Notes
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[1]
Le recensement religieux n’est pas effectué lors du recensement général de la population (ANSD, 2013) et la sensibilité de la question ne nous permet pas d’avancer des chiffres qui ont jadis fait l’objet de contestation.
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[2]
D’aucuns estiment que chez les Diolas, la lutte est pratiquée, d’une part, comme un jeu traditionnel opposant différents villages à la fin des récoltes ; d’autre part, comme une pratique rituelle opposant un homme et une femme qui envisagent de se marier. Le mariage ne sera autorisé que lorsque la femme mettra à terre l’homme.
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[3]
Pociello (1981) a montré la pertinence socioculturelle des logiques internes des sports en plus de celle motrice soulignée par Parlebas (1986). Pour le premier auteur cité, la logique interne d’un sport renvoie aux conditions techniques, spatiales et réglementaires des pratiques sportives ainsi que les modes d’engagement corporel sollicités (Pociello, 1981). Quant au second, il la définit comme le « système des traits pertinents d’une situation motrice et des conséquences dans l’accomplissement de l’action motrice » (Parlebas, 1999 : 2016).
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[4]
Ces dernières subissent des transformations corporelles dues à l’entraînement intensif provoquant une « masculinisation » du corps féminin « musclé, avec des épaules carrées, une poitrine effacée, etc. ».
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[5]
Le « ngemb » ou « ngimb » est le pagne qui ceint le lutteur lors des combats.
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[6]
Macky Sall est le Président de la République du Sénégal depuis mars 2012.
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[7]
« L’hexis corporelle correspond à la manière de se mouvoir physiquement, de se tenir de manière distinctive du groupe social auquel on appartient. Elle décrit les règles qui régissent le comportement physique des individus » selon Boltanski (1971).
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[8]
L’islam réformiste est un concept complexe. Il s’oppose à l’islam maraboutique ou confrérique. Essentiellement constitué par les étudiants et enseignants en arabe formés dans le Moyen Orient et/ou au Maghreb (Mbacké, 1998), il dénonce l’assujettissement aveugle de certaines musulmanes. Pour Seck (2010) en revanche, le réformisme étant un concept ambigu renvoie à l’idée de rationalisation, de diagnostic s’appuyant sur un projet à la fois « intellectuel et politique de réveil islamique doté de la particularité d’un désir aux attitudes et aptitudes d’avant le temps de la décadence… » (Seck, 2010 : 40).
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[9]
Jeudi 4 Juillet 2013, un article de l’APS.
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[10]
Ces propos sont recueillis sur le site seneweb.com consulté le 05 avril 2013 à 12 heures après deux combats de lutte féminine organisés le 04 avril 2013 opposant
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[11]
Ces cadres sont des membres du Comité National de Gestion de la Lutte (CNGL)
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[12]
En tant que cadres administratifs du CNGL, on comprendrait leur attitude consistant à ne pas être trop bavard et surtout critique vis-à-vis de leurs autorités de tutelle.
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[13]
Ces propos ont été tenus publiquement lors d’une conférence donnée par le Président du CNGL au colloque organisé par Dominique Chevé et Cheikh Tidiane Wane à l’UCAD 2 de Dakar en février 2017.
Femmes et lutte au Sénégal : éléments de problématisation
1La société sénégalaise qui est constituée très majoritairement de musulmans [1] s’appuie en même temps sur un syncrétisme religieux. Son organisation sociale répond à un modèle patriarcal, traditionnel où les femmes musulmanes subissent une domination masculine renforcée par le recours aux textes religieux et leur interprétation en faveur des hommes pour assoir cette domination (Sow, 2004). En effet, des travaux faits sur le corps au Sénégal (Mbodj, 1981 et 1997 ; Sow, 1985 ; Dia, 1986) corroborés par d’autres travaux plus récents (Ndiaye, 2006 ; Cohen 2012) ont montré que le corps est marqué sexuellement durant toutes les étapes du développement – de la naissance à l’âge adulte – et dans toutes les pratiques sociales (ludiques, alimentaires, corporelles, etc.). Il est construit non seulement par le marquage sexuel précoce lié à l’éducation et aux inégalités sexuées ; mais en outre, la plupart des femmes font l’objet de discriminations juridiques, professionnelles en plus de celles religieuses, socioculturelles, etc. (Camara, 2012). En dépit de certaines mutations observées contribuant à une amélioration de la condition féminine dans la société sénégalaise, ces inégalités et discriminations sont toujours d’actualité. Elles se manifestent dans la majorité des domaines d’activités de la vie sociale : éducatif, économique et politique en général et celui du sport qui nous concerne en particulier.
2C’est dans ce cadre que s’inscrit cette recherche qui tente d’analyser la situation des femmes musulmanes dans la pratique de la lutte instituée, qu’elle soit lutte simple ou avec frappe. En effet, les inégalités sexuées y sont persistantes en dépit de la démocratisation du sport déclarée dans la loi de 1984, 84-59 portant charte du sport. Les femmes demeurent sous représentées (moins de 1 % de licenciées selon Diatta, 2007) dans la lutte en général, considérée comme sport de « tradition masculine » ; autrement dit, les disciplines comme le rugby, le football, la boxe, etc. qui sont peu féminisées parce que connotées de représentations viriles et dont l’histoire sociale de l’implantation et du développement permet de les situer comme étant « masculines » du fait de l’hégémonie masculine qui marque historiquement ces sports (Louveau, 1986 ; Mennesson, 2005). Par ailleurs, si certaines femmes, à travers les rapports au corps qu’elles ont et qui sont admis par leur culture – les Diola [2] par exemple – peuvent s’adonner à la pratique de la lutte simple en tant que jeu traditionnel (Diedhiou, 2008), d’autres, en revanche, ne le peuvent pas quand il s’agit d’une pratique institutionnalisée (lutte simple avec ou sans frappe). Les femmes pratiquantes sont soit exclues, soit font l’objet d’une stigmatisation par opposition à leur investissement dans d’autres formes de lutte (olympique, lutte en tant que jeu traditionnel), dans les arts martiaux et la boxe où la violence est euphémisée car réglementée.
3Le sport étant un laboratoire privilégié pour questionner les rapports homme-femme (Elias et Dunning, 1994), cette recherche tente de comprendre pourquoi la lutte instituée reste une pratique marginale voire marginalisée chez les femmes musulmanes. En quoi les normes de féminité au Sénégal peuvent-elles constituer des déterminants de la marginalisation de la lutte féminine en tant que pratique institutionnalisée ? Cette marginalisation est-elle aussi liée aux normes et représentations sociales du corps de la femme dans un contexte marqué par un islam qui a un droit de regard sur l’usage public du corps en général et sur celui de la femme musulmane en particulier ? Cette étude tente d’apporter des éléments de réponses à ces trois questions. Elle utilise la lutte simple pour appréhender les rapports sociaux de sexe dans le cadre de la pratique de cette discipline et par extension, dans le secteur sportif. Pour identifier les éléments de résistances socioculturelles permettant de comprendre la marginalisation de la lutte féminine et le concours des principaux acteurs de cette marginalisation, sont également questionnées les politiques publiques sportives mises en œuvre pour développer la lutte féminine au Sénégal. À cela s’ajoutent les représentations et les rapports que la plupart des acteurs de la lutte (dirigeants, pratiquantes, promoteurs ou organisateurs de combats) ont avec le corps et de manière spécifique avec la féminité et la religion.
Contexte de l’étude
4Pour faire ce travail de recherche compréhensive (Kaufmann, 1996), la démarche méthodologique utilisée est typiquement qualitative. Au regard de la problématique posée et des informations à collecter, l’entretien semi-directif est utilisé comme technique de recherche car il permet « au chercheur de retirer de ses entretiens des informations et des éléments de réflexion très riches et nuancés » (Quivy, Campenhoudt, 2006 : 173). Les points abordés avec les populations enquêtées constituées de lutteuses, d’administratifs (responsables du CNG) et de promoteurs s’articulent autour des politiques de développement de la lutte, des normes religieuses ainsi que les questions de féminité au Sénégal et des logiques internes [3] de la lutte. En outre, l’entretien semi-directif est associé à l’analyse documentaire (articles de presses ou les commentaires dans les réseaux sociaux et les fora). Nous présentons ici les résultats de cette recherche qui s’articulent autour de deux axes. Le premier met en évidence la marginalisation de la lutte féminine et le second indique la part de responsabilité des agents contribuant de manière consciente ou inconsciente à cette marginalisation.
Une pratique féminine marginale et marginalisée
5La lutte instituée demeure, pour les femmes, une pratique marginale pour trois principales raisons, à savoir : des oppositions entre normes sportives et normes de beauté sénégalaises d’abord ; des oppositions entre normes sportives et religieuses autochtones ensuite ; et enfin, une absence de volonté politique.
La lutte féminine à l’épreuve des normes dominantes de féminité au Sénégal, des normes religieuses et des politiques publiques
6La féminité hégémonique (Courcy & al., 2006) renvoie à l’idéal du corps féminin proposé par les normes socio culturelles dominantes d’une société. Au Sénégal, les représentations relatives aux normes dominantes de féminité reposent sur des critères qui différent des stéréotypes et caractéristiques normatives féminines des sportives internationales [4]. Selon Mbodj (1997 : 210), l’idéal corporel féminin au Sénégal repose sur : « Trois rondeurs : la tête suffisamment grosse, les seins bien galbés et les fesses bien arrondies » ; « Trois longueurs : le cou bien dégagé, la taille bien dessinée et les attaches minces et longues » ; « Trois noirceurs : les cheveux noirs et abondants, les yeux grands et noirs et les gencives et les lèvres noires » ; « Trois blancheurs : le blanc de l’œil pur, les dents blanches et la vie intérieure sans tâche ». S’agissant de la corpulence au Sénégal, l’extrême minceur est dévalorisée au même titre que l’extrême grosseur ; et ceux ou celles qui sont dans ces situations sont victimes de stigmatisation sociale qui se manifeste sous forme de moqueries, de rejet dans les relations intimes ou matrimoniales et/ou d’exclusion dans la sphère publique (Diop, 2012 ; Cohen, 2012). Toutefois, avec l’occidentalisation de la société et/ou la globalisation, le corps connaît une transition actuellement dans ses conceptions en Afrique (Cohen, 2012). On constate chez des jeunes filles scolarisées et des femmes âgées appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures un évitement de l’embonpoint qui demeure malgré tout la corpulence normale. En effet, l’embonpoint est une marque de bonne santé et est surtout associé aux femmes mariées (Diop, 2012 ; Cohen, 2012). « Dans la société sénégalaise, la femme bien enveloppée de chair a toujours été très valorisée et était même un signe de bonne santé et d’aisance sociale. Dans cet ordre social, l’activité physique symbolisait la force et la virilité et correspondait mal avec le concept social de femme » (Tine et Fall, 2015 : 286).
7Cependant, le sport en général et la lutte en particulier sont perçus comme des pratiques entraînant la masculinisation du corps féminin. La lutte est une pratique qui produit des modifications morphologiques qui s’opposent, d’une part, aux rondeurs et, d’autre part, à l’embonpoint valorisé chez la majorité des femmes sénégalaises. En plus des transformations corporelles provoquées par l’entrainement, la pratique féminine de la lutte implique des usages sociaux du corps qui seraient inadéquats aux normes sociales de la société sénégalaise et est de ce fait désapprouvée. La mise en jeu d’un corps « agressif », « violent » et l’usage de techniques sportives spécifiques dans la lutte s’opposent aux usages du corps féminin reposant majoritairement sur la grâce, la douceur (parler doucement, marcher doucement, baisser le regard, etc.). De l’avis de l’un des responsables du Comité National de Gestion de la Lutte (CNGL) : « La femme sportive bien qu’elle ait une forme robuste, athlétique, elle est inférieure à la femme sénégalaise qui est belle ou qui est séduisante avec de belles formes parce que travaillant par exemple comme secrétaire ou autre ». Les lutteuses n’échappement pas à la rigueur des normes socioculturelles qui s’imposent à elles et à la réaction de leur environnement immédiat. La réaction de l’entourage de la lutteuse n’est pas de nature à favoriser la pratique. À ce titre, les propos de cette lutteuse sont assez illustratifs : « Au début, ma mère n’était pas d’accord, je ne leur avais pas dit que je pratiquais la lutte. Pour eux, j’étais dans l’Athlétisme… Dans ma famille, certains sont d’accord et d’autres ne le sont pas ; ils te disent pourquoi tu pratiques la lutte et ils ne te donnent pas ce dont tu as besoin. Les gens de mon entourage disent qu’une fille ne doit pas pratiquer la lutte car c’est une pratique sportive qui n’est pas propre à la fille. Lorsqu’ils entendent parler de la lutte, ils croient que nous portons ce que les hommes portent ». Une autre lutteuse renchérit : « La lutte traditionnelle, je ne veux pas la pratiquer. Je ne suis pas d’accord que la femme puisse faire la lutte traditionnelle comme les gens qui portent les Ngemb [5]. Le “Ngemb” n’est pas correct pour une femme. Mais tous les autres sports même la lutte olympique, les hommes le font ainsi que les femmes ».
8En somme, la masculinité et la féminité renvoient ainsi à des idéaux corporels qui associent le corps de l’homme à des valeurs sportives (compétition et performance, autonomie, indépendance, force, puissance, etc.) et le corps de la femme est pensé comme un « objet esthétique » morcelé et soumis au regard. Selon ce membre du CNG, « la lutte, c’est de la résistance, la force et cette force n’est pas destinée à une femme ». Celles qui se sont initiées à la lutte, en l’occurrence quatre femmes lutteuses, ont été fortement stigmatisées : insultées, traitées de folles, de prostituées sur des réseaux sociaux notamment, alors que la lutte comme jeu traditionnel féminin est admise dans certaines sous cultures au Sénégal, particulièrement chez les Diolas en Casamance. Il existe une division sexuelle des rôles sociaux et une catégorisation sexuée des usages du corps, des hexis corporelles. Cette distinction des manières de faire, d’être ou de ressentir des individus selon qu’ils soient hommes ou femmes explique le rejet de ces dernières dans la pratique de la lutte. Les propos de cette lutteuse vont dans ce sens : « Les individus disent qu’une fille ne doit pas pratiquer la lutte, la lutte n’est pas propre à la fille. Lorsqu’ils entendent la lutte, ils croient que nous portons ce que les hommes portent maintenant, que nous faisons les techniques qu’ils font et que c’est mal vu au Sénégal chez une fille ». Une autre lutteuse soulève les résistances sociales en relatant l’échec d’organisation de combat de lutte opposant des femmes. « Tu sais, on avait commencé ce genre de lutte chez les filles, en leur permettant de porter de longs pantalons et des tee-shirts. Mais par la suite, on l’a interdit en disant que ce n’est pas décent pour une fille. Après, le CNG a dit qu’il ne va s’engager à ce que les filles fassent la lutte simple au Sénégal ».
9C’est ainsi que peuvent s’expliquer les résistances rencontrées par la lutte féminine en mettant en évidence dans un premier temps les rôles sociaux attendus des femmes surtout lorsqu’elles rentrent dans la vie conjugale ; dans un second temps, les enjeux du mariage impliquant au-delà de l’époux, la belle famille. « C’est impossible de faire la lutte tout en étant mariée. Tu ne pourras pas t’occuper de ton mari et de tes enfants… En plus, c’est la famille de ton mari qui ne va pas le laisser tranquille pour qu’il te laisser continuer ton sport. Ils vont lui demander quand est-ce que ta femme va rejoindre sa maison conjugale, tu as uniquement épousé une femme en la laissant ainsi, une femme sportive n’est pas une épouse, des choses comme ça ». Des commentaires recueillis dans des fora sur internet rendent compte des contradictions qui existent entre la lutte et les normes dominantes de féminité au Sénégal. C1 : « elle (la lutte) transforme leur corps ; c’est dégueulasse. Elles font de la musculation comme les hommes, après elles suent, c’est sale » ; C2 : « ces filles auront du mal à trouver des maris. Aucun homme doté de tous ses sens acceptera d’épouser une lutteuse, une femme doit être douce vraiment » ; C3 : « vraiment la femme doit s’interdire certaines choses. C’est trop vilain ». Ces propos traduisent dans une certaine mesure un contexte culturel réfractaire au sport féminin en général et spécifiquement à la lutte féminine. D’autres commentaires et propos de journalistes désapprouvant l’investissement des femmes dans cette discipline fustigent au-delà d’elles, les organisateurs de combats féminins. C4 : « vous faites la honte aux femmes, organisateurs bêtes mais il faut monter un combat entre vos mères et sœurs si vous êtes honnêtes. Arrêtez de vous enrichir sur le dos des pauvres. Cette perversion doit arrêter. Macky Sall [6] et ses ministres sont interpellés. Plus jamais ça, trop c’est trop » ; C5 : « n’importe quoi !!! Allez-vous occuper de votre ménage » ; C6 : « la première journée… a été entachée d’une incursion dégradante de lutteuses dans le milieu très brutal de la sénégalaise ». D’autres remarques encore plus virulentes et grossières sont constatées, mais cette étude se garde d’en faire état pour des raisons éthiques.
10Cependant, il semble utile de souligner que cette féminité hégémonique ne s’appuie pas seulement sur des critères physiques ou esthétiques. Ces commentaires tendent aussi à procéder à une moralisation et une construction sociale (idéal-type) de la beauté féminine. La mise en évidence de qualités morales et des rôles sociaux attendus des femmes renforce cette idée et est étroitement liée à la conception de la beauté dans l’islam. En fait, la beauté dans la religion musulmane a une double signification, esthétique et éthique en l’occurrence. Elle ne constitue pas seulement « l’apanage d’un objet esthétique » ; le fait d’avoir des qualités morales symbolise une belle femme musulmane (Bedhioufi, M’Rabet, 2010). La première signification est toutefois intégrée dans la seconde faisant que la beauté s’inscrit dans une vision globale. Par ailleurs, cette forme de féminité culturellement idéalisée « participe à la domination des femmes et exerce une domination sur les autres formes de féminité » (Courcy & al., 2006 : 53). La mise en jeu du corps féminin dans la lutte va donc également à l’encontre des normes religieuses musulmanes. Le rejet de la lutte instituée simple ou avec frappe chez les femmes peut alors s’expliquer aussi par des éléments de résistances religieuses. Sa logique interne ou l’ensemble des caractéristiques techniques et réglementaires de la lutte instituée semblent être en contradiction avec certaines dispositions religieuses régissant les usages du corps (masculin et féminin). L’interprétation du verset 31 de la sourate 24 contribue particulièrement au rejet de la lutte féminine instituée : « Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, et de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît et qu’elles rabattent leur voile sur leurs poitrines ; et qu’elles ne montrent leurs atours qu’à leurs maris, ou à leurs pères, ou aux pères de leurs maris, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs maris, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou aux femmes musulmanes, ou aux esclaves qu’elles possèdent, ou aux domestiques mâles impuissants, ou aux garçons impubères qui ignorent tous des parties cachées des femmes. Et qu’elles ne frappent pas avec leurs pieds de façon que l’on sache ce qu’elles cachent de leurs parures. Et repentez-vous tous devant Dieu, ò croyants, afin que vous récoltiez le succès. »
11Ce verset révèle trois choses à savoir les restrictions corporelles relatives au corps féminin, les usages sociaux de celui-ci et des indications sur la sexualité féminine. Les restrictions concernant le corps féminin liées à l’interprétation de ce verset peuvent ne pas être compatibles, en première approche, avec les tenues portées par les lutteuses. Dans un second temps, la mise en mouvement du corps féminin dans la pratique de la lutte peut être en contradiction avec les hexis corporelles [7] telles qu’elles sont conçues ou admises dans la culture sénégalaise. Ces considérations conduisent des individus influents et qui se réclament de l’islam réformiste [8] (prêcheurs, maîtres coraniques, enseignants, etc.) à dénoncer également la lutte masculine, telle qu’elle est pratiquée actuellement, comme étant considérée comme une pratique non musulmane. Qu’en sera-t-il s’il s’agit a fortiori de femmes ? [9] Les écrits ci-dessous recueillis sur un réseau social [10] constituent une critique de la lutte féminine sous-tendue par une interprétation religieuse. C7 : « le Messager de Dieu a maudit les hommes qui cherchent à ressembler aux femmes et les femmes qui cherchent à ressembler aux hommes ».
12En ce qui concerne les résistances politiques, les acteurs interrogés n’ont pas été prolixes en raison de leur position administrative [11] et du caractère jugé assez sensible des questions de l’enquêteur. La plupart des cadres administratifs de la lutte ont souligné le manque d’organisation et l’absence d’initiatives pour le développement la lutte féminine. Le Comité National de Gestion (CNG) a une délégation de pouvoir de la part de l’État du Sénégal pour promouvoir et développer la lutte dans ses différentes formes et conformément aux orientations définies dans la charte du sport. Cependant, il est de fait constaté que cette structure n’a pas investi jusqu’à aujourd’hui dans la lutte féminine. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les propos de ce responsable du CNGL : « Elle est aussi marginalisée parce que l’organisation devrait se passer d’abord au niveau de ces structures hiérarchiques que ça soit au niveau central ou dans les structures déconcentrées. » Ces considérations indiquent les carences en termes d’organisation de compétitions sportives par les structures centrales et déconcentrées. Un autre responsable administratif du Comité National de Gestion de la Lutte souligne ces mêmes problèmes en dépit du principe de démocratisation de la pratique du sport tel que défini dans la charte du sport selon les orientations du Président de la République : « Tout ceci est un problème d’organisation, il faut y penser parce que l’objectif même depuis la déclaration sportive du Président de la République devant le Comité National Olympique, était de faire une modernisation de la lutte dans tous les sens, une diversification et un renforcement financier pour parvenir à des constructions d’infrastructures, une formation de ressources. Et quand je dis formation de ressources, il faut des entraineurs dans toutes les catégories sexuées, que ce soit masculin ou féminin pour développer la lutte au Sénégal. » Les structures de gestion et les promoteurs privés n’organisent pas non plus de combat de lutte féminine. Aucune demande de pratique féminine de la lutte simple, avec ou sans frappe, n’est constatée chez les différents publics « spectateurs », voire même de la part des « pratiquantes » ; au contraire, les données recueillies renseignent plutôt sur un rejet. Pourquoi les différents acteurs n’investissent pas dans la lutte féminine ? Il semble que la réponse à cette question corresponde au fait que l’ensemble des protagonistes est lui-même tributaire des normes religieuses ou socioculturelles.
Des acteurs sous l’emprise des normes socioculturelles
13Il ressort de l’analyse des discours que les différentes personnes interviewées – les lutteuses, les cadres administratifs et les promoteurs – ont incorporé des normes de telle sorte que ces personnes renoncent même à s’investir dans la lutte féminine. Les lutteuses qui acceptent de s’investir dans la lutte olympique ou pratiquaient la lutte simple dans certaines circonstances [12], manifestent catégoriquement leur refus de faire la lutte simple ou avec frappe instituée. Pourtant, d’un point de vue religieux, elles n’expriment pas de difficultés pour pratiquer la lutte olympique où la mise en mouvement du corps et les tenues portées engendrent une transgression des normes religieuses. Par ailleurs, Louveau (1986) et Mennesson (2005) ont montré que les femmes qui s’engagent dans des sports de tradition masculine remettent en cause la hiérarchisation des sexes, les rôles sexués, etc. Toutefois, ceci ne se reflète pas dans le comportement de cette lutteuse en dépit du fait que la discipline obéit aux critères qui définissent un sport « masculin » : « Moi, même si on me paye des millions, pour rien au monde je me mettrai dans une arène pour lutter. Ce n’est pas ce que l’on attend d’une femme et il ne faut pas perdre de vue je suis quand même une femme. On attend de moi à ce que je me marie, que je m’occupe de mon époux, des enfants. » Ces propos se trouvent renforcer par les propos d’une autre lutteuse opposant les valeurs de la lutte à celles qui symbolisent une « bonne » femme : « Ce que l’on voit dans la lutte est différent des valeurs que doit avoir une femme. La femme doit avoir plusieurs valeurs, c’est-à-dire elle doit parler moins, elle ne doit pas sortir beaucoup, si tu sais moraliser, si tu salues les gens en passant même si tu es en colère les gens ne doivent pas le savoir. Le fait de vivre en paix avec tes voisins, avec ta famille, d’avoir une maitrise de soi-même si tu sais que la personne a tort. Tu ne rates pas les heures de prières, tu ne te mêles pas des problèmes des autres c’est en ce moment qu’on reconnait que tu es une bonne femme, une femme qui a de la valeur. »
14Les représentations de ces lutteuses relatives à ce que doit être la femme contribuent à les maintenir dans une position sociale inférieure et à perpétuer la domination masculine. Les normes régissant les usages du corps féminin sont intériorisées par les cadres administratifs qui s’y plient et qui n’envisagent pas de mener des actions allant dans le sens de développer la pratique de la lutte féminine simple : « Nous ne pouvons pas organiser des combats féminins car la lutte féminine simple est taboue au Sénégal. Pour ce qui est de nos coutumes, c’est une pratique réservée aux hommes. Les exigences en termes de beauté ou des tâches que les femmes doivent faire ne permettent pas aux structures d’organiser des combats féminins car c’est voué à l’échec. » Un haut cadre administratif du CNGL récuse l’idée selon laquelle les femmes soient, en tant que telles, réellement marginalisées dans la pratique de la lutte. En effet, pour lui, elles sont bien présentes mais elles jouent d’autres rôles ; celui du CNGL consiste à protéger les femmes qui occupent une place déterminante dans la pratique culturelle. Cependant, sa pensée semble renforcer l’idée selon laquelle les femmes, dans le champ de la lutte, ne sont pas des compétitrices ; en d’autres termes, elles ne sont pas effectivement concernées par les aspects sportifs proprement dits de la pratique comme l’attestent ces propos [13] : « Dire que les femmes sont exclues de la pratique de la lutte pose problème. Elles sont bien présentes mais aussi elles jouent des rôles importants. Ce sont elles qui chantent, qui embellissent l’enceinte, qui supportent les lutteurs. Notre rôle en tant responsables de la lutte n’est pas d’organiser des combats pour les femmes, il s’agit plutôt de les protéger, car la culture au Sénégal ne nous permet pas de le faire. L’expérience nous donne raison car certaines d’entre elles qui l’avaient essayé en ont fait les frais. Nous sommes dans l’obligation de les protéger car elles sont nos épouses, nos sœurs, nos filles ». Ces considérations peuvent laisser perplexe. Pour autant, ceux qui ont pour mission d’appliquer le principe de la démocratisation sexuée du sport sont aussi parties prenantes de la société sénégalaises ainsi que de ses représentations et normes dominantes qu’ils ont eux-mêmes incorporées et qui semblent les conduire à prendre des décisions qui s’opposent à ce principe. Un autre responsable du CNG confirme la position de la structure à ce sujet : « Effectivement, nous reconnaissons qu’il est extrêmement difficile d’organiser des compétitions opposant des femmes au Sénégal à cause des contraintes religieuses et sociales. La lutte c’est de la résistance, de la force et cette force n’est pas destinée à une femme ».
15En plus des responsables chargés de la gestion de la lutte, les organisateurs ou promoteurs privés répondent à ces normes. Pour mieux saisir ces éléments de résistance, nous avons choisi d’interviewer deux femmes organisatrices de combat de lutte. Les propos qu’elles ont tenus renforcent ceux des cadres administratifs. La première promotrice questionnée sur le fait qu’elle n’organise pas en tant que femme des combats féminins souligne : « Notre culture ne nous permet pas d’organiser des combats féminins et c’est la raison pour laquelle je n’en organise pas. La place de la femme dans un combat de lutte consiste à bien s’habiller ou rendre belle et attrayante l’arène ». L’autre promotrice considère que : « Le rôle de la femme dans l’arène se limite à assurer les chansons et à rehausser l’image du combat moyennant un port vestimentaire distingué. »
Conclusion
16« Un sport a d’autant plus de chance d’être adopté par les membres d’une classe sociale qu’il ne contredit pas le rapport au corps dans ce qu’il a de plus profond et de plus profondément inconscient ; c’est-à-dire le schéma corporel en tant qu’il est dépositaire de toute une vision du monde social, de toute une philosophie de la personne et du corps propre » (Bourdieu, 1979 : 564). Conclure sur cette problématique de la marginalisation des femmes dans la lutte simple avec ou sans frappe revient donc à s’interroger sur les rapports qu’elles entretiennent au corps relativement à la féminité et à la religion. Il est de fait constater que la plupart des critères qui définissent une « belle » et une « vraie » femme au Sénégal s’opposent à ceux qui caractérisent la sportive. À cela s’ajoutent les résistances relatives aux manifestations et aux usages du corps féminin que les acteurs (pratiquantes, cadres administratifs et organisateurs) ont incorporés. En conséquence, la pratique de la lutte reste et risque de rester un monde exclusivement réservé aux hommes en dépit des orientations dans le cadre des politiques publiques sportives.
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- Ndiaye L. 2006, « Les Représentations sociales du corps de la femme en pays wolof sénégalais : tradition et modernité », dans Ly B. (éd.), Annales de la Faculté des Lettres des Lettres et Sciences Humaines, Sociétés en devenir, Dakar, Presses Universitaire de Dakar, pp. 213-234.
- Parlebas P. 1986, Eléments de sociologie du sport, Paris, PUF.
- Parlebas P. 1999, Jeux, sports et sociétés : lexique de praxéologie motrice, Paris, INSEP.
- Pociello C. 1981, Sports et société : approches socio-culturelles des pratiques, Paris, Vigot.
- Quivy R. & Campenhoudt L V. 2006, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 3e édition.
- Seck A. 2010, La Question musulmane au Sénégal. Essai d’anthropologie d’une nouvelle modernité, Paris, Karthala.
- Sow F. 2004, « Le statut des femmes au Sénégal », dans Taboada-Leonetti I. Les femmes et l’Islam, entre modernité et intégrisme, Paris, L’Harmattan, pp. 71-76.
- Sow M. 1985, « Contribution à l’étude interculturelle du statut du corps en milieu scolaire sénégalais : pour une redéfinition des pratiques de l’éducation physique », Thèse de doctorat, Toulouse Le Mirail.
- Tine C. T. & Fall I. 2015, « Les représentations du corps chez les femmes pratiquant le fitness à Dakar », dans Journal de la Recherche Scientifique de l’Université de Lomé (Togo), Série B, 17 (3), pp. 285-293.
Notes
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[1]
Le recensement religieux n’est pas effectué lors du recensement général de la population (ANSD, 2013) et la sensibilité de la question ne nous permet pas d’avancer des chiffres qui ont jadis fait l’objet de contestation.
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[2]
D’aucuns estiment que chez les Diolas, la lutte est pratiquée, d’une part, comme un jeu traditionnel opposant différents villages à la fin des récoltes ; d’autre part, comme une pratique rituelle opposant un homme et une femme qui envisagent de se marier. Le mariage ne sera autorisé que lorsque la femme mettra à terre l’homme.
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[3]
Pociello (1981) a montré la pertinence socioculturelle des logiques internes des sports en plus de celle motrice soulignée par Parlebas (1986). Pour le premier auteur cité, la logique interne d’un sport renvoie aux conditions techniques, spatiales et réglementaires des pratiques sportives ainsi que les modes d’engagement corporel sollicités (Pociello, 1981). Quant au second, il la définit comme le « système des traits pertinents d’une situation motrice et des conséquences dans l’accomplissement de l’action motrice » (Parlebas, 1999 : 2016).
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[4]
Ces dernières subissent des transformations corporelles dues à l’entraînement intensif provoquant une « masculinisation » du corps féminin « musclé, avec des épaules carrées, une poitrine effacée, etc. ».
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[5]
Le « ngemb » ou « ngimb » est le pagne qui ceint le lutteur lors des combats.
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[6]
Macky Sall est le Président de la République du Sénégal depuis mars 2012.
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[7]
« L’hexis corporelle correspond à la manière de se mouvoir physiquement, de se tenir de manière distinctive du groupe social auquel on appartient. Elle décrit les règles qui régissent le comportement physique des individus » selon Boltanski (1971).
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[8]
L’islam réformiste est un concept complexe. Il s’oppose à l’islam maraboutique ou confrérique. Essentiellement constitué par les étudiants et enseignants en arabe formés dans le Moyen Orient et/ou au Maghreb (Mbacké, 1998), il dénonce l’assujettissement aveugle de certaines musulmanes. Pour Seck (2010) en revanche, le réformisme étant un concept ambigu renvoie à l’idée de rationalisation, de diagnostic s’appuyant sur un projet à la fois « intellectuel et politique de réveil islamique doté de la particularité d’un désir aux attitudes et aptitudes d’avant le temps de la décadence… » (Seck, 2010 : 40).
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[9]
Jeudi 4 Juillet 2013, un article de l’APS.
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[10]
Ces propos sont recueillis sur le site seneweb.com consulté le 05 avril 2013 à 12 heures après deux combats de lutte féminine organisés le 04 avril 2013 opposant
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[11]
Ces cadres sont des membres du Comité National de Gestion de la Lutte (CNGL)
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[12]
En tant que cadres administratifs du CNGL, on comprendrait leur attitude consistant à ne pas être trop bavard et surtout critique vis-à-vis de leurs autorités de tutelle.
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[13]
Ces propos ont été tenus publiquement lors d’une conférence donnée par le Président du CNGL au colloque organisé par Dominique Chevé et Cheikh Tidiane Wane à l’UCAD 2 de Dakar en février 2017.