Notes
-
[1]
Dagognet F. 1999, Les Outils de la réflexion. Épistémologie, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.
-
[2]
Ce néologisme n’est pas très heureux mais nous en usons pour désigner cette complexité des corps vivants humains, à défaut d’un meilleur terme.
-
[3]
Un manuel d’anthropologie biologique récent consacre une partie non négligeable du chapitre 3, « La diversité humaine », aux mesures, déterminantes et discriminantes (sinon discriminatoires) : Crubézy et al. 2002.
-
[4]
Selon le terme de B. Stiegler pour désigner une philosophie « de la singularité et de ses avatars à l’époque du calcul », in Philosopher par accident (entretiens avec E. During), Paris, Galilée.
-
[5]
Broca : « L’anthropologie est la science qui a pour objet l’étude du groupe humain considéré dans son ensemble, dans ses détails et dans ses rapports avec le reste de la nature » ; de Quatrefages : « L’anthropologie est l’histoire naturelle de l’homme faite monographiquement, comme l’entendrait un zoologiste étudiant un animal » (citées par Topinard, 1876, p. 2 in L’Anthropologie, Paris, Reinwald).
-
[6]
Deuxième de couverture, exemple : 2005, n°1-2, Tome 17.
-
[7]
Anthropologie corporelle, des représentations du corps, des pratiques corporelles, etc.
-
[8]
Cf. le débat animant actuellement l’INSERM sur les dispositifs d’appréciation de prédisposition à la déviance sociale.
-
[9]
Le premier travail de réflexion sur la craniologie fut mené par Blumenbach. Son précis (1775) est un classique de l’anthropologie somatique.
-
[10]
« Qu’on me montre une seule ligne écrite par un nègre et digne de mémoire » écrivent-ils dans leur livre polygéniste et raciste : Nott, J.C. and Gliddon G.R. 1854, Types of Mankind : or, Ethnological Researches, Base upon the Ancient Monuments, Paintings, Sculptures, and Crania of Races, and upon their Natural, Geographical, Philological and Biblical History, Illustrated by Selections from the Inedited Papers of Samuel George Morton and by Additional Contributions from L. Agassiz ; W. Usher ; and H.S. Patterson. Philadelphia, J.B. Lippincott Grambo and Co. p. 52.
-
[11]
Tentatives de concilier l’organique et le géométrique dans les traités des proportions multiples à la Renaissance, corps édifice et architecture depuis Vitruve, corps machine et horloge de Descartes, corps automate des iatromécaniciens, corps cybernétiques.
-
[12]
Comme « la nature est écrite en langage mathématique » selon Galilée.
-
[13]
Ainsi, le commerce courant offre des balances mesurant le taux de masse graisseuse, information dont on se demande quel sens elle peut avoir et quel impact pour le consommateur.
-
[14]
Affirmation d’un document du site Internet biometrie-on-line.fr.
-
[15]
Dans le discours officiel politiquement correct, être bronzé n’est pas a priori un stigmate absolu de délinquance, mais en terme de probabilités, c’est être suspect de délinquance potentielle.
Comment ne mesurerait-on pas, ne pèserait-on pas, ne compterait-on pas ? Lorsqu’on applique des méthodes de mesure, elles donnent nécessairement des nombres, toute la question étant de savoir ce qu’ils signifient. [1]
1Pour l’anthropologie biologique qui tente de spécifier l’homme en termes d’évolution et de diversité, le corps humain est une entité bioculturelle. La visée anthropologique s’attache à l’élaboration du vital et du social conjugués. Si la vie est création de normes (Canguilhem, 1966), l’étude biologique des hommes s’ouvre à la construction de l’humain qui entrelace toujours vitalité et socialité, pratiques bio-socio-subjectives [2]. Or, dans les laboratoires anthropobiologiques, la « fabrique » du corps ne cesse d’élaborer de celui-ci des représentations essentiellement métriques. On mesure beaucoup : des os, des plis, des masses graisseuses et pondérales, des statures, des organes, des fœtus, des crânes... On constitue des séries pour déterminer des écarts types à la norme, des pathologies, des monstruosités, des sexuations, des âges. On a beaucoup fantasmé sur ces mesures définitivement frappées au coin du doute par Gould et sa « mal-mesure » de l’homme (1983). Cet entêtement de la raison calculante se constitue en symptôme d’une activité scientifique qui se tient sur le fil tendu entre la fascination pour la mesure et ses effets normatifs d’une part, une finalité propre fondant le discours anthropologique sur le concept d’unité populationnelle [3] d’autre part.
2Le questionnement de l’anthropologie, biologique ou non, vise l’essentiel humain, même et surtout si le « propre de l’homme » n’est plus une évidence. Cet essentiel se décline au pluriel, se conjugue sous la forme du « diversel » [4] plus que de l’universel. Pour autant, la vieille querelle sur l’existence d’une « nature humaine », déplacée à celle des facteurs déterminant l’espèce humaine, travaille encore l’anthropologie (Descola, 2006), qu’il s’agisse de spéciation, d’évolution et de variabilité, de migrations populationnelles ou de constitution d’une humanité spécifique. Or, c’est dans les corps humains devenus, par l’entremise scientifique, spécimens mesurés, classés, typifiés ou archives biologiques, que l’anthropobiologie cherche aujourd’hui l’humanité. Ces corps sont objets privilégiés, comme ils l’étaient hier pour l’anthropologie physique. Mais la discipline a vécu une rupture en sortant du paradigme de l’histoire naturelle de l’homme qui impliquait une typification des caractères morphologiques comme expression d’une identité fondatrice. Le passage du modèle raciologique au modèle populationnel aurait dû définitivement congédier la naturalisation de l’homme. Topinard, s’appuyant sur les conceptions de Broca et de Quatrefages [5], déclarait : « L’anthropologie est la branche de l’histoire naturelle qui traite de l’homme et des races humaines » (1876 : 2) ; cette définition est aujourd’hui caduque. Pour autant, la rupture est difficile à consommer : il est stipulé clairement, dans la profession de foi des Bulletins et Mémoires de la société d’anthropologie de Paris [6], que ceux-ci se proposent de rendre compte de l’activité scientifique internationale dans « le domaine de l’histoire naturelle de l’homme » compris comme l’étude de l’origine et de la diversité biologique de l’espèce humaine.
3Cet arrachement aurait dû également permettre à l’anthropologie biologique d’échapper à l’empreinte idéologique visant à asseoir la domination du biologique sur le social et le culturel tout en hiérarchisant les groupes humains. Partant, la discipline porterait un nouveau regard sur le corps humain bioculturel répondant à l’exigence holistique d’une saisie du corps dans sa globalité, sans laquelle celui-ci se fragmente, se décontextualise et lui échappe. À cet égard, des approches anthropologiques nouvelles sont nécessaires [7]. Alors, quel corps se fabrique dans ces laboratoires d’anthropologie biologique ?
4Deux préalables s’imposent. D’une part, le corps est objet pluriel non parce que les corps sont nombreux et pour sacrifier au principe de réalité, mais parce qu’ils sont reconstruits par les différentes lectures disciplinaires comme autant de réalités corporelles. D’autre part, l’anthropologie biologique ne peut que réfléchir à son écriture du corps, ici celle de la mesure, qui ne fut pas toujours unique et dominante : la physiognomonie ne l’utilisait pas et il existe des approches qualitatives. Reste alors à s’interroger sur les traitements que les anthropobiologistes réservent au corps : quelle(s) lecture(s) en font-ils ? Et en conséquence, quel(s) corps construisent-ils et écrivent-ils pour viser quel(s) homme(s) ? Ces questions, du reste, ne concernent pas seulement les anthropologues. Un constat de société et quelques faits d’actualité triviale [8] indiquent que les pratiques métriques dépassent largement le domaine de la recherche pour s’inscrire dans l’arsenal du bio-pouvoir à des fins de contrôle, de sécurité, de santé ou de rentabilité.
5L’anthropologie physique pourrait à bon droit réclamer de s’être occupé du corps humain avec sérieux et détermination, si elle ne soulevait pas des réactions compréhensibles de rejet liées à son histoire, à ses présupposés idéologiques comme à ses usages préjudiciables. Elle proposait finalement un traitement simple et réductionniste à une réalité humaine qui ne l’est pas. Dans la mesure où, pour une part du moins, l’anthropologie biologique en hérite, où elle pratique l’anthropométrie, elle doit assumer cette dette et, partant, clarifier ses concepts comme son écriture du corps. Une lecture diachronique s’impose pour éclaircir les héritages d’une science hybride en quelque sorte, puisque issue des sciences naturelles et devenue l’une des sciences humaines les plus proches des sciences du vivant. Sans entrer dans des querelles stériles, remarquons que certains font de l’anthropologie biologique comme on fait de la primatologie. Cela revient à traiter l’homme comme une espèce zoologique dans laquelle le biologique serait le socle explicatif principal et les autres facteurs (éthologiques notamment) seulement adjuvants. Pourtant, le recours à la mesure donc aux analyses biochimiques et biométriques pour déterminer l’âge et le sexe, les pathologies ou les niveaux nutritionnels des individus, traduit un ancrage certain de l’anthropobiologie dans le terreau des sciences biologiques.
Ruptures ou continuités en anthropologie biologique ?
6La connaissance des hommes par celle des corps se prêtait plus facilement à l’analyse objective que celle des âmes. Tout le processus analytique commence par la dénomination rigoureuse des parties de ce corps fragmenté et se poursuit par le procédé comparatiste de la mesure de ces mêmes parties classées, évaluées et déterminées. Il s’agit davantage d’inventorier les points fixes et assurés en repères orthonormés que de dénommer vraiment les objets anatomiques. À cet égard, le passage du volume au plan par la construction biométrique classique a permis à la fois une cartographie corporelle et une précision calculante. Aujourd’hui, l’introduction d’une 3e dimension morphologique par l’image volumétrique et les modélisations permet une meilleure adéquation entre la représentation métrique et le factuel des corps. La quantification a vertu démonstrative à défaut d’avoir vertu synthétique et sémantique. Elle répond au souci d’objectivité par une objectivation imparable (des biais subsistent, mesurés eux aussi) qui met à plat et en lumière comme en coupe réglée le corps ainsi décomposé métriquement. Pourtant, cette logique opératoire répond à une préoccupation encore métaphysique : ne s’agit-il pas de mesurer, calculer et classer les données phénoménales (les crânes, les os longs, les angles faciaux, la masse corporelle…) pour obtenir « le » réel humain, l’homme vraiment homme et ses propriétés cachées, quelque chose qui s’apparenterait somme toute encore à « l’essence » ? Dénombrements, comptes et décomptes, usages d’instruments multiples produisent les éclatements, fragmentations et dispersions de ce corps, le transcrivent en graphes, nuages de points, équations statistiques (Baridon & Guédron, 1999 ; Barbillon, 2004). Le corps se prête par nature à ces manipulations précises et pointilleuses le qualifiant à la décimale près. Mais ce corps-là masque celui, réel et charnel, de l’être humain qui ne se divise pas, celui de l’individu, justement.
7L’étude scientifique de l’homme devait rendre compte à la fois de son unité et de sa diversité, trouver des mesures de traits reproductibles et comparables entre elles. Pour cela le crâne est objet élu par les savants. Outre son surinvestissement métaphorique et symbolique, le « siège de la pensée » est réputé porteur de l’identité humaine, tant au niveau de l’individu que de l’espèce. Sa lecture implique la prise en compte de caractères métriques autant que de signes. La méthode craniologique dépasse la simple mesure puisqu’elle vise à restituer un maximum d’informations sur les hommes dans des domaines aussi variés que leurs capacité physique, intelligence, mœurs, origines, et leur histoire. À la suite de la physiognomonie de Lavater et de la phrénologie de Gall, les travaux sur la tête et ses mesures perdurent, avec la même volonté de trouver une quantification capable d’exprimer la qualité du sujet [9]. Par l’usage de la mesure l’anthropologie passe d’une approche impressionniste à une approche quantitativiste répondant aux fameux critères de « reproductibilité » et « répétabilité » chers au positivisme scientifique. Elle acquiert le statut de discipline scientifique capable de découper l’humanité en autant de taxons basés sur le morphotype (Lanteri-Laura, 1994 ; Dias, 2004). À l’anthropologie globalisante de Buffon succède une anthropologie analytique dans laquelle les approches de Blumenbach puis de Camper marqueront l’apparition de l’anthropométrie (Renneville, 2000 ; Boëtsch & Chevé, 2007). Initialement destiné aux artistes, le travail de Camper visait à harmoniser les manières de rendre compte des différences observables. Il vit avec quelle imperfection les artistes saisissaient les traits des « nègres » et développa des observations sur les têtes des « races humaines ». Il crut découvrir le canon par lequel ces têtes pouvaient être mesurées avec des résultats susceptibles de supporter le comparatisme. L’angle facial naquit : crâne de profil, une ligne du trou de l’oreille (meatus auditorius) à la base des narines, une seconde ligne du point le plus proéminent du front à l’extrémité de la mâchoire supérieure (saillie alvéolaire de l’os), leur jonction forme l’angle facial. L’ouverture angulaire apparaît alors comme l’expression d’un niveau d’« hominisation » : plus l’angle est élevé, plus on s’éloigne de l’animal. Camper trouvera ainsi un angle de 58° chez l’Orang-Outang, 70° chez le « Nègre » et 80° chez l’Européen. Des critiques tardives montreront que cet angle varie au cours de la vie humaine, le stade du développement jouant un rôle important dans l’expression de cette mesure : « L’angle facial est un bon caractère zoologique car il distingue parfaitement l’homme des animaux et un mauvais caractère anthropologique car il distingue mal les races entre elles » (Topinard, 1891 : 61). Pourtant, Nott et Gliddon pousseront cette méthode et le délire de son interprétation [10].
8Cette anthropométrie est le symptôme d’une zoologie humaine, trop humaine. En effet, que ce soit le degré d’hominisation fonction d’une ouverture angulaire, la forme crânienne prédisposant à la civilisation, à la domination selon Retzius (1859), ou le comparatisme anatomique s’appuyant sur les collections de crânes (Blumenbach, Morton, Deniker), le discours idéologico-scientifique vise à zoologiser une partie de l’humanité (de fait, les autres). Les anthropologues ont cru, en passant de la description au calcul, se situer dans le champ des sciences expérimentales en sortant de l’intuitif et de l’incertain : ils demeuraient dans un modèle normatif, une logique raciologique, donc axiologique. La raciologie des populations du nord de l’Afrique, par exemple, postulait que les populations sédentaires (Berbères) devaient être significativement différentes des populations conquérantes (Arabes), bien que la biométrie n’indiquât aucune différence morphologiquement significative entre ces deux groupes. La résistance à la réalité factuelle aurait été annulée en s’interrogeant sur les raisons de ce manque de différences (le rôle du milieu et de l’environnement), mais le déni des savants pour lesquels l’identité reposait uniquement sur le poids de la race et de l’hérédité était le plus fort. Leurs débats portèrent sur la mauvaise qualité des mesures ou les erreurs dans les échantillons. Leur pratique de la mesure était scientifique, mais pas leur démarche. Ils n’ont pas eu les résultats escomptés parce qu’ils essayaient de mesurer l’immesurable, cet utopos qu’est la race. Pourquoi ne se mesure-t-elle pas ? Non pas tant évidemment parce que, comme réalité biologique, elle n’existe pas ; mais parce que comme construction idéologique son mode d’existence est à la fois fantasmatique et fictionnel, projeté sur des corps réels. Ceux-ci étaient effectivement mesurés, mais leur projection idéologique ne pouvait pas l’être. La détermination d’une chose (ici la race) n’aurait pu être rationnellement produite que par les résultats de l’observation des paramètres la qualifiant comme telle, s’ils avaient existé. Or les anthropologues partaient de la conviction de l’existence des races et tentaient de déterminer les paramètres qui les mettaient en évidence en les qualifiant. Cette démarche ad hoc ne saurait être scientifique et les mesures, fussent-elles d’une rigueur incontestable avec un appareillage performant, confinaient à la démesure.
Pour une anthropologie bioculturelle du corps : le corps dé-mesuré ?
9Le corps est pris dans des jeux d’analogies diverses [11] qui ordonnent les rapports de proportions et les symétries, les équilibres des parties et des forces, qui produisent les fragmentations et offrent au calcul un terrain favorable. Cette propension du corps à sa mise en équation le désigne comme objet privilégié à la science. On a donc mesuré, on mesure encore : c’est là une victoire de l’objectivité que l’ordre du corps soit écrit en langage métrique [12]. La mesure fournit une information : la longueur ou la surface osseuse, par exemple. Elle permet de construire des modèles à partir d’indices qui visent à comprendre les relations entre forme et fonction. Mais ces relations sont difficilement généralisables ou transposables et l’histoire de l’anthropologie physique est faite d’erreurs ou de méthodes fondées sur une analogie affligeante et vaine. Comment rendre compte de la complexité humaine avec de simples séries de mesures ? Elles produisent un savoir, celui-ci structure, ordonne, fige… Et rate les corps en cela, en succombant à la fascination de la technicité.
10Qu’est-ce que le corps pour l’anthropologie biologique aujourd’hui ? Un phénomène bioculturel qui renvoie à trois structures dynamiques fondamentales de l’humanité donc de l’anthropologie : la sexualité, l’alimentation, la mort. Ces processus et invariants du vivant, chez les humains, ne se conçoivent que traversés et construits par des forces vives, des formes sociales et des projets culturels. La sexualité montre comment la construction du corps s’inscrit dans des jeux de relations sociales, comment elle organise ou subit la parenté (exogamie ou endogamie), comment elle assure le nombre des hommes (démographie) et la redistribution des gènes à chaque génération (génétique) par de nouveaux corps. Répondant à la fois à la nécessité reproductive et aux normalisations des désirs, elle devient un territoire obligé des écrits anthropobiologiques sur le corps. Le sexe d’un individu peut se déterminer par les mesures (crâniennes, du bassin, etc.) mais cette détermination reste muette sur les pratiques sexuelles et sexuées dépendantes des prescriptions et proscriptions sociales, comme des bricolages socio-subjectifs. Autant dire que la sexualité, sinon le sexe, est l’objet d’une cote mal taillée par la mesure, fût-elle statistique. Mesurer pour comprendre l’interface entre les facteurs socioculturels et les paramètres biologiques guide également l’anthropologie de l’alimentation, donc l’écriture du corps alimenté. Le comportement alimentaire a un impact sur la morphologie. Mais la détermination métrique ne saurait tenir lieu de raison et de fondement à la stigmatisation des individus. Elle ne peut décider que les obèses identifiés, par exemple, sont porteurs de pathologies médicales ou de stigmates sociaux. La mort, enfin, est un processus bioculturel, médié et construit dans la pluralité des relations sociales. Comme objet empirique elle est insaisissable, mais il y a un avant (attitudes face au vieillissement, gestion de la mort), un après (rites funéraires, deuil), un autour (expertises médico-légales, thanatologie, fouilles). La détermination métrique, la constitution de séries ne sauraient suffire à comprendre ce que furent gestion des cadavres, pratiques d’ensevelissement comme facteurs de contagiosité en temps d’épidémie, par exemple. Ainsi, la photographie effective d’une population lors d’une secousse épidémique doit intégrer les archives biologiques et leurs études métriques mais leur valeur informative ne se substitue pas à la valeur explicative d’une étude anthropologique globale des sépultures de catastrophe (Signoli, 2006). L’anthropométrie est un facteur de connaissance, mais n’est plus dans sa pratique même un procédé de validation.
11Quant à la biométrie non intégrée dans la construction d’un savoir, elle relève d’une entreprise technique. Elle rabat par technicisation le corps humain sur l’objet biologique et répond aux injonctions du biopouvoir sécuritaire et de contrôle (Foucault, 2004). Pratique de laboratoire qui conjugue méthode et technique de mesure à des fins de détermination, la biométrie correspond aussi à l’instrumentalisation d’une pratique scientifique à des fins politiques/idéologiques. Par la biométrie de contrôle des populations une classification typologiste et hiérarchisante fait retour. Ce n’est peut-être plus une logique racialiste mais il s’agit bien d’une logique identitaire et naturaliste. Au reste, le relief sécuritaire s’inscrit dans une tendance lourde de notre société conjuguant injonctions naturalistes et usage d’artéfacts [13]. Les 11 mesures de Bertillon (1893) sont rendues caduques par des marqueurs biologiques plus fiables, mais un autre arsenal associé à des technologies nouvelles prend du service : lecture de l’iris, recomposition photogrammétrique du visage enregistré par caméra, analyse de l’ADN… Ces pratiques sur les individus manifestent un retour au paradigme d’une nature fondatrice de l’identité : « Rien n’est plus naturel d’utiliser le visage pour identifier une personne [14]. » Nous pourrions sourire de ce « naturel »-là, s’il n’était le symptôme d’une discrimination stigmatisante. Se méfier du « naturel » : tous les anthropologues ont à l’esprit cette précaution. Outre qu’une réflexion critique sur la « nature » fondatrice de l’identité est toujours salutaire, cette même nature est pour le moins dénaturée, réduite ou artificiellement produite. L’appréciation du visage comme prévalence identitaire correspond bien davantage à une préférence accordée à l’apparence perçue, empreinte de stéréotypes. La biométrie et ses applications répondent aujourd’hui à une entreprise d’authentification à visée identificatoire et identitaire.
12L’identité de la personne ne serait plus seulement rabattue sur son appartenance (confusion propre au racisme) mais sur son apparence « naturelle », celle du visage. Sont déplorées alors les variations qui peuvent tromper le système : de l’inclinaison de la tête aux interventions de chirurgie, des mimiques aux rides, moustaches, lunettes et autres avatars osés par l’individu ! Il nous reste alors à vivre, simplement, pour échapper au contrôle, car enfin l’exactitude voulue par les tenants de la biométrie sécuritaire relève du leurre : elle occulte ce qui fait le propre du vivant justement, les transformations adaptatives, l’évolution et la variabilité. Même Bertillon voyait dans le visage une chose transformable culturellement alors qu’aujourd’hui les nouveaux paramètres prédisent une quasi infaillibilité de l’identification individuelle au travers de la multiplication de variables de détermination (géométrie de l’oreille, des pores, ADN, reconnaissance vocale, etc.). L’identité s’authentifie par les spécificités biologiques propres à l’individu et non au groupe. En effet, les paramètres présentés comme objectifs et discriminants paraissent faire fi des catégories « ethniques » stigmatisées par le passé. Mais une biométrie sécuritaire ne fera pas l’économie d’une construction de « groupes à risque » (Chevalier, 1958) en réinventant une hiérarchie stigmatisante trop imaginable parce que déjà présente dans la doxa.
13L’usage incommensurable de la mesure n’est jamais neutre : la stigmatisation change peutêtre de registre lorsqu’elle anticipe en fonction d’hypothèses prédictives de déviance sur l’identité des individus effectivement déviants (Boëtsch & Chevé, 2007). L’absence de stigmates aisément identifiables sur les corps, consistant en des signes phénotypiques repérables et reconnus [15], est paradoxalement une invite à la biométrie. Par le truchement de la statistique, elle devient un instrument de contrôle pour une idéologie libérale et totalitaire à la fois. En effet, la pratique contemporaine ne pose aucun stigmate a priori mais présuppose qu’une lecture biométrique et statistique fera émerger les signes repérables des individus à risque, déviants et dangereux. Les incidences normatives de contrôle s’inscrivent dans l’horizon du corps-identité. Triple synecdoque que ce procédé de rabattement de l’identité : l’élément biologique pour le tout biologique, le biologique pour le corps, le corps pour l’identité du sujet. Il ordonne une nouvelle organisation du monde reposant sur des identifiants biologiques prédictifs.
14En anthropologie physique, l’écriture du corps par la mesure recherchait une norme cachée rendant compte le plus près possible d’un type parfait (fiction du modèle, « race pure »). Les distorsions étaient expression des facteurs expliquant l’écart à la norme et renvoyaient à une construction normative et idéologique du corps. Aujourd’hui, l’anthropologie biologique ne vise plus le type standard et normé mais tente de comprendre la réalité de la diversité observée. Pour cela, elle utilise notamment les outils statistiques qui engendrent un nouveau type de norme : la moyenne et ses écarts. La fiction normative de la typologie n’avait pas de réalité observable, mais l’homme moyen est chimère aussi. Reste que toute science construit nécessairement, au moins à titre d’idées régulatrices et de modèles explicatifs, des fictions théoriques réductionnistes. Reste que le corps est plus que le corps et que toute réduction au biologique est trompeuse et vaine. Mais cette quête illusoire fonctionne par la mise en scène rassurante de ses projections simplistes. Pour autant, la complexité du social et du culturel ne parle ni en faveur de l’efficacité ni de la performativité, loin s’en faut. En revanche, la biologisation des corps et des identités fait ressurgir les fantômes naturalistes, leur cortège de fantasmes, de phobies qui réduisent encore davantage l’Autre à une altérité radicale.
Bibliographie
- Barbillon C. 2004, Les Canons du corps humain au xixe siècle ; l’art et la règle. Paris, Odile Jacob.
- Baridon L. & Guédron M. 1999, Corps et arts, physionomies et physiologies dans les arts visuels. Paris, L’Harmattan.
- Bertillon A. (1853-1914) 1893, Identification anthropométrique, instructions signalétiques. Paris, Imprimerie administrative.
- Boëtsch G. & Chevé D. 2007, « Craniométrie et constitution des normes » in Boëtsch G., Hervé C., Rozenberg J. (éds.) Corps normalisé, corps stigmatisé (sous presse).
- Camper P. 1791, Dissertation sur les différences que présentent les traits du visage chez les hommes des différents pays… Nouvelle méthode pour dessiner toutes sortes de têtes humaines avec la plus grande sûreté. Utrech, Wild et Altheer.
- Canguilhem G. 1966, Le Normal et le pathologique. Paris, Vrin.
- Chevalier L. 1958, Classes laborieuses et classes dangereuses. Paris, Plon.
- Descola P. 2006, Par-delà nature et culture. Paris, Gallimard, NRF.
- Dias N. 2004, La Mesure des sens. Les anthropologues et le corps humain au xixesiècle. Paris, Seuil.
- Foucault M. 2004, Sécurité, territoire, population. Paris, Gallimard, Seuil.
- Gould S.J. 1983, La Mal-mesure de l’homme. Paris, Éditions Ramsay.
- Lanteri-Laura G. 1994 (1970), Histoire de la phrénologie. Paris, PUF.
- Renneville M. 2000, Le Langage des crânes. Une histoire de la phrénologie. Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.
- Signoli M. 2006, Études anthropologiques de crises démographiques en contexte épidémique : aspects paléo- et biodémographiques de la peste en Provence. British Archaeological Reports, International Series, n°1515, Oxford, Archaeopress.
- Topinard P. 1876, L’Anthropologie. Paris, Reinwald.
- Topinard P. 1891, L’Homme dans la nature. Paris, Reinwald.
Notes
-
[1]
Dagognet F. 1999, Les Outils de la réflexion. Épistémologie, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.
-
[2]
Ce néologisme n’est pas très heureux mais nous en usons pour désigner cette complexité des corps vivants humains, à défaut d’un meilleur terme.
-
[3]
Un manuel d’anthropologie biologique récent consacre une partie non négligeable du chapitre 3, « La diversité humaine », aux mesures, déterminantes et discriminantes (sinon discriminatoires) : Crubézy et al. 2002.
-
[4]
Selon le terme de B. Stiegler pour désigner une philosophie « de la singularité et de ses avatars à l’époque du calcul », in Philosopher par accident (entretiens avec E. During), Paris, Galilée.
-
[5]
Broca : « L’anthropologie est la science qui a pour objet l’étude du groupe humain considéré dans son ensemble, dans ses détails et dans ses rapports avec le reste de la nature » ; de Quatrefages : « L’anthropologie est l’histoire naturelle de l’homme faite monographiquement, comme l’entendrait un zoologiste étudiant un animal » (citées par Topinard, 1876, p. 2 in L’Anthropologie, Paris, Reinwald).
-
[6]
Deuxième de couverture, exemple : 2005, n°1-2, Tome 17.
-
[7]
Anthropologie corporelle, des représentations du corps, des pratiques corporelles, etc.
-
[8]
Cf. le débat animant actuellement l’INSERM sur les dispositifs d’appréciation de prédisposition à la déviance sociale.
-
[9]
Le premier travail de réflexion sur la craniologie fut mené par Blumenbach. Son précis (1775) est un classique de l’anthropologie somatique.
-
[10]
« Qu’on me montre une seule ligne écrite par un nègre et digne de mémoire » écrivent-ils dans leur livre polygéniste et raciste : Nott, J.C. and Gliddon G.R. 1854, Types of Mankind : or, Ethnological Researches, Base upon the Ancient Monuments, Paintings, Sculptures, and Crania of Races, and upon their Natural, Geographical, Philological and Biblical History, Illustrated by Selections from the Inedited Papers of Samuel George Morton and by Additional Contributions from L. Agassiz ; W. Usher ; and H.S. Patterson. Philadelphia, J.B. Lippincott Grambo and Co. p. 52.
-
[11]
Tentatives de concilier l’organique et le géométrique dans les traités des proportions multiples à la Renaissance, corps édifice et architecture depuis Vitruve, corps machine et horloge de Descartes, corps automate des iatromécaniciens, corps cybernétiques.
-
[12]
Comme « la nature est écrite en langage mathématique » selon Galilée.
-
[13]
Ainsi, le commerce courant offre des balances mesurant le taux de masse graisseuse, information dont on se demande quel sens elle peut avoir et quel impact pour le consommateur.
-
[14]
Affirmation d’un document du site Internet biometrie-on-line.fr.
-
[15]
Dans le discours officiel politiquement correct, être bronzé n’est pas a priori un stigmate absolu de délinquance, mais en terme de probabilités, c’est être suspect de délinquance potentielle.