Notes
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[1]
La photographie est utilisée en médecine, dès 1860, par A. Hardy et A. de Montméja à la clinique Saint-Louis dans la description des pathologies dermatologiques puis, pour ne citer que les plus connus, en 1862 par Duchenne de Boulogne, en 1876, 1877, 1878 par Bourneville et Charcot lors de la publication des deux premiers tomes de L’Iconographie photographique de la Salpêtrière, devenue plus tard, en 1880, avec Albert Londe et Charcot La Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière.
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[2]
L’un des carnets manuscrits d’un médecin de marine, Armand Corre (1841-1908), est illustré de quelques photographies et de nombreux dessins très précis et impressionnants d’affections parasitaires. Voir ses Notes. Maladies exotiques, 1887, annexe à ses traités « destinés (…) soit à mon éditeur, soit à une bibliothèque où ils peuvent être utilisés », Archives de l’Institut Pasteur (AIP), fonds Corre, COR.
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[3]
Archives de l’Institut Pasteur (AIP), fonds Brumpt, matériel pédagogique en cours de classement.
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[4]
Le fonds Brumpt s’étend sur une quarantaine d’années et comprend un fonds iconographique annoté de plusieurs milliers de photographies et plaques de verre, plus les documents de voyage, d’enseignement et de recherche en parasitologie. Les photographies, classées ou non dans des albums, ont été prises tout au long de sa carrière. Il s’agit d’une iconographie à caractère médical ou épidémiologique liée à la parasitologie, sur les lieux de vie et l’état des populations atteintes, sur leur clinique et le traitement. Voir A. Opinel, « La Photographie et la clinique des maladies parasitaires dans le premier tiers du xxe siècle », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, hors série, 2006.
-
[5]
Les leishmanioses cutanéo-muqueuses sont caractérisées par des lésions prurigineuses autour d’une piqûre évoluant vers des lésions ulcéreuses suivies d’atteintes des muqueuses (nasale, labiale, buccale, auriculaire) et du cartilage. Ces lésions évoluent lentement de manière inexorable, vers des mutilations. L’agent causal est Leishmania braziliensis, un protozoaire proche des trypanosomes (ceux responsables de la maladie du sommeil et de la maladie de Chagas). Le vecteur est un moustique, un phlébotome.
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[6]
La maladie de Chagas, appelée aussi trypanosomiase humaine américaine (THAM) est l’ensemble de signes cliniques déclenchés par l’infection à Trypanosoma cruzi. La perception de ces signes a donné lieu à une polémique importante sur la pathogénèse et le diagnostic de la maladie. Actuellement, le tableau clinique admis comprend : l’œdème palpébral unilatéral (signe de Romanà, 1935) au début de la phase aiguë de l’infection et des manifestations viscérales (cardiaques en particulier) dans les formes chroniques. Le vecteur est une punaise, le Conorhinus, le parasite est un trypanosome, Trypanosoma cruzi.
-
[7]
AIP RAM 48, « Rapport Chagas. Prophylaxie du paludisme », compte-rendu du premier congrès international du paludisme Rome, 4, 5, 6 octobre 1925, Rome, Imprimerie du Sénat du Dr Bardi, 1926.
-
[8]
AIP, fonds Brumpt, BPT. Ico a 04, série de treize tirages sur papier, deux séries sont légendées au dos avec pour seule indication le prénom de l’enfant, Cypriano ou Jofranca.
-
[9]
L’ankylostomose (hookworm disease) est une maladie parasitaire liée au péril fécal, due à la présence de larves géotropiques. La pénétration du parasite s’effectue par voie transcutanée, buccale et respiratoire en quelques minutes. La maladie se caractérise par une anémie et un retard de croissance avérée si la maladie se déclenche avant la puberté. Dans les formes graves, on observe des œdèmes des pieds et parfois de l‘ascite. Les cas diagnostiqués le sont sur le signe clinique d’anémie et/ou de géophagie, de gros ventre. Elle s’observe dans divers endroits, en général pays chauds et humides (Brésil, sud des États-Unis) et dans les endroits chauds où l’hygiène est défaillante (mines, briqueteries, tunnels).
-
[10]
Une seule de la série porte une légende, ce qui peut autoriser à étendre les informations de date et provenance à l’ensemble : “Hookworm case, 21 years old. By courtesy of Dr William Preston, Columbia S.C, 1909”.
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[11]
AIP, fonds Brumpt, BPT. Ico. dm 74.
1La parasitologie est une science complexe en raison de la nature différente des objets qu’elle touche : le parasite, le vecteur, le réservoir, l’hôte et l’environnement. Nous ne retiendrons ici que l’hôte, dans ce cas l’homme, pour s’attacher au caractère sémiologique du corps parasité, infecté et au dispositif de représentation mis au point à des fins nosographiques par les parasitologues. La photographie, « arme absolue des sciences d’observation » selon Donné [1] (Donné, Foucault, 1845), est pour les parasitologues ou spécialistes des maladies tropicales un instrument de grande importance. Conscients, à cause de leur objet (les maladies tropicales ou lointaines), de l’importance d’un environnement différent et déterminant, les parasitologues, entomologistes, médecins militaires et pasteuriens, sont souvent d’excellents photographes (pour les mêmes raisons, certains sont également d’excellents dessinateurs [2]). Les photographies conservées aux Archives de l’Institut Pasteur révèlent des intérêts divers, allant de la photographie de patients, de cas cliniques, de signes pathologiques des diverses maladies infectieuses ou parasitaires à l’environnement et l’écosystème des univers pathogènes et constituent ce qu’on peut appeler des paysages épidémiologiques, formant une sorte d’inventaire topique. On citera ainsi les photographies de pasteuriens tels que Paul-Louis Simond (1858-1947), Marcel Baltazard (1908-1971), Georges Stefanopoulo (1893-1949) et Georges Blanc (1884-1963). Autre support iconographique, le cinéma « scientifique » peut être utile à la démonstration d’un savoir-faire, scientifique et/ou colonial, mais aussi à la présentation de malades dont la pathologie affecte le mouvement, difficile à rendre par l’image fixe, telle la maladie du sommeil.
Chorégraphie pathologique
2Un film fut réalisé en 1930 sur l’œuvre d’un médecin militaire, La Mission Jamot au Cameroun 1926-1932 (Opinel, 2006), mission envoyée par le Service de santé aux armées dans le but (atteint pour un temps) d’éradiquer la maladie du sommeil ou trypanosomiase humaine africaine (THA). La maladie du sommeil est une maladie parasitaire infectieuse mortelle si elle n’est pas traitée. L’infection est due au parasite du genre Trypanosoma dont le vecteur est la mouche Tsétsé ou Glossina palpalis. Le tableau clinique comprend, à un stade avancé, des troubles de la sensibilité, des troubles moteurs majeurs (tremblements, mouvements anarchiques) et des troubles du sommeil, les plus tardifs et révélateurs (inversion des rythmes, puis hébétude continue) et au cours desquels le malade peut s’endormir brusquement. Dès les premières séquences du film, les malades de la phase tardive sont montrés. La caméra s’attarde sur leur regard vacant et sur leur gestuelle incohérente, saccadée ou au contraire ralentie, superposant à l’échelle-temps du film celle de la maladie. Les sommeilleux sont filmés de front, avec des plans fixes qui rendent compte des manifestations diverses de leur pathologie. C’est ainsi que l’on assiste à une sinistre chorégraphie de personnages, dont les atteintes neurologiques, variant suivant le stade de la maladie, génèrent des mouvements convulsifs ou un sommeil incontrôlable. La laxité musculaire rend compte de leur fatigue extrême et ils s’endorment, devant la caméra, toute tension absente, leurs corps reposant en entier sur le sol.
3On notera dans ce document l’absence de personnalisation des malades. Nus et maigres, ou alors obèses, ils sont, le plus souvent, filmés en groupes ou plutôt par regroupement, car il ne s’agit plus ici vraiment de groupe, qu’il soit social, ethnique ou familial. Le seul lien prévalant est la maladie, épidémique dans ce cas. D’individu, le malade passe au multiple, statut ordinaire d’un habitant des foyers endémiques. Bien qu’il existe évidemment des photographies de malades dans le dernier stade de la trypanosomiase africaine [3] (maigres, étendus sur le sol, donc immobiles), retenons la dimension essentiellement dynamique du tableau, celle qui fixe le diagnostic clinique (paupière tombante, pupille dilatée, strabisme et surtout, on l’a vu, troubles graves de l’attitude et de la locomotion).
La photographie, outil nosographique
4De façon plus générale, les sujets atteints de maladies parasitaires ou exotiques ou encore tropicales, présentent le plus souvent des pathologies additionnelles, d’où la nécessité d’accompagner le tableau clinique d’un support iconographique fixe qui sera utile dans la délinéation des signes et leur tri. Ce tri est une étape essentielle, sur le terrain et en l’absence du recours au laboratoire, pour identifier les différentes pathologies parasitaires et poser le diagnostic le plus vraisemblable (Opinel, Gachelin, 2005). L’utilisation de la photographie comme outil nosographique a permis au parasitologue Émile Brumpt (1877-1951) de travailler, durant des missions au Brésil de 1910 à 1935 environ, sur une clinique complexe et peu disponible [4]. La désintrication des signes cliniques est rendue nécessaire par ces tableaux multiples, par exemple : goitre et ankylostomose (retard de croissance), leishmaniose forestière américaine (ulcères) et maladie de Chagas (œdème de la face), goitre, maladie de Chagas et paludisme (grosse rate). Diverses pathologies même mineures sont à prendre en compte car égarant le diagnostic (malnutrition, dysenterie, etc.). Le médecin doit faire face à la superposition de signes identiques (gros ventre, anémie) dus à des atteintes différentes. On voit la fragilité de la sémiologie, de la correspondance entre le signe et la maladie, le signe indiquant une pathologie que peut ensuite démentir l’analyse microbiologique.
5L’analyse de cette documentation nous permet d’apposer au paradigme linéaire signes > diagnostic simple ou différentiel des éléments complémentaires ou supplémentaires intervenant dans l’étiologie des maladies parasitaires, à savoir l’environnement biologique et social. Dans les enquêtes sur la leishmaniose [5], la maladie de Chagas [6] au Brésil ou sur le paludisme en Corse en 1925, Brumpt avait mis en avant, comme Chagas en 1909 et 1925 dans le cas du paludisme [7], le lien existant entre habitat et atteinte parasitaire. C’est ainsi que les enquêtes se déroulent maison par maison, définissant un écotope, et que les malades, identifiés selon leur groupe familial (qui se superpose à celui de son habitation, « la maison »), sont photographiés en plan rapproché ou moyen mais toujours devant leur habitation.
Le goitre, signe et symbole
6Le goitre endémique, maladie non parasitaire, dont le tableau clinique est patent, est un élément important dans l’histoire de la maladie de Chagas et constitue, entre 1909 et 1935, l’exemple le plus probant de brouillage de diagnostic. Dans les carnets de mission de Brumpt, le goitre constitue le fil rouge, c’est d’ailleurs l’un des buts du voyage : étudier la maladie de Chagas dans la vallée dite des goitreux à Pantano, près de Bauru, État de Sao Paulo. On retrouve cet élément dans ses fiches de malades et dans ses albums, comme élément du tableau et comme élément de diagnostic. Le goitre est le signe, visible, d’une affection unique, la thyroïdite. L’enjeu épistémologique est de savoir si cette thyroïdite est parasitaire (comme Chagas l’avait affirmé), à savoir une des conséquences de l’infection causée par un trypanosome ou non (comme Brumpt le devine). Le goitre ou la thyroïdite a une origine endémique et ne peut supporter une confusion nosologique avec une maladie parasitaire telle que la maladie de Chagas. Au-delà du débat sur l’étiologie de cette maladie, ce qui importe ici, c’est l’extraction d’un signe physique, réel, spectaculaire à la fois comme lien épidémique (tous sont goitreux dans la vallée du même nom), ils sont aussi en majorité tous atteints de la même affection parasitaire et donc épidémique (l’ankylostomose) mais qui est sans lien avec le signe qui les distingue comme entité pathologique (goitre) et qui n’entre pas non plus dans la démonstration que l’on voulait faire (lien entre goitre et maladie de Chagas). C’est ainsi que Brumpt amasse une galerie de portraits douloureux, sur les lieux de sa mission ou ailleurs, dont la particularité est l’expression physique d’une activité non infectieuse chez un sujet atteint par d’autres affections, parasitaires celles-là. La complexité de l’histoire est en rupture avec l’apparente facilité du diagnostic clinique montré par l’image.
Brésil, Goitre, IOC (AC-E 11-5), Rio de Janeiro, Fiocruz, Acervo da Casa de Oswaldo Cruz,Dpto de Arquivo e Documentação
Brésil, Goitre, IOC (AC-E 11-5), Rio de Janeiro, Fiocruz, Acervo da Casa de Oswaldo Cruz,Dpto de Arquivo e Documentação
7L’histoire du goitre ne s’est pas arrêtée à sa mise à l’écart du tableau. Élément socle de la conception de Carlos Chagas dans sa théorie d’une thyroïdite parasitaire qui dès 1909 est appelée maladie de Chagas, le goitre constitue un alibi identitaire. Comme l’a démontré Delaporte (1999), le goitre définit une maladie qui ne lui est pas reliée, la maladie de Chagas, mais qui n’en est pas moins une réalité étiologique, c’est-à-dire la trypanosomiase humaine américaine. C’est ce faux témoin, mais immédiatement identifiable par les profanes comme pathologique, qui sert à Chagas d’argument de sensibilisation à ce grave problème de santé publique brésilienne touchant une population rurale et isolée, celle du Pantano ou du Minas Gérais, dont beaucoup ignorent jusqu’à l’existence. Le goitre est, entre 1910 et 1920, ce qui symbolise l’existence d’une maladie définie et défendue par Carlos Chagas qui est devenu figure nationale, portant haut la réputation scientifique brésilienne (Kropf Petraglia, 2005). Déconstruire l’étiologie élaborée par Chagas revient à troubler l’image et à mettre en danger la mobilisation qui lui a permis, avec l’Institut Oswaldo Cruz, de mettre en place les stratégies sanitaires de lutte contre la maladie qui porte son nom. Mais c’est aussi cette même vision de goitreux souvent atteints de crétinisme et donc de dégénérescence dont veut se défaire le Brésil après les années 1920, les photographies prises par les chercheurs de l’Institut Oswaldo Cruz (fig. 1) deviennent alors indésirables (Lowy, 2005).
Étiologie dynamique
8Une série de photographies d’enfants malades, fondée sur le système de la séquence (trois ou quatre tirages par enfant), retrace chaque étape de l’évolution de la maladie, d’ailleurs non identifiée [8] (fig. 2 et suivantes). Les manifestations cliniques sont multiples : maigreur, œdèmes de la face, ventre et jambes enflés, et peuvent être interprétées différemment : paludisme, ankylostomose, maladie de Chagas ou encore malnutrition. L’enfant est presque nu. La détresse est là aussi grande, palpable. Le corps martyrisé par l’activité infectieuse est difficile à regarder pour celui qui n’y cherche pas un tableau clinique. Aucune intention de relation affective ou solidaire n’est décelable dans ce reportage, c’est pour cette même raison que le photographe ne peut être coupable de voyeurisme. Détournée de sa destination médicale ou historique, livrée à d’autres regards, cette iconographie devient objet de pitié ou de répulsion. Plusieurs clichés témoignent de l’état du patient selon l’évolution (pour certains) puis la régression de la maladie. Ce qui demeure le plus frappant, dans cette étiologie dynamique, c’est le stade ultime, à savoir la guérison du sujet, inattendue au vu des états précédents. Cette fin heureuse est renforcée par la mise en scène. Le jeune patient est, sur le dernier cliché, habillé, coiffé, apprêté, souriant, photographié dans un studio. De misérable et malade, le patient devient un enfant sain et heureux dans un environnement social satisfaisant.
Brésil, pathologies non identifiées (paludisme, ankylostomose ?), fonds Brumpt, photothèque historique de l’Institut Pasteur
Brésil, pathologies non identifiées (paludisme, ankylostomose ?), fonds Brumpt, photothèque historique de l’Institut Pasteur
Interruption
9L’exemple d’Antonio est remarquable. Il fait partie des cas que Brumpt, au cours de son enquête brésilienne de la vallée des goitreux, a mis en fiche (fig. 3). Antonio a 22 ans, il est diagnostiqué comme atteint d’ankylostomose [9], et géophage (la géophagie est à la fois une cause et une conséquence de cette affection parasitaire, manger la terre soulage probablement la faim mais véhicule aussi les larves du parasite contenues dans le sol). Sa fiche indique qu’il « semble 10 à 12 ans » et qu’il est un « géophage qui cherche la terre noire du marécage ». Il a effectivement le corps d’un enfant de 12 ans en raison du retard de croissance spectaculaire dû à cette affection parasitaire. Ce cliché est généreux, il montre tout : le travail du parasitologue, le tableau clinique du patient, son environnement, sa misère, sa détresse. Devant un drap blanc qui tient lieu de dispositif de prise de vue et de limite au champ pathologique, le jeune homme/enfant pose devant l’appareil comme devant le médecin. Il a le visage bouffi, le ventre gonflé. Son torse est dénudé, ses bras ballants, ses vêtements posés hors champ, sur un tabouret, comme dans un cabinet de consultation. L’air inquiet, mélancolique, il expose son corps pas grandi, interrompu (autre limite), au regard organisé du médecin/photographe qui collera et légendera ce cliché parfait dans un de ses albums : « Antonio, 22 ans, géophage ».
Pantano, Brésil, « Antonio, géophage 22 ans », sur négatif : « ankylostome 1914 », fonds Brumpt, photothèque historique de l’Institut Pasteur
Pantano, Brésil, « Antonio, géophage 22 ans », sur négatif : « ankylostome 1914 », fonds Brumpt, photothèque historique de l’Institut Pasteur
10La documentation photographique de Brumpt des cas cliniques est, pour l’essentiel, constituée par ses propres clichés. Répertoriés et légendés en grande proportion, ils sont utiles à Brumpt pour ses recherches et peut-être pour ses cours. Cette collection iconographique est également composée de quelques dizaines de clichés, dont il n’est pas l’auteur, envoyés par des confrères à titre de documentation. Une série de diapositives sur verre représente des jeunes gens blancs, pauvres, du sud des États-Unis, victimes de retard de croissance notable dus à l’ankylostomose. Ces clichés, dont on ignore souvent la provenance et la date [10], sont pour certains légendés à la machine à écrire, sur le cadre, donnant l’âge du « modèle » et le diagnostic.
11Sur l’une d’elles, des sœurs jumelles posent, vêtues de façon identique, l’une seulement est atteinte d’ankylostomose et paraît six ou huit ans de moins que sa jumelle (fig. 4). La légende est restreinte mais explicite : « 729, deux jumelles, une saine, une malade [11]. » L’une est une jeune fille, l’autre une enfant. À l’inverse du groupe épidémiologique de la maladie du sommeil par exemple où c’est la pathologie qui « fédère » et homogénéise le groupe, la maladie différencie et individualise deux membres que la gémellité annonce comme identiques. Outre ce défi à la génétique, c’est surtout l’annonce de la faille épistémologique que cela suppose, la rupture du lien épidémique, défiant cette fois l’étiologie. Outil d’une « clinique comparée », ce cliché provoque la perplexité d’abord puis fournit la preuve irréfutable des pathologies causées par la maladie.
États-Unis, ankylostomose, « 729, deux jumelles, une saine, une malade », fonds Brumpt, photothèque historique de l’Institut Pasteur
États-Unis, ankylostomose, « 729, deux jumelles, une saine, une malade », fonds Brumpt, photothèque historique de l’Institut Pasteur
12Cette documentation iconographique, riche, accrédite l’idée d’un scientifique organisé, curieux et surtout d’un parasitologue attentif à la nosographie et au patient. On retient de cet aperçu, forcément restreint, de la clinique filmée ou photographiée, l’importance voire la nécessité de l’enregistrement dans ce travail médical. Il fixe la récolte, la moisson pathologique. Là où l’ethnologue rapporte des objets, des mots, une langue, le médecin-parasitologue rapporte des cas, unique moyen pour lui, comme l’explorateur ou le voyageur, d’exploiter les résultats de sa mission. Ce sont moins des groupes que des individus qui dominent cette iconographie. Elle met ainsi en scène un couple paradoxal individu/épidémie. Le recours à l’histoire ou à l’étiologie s’impose pour que tel ou tel signe puisse alors être identifié comme celui d’une atteinte infectieuse. Il est indispensable, afin de reconstituer l’objet et sa destination, la clinique parasitaire, de consulter des séries de clichés individuels et de s’en remémorer le principe : la multiplicité et non l’unicité.
Bibliographie
- Brumpt É. 1934, Titres et travaux, Paris, Masson.
- Brumpt É. 1949 (1913), Précis de parasitologie, Paris, Masson.
- Delaporte F. 1999, La Maladie de Chagas, Paris, Payot.
- Donné A., Foucault L. 1845, Cours de microscopie complémentaire des études médicales et physiologiques des fluides de l’économie, Paris, J.-B. Baillière (gravures d’après des daguerréotypes de Foucault).
- Kropf Petraglia S. 2005, “Science, Health and Development: Chagas’s Disease in Brazil (1943-1962)”, dans Opinel A., Gachelin G. (éds), Parasitic Diseases in Brazil: The Construction of Parasitology, 19th-20th centuries, Parassitologia, vol. 47, no 3-4 : 379-386.
- Lowy I. 2005, “The Controversy on the Early History of Chagas Disease”, dans Parasitic Diseases in Brazil: The Construction of Parasitology, 19th-20th centuries, Parassitologia, vol. 47, n°3-4 : 329-333.
- Opinel A., Gachelin G. 2005, “Brumpt’s Contribution to the Characterization of Parasitic Diseases in Brazil (1909-1914)”, dans Parasitic Diseases in Brazil: The Construction of Parasitology, 19th-20th Centuries, Parassitologia, vol. 47, no 3-4 : 299-307.
- Opinel A. 2006, « Cinéma et recherche à l’Institut Pasteur dans la seconde moitié du xxe siècle », dans Mannoni et al. (éds), EJ Marey Actes du colloque du centenaire, Paris, La Cinémathèque française/Semia/Musée d’Orsay, pp. 169-177.
Notes
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[1]
La photographie est utilisée en médecine, dès 1860, par A. Hardy et A. de Montméja à la clinique Saint-Louis dans la description des pathologies dermatologiques puis, pour ne citer que les plus connus, en 1862 par Duchenne de Boulogne, en 1876, 1877, 1878 par Bourneville et Charcot lors de la publication des deux premiers tomes de L’Iconographie photographique de la Salpêtrière, devenue plus tard, en 1880, avec Albert Londe et Charcot La Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière.
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[2]
L’un des carnets manuscrits d’un médecin de marine, Armand Corre (1841-1908), est illustré de quelques photographies et de nombreux dessins très précis et impressionnants d’affections parasitaires. Voir ses Notes. Maladies exotiques, 1887, annexe à ses traités « destinés (…) soit à mon éditeur, soit à une bibliothèque où ils peuvent être utilisés », Archives de l’Institut Pasteur (AIP), fonds Corre, COR.
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[3]
Archives de l’Institut Pasteur (AIP), fonds Brumpt, matériel pédagogique en cours de classement.
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[4]
Le fonds Brumpt s’étend sur une quarantaine d’années et comprend un fonds iconographique annoté de plusieurs milliers de photographies et plaques de verre, plus les documents de voyage, d’enseignement et de recherche en parasitologie. Les photographies, classées ou non dans des albums, ont été prises tout au long de sa carrière. Il s’agit d’une iconographie à caractère médical ou épidémiologique liée à la parasitologie, sur les lieux de vie et l’état des populations atteintes, sur leur clinique et le traitement. Voir A. Opinel, « La Photographie et la clinique des maladies parasitaires dans le premier tiers du xxe siècle », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, hors série, 2006.
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[5]
Les leishmanioses cutanéo-muqueuses sont caractérisées par des lésions prurigineuses autour d’une piqûre évoluant vers des lésions ulcéreuses suivies d’atteintes des muqueuses (nasale, labiale, buccale, auriculaire) et du cartilage. Ces lésions évoluent lentement de manière inexorable, vers des mutilations. L’agent causal est Leishmania braziliensis, un protozoaire proche des trypanosomes (ceux responsables de la maladie du sommeil et de la maladie de Chagas). Le vecteur est un moustique, un phlébotome.
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[6]
La maladie de Chagas, appelée aussi trypanosomiase humaine américaine (THAM) est l’ensemble de signes cliniques déclenchés par l’infection à Trypanosoma cruzi. La perception de ces signes a donné lieu à une polémique importante sur la pathogénèse et le diagnostic de la maladie. Actuellement, le tableau clinique admis comprend : l’œdème palpébral unilatéral (signe de Romanà, 1935) au début de la phase aiguë de l’infection et des manifestations viscérales (cardiaques en particulier) dans les formes chroniques. Le vecteur est une punaise, le Conorhinus, le parasite est un trypanosome, Trypanosoma cruzi.
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[7]
AIP RAM 48, « Rapport Chagas. Prophylaxie du paludisme », compte-rendu du premier congrès international du paludisme Rome, 4, 5, 6 octobre 1925, Rome, Imprimerie du Sénat du Dr Bardi, 1926.
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[8]
AIP, fonds Brumpt, BPT. Ico a 04, série de treize tirages sur papier, deux séries sont légendées au dos avec pour seule indication le prénom de l’enfant, Cypriano ou Jofranca.
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[9]
L’ankylostomose (hookworm disease) est une maladie parasitaire liée au péril fécal, due à la présence de larves géotropiques. La pénétration du parasite s’effectue par voie transcutanée, buccale et respiratoire en quelques minutes. La maladie se caractérise par une anémie et un retard de croissance avérée si la maladie se déclenche avant la puberté. Dans les formes graves, on observe des œdèmes des pieds et parfois de l‘ascite. Les cas diagnostiqués le sont sur le signe clinique d’anémie et/ou de géophagie, de gros ventre. Elle s’observe dans divers endroits, en général pays chauds et humides (Brésil, sud des États-Unis) et dans les endroits chauds où l’hygiène est défaillante (mines, briqueteries, tunnels).
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[10]
Une seule de la série porte une légende, ce qui peut autoriser à étendre les informations de date et provenance à l’ensemble : “Hookworm case, 21 years old. By courtesy of Dr William Preston, Columbia S.C, 1909”.
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[11]
AIP, fonds Brumpt, BPT. Ico. dm 74.