Notes
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[1]
On peut penser au numéro spécial de 1969 intitulé « Histoire biologique et société ».
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[2]
Ramsay MacMullen, Les Émotions dans l’histoire ancienne et moderne, Les Belles Lettres, Paris, 2004, 260 p. De son côté Marcel Mauss avait déjà su relever l’importance de ces comportements, voir en particulier « L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) » (1921).
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[3]
François Ewald analyse dans L’État providence le même passage à partir de la notion de risque et d’accident. Il saisit en particulier la prolifération de la société de type « assurancielle » qui place comme une de ses valeurs fondamentales la vie, p. 25.
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[4]
Foucault évoque la question de la peine de mort et rappelle que son abolition n’est pas commandée par un « sentiment humanitaire » (p. 181) mais qu’elle est nécessairement inscrite dans la logique de la biopolitique.
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[5]
Textes cités dans Les Lois de l’amour, p. 83. À la suite de ce manifeste est créée l’association Choisir qui a pour but la défense gratuite de tous les inculpés pour faits d’avortement.
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[6]
« Avortement : la polémique reprend après la publication du manifeste des 330 médecins », Le Figaro, p. 26. C’est à la suite de cette pétition qu’est créé le MLAC (Mouvement pour la libération de la contraception et de l’avortement), mouvement qui situe le problème de l’avortement dans le contexte global des sociétés capitalistes.
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[7]
Comité pour la liberté de l’avortement, Libérons l’avortement, Maspéro, Paris, 1973, pp. 74-102.
1Foucault indique pour la première fois dans Surveiller et punir sa volonté de faire une histoire des corps qui soit aussi une « histoire corrélative de l’âme moderne et d’un nouveau pouvoir de juger » (Foucault, 1975). Un an plus tard, dans La Volonté de savoir, il revendique également « une histoire des corps » qui aurait pour objet d’enquêter sur « la manière dont on a investi ce qu’il y a de plus matériel, de plus vivant en eux » (Foucault, 1976 : 200). Cette perspective esquissée au milieu des années 70 a eu pour effet de transformer durablement les manières d’analyser, du moins dans les sciences sociales, la question du corps. Il n’était plus possible, par exemple, de se demander quelle relation à la société les corps des individus expriment, sans interroger également ses modes de production.
2Durant le moment de « formation » de Foucault, propre à la décennie des années 50, dont il faut bien dire que nous n’avons pas encore bien compris ce qui s’y était réellement passé au niveau des influences disciplinaires, il faut ajouter à l’influence de Nietzsche trois autres expériences qui tiennent compte de la littérature – qui entretient, selon des modalités qui demeurent à élucider, un rapport spécifique au savoir et à la vérité –, d’une façon particulière de saisir l’histoire – héritière des premières analyses de Lucien Febvre et de Marc Bloch –, et enfin de l’épistémologie française introduite par Georges Canguilhem. C’est entre ces trois lignes de recherche que Foucault élabore un discours qui fait du corps un enjeu théorique important puisqu’il ne s’agit plus de découvrir quelle est sa véritable nature mais quel est le processus de perception par lequel cette « nature » est appréhendée.
Une « expérience » problématique de la littérature
3On commence à mieux cerner l’importance de la littérature dans l’itinéraire de Foucault et plus généralement dans l’ensemble de la tradition philosophique française contemporaine. Ses premiers textes indiquent avec force l’existence d’un rapport formel et essentiel entre la technique de l’archéologie et l’utilisation spécifique des œuvres littéraires. Dans ce nouveau cadre théorique, la littérature n’est pas un « plus » esthétique, mais un véritable révélateur au même titre que n’importe quelle autre archive. Elle devient indispensable à la connaissance du phénomène ou de l’expérience présentée : par exemple, dans le cas de la folie avec Le Neveu de Rameau qu’il qualifie de « paradigme raccourci de l’histoire ». L’œuvre littéraire qui fait partie de l’archive générale d’une époque à un moment donné est porteuse d’un double savoir, sur la situation sociale mais aussi sur l’imaginaire engagé. Il reste que le travail de la littérature n’est pas dans l’exact reflet de la réalité mais plutôt dans « l’éclatement » qu’elle produit sur les choses. Cet usage particulier s’explique aussi par une communauté de pensée entre les thèmes abordés : Crébillon et Sade introduisent le thème du regard et de la machine ; Georges Bataille interroge la sexualité à la fin des années 50 et Maurice Blanchot, la question de la mort.
4La relation que Foucault entretient avec Bataille ne s’arrête d’ailleurs pas à son usage de la notion d’« expérience », qui a pour particularité « de parvenir à un certain point de la vie qui soit le plus près possible de l’invivable » (Foucault, 1980 : 43), comme de refuser toute possibilité de rupture entre vie et pensée. Dans son introduction aux œuvres de Bataille, Foucault apporte une critique à propos de la sexualité « qui aurait longtemps patienté dans l’ombre » et de son déchiffrement, « dans l’expérience contemporaine » (Foucault, 1963 : 274), qu’il approfondira en 1976 dans La Volonté de savoir lorsqu’il rappelle que loin d’avoir été bâillonnée, la mise en discours du sexe a au contraire été soumise à un mécanisme d’incitation croissant qui va de pair avec la production exigée de l’aveu.
5Ce n’est pas un hasard si la réflexion foucaldienne portant sur le corps part conjointement d’une prise en compte de la littérature et du « rapport que tout langage entretient, dénoue, reprend et indéfiniment répète avec la mort », et d’une tentative, menée dans Naissance de la clinique, de mettre au jour la création historique de l’individu ainsi que les circonstances de cette apparition, faisant du corps de l’homme malade « une donnée historique et transitoire ». Dans Naissance de la clinique, Foucault indique le point de rupture entre une expérience clinique, faite d’observation quotidienne, et le nouveau « regard », anatomopathologique, qui accède à la vérité de la maladie dans la mort et la dissection des corps. C’est Xavier Bichat qui introduit définitivement dans son Anatomie générale ce regard qui a comme particularité de pouvoir viser au-delà de la surface corporelle mais aussi de faire passer la connaissance de la vie à quelque chose qui n’est pas la vie mais son opposé. L’affirmation de Foucault selon laquelle le premier discours médical décisif tenu sur le vivant passe par la mort – recoupant l’idée de Canguilhem qui indique que le seul projet reconnaissable des organismes vivants est « le phénomène d’usure progressive et de cessation définitive de ces fonctions, plus que [son] existence » (Canguilhem, 1974) – a fait naître « une médecine qui se donne comme celle de l’individu » (Foucault, 1961 : 199), une individualité à qui il est toujours demandé d’intérioriser et de reproduire la norme.
La méthode historique
6L’Archéologie du savoir (1969) formalise le rapport à l’histoire que Foucault avait inauguré dans L’Histoire de la folie. Il s’agit pour lui de substituer à une histoire « globale » une histoire « générale » où la question est de savoir si la folie et la médecine peuvent relever du territoire de l’historien ou si ces nouveaux objets ne mériteraient pas des méthodes d’analyse différentes. Cette histoire générale place la notion de « discontinuité » en son centre et prend en compte la question des séries, des limites et des découpes chronologiques. L’effectivité de toute histoire – généalogique – ajoute Foucault en 1971, tient justement à l’introduction du « discontinu dans notre être même. Elle [l’histoire] divisera nos sentiments ; elle dramatisera nos instincts ; elle multipliera notre corps et l’opposera à lui-même » (Foucault, 1971 : 136-156). En rupture avec une conception classique de l’histoire, l’archéologie, comme la généalogie foucaldienne, ne tient pas sa scientificité du cumul des preuves ou de la mise en avant du quantitatif mais de ce qu’elle multiplie les singularités. En revenant sur l’exemple de la psychiatrie, Foucault rappelle que ce qui a rendu possible sa naissance et ce qui a déterminé le changement dans ses concepts, ses analyses et ses démonstrations, c’est « un jeu de rapport entre l’hospitalisation, l’internement, les conditions et les procédures de l’exclusion sociale, les règles de la jurisprudence, les normes du travail industriel. Bref tout un ensemble qui caractérise la formation de ses énoncés » (Foucault, 1969 : 233-234).
7Ce jeu dans les rapports répond à l’histoire que Marc Bloch et Lucien Febvre avait promue au lancement de l’école des Annales qui, s’il faut en croire Jacques Revel, était une histoire « ouverte, faite de correspondances – de relations » (Revel, 1979), une histoire encore qui, comme celle de Foucault, attache de l’importance à la question du biologique [1]. La description de la vie matérielle, des comportements biologiques, de l’alimentation, des habitudes physiques, gestuelles et mentales, a ouvert la possibilité d’une réflexion historique sur les questions plus générales de l’autodiscipline, de la progression de la pudeur comme du rejet des manifestations corporelles. Le travail de Foucault dépasse cependant une approche purement descriptive ; dans les lignes de contact qu’il tisse entre corps, vie et pouvoir, ses descriptions prennent en compte l’ensemble des réalités sociales et des pratiques de pouvoir qui ont constitué les corps. Comprendre les ruptures représentatives des pratiques quotidiennes l’oblige à insérer les conditions de production et de possibilité des différentes pratiques ainsi que les nécessités économico-politiques qui les entourent.
8Foucault, pourtant considéré au milieu des années 70 comme le représentant d’un structuralisme « froid », qui laisse peu de place aux acteurs et à leurs pratiques, dessine dans « L’impossible prison », les contours d’une étude de ces seuils de tolérance qui, du fait de leurs modifications (quand une chose devient-elle abominable ? À partir de quels faits ? Pour quelle forme de regard ?), jouent le rôle d’indicateurs à la fois historiques et politiques. Toute histoire de corps, rappelle-t-il, joue avec les systèmes de valeur et les seuils de sensibilité en nous révélant la lente montée de nos intolérances. Ce sont ces attitudes individuelles (cris, rires, pleurs) qui renseignent l’historien, comme l’anthropologue, sur les rapports de pouvoir en place autant que sur l’ensemble des normes qui les conditionnent [2].
Le domaine du vivant
9L’histoire de la biologie, de la médecine et du vivant – au sens biologique du terme – entre aussi dans les savoirs que Foucault interroge à partir de 1954 dans Maladie mentale et personnalité. Dans un texte tardif, intitulé « La vie, l’expérience et la science » (Foucault, 1985), il évoque le rôle qu’a joué, pour sa génération, G. Canguilhem qui tenait son originalité de la façon dont il opposait à la phénoménologie du vécu le concept du vivant et de l’erreur « comme une autre manière d’approcher la notion de vie ». Foucault, de son côté, entend montrer dans Les Anormaux la façon dont la psychiatrie est devenue « la science et la technologie des anormaux, des individus anormaux et des conduites anormales » (Foucault, 1999 : 151), en se concentrant sur le problème de la reproduction et en développant au sujet du « monstre humain » qui représente la forme naturelle de la contre nature, de « l’indiscipliné » qui a pour cadre de référence la famille et du « masturbateur » sur lequel le pouvoir va engager la médicalisation de la sexualité au xixe siècle, une hygiène publique ainsi qu’une nouvelle gestion des risques et de la protection sociale.
10Si une ambition philosophique commune, qui pose comme problème central la notion d’ « actualité », anime les deux hommes, le lien le plus manifeste concerne cette interrogation sur la vie, le concept et le vivant à partir d’une réflexion portant sur la norme, et ce par l’exploitation de matériaux empruntés à l’histoire des sciences, à l’histoire politique et à l’histoire sociale. Au niveau méthodologique, les deux hommes ont proposé une analyse de la formation des concepts et des choses et non de leur origine. Il faut noter à ce sujet que l’histoire de la science telle que la conçoit Canguilhem reste inséparable d’un versant critique et d’une analyse des choses et des concepts en termes de systèmes de possibilités. En introduisant dans ses analyses historiques les vertus du faire « comme si », comme si, ajoute-t-il « l’illusion [avait] pu être une vérité », Canguilhem opère une reconstruction, plus qu’une simple description, qui pose le problème philosophique de la vérité (Canguilhem, 1952). Si l’on connaît l’importance croissante que prend pour Foucault cette notion, on sait moins que pour Canguilhem elle possède un statut de valeur qu’il faut questionner. Lorsqu’il postule la vérité de la science, il fait bien attention de ne jamais lier ce postulat de départ au sujet qui l’énonce. Il pose ainsi les bases d’une critique de la fonction du « je » dans une épistémologie qui tend à faire disparaître le sujet de l’histoire. Si son analyse du concept de réflexe porte sur les théories des différents auteurs, il ne s’agit pas de re-trouver un précurseur mais de mettre en forme une « généalogie » logique.
11Cette méthode inaugure un fort balancement entre la pensée scientifique d’une part et la notion de vérité de l’autre. Une des formules de Canguilhem quant à la situation de Galilée par rapport à l’ordre discursif de la science de son époque souligne cette tension : « être dans le vrai, cela ne signifie pas dire toujours vrai. » (Canguilhem, 1952). C’est de cette irréductible tension que Foucault se réclame toujours dans L’Ordre du discours qui présente les modalités d’analyse historiographique de l’archéologie et les articulations qui existent entre cette méthode et la question de la véridicité d’un discours. L’une des interrogations propres à cette histoire qu’entend mener Foucault à la suite de Canguilhem – histoire qui n’est pas l’histoire des conditions et des objets ou des concepts mais celle des effets de vérité sur les individus – concerne justement les conditions selon lesquelles la vie est devenue un objet de connaissance. Le corps, qu’il soit individuel ou collectif, est devenu le point d’articulation entre le niveau anatomo-politique et celui biopolitique. La discipline renforce la biopolitique qui en retour se doit de renforcer l’axe des techniques disciplinaires qui ambitionnent de majorer les forces de l’individu et d’accroître leur obéissance comme leur utilité.
12Cette évocation des « détonateurs » et de la conjoncture intellectuelle dans laquelle Foucault inaugure ses analyses sur le corps nous a permis de les réinscrire dans une époque particulière, rappelant au passage qu’il n’y a aucun sens à faire de Foucault un auteur hors de son temps. Inversement, il faut penser aussi que c’est au travers de ce qu’il a écrit que cette conjoncture prend sens pour nous. Il est sans doute peu de pensées aussi situées que celle de Foucault et l’on ne peut que regretter la manière profondément anhistorique dont ses œuvres ont été lues.
13Son intérêt pour la littérature s’effacera au profit des autobiographies de prisonniers. Son penchant pour une lecture « sensible » de l’histoire se transformera avec ses travaux sur la sexualité en une « histoire de la pensée » qui interroge la manière dont se constituent des problèmes ainsi que les stratégies pour y répondre, et sa réflexion sur le vivant ne questionnera plus le rapport de la biologie avec les sciences de l’homme, comme il l’avait fait dans Les Mots et les choses, mais l’instrumentalisation du savoir biologique par le pouvoir moderne. Cette actualisation des problèmes constamment à l’œuvre chez Foucault – en particulier lorsqu’il s’agit de comprendre le rôle du corps dans la modernité – nous oblige à ajouter une quatrième matrice, celle du droit. En effet, Foucault n’a pu saisir l’intense politisation des rapports individuels du xviie siècle indépendamment d’une réflexion juridique portant sur la question du sujet et de son droit à disposer de son corps.
Une histoire juridique du corps
14Foucault expose, dans le dernier chapitre de La Volonté de savoir, le « seuil » de notre modernité par l’introduction de la vie dans l’histoire. Plus précisément, la vie et la gestion des populations sont devenues des exigences nouvelles propres aux déterminations modernes du pouvoir. Ce branchement des enjeux de la politique moderne sur la vie et la gestion des populations s’institutionnalise dans le passage du droit civil, qui régit sous la forme classique du contrat les rapports que l’individu entretient avec son corps, au droit social qui impose une prise en compte non plus du « citoyen », mais de l’individu en tant qu’être-vivant [3].
15Ce nouveau « droit » à la vie, mis en valeur par le droit social, prend différentes formes dont celle d’un « droit à la santé » ou d’un « droit au bonheur » qui, pour Foucault, ne relèvent pas d’un droit juridique mais qui sont des effets du nouveau cadre biopolitique destiné à contrôler la vie : « C’est la vie beaucoup plus que le droit qui est devenue alors l’enjeu des luttes politiques, même si celles-ci se formulent à travers des affirmations de droit […] droit à la vie, au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins […] » (Foucault, 1976 : 190- 191). Cette perspective lui permet de penser comment se conçoit et se construit la vie en tant qu’objet de techniques propres à un biopouvoir (la vie est ici l’équivalent d’une matière brute qui est entièrement disponible aux manipulations), mais aussi comment elle se construit en résistance à ces mêmes techniques.
16Quoi qu’il en soit, le nouveau « seuil » biologique de la modernité prend sens à partir de nombreuses polémiques qui, durant la décennie 70, ont interrogé cette question du vivant [4]. Les débats sur l’euthanasie, sur la libéralisation de l’avortement et sur la peine de mort ont permis d’interroger les rapports que les individus et leurs corps entretenaient avec le droit. Dans le cas de l’euthanasie, en particulier, il s’agissait de savoir comment le droit saisit le « droit à la mort », renversement du « droit à la vie » que le xixe siècle avait voulu installer au centre de ses revendications. Plusieurs arguments, développés par les associations qui défendent alors le droit à la mort, sont soutenus. Le premier argument s’appuie sur l’impunité « de fait » de tout acte de suicide pour essayer de faire reconnaître l’existence d’un droit de disposer de son corps, de sa vie et donc de sa mort. Le second souligne le droit « fondamental » à ne pas souffrir. Droit qui s’inscrit dans la lignée des droits « sociaux » qui garantissent à l’homme un niveau de vie suffisant, « un état de bien-être complet » et « l’épanouissement de la personnalité de chacun ». Ce droit de mourir dans la « dignité » renvoie, en dernière instance, au droit de disposer de son propre corps, poussant ainsi le juridique à inscrire et à admettre l’autonomie de la personne. Dans ce cas précis, c’est l’évocation de la dégradation physique et psychologique des patients qui servit de repoussoir à la nouvelle « culture du corps » qui accorde de l’importance à la perfection et à la beauté. Enfin, le dernier argument juridique, celui-ci, consiste à renverser le droit à la vie en un droit à ne pas rester en vie. Cette réversibilité devant impliquer, de manière analogique, la possibilité d’un droit à ne pas vouloir vivre.
17Foucault croise aussi – du moins lorsqu’il redéfinit le corps comme surface de déploiement des disciplines et des normes – la question fondamentale, pour les féministes, de la corporalité féminine et de ses effets subversifs sur l’économie, le politique et la société. Comme le rappelle Michelle Perrot : « dès 1972, [Foucault] apporte son soutien actif au GIS (Groupe d’information santé), constitué d’ailleurs sur le modèle du GIP (Groupe d’information prisons), qui s’engage aux côtés des femmes en lutte pour la dépénalisation de l’avortement (procès de Bobigny, avril 1972). Avec Alain Landau et Jean-Yves Petit, il publie dans le Nouvel Observateur un texte de soutien au mouvement pour sa libération […] » (Perrot, 1997 : 102).
18Avant l’affaire de Bobigny, le manifeste des « 343 salopes », publié dans le Nouvel Observateur le 5 avril 1971, précise les conditions déplorables des avortements en France : « un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elle le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples [5]. » Cette demande de médicalisation est répétée le 5 février 1973 dans un second manifeste signé cette fois-ci par « 330 médecins avorteurs » qui désirent que l’avortement prenne place dans les actes médicaux remboursés par la Sécurité sociale mais aussi que « les méthodes modernes, qui en font un acte simple, sans danger, [soient] portées à la connaissance de tous afin que les femmes puissent interrompre leur grossesse dans les meilleures conditions médicales et psychologiques » [6]. Dans ces deux cas, c’est au nom d’une meilleure « qualité de vie » que les partisans de la libéralisation de l’avortement tentent de faire changer la loi. Les nombreux témoignages récoltés par les collectifs féministes insistent sur cette « qualité » de vie, devenue un argument décisif dans le choix d’un avortement et qui est venu s’ajouter au sentiment de culpabilité, au désir d’avoir un enfant et au droit au plaisir [7] jusqu’alors classiquement invoqué par les collectifs et le planning familial.
19C’est sur ce « sol » archéologique, pour reprendre l’expression de Foucault, que s’opposent deux discours qui ont un même objet. En face de la lutte pour la qualité de la vie de la mère et la libéralisation de l’avortement, les opposants posent en principe celui du respect de la vie. Le droit moderne au vivant, ce « laissez-moi vivre » crié par les femmes, se retourne dans un « laissez-les vivre » organisé autour de thèses natalistes et moralistes. Cette question de l’avortement est à nouveau une source de conflit en 1976, année de publication de La Volonté de savoir. Le procès du MLAC d’Aix-en-Provence dans lequel six femmes sont poursuivies et inculpées de complicité de tentative d’avortement et exercice illégal de la médecine relance les polémiques.
20Le dernier chapitre de La Volonté de savoir dessine en creux la généalogie du « flottement » qui existe entre le droit, et la doctrine juridique dans son ensemble, et le corps vivant des individus. L’intégration de ce nouveau pouvoir sur la vie et la mort, ou plutôt aux limites de la vie et de la mort, pouvoir qui concerne désormais l’avant ou l’après naissance et l’avant ou l’après mort, débouche sur une transformation fondamentale « des sujets de droits sur lesquels la prise ultime est la mort », en des individus qui « apprennent peu à peu ce que c’est que d’avoir un corps ».
21Flottant et fragile, ce rapport entre le juridique et les individus est l’endroit précis où Foucault aperçoit et dépiste l’entreprise de normalisation moderne qui prend la forme d’un contrôle des mœurs et des esprits mais aussi et surtout des corps. La biopolitique que Foucault définit toujours dans le dernier chapitre de la Volonté de savoir indique combien dans les formes de gouvernement contemporain, les questions de la vie et du droit sont plus intriquées que jamais, mais aussi combien il est désormais possible, pour ces mêmes formes de gouvernement, d’exposer totalement la vie des populations et même de l’espèce entière. Au droit à la vie, à la santé, au bien-être de son corps, il faut ajouter la mise en place d’un système de sécurité collective qui implique un jeu d’engagement mutuel de la part des États. La densification des mécanismes de contrôle, par exemple de veille sanitaire ou de dépistage systématique dans le but d’anticiper ou d’empêcher l’émergence d’un événement indésirable, comme ce droit de ne pas subir d’atteinte à son corps dessine la nouvelle direction du processus de civilisation devenu pour nos sociétés sanitaire et immunitaire. Si Foucault n’a pas directement analysé ce concept de risque, sa notion de gouvernementalité pose les bases d’une analyse de cette notion dans les technologies politiques modernes.
Bibliographie
Bibliographie
- Canguilhem G. 1952, « La Théorie cellulaire, du sens et de la valeur des théories scientifiques », in La Connaissance de la vie. Paris, Hachette, pp. 47-98 (réédité, Paris, Vrin 1992).
- Canguilhem G. 1974, « Vie », Encyclopaedia Universalis. Paris.
- Febvre L. 1941, « Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La sensibilité et l’histoire » in Combats pour l’histoire. Paris, Presse Pocket, 1992.
- Foucault M. 1961, Histoire de la folie à l’âge classique. Paris, Plon.
- Foucault M. 1994 (1963), « Préface à la transgression », in Dits et écrits. Paris, Gallimard, t. 1.
- Foucault M. 1994 (1964), « Pourquoi réédite-t-on Raymond Roussel, un précurseur de notre littérature moderne » in Dits et écrits. Paris, Gallimard, t. 1.
- Foucault M. 1969, L’Archéologie du savoir. Paris, Gallimard.
- Foucault M. 1970, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard.
- Foucault M. 1971, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » in Dits et écrits, Paris, Gallimard, t. 2.
- Foucault M. 1975, Surveiller et punir. Gallimard, Paris.
- Foucault M. 1976, La Volonté de savoir, histoire de la sexualité. Paris, Gallimard, t. 1.
- Foucault M. 1980, « Entretien avec Michel Foucault » in Dits et écrits. Paris, Gallimard, t. 4.
- Foucault M. 1985, « La Vie : l’expérience et la science » in Revue de métaphysique et de morale, 1990, n°1 (janvier-mars) : 3-14.
- Foucault. M. 1999, Les Anormaux. Cours au collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard.
- Perrot M. 1997, « De Madame Jourdain à Herculine Barbin : Michel Foucault et l’histoire des femmes » in Au risque de Foucault, Paris, Éditions du Centre Pompidou.
- Revel J. 1979, « Histoire et sciences sociales : le paradigme des Annales », in Annales ESC, novembre- décembre, n°6 : 1359-1376.
Notes
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[1]
On peut penser au numéro spécial de 1969 intitulé « Histoire biologique et société ».
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[2]
Ramsay MacMullen, Les Émotions dans l’histoire ancienne et moderne, Les Belles Lettres, Paris, 2004, 260 p. De son côté Marcel Mauss avait déjà su relever l’importance de ces comportements, voir en particulier « L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) » (1921).
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[3]
François Ewald analyse dans L’État providence le même passage à partir de la notion de risque et d’accident. Il saisit en particulier la prolifération de la société de type « assurancielle » qui place comme une de ses valeurs fondamentales la vie, p. 25.
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[4]
Foucault évoque la question de la peine de mort et rappelle que son abolition n’est pas commandée par un « sentiment humanitaire » (p. 181) mais qu’elle est nécessairement inscrite dans la logique de la biopolitique.
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[5]
Textes cités dans Les Lois de l’amour, p. 83. À la suite de ce manifeste est créée l’association Choisir qui a pour but la défense gratuite de tous les inculpés pour faits d’avortement.
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[6]
« Avortement : la polémique reprend après la publication du manifeste des 330 médecins », Le Figaro, p. 26. C’est à la suite de cette pétition qu’est créé le MLAC (Mouvement pour la libération de la contraception et de l’avortement), mouvement qui situe le problème de l’avortement dans le contexte global des sociétés capitalistes.
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[7]
Comité pour la liberté de l’avortement, Libérons l’avortement, Maspéro, Paris, 1973, pp. 74-102.