect. Évaluer la qualité d’un matériau du plat de la main, identifier à l’oreille un moteur défaillant, visualiser, dès l’incision, la déchirure d’un tendon, « sentir » l’angoisse du patient sont autant de situations de travail mobilisant des données perceptives, mais aussi, derrière l’information sensitive présente, toute l’histoire de notre corps, personnelle et professionnelle. Pour la femme de ménage qui vide les poubelles comme pour le chirurgien peaufinant une suture, pour la caissière qui sourit à ses clients, pour la psychanalyste qui interprète les corps, travailler implique de sortir de la prescription. Travailler implique d’aller chercher en soi des ressources indicibles. Travailler passe par l’énigme de la mobilisation de l’intelligence du corps.

Travailler ensemble

8Les outils, l’environnement, l’objet travail n’ont pas la stabilité que leur prête le discours général. Ce sont les initiatives personnelles destinées à pallier les carences de l’organisation du travail qui permettent de faire correctement le travail réel. Le sujet peut, si les conditions s’y prêtent, déployer des trésors d’imagination et d’ingéniosité. S’il existe une véritable coopération dans le collectif de travail, les « ajouts » pourront être débattus, rapatriés dans le procès de travail et donc être mis en lisibilité et reconnus. La qualité de la coopération dans ce type de collectif de travail pare à l’isolement de chacun de ses membres, assure le nécessaire sursaut éthique de chacun en cas de tentative d’exclusion.

9Pour travailler ensemble, il ne suffit donc pas de juxtaposer les tâches, de prévoir les communications entre les postes, d’aligner les personnels les uns à côté des autres pour que la coopération naisse. Ce ne sont pas les tâches qu’il faut coordonner mais les façons de travailler (Davezies, 1999). La confiance se construit, mais pas à partir du partage de conceptions théoriques. On a confiance parce qu’on sait qu’on partage les mêmes règles de métier. Cette construction suppose l’existence de discussions, de confrontations des opinions, de manière formelle au cours de réunions instituées mais le plus souvent dans les espaces informels des pauses café, des repas, des échanges de couloirs où s’ajustent les postures pratiques et éthiques personnelles. Cette possibilité de confrontation des expériences peut être gravement perturbée par une organisation du travail productiviste, traqueuse de temps dits « morts » ou trop prescrite, désubjectivante. Dans une organisation du travail qui privilégie fusions, dissolutions d’équipe, éclatements géographiques des services, modifications répétitives des procédures, la pression morale apparaît inexorablement comme levier de soumission.

10L’impossibilité de partager parce que le collectif n’existe pas, ou que l’organisation du travail est trop rigide, oblige à maintenir le secret sur la tricherie. Ce qui débouche sur deux dangers. La sanction, d’une part : une fois découverte, la tricherie inventée par le salarié pour faire le travail va être sanctionnée, alors qu’elle constitue l’essence même du travail. L’impossibilité de faire remonter son expérience et d’enrichir le contenu officiel du travail, d’autre part. Car reconnaître la contribution du travailleur à l’organisation du travail, c’est reconnaître que l’organisation prescrite est défaillante.

11Pris en tenaille entre la tâche à accomplir et l’insuffisance des prescriptions, le salarié va, dans un premier temps, développer des mécanismes de défense personnels, recourir aussi à des stratégies collectives, qui s’épuiseront si la situation persiste. La souffrance au travail, c’est donc le vécu qui surgit lorsque le sujet, après avoir épuisé ses ressources personnelles, se heurte à des obstacles insurmontables. Les solutions extrêmes de sortie de situation de souffrance au travail sont la démission ou l’absentéisme. La non-reconnaissance de la validité que le sujet entretient avec le réel est déstabilisante pour l’identité et peut mener à une crise identitaire majeure. Le type de décompensation ne dépend pas uniquement du travail mais, en dernier ressort, de la structure de la personnalité, acquise avant la situation de travail. Cette décompensation est une rencontre entre une organisation psychique individuelle spécifique (des facteurs endogènes) et une organisation du travail spécifique (des facteurs externes).

Violence de l’organisation du travail et violence morale : exemple clinique

12Solange, 52 ans, est adressée par son médecin du travail. Mariée, deux enfants, elle a commencé à travailler à 17 ans comme secrétaire dans une grande entreprise. Son mari est atteint d’un cancer du poumon depuis plusieurs années et est actuellement en retraite anticipée dans la même entreprise. On relève dans la fiche de situation individuelle de Solange les constantes modifications de poste, reclassements, mutations imposées auxquelles elle a été soumise : neuf fois en douze ans. On la change de poste en 1996 pour la placer en agence clientèle et en éloignement de domicile, ce qui complique considérablement une vie alourdie par la prise en charge de la maladie de son conjoint. Elle va rester un an sans bureau, sans vestiaire, sur un plateau de vingt personnes, comprenant un responsable, un adjoint, des chargés de clientèle, un trésorier. Personne ne semble se préoccuper des conditions d’accueil et de travail de Solange. Elle est sollicitée dès 1998 par le directeur du centre pour « un dégagement anticipé » puisqu’elle vient d’avoir 50 ans. L’avis donné à ce départ est favorable mais la date demeure à définir en fonction des contraintes du service. Devant l’ambiance impersonnelle et sans solidarité du collectif de travail, devant la difficulté d’avoir accès aux informations sur son poste de travail, Solange se débrouille seule et dit « se blinder, ne plus réceptionner l’ambiance négative et sans solidarité ». Elle continue à travailler sans bureau, sans ordinateur personnel. Son médecin généraliste la soutient par des traitements pour améliorer son sommeil.

13À partir de 1996, la patiente décrit des changements récurrents dans la façon de travailler, un regroupement des services qui aboutit en fait à une compression des effectifs ; les changements de procédures se multiplient, s’intensifient tous les ans, tous les trimestres, puis tous les mois, quelquefois chaque semaine. Elle présente alors les troubles cognitifs habituels liés à ces emplois : perte de mémoire, troubles de la concentration. Le nombre important d’informations à mémoriser entraîne une tension psychique considérable. Il faut sans cesse s’informer sur les nouveaux services, les dernières promotions, les nouvelles procédures. La rapidité d’apparition et de disparition des procédures impose une mobilisation permanente de savoir-faire nouveaux sans possibilité de s’appuyer sur des acquis. Les normes de qualité d’accueil téléphonique constituent un cadre, une contrainte qui va à l’encontre du comportement spontané d’une personne. L’autocensure de la spontanéité accroît tension motrice et usure psychique.

14Dans un premier temps, on avait nommé un « parrain » pour lui apprendre à travailler qui, dit-elle, « ne me passait aucune information par peur de perdre sa supériorité sur moi, dans un climat de rivalité incroyable ». Les mêmes parrains sont transformés en « super coachs ». La patiente est à son poste avec un casque, si près du salarié qui est à côté qu’elle doit parler plus fort pour couvrir sa voix, ce qui en retour fait grimper le niveau sonore de chacun. Nouvelle stratégie, il faut alors pour s’isoler et répondre au client correctement appuyer sur l’oreillette avec son doigt. Un panneau avec un voyant rouge est placé devant elle lui signalant qu’un client est en attente. Le super coach passe derrière pour faire accélérer la cadence de réponse, souvent au détriment de la complexité des situations individuelles que l’opérateur doit prendre en charge avec le client. La contrainte temporelle est très grande puisque la durée de l’entretien ne doit pas excéder un temps prescrit. Entre deux appels, le temps n’est pas toujours suffisant pour que le salarié puisse effectuer les tâches générées par l’appel précédent ou même pour prendre une pause. La situation d’injonction paradoxale est majeure : répondre au client en ligne et le satisfaire, mais répondre aussi au client en attente. Toutes les « pauses pipi » sautent. C’est le super coach qui décide du moment où les besoins physiologiques pourront être satisfaits.

15Le contrôle effectué par les super coachs débouche sur des critiques fréquentes, une pression pour augmenter la cadence, un harcèlement plus ou moins latent qui provoque une vive anxiété et finit par annihiler la confiance. Ce contrôle vient s’ajouter à toutes les contraintes déjà supportées (appels en surnombre, aléas des pauses, diversité de la clientèle, masse d’informations). La personnalisation de l’environnement immédiat, présent dans d’autres entreprises (photos des enfants, fleurs, objets personnels…), est là impossible. Il s’agit déjà d’avoir un poste de travail. La surcharge de travail, les contraintes cognitives, l’absence de solidarité sur les lieux de travail, la désubjectivation du poste vont entraîner chez Solange une décompensation dans la sphère gynécologique et après de longs mois de métrorragies, la patiente subit une hystérectomie élargie en avril 2001. Elle prévient ses responsables de son arrêt et s’entend demander si c’est une tumeur. Elle est arrêtée trois mois et dit reprendre en bonne santé.

16À son retour, alors qu’elle veut s’installer à son bureau, elle découvre Madame T., la nouvelle directrice de tout le secteur technique. Madame T. informe Solange que suite à une réorganisation du plateau, elle n’a plus son bureau. Solange est surprise, au retour de son congé maladie, de n’avoir plus sa place et demande à récupérer au moins ses documents professionnels, personnels et ses effets privés. Madame T. a tout jeté à la poubelle, ses crayons, sa tasse à café. Solange vit une situation d’aliénation sociale inexplicable : on met en scène sa disparition. Elle s’installe à un bureau adjacent non sans qu’on lui souligne qu’elle devra l’avoir débarrassé au retour de son occupant le lendemain. Elle reprend une mise à jour de procédures sur son bureau provisoire pour, dit-elle, « se remettre dans le bain ». Elle est alors soudainement atteinte de bourdonnements d’oreille, d’une tension intracrânienne douloureuse, signes d’une poussée hypertensive majeure. Le médecin du SAMU, appelé en urgence, diagnostiquera une hypertension artérielle à plus de 22. La patiente est passée très près d’un accident vasculaire cérébral sur son lieu de travail.

17Madame T. se présente à la consultation un mois plus tard. Elle a vu Solange s’effondrer sur le sol et, dans l’agitation de la prise en charge en urgence par l’équipe du SAMU, a assisté au « techniquage » de la salariée, à son départ à l’hôpital. La scène semble avoir pris valeur traumatique de par le risque de mort dont elle était porteuse. Madame T. fait des crises d’angoisse tous les jours depuis, dort mal, se remet en cause. C’est le même médecin du travail qui me l’adresse. Madame T. raconte son parcours, comme Solange. Elle est diplômée de l’École polytechnique féminine. Au cours de sa carrière, elle a occupé des postes successifs de plus en plus complexes : responsable de bureau, puis responsable de département, directeur des ressources humaines. Dès 1990, les menaces de licenciement deviennent plus fréquentes dans son entreprise. L’ambiance de travail s’est durcie. Ses heures de travail augmentent, elle doit beaucoup se déplacer. Elle n’a jamais le choix du contrat : c’est celui que les collègues hommes n’ont pas choisi.

18Plus la taille de ses équipes augmente, plus on lui demande de s’affirmer, d’avoir un profil d’autorité. « Dans l’entreprise, ils considèrent le stress comme un stimulant. Il est donc vivement conseillé à chaque cadre de le provoquer afin d’obtenir de meilleurs résultats. » Son chef direct l’initie aux pratiques managériales : « On va vous donner quelqu’un et vous allez vous entraîner dessus. Vous avez la protection de la hiérarchie. » S’affirmer sur quelqu’un consiste à « mettre la pression » sur un inférieur hiérarchique, lui donner des objectifs irréalisables, sans moyen et en peu de temps et de lui dire que c’est un challenge. Affirmer son autorité sur les autres passe par ce type de relations « viriles », alors que son concept de l’autorité, en tant que femme, passe « par la relation, par la coopération, la prise en compte des compétences professionnelles ».

19Cette nouvelle organisation du travail semble avoir profondément transformé les relations dans les groupes de travail et radicalisé les systèmes de défense mis en place pour « tenir ». Les hommes rencontrent certainement les mêmes difficultés que Madame T. en termes de contrainte de temps, de travail fait sans les moyens adéquats. Cependant, ils semblent supporter ces paradoxes par l’intériorisation massive des nouvelles valeurs de l’entreprise et l’adhésion à une idéologie défensive de métier fondée sur le cynisme. On sait que les idéologies défensives de métier [1] qui produisent des expressions spécifiques de la virilité dans le travail, au départ essentiellement vouées à la défense contre la souffrance, s’avèrent dans un deuxième temps utilisables pour augmenter la productivité (Dejours, 1999). D’ailleurs, une technique d’interrogatoire musclée du salarié est introduite comme méthode spécifique de management. Pratiquée à deux, elle répond aux méthodes de déstabilisation de l’interrogatoire policier : niveau verbal élevé et menaçant, questions en rafales sans possibilité de répondre, climat d’accusation systématique, fausses sorties, durée prolongée de l’entretien, porte laissée ouverte sur le reste du service. Il s’agit d’obtenir la reddition émotionnelle du salarié et de tous ceux qui ont écouté. Cette technique musclée est valorisante pour les hommes. L’exercice autorisé de l’agressivité est un système de gouvernement des hommes qui soude le collectif de travail autour d’une radicalisation défensive. La défense est devenue un but en soi, la lutte contre la souffrance est devenue aliénation, empêchant toutes les possibilités d’expression individuelle, au profit d’une indifférenciation des membres du collectif (Molinier, 2006). Un leader doit, pour réussir, parvenir à ignorer la peur et la souffrance, la sienne et celle d’autrui. Posture de virilité sociale qui permet d’exercer sur les autres des violences énoncées comme nécessaires. Pour conjurer le risque d’effondrement, la plupart des sujets construisent des défenses spécifiques. La honte est surmontée par l’intériorisation des valeurs proposées, c’est-à-dire par la banalisation du mal dans les actes civils ordinaires. Le cynisme dans le monde du travail devient synonyme de courage, de force de caractère. La tolérance à l’injustice et à la souffrance infligée à autrui est érigée en valeur positive.

20Pour Madame T., les enjeux deviennent complexes. Elle doit s’aligner sur la virilité ambiante tout en conservant ses savoir-faire féminins discrets qu’on ne se prive pas de solliciter. C’est à elle qu’on confie les médiations difficiles car elle y déploie ses qualités relationnelles d’anticipation, de médiation, d’empathie. Bref, des qualités « féminines » qui vont de soi. À l’arrivée, les compétences qu’elle déploie sont mises en invisibilité car reliées à sa « nature féminine » et non issues de son travail et de ses compétences personnelles. La solitude de Madame T. devient majeure. De ses difficultés, elle ne dit rien à son mari, à sa famille. Son salaire est nécessaire pour éponger les emprunts, financer la garde des enfants. Au bureau, rien ne doit filtrer. Elle pleure dans les toilettes quand elle n’en peut plus. Elle veut travailler, progresser, obtenir davantage de responsabilités. Son usure physique et mentale s’est accrue sans qu’elle en tienne compte et au bout d’un moment, sans même qu’elle la perçoive. De toute façon, la fatigue est irrecevable au travail. La verbaliser publiquement implique de se déterminer, de faire un choix, de renoncer : travail ou enfants. Le mécanisme de défense qu’elle développe pour tenir est la répression. Au contraire du refoulement qui permet, dans un processus inconscient, de ne rien connaître de nos désirs et des conflits qu’ils suscitent en nous, la répression est un effort volontaire et délibéré de tenir à l’écart les représentations conflictuelles et les affects correspondants. Seule femme à ce niveau de hiérarchie, Madame T. ne peut pas mettre en partage sa féminité. Elle ne porte plus que des pantalons, elle supprime les bijoux, sa coiffure devient neutre. Elle s’endurcit.

21On voit comment l’organisation du travail, dans ce qu’elle demande de défenses adaptatives, peut faire levier sur l’organisation mentale du sujet jusque dans sa construction érotique, ses relations affectives. Pour avoir une chance de trouver des conditions propices à la reconnaissance de ses qualités professionnelles et à l’accomplissement de soi dans le travail, Madame T. a dû endosser la panoplie guerrière, apportant une contribution enthousiaste au fonctionnement de la stratégie virile. Coupée de sa souffrance, elle est devenue inaccessible à celle de l’autre. Le risque de mort de Solange, sous ses yeux, est venu pulvériser la construction défensive sociale, la répression de soi. La souffrance (Pezé, 2008) a surgi, impérieuse, nécessitant une prise en charge psychothérapique afin de renégocier l’itinéraire identitaire personnel et le statut social.

Bibliographie

Bibliographie

  • Davezies P. 1999, « Évolution des organisations du travail et atteintes à la santé », dans Travailler, no 3 : 87-114.
  • Dejours C. 1993, Travail : usure mentale, Paris, Bayard.
  • Dejours C. 1999, Souffrance en France, Paris, Le Seuil.
  • Dejours C. 2000, « Différence anatomique et reconnaissance du réel dans le travail », dans Les Cahiers du genre, 29, Paris, L’Harmattan.
  • Dejours C., Dessors D., Molinier P. 1994, « Comprendre la résistance au changement », dans Documents du médecin du travail, 58, INRS.
  • Mauss M., 1936, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF.
  • Molinier P. 2006, Les Enjeux psychiques du travail, Paris, Payot.
  • Pezé, M. 2002, Le Deuxième Corps, Paris, La Dispute.
  • Pezé, M. 2008, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Paris, Pearson.

Notes

  • [1]
    La stratégie collective de défense (comme le culte de la virilité permettant de dénier le danger au travail) peut se radicaliser au point de devenir un but en soi plutôt qu’un moyen de lutter contre la souffrance.
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