Corps 2017/1 N° 15

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Article de revue

« Retracer les souffrances auxquelles nous avons été en proie » : les prisonniers de guerre français. 1792-1815

Pages 283 à 292

Notes

  • [1]
    Delaunay D., 1891, « Mémoires de Guillaume-Marie Angenard (1790-1833) », Annales de Bretagne, 1891, p. 376.
  • [2]
    Routier L., 2004, Récits d’un soldat de la République et de l’Empire, Paris, Éd. du Grenadier, p. 52.
  • [3]
    Combe (colonel), 1853, Mémoires du colonel Combe sur les campagnes de Russie 1812, de Saxe 1813, de France 1814 et 1815, Paris, Librairie militaire Blot, p. 252.
  • [4]
    Beaujeau C.-R. (capitaine), 2001, Relation de captivité, Paris, Teissèdre, p. 59. Encore Beaujot est-il évacué. Nombre de témoins évoquent l’absence de soins aux blessés ennemis « capturés » dans tel ou tel hôpital abandonné au cours d’une retraite. Le colonel Marbot, commandant le 23e chasseurs, dit dans ses mémoires sa douleur devant ce « moment le plus affreux d’une retraite […], celui où il faut se séparer des blessés qu’on est forcé d’abandonner à la pitié des ennemis qui souvent n’en ont aucune et pillent ou achèvent les malheureux » Marbot M. (de), 1893, Mémoires du général baron de Marbot, Paris, Mercure de France,, tome II, p. 515). Certains mémorialistes évoquent même, au-delà de l’absence de soins – et donc de la mort lente à laquelle la plupart des malades et blessés se trouvaient ainsi condamnés –, leur massacre : « à Mançanarès, les Espagnols égorgèrent quatre cents malades que la première division y avait laissé » indique J. Quantin, dans le récit qu’il fait de sa captivité en Espagne (Quantin J., Trois ans de séjour en Espagne, dans l’intérieur du pays, sur le ponton, à Cadix et dans l’île de Cabrera,…, Paris, J. Brianchon, 1823, p. 99.
  • [5]
    Lavaux (sergent), 2004, Mémoires de campagne, Paris Arléa, p. 67.
  • [6]
    Everts H.-P., 1901, « Campagne et captivité en Russie », Carnet de la Sabretache, 1901, p. 43-47.
  • [7]
    Lavaux (sergent), Mémoires de campagne…, op. cit., p. 125.
  • [8]
    Les sanctions disciplinaires contre les prisonniers reposent sur l’enfermement au cachot – le black hole – et la réduction à la « demi-ration » des aliments distribués, avec les conséquences que l’on imagine sur les organismes.
  • [9]
    Molin, J.-B. L., 1935, « Souvenirs de Cabrera », Carnet de la Sabretache, p. 223.
  • [10]
    Dubuc, 1823, Relation de la situation des prisonniers français détenus dans l’île de Cabrera, ile espagnole dans la Méditerranée, depuis le 5 mai 1809, jusqu’au 16 mai 1814, Bordeaux, Cavazza, sd, p. 4.
  • [11]
    Ibid., p. 2.
  • [12]
    Molin J.-B. L., « Souvenirs… », art. cit., p. 223.
  • [13]
    Dubuc, Relation de la situation des prisonniers…, op. cit., p. 6-7 et Quantin J., Trois ans de séjour en Espagne…, op. cit., p. 92.
  • [14]
    Quantin J., Trois ans de séjour en Espagne…, op. cit., p. 65.
  • [15]
    Flavigny (sergent), 1821, Histoire du sergent Flavigny ou dix années de ma captivité sur les pontons anglais, Paris, Nepveu, p. 153.
  • [16]
    Lebertre (colonel), 1813, Aperçu du traitement qu’éprouvent les prisonniers de guerre français en Angleterre, Paris, J.-G. Dentu, p. 25.
  • [17]
    Ibid., p. 4.
  • [18]
    « Rapport du capitaine Gerdy au comte Baste, colonel des marins de la Garde impériale », Mémoires sur la campagne d’Andalousie et la captivité qui s’en suivit, Paris, Teissèdre, 1998, p. 158.
  • [19]
    Molin J.-B. L., « Souvenirs… », art. cit., p. 224.
  • [20]
    Demanche L., 1926, « Relation de ma captivité en Espagne en 1808, 1809, 1810 », Carnet de la Sabretache, p. 164.
  • [21]
    L’anecdote rapportée par Louis Demanche qui évoque la mise à mort d’un prisonnier tentant de s’évader à la nage à coup de harpon par les soldats espagnols qui le poursuivent, et non de fusil, relèverait en quelque sorte de la même logique. Demanche L., « Relation de ma captivité… », art. cit., p. 174.
  • [22]
    Demanche L., « Relation de ma captivité… », art. cit., p. 104.
  • [23]
    Molin J.-B. L., « Souvenirs… », art. cit., p. 221.
  • [24]
    Lebertre (colonel), Aperçu du traitement qu’éprouvent les prisonniers…, op. cit., p. 25.
  • [25]
    Strutton R., A True Relation of the Cruelties and Barbarities of the French upon the English Prisoners of War, being a Journal of their Travels from Dinan in Britany to Thoulon in Provence and Back Again…, Londres, Richard Baldwin, 1690 et Lyde R., A True and Exact Account of the Retaking of a Ship, called the Friends’ Adventure, of Topsham, from the French…, Londres, Richard Baldwin, 1693.
  • [26]
    Quantin J., Trois ans de séjour en Espagne…, op. cit., p. 71 et Montravel (comte de), Voyage d’un officier français en Russie…, op. cit., p. 43.

1« Me voici enfin arrivé à la fin de cette guerre de vingt ans à laquelle j’ai pris une part si active » écrit Guillaume Angenard, au début de ses mémoires, évoquant sa longue carrière de marin [1]. Il poursuit : « je ne rapportais chez moi qu’une tête mutilée de coups de bayonnettes, souvenirs cruels et ineffaçables de la lâcheté des soldats du ponton le Bristol, une mâchoire dégarnie de toutes ses dents du côté gauche par suite du traitement auquel j’avais été soumis, la jambe gauche percée d’une balle, le côté droit déchiré par un éclat de bois et l’épaule gauche traversée par un biscayen de 18 lignes de diamètre ». En associant aux séquelles des combats – les blessures dues à une balle, à un éclat de bois et à un biscayen – celles liées à sa captivité, en commençant d’ailleurs par ces dernières, le corsaire malouin dit bien cependant la place que les quelques années qu’il passa dans les « prisons d’Angleterre » tiennent dans cette forme de mémoire des événements si particulière que constitue le corps lui-même. Si l’historiographie récente de cette période a pu faire une place plus importance à une « anthropologie historique » soucieuse des effets de la guerre sur les corps des combattants, les travaux sur cette catégorie particulière de soldats que sont les prisonniers de guerre restent plus rares (Petiteau, 2003). Il en existe pour d’autres périodes, notamment concernant les conflits du xxe siècle, et certains auteurs ont pu, au détour de développements plus généraux, aborder la question des corps en souffrance de ces 15 à 20 % des soldats de la Révolution et de l’Empire qui, à un moment ou à un autre des deux décennies de conflits qui séparent le 20 avril 1792 de Waterloo, parfois de manière répétée, ont eu à connaître les « prisons » de l’ennemi. La question du corps des prisonniers reste pourtant peu abordée pour elle-même, malgré la diversité des sources disponibles.

2Certes, il ne saurait être question, dans les pages qui suivent, de faire un bilan exhaustif des connaissances sur ce sujet. Il est néanmoins possible de suggérer quelques pistes de réflexion que de nouvelles recherches ne manqueront pas d’éclairer. Pour ce faire, le parti pris a été de se concentrer sur les prisonniers de guerre français aux mains des ennemis des armées de la Révolution et de l’Empire. Avec, pour fil conducteur, une question : la soustraction du champ des combats qu’elle constitue conduit-elle à faire de la captivité une expérience corporelle différente de celle de la guerre ? N’en est-elle au contraire qu’une simple extension, sous une autre forme, la poursuite de la guerre par d’autres moyens pour paraphraser Clausewitz ?

Faim, soif, froid ou chaleur : les souffrances des corps captifs

3« Ce digne homme ainsi que sa femme », écrit Léon Routier, au sujet de ceux à la garde de qui il est confié alors qu’encore simple soldat, il est prisonnier en Autriche, à Innsbrück, en 1799, « avaient mille attentions bienfaisantes pour nous » [2]. Retenus en Courlande, en 1813-1814, des officiers du 8e chasseur disent avoir été « parfaitement accueillis des habitants, traités en amis plutôt qu’en étrangers » : « leur captivité leur avait paru douce autant que possible » écrit à leur sujet le colonel Combe, alors capitaine dans le même régiment, lui-même captif à Berlin [3]. Limiter l’expérience de la captivité de guerre, y compris au cours des guerres de la Révolution et de l’Empire, à la seule souffrance serait, on le voit, pour le moins restrictif : les conditions de captivité peuvent d’ailleurs changer au fil de cette dernière, en fonction des types de lieux de détention – ponton ou « prison de terre » voire « cautionnement » en Grande-Bretagne –, de l’évolution des relations diplomatiques entre états capteurs et pays d’origine des prisonniers, en fonction enfin de la phase de cette captivité.

4De ce point de vue, la phase initiale, celle du transfert des prisonniers vers les lieux qui les accueilleront plus durablement, est souvent la plus pénible. Une fois désarmés et, souvent, dépouillés, parfois rudement, les prisonniers sont en effet rassemblés en vue d’être transférés, en général en longues colonnes, vers des zones plus éloignées du cœur des opérations : il s’agit moins là de les soustraire aux risques liés aux opérations, de les en protéger, que d’éviter qu’une manœuvre quelconque de l’ennemi ne vienne les libérer quand bien même, dans un certain nombre de cas, leur reddition s’est accompagnée d’un engagement sur l’honneur à ne pas reprendre les armes. Si, en général, il n’y a pas d’intention particulière de nuire à la santé de ces captifs, les conditions mêmes de ce transfert se révèlent particulièrement pénibles pour les vaincus, à commencer par les blessés : « le cahotement des charrettes [les transportant] était devenu insupportable » se souvient le capitaine Beaujot, blessé puis capturé lors de la bataille de Buçaco en 1810, évacué vers Porto une vingtaine de jours plus tard avec ceux de ses compagnons d’infortune encore vivants [4]. Les blessés ne sont pas les seuls à souffrir cependant. Le sergent Lavaux, du 103e de ligne, décrit comment, faits prisonniers par les Autrichiens en mai 1799 et conduits vers le Tyrol, ses camarades et lui durent marcher « sans qu’on nous donnât la moindre subsistance. Le soir, après avoir marché plus de huit lieues [40 km environ] sans boire ni manger, nous couchâmes au bivouac, sans feu, par une pluie froide comme la glace ». « Je mis la tête sur mon sac en arrivant » poursuit-t-il : « je n’aurais jamais pu m’en relever sans un de mes camarades qui m’apporta un morceau de pain. J’étais tombé en faiblesse de fatigue et de faim » [5].

5Sans doute est-ce cependant en Espagne ou en Russie que les corps sont soumis aux plus rudes épreuves : si ceux qui ont capitulé en 1808 à Baylen se plaignent de la chaleur et de la soif, c’est du froid et de la faim que souffrent les prisonniers de 1812. « Pendant cette marche, nous eûmes à supporter beaucoup de désagréments et bien des moments pénibles, surtout par suite du peu de vêtements que nous possédions encore sur nos corps frissonnants » se rappelle le major Everts, Hollandais servant au 33e régiment d’infanterie légère, qui ne manque pas d’évoquer la manière dont ils furent « maltraités », « encore une fois maltraités d’une manière abominable par les cosaques », victimes d’« actes d’inhumanité inouïe et de la brutalité la plus excessive » [6]. Des 3 400 prisonniers composant la colonne à laquelle il appartient, il n’en reste à l’en croire que 400 au bout de quelques jours de ce traitement. « La faim et la soif, qui jouaient chez nous un rôle capital, [étaient] devenues absolument intolérables » écrit-i l, avec les conséquences que l’on imagine sur les corps par un froid qu’il décrit lui aussi comme « plus qu’intolérable ». Mais il convient de rappeler que cette lutte contre la faim, la soif, le froid avait aussi été celle des soldats en retraite avant leur capture : leur statut de prisonniers n’arrange certes rien à leur situation ; il n’en est pas l’origine unique cependant. De manière significative, en janvier 1807, lors de la campagne de Pologne, le sergent Lavaux dit avoir vu des captifs russes « que nous conduisions au quartier général manger du crottin de cheval. Plusieurs sont morts de faim en route » d’ailleurs dit-il [7]. « Nous ne pouvions pas leur donner du pain puisque nous n’en avions pas pour nous » se justifie-t-il, rappelant que la situation des combattants n’est, parfois, pas très différente de celle des prisonniers en terme de souffrances.

6La question de l’alimentation et de ses effets sur les corps revient de manière régulière sous la plume des anciens prisonniers, à commencer par ceux qui connaissent les conditions de détention les plus difficiles. Plus que le caractère insuffisant des rations – proches, en théorie au moins, de celles des soldats et/ou des marins –, sans doute est-ce la médiocre qualité des aliments qui est dénoncée par ceux qui eurent à connaître les pontons en Angleterre, les marchés passés avec des commissionnaires donnant lieu à fraudes, détournements et corruption (Lagadec, 2012) [8]. Si la situation est sans doute moins difficile dans les « prisons de terre » qui se développent au cours de cette période, en raison notamment des marchés qui y sont ouverts, permettant aux prisonniers de troquer les menus objets confectionnés par eux – en os, en bois, en vannerie – contre des denrées alimentaires ou des boissons alcoolisées revendues dans des cabarets plus ou moins clandestins, elle semble en revanche catastrophique en Espagne, tant pour les combattants retenus sur les pontons de Cadix que pour ceux transférés, en 1809, sur l’île de Cabrera. Là, tout autant que la qualité de l’alimentation – « du pain noir, du biscuit avarié ou rongé par des vers, des viandes salées ayant subi un premier degré de décomposition, de la morue salée, du riz et des pois, suivant les jours de la semaine » selon Molin, « sans doute le rebut de la marine » précise-t-il [9] –, c’est la quantité qui fait défaut. « La ration était assez forte pour nous empêcher de mourir de faim, et trop faible pour pouvoir vivre » écrit Dubuc, un marin bordelais [10]. « La soif se faisait sentir dans toute sa force » se souvient-il [11] : « on voyait des malheureux demander à grands cris de l’eau, et ces cris n’étaient point écoutés. Quelle était cruelle cette situation », d’autant qu’ainsi que le précise Molin, les aliments reçus « excitaient naturellement la soif » ; le soldat, amer, se souvient qu’« on distribuait de l’eau en si petite quantité qu’elle semblait s’absorber avant d’avoir pénétré dans l’estomac » [12]. À Cabrera, où les prisonniers sont – chichement – ravitaillés tous les cinq jours, la situation devient catastrophique en février 1809 lorsqu’une tempête empêche tout accostage pendant neuf jours. Plusieurs témoins évoquent d’ailleurs au moins un cas de cannibalisme, un soldat polonais tuant un cuirassier afin de s’en sustenter, Dubuc ou Quantin, tous les deux passés par l’île des Baléares, divergeant quant à savoir s’il avait déjà commencé à se repaître de chair humaine avant d’être confondu, condamné à mort et exécuté [13]. La maladie guette alors, lorsque ce n’est pas la mort.

Du corps malade au corps mourant

7Aux « fatigues de la guerre », viennent en effet s’ajouter ce que l’on pourrait qualifier de « fatigues de la captivité », accrues encore parfois par les violences des gardiens, coups de crosse de fusil, de baïonnette quand ce ne sont pas des tirs au moindre soupçon d’évasion ou de rébellion comme à Chatham, sur le ponton le Samson, en mai 1811, alors que les prisonniers n’ont pas reçu leurs rations. Quantin décrit par exemple les difficultés que lui et ses camarades eurent pour construire des abris sur Cabrera, leurs « corps épuisés par des fatigues inouïes » ne permettent guère le transport des matériaux les plus lourds [14]. En évoquant « le visage pâle et décharné de presque tous », le colonel Lebertre, retenu sur le ponton le Canada, dit bien les effets de la captivité sur les organismes, fragilisés et dès lors plus sensibles aux maladies : « l’état de faiblesse de tous les organes, par les privations et les souffrances, en détruisant graduellement le principe de la vie, garantissait des autres maladies » écrit le sergent Flavigny qui passe dix années sur les pontons [15]. La propagation des épidémies est facilitée par la promiscuité : rappelons que ce sont quelque 1 200 à 1 300 prisonniers qui s’entassent, par exemple, sur les trois ponts des prison-ships les plus importants de l’embouchure de la Tamise [16]. Les témoignages – notamment ceux laissés par les médecins et chirurgiens de marine qui y officièrent – s’accordent entre autres sur la faible circulation de l’air dans les coursives, sur les « miasmes » qui dès lors y stagnent, sur « la vapeur sépulcrale que ces infortunés [prisonniers] respirent », ou encore sur les effets pour les corps de l’impossibilité de s’y tenir debout sans avoir à se courber. Les maladies de peau – le colonel Lebertre se plaint d’être lui-même, malgré son rang, « couvert d’ordure et de vermine » [17] –, les maladies pulmonaires, entre autres, concernent nombre de captifs, lorsque ce ne sont pas le scorbut, la grippe comme à Dartmoor en 1808-1809, la dysenterie ou le typhus. Ces dernières frappent régulièrement, en Russie en 1812 ainsi que le rapporte le docteur von Roos, en Baltique en 1813 où seuls 40 des 300 prisonniers débarqués à Narva en même temps que le carabinier Abbeel survécurent à l’en croire, avant cela sur les pontons amarrés en baie de Cadix en 1808-1809. « Ce n’étaient plus des hommes, c’étaient des squelettes ambulants » dit de ses camarades frappés par l’épidémie Louis Demanche, qui séjourne un temps sur L’Argonaute, un ponton-hôpital.

8Indice ultime de la souffrance imposée aux corps, la mort peut donc frapper massivement les prisonniers en certaines circonstances. À Cabrera, selon le capitaine Gerdy, marin de la Garde impériale, des 6 600 prisonniers débarqués sur l’île « il ne restait pas plus de deux mille six cents à deux mille huit cents hommes » en août 1810, lorsqu’une partie des captifs – des officiers surtout – est transférée en Grande-Bretagne (de l’ordre de 60 % de décès) [18]. Après la campagne de Russie de l’automne 1812, on estime que des 110 000 prisonniers officiellement recensés, plus de 65 000 étaient déjà morts en février 1813 (60 %), sans qu’aucun chiffre fiable ne puisse cependant être avancé ni quant au nombre de survivants en 1814, ni quant à celui des soldats réellement capturés. De manière plus sûre cependant, l’on sait qu’entre 1803 et 1814, 10,1 % des quelque 102 000 prisonniers français en Grande-Bretagne y seraient morts – 1 à 2,5 % des prisonniers sur parole, mais 13,9 % de ceux détenus dans les « prisons de terre » et 8,0 % sur les pontons (Le Carvese, 2010). Au-delà de ces taux – d’ailleurs inférieurs, il faut y insister, à ceux des pertes par maladie parmi les combattants des armées de cette époque –, ce sont les circonstances de ces décès et, surtout, les conditions de (sur-) vie dans certains lieux de captivité qui heurtent les contemporains. La « cruauté », la « barbarie », le « manque d’humanité » des traitements subis reviennent sous la plume de nombreux mémorialistes, qui dénoncent, dans un même élan, le peu de considération pour les corps des prisonniers vivants comme pour ceux de leurs camarades décédés.

9Constatant les « ravages [de la maladie] sur des corps, hélas, trop usés pour résister à des causes si puissantes de destruction », Jean-Baptiste Molin, prisonnier à Cadix en 1808-1809, note que c’est « avec empressement [qu’] on jetait à la mer les corps de ceux qui, souvent plus heureux, venaient de mourir ». « La vue continuelle de ces cadavres apportés par la marée » conduit les autorités espagnoles à les faire finalement inhumer, « non dans le lieu ordinaire des sépultures » cependant, « mais dans les atterrissements formés par la mer », comme pour confirmer le statut à part de ces dépouilles [19]. « La rade [de Cadix] fut couverte de cadavres que les marées emmenaient et ramenaient tour à tour » se désole de son côté Louis Demanche, « à un tel point » précise-t-il même « que, pendant plusieurs mois, on [y] défendit de manger du poisson » [20]. Et si le colonel Lebertre dénonce quant à lui le sort réservé aux corps des prisonniers décédés sur les pontons à la Jamaïque, « leurs cadavres [étant] jetés à la mer, pour servir de pâture aux requins », d’autres notent ceux abandonnés sans sépultures derrière les colonnes de captifs conduites par les cosaques au cours de l’hiver 1812, autant de pratiques contribuant en quelque sorte à déshumaniser le corps de l’ennemi, au-delà même de sa mort, comme une ultime cruauté à son égard (Audouin-Rouzeau, 2006) [21].

10Dans l’esprit de bien des militaires, à lire en creux les récits qu’ils ont laissés, la captivité aurait dû permettre de soustraire – un temps – les corps des soldats aux offenses extérieures, en leur garantissant abri, nourriture et soins, autant d’éléments dont ils avaient d’ailleurs été régulièrement privés avant leur capture. Si tel est bien le cas dans un certain nombre de circonstances, le fait est loin d’être général. En cela, l’écart entre captivité souhaitée, captivité imaginée et captivité vécue contribue sans doute à accroître la « mélancolie », la « tristesse » qu’évoquent nombre de ces prisonniers. Car aux souffrances des corps, s’ajoutent souvent celle des âmes.

À mes compagnons de souffrance…

11« À mes compagnons de souffrance, les prisonniers de guerre en Angleterre » : c’est sur cet « épitre dédicatoire » que s’ouvre l’ouvrage du général Pillet, L’Angleterre vue à Londres et dans ses provinces, pendant un séjour de dix années, dont six comme prisonnier de guerre, publié à Paris en 1815. « Je veux peindre tout ce que les infortunés capitulés de Baylen ont souffert dans les pontons de Cadix ; je veux descendre encore dans ce séjour d’horreur, pour retracer les souffrances auxquelles nous avons été en proie pendant deux longues années qu’a duré notre captivité » explique pour sa part Louis Demanche dans le manuscrit qu’il a laissé à ses descendants [22]. « J’ai à décrire ici le tableau des souffrances inconcevables qui ont fixé si longtemps l’intérêt et la pitié de l’armée française, de la France et, je puis le dire, de tout ce qui porte un cœur humain » affirme pour sa part Jean-Baptiste Molin dans la lettre qu’il adresse au ministre de la Guerre de retour de Cabrera [23]. Et c’était déjà « sur les souffrances des Français prisonniers en Angleterre et sur les moyens de subvenir à leurs besoins » qu’en pluviôse an VI (janvier 1798) le représentant Riou avait rédigé un rapport au Conseil des Cinq-Cents. À en croire ces quelques exemples choisis parmi de nombreux autres, la souffrance des corps – et des âmes, qui auraient mérité d’être abordée ici – pourrait apparaître comme la caractéristique première de la captivité de guerre.

12La réalité est sans doute plus complexe, notamment parce que ces souffrances sont aussi au cœur de la vie des soldats, y compris lorsqu’ils ne combattent pas : le métier militaire est fait de longues marches, d’une nourriture souvent insuffisante, de conditions sanitaires rarement satisfaisantes, qui expliquent pour une bonne part la faible part tenue par les combats dans les pertes des armées du temps – moins de 20 % souvent. Mais c’est aussi justement pour cela que l’on attend que la captivité constitue une sorte de parenthèse dans la guerre pour ceux qui ont été pris, parenthèse qu’elle n’est que très inégalement selon les lieux et les moments. Surtout, ce discours sur les souffrances des prisonniers de guerre aux mains de l’ennemi relève aussi de logiques plus globales que l’historien se doit de prendre en compte. La première de ces logiques est celle du narrateur dont le récit trouve dans la pénibilité de la captivité une sorte de justification, tout en permettant à celui qui a dû déposer les armes de faire oublier, pour une part, l’origine rarement glorieuse de cette situation captive : la reddition (Wylie, 2010). La seconde logique est celle qui vise à instrumentaliser la captivité de guerre, en prenant à témoin les opinions publiques, dans le cadre d’une dénonciation de l’ennemi : les « souffrances » des prisonniers deviennent un enjeu des relations entre États, dans le cadre de ce qu’un historien a pu qualifier, pour une période plus tardive, de « barbed wire diplomacy » (Doyle, 1994). La publication de certains des textes utilisés ici du temps même de la guerre – la lettre ouverte du colonel Lebertre à la Chambre des Communes en 1813, le long récit du général Pillet en 1815, le rapport du représentant Riou en 1798 déjà… – l’illustre largement, mettant en avant l’inhumanité de l’ennemi, ici britannique, sa « cruauté », sa « barbarie », la comparaison avec les Turcs venant parachever la démonstration : « je puis assurer que ces barbares, ces infidèles sont moins inhumains envers leurs prisonniers et m’ont moins maltraité que les Anglais » écrit par exemple le colonel Lebertre [24]. Et pourtant, un siècle plus tôt, au début de la « Seconde Guerre de Cent Ans », Richard Strutton avait publié A True Relation of the Cruelties and Barbarities of the French upon the English Prisoners of War, décrivant le château de Dinan comme un mouroir pour prisonniers anglais ; Robert Lyde, un maître de barque dont le récit est – sans doute n’est-ce pas un hasard – publié par le même éditeur trois ans plus tard, parlait quant à lui « de simples squelettes » en évoquant les captifs quittant ces « prisons », « affamés jusqu’à la mort », comparant déjà la « barbarie » de Louis XIV à celle du Grand Turc [25].

13C’est d’ailleurs, pour une part, sur cette souffrance des corps – que l’historien ne saurait nier, mais doit prendre soin de contextualiser – que s’est construite la mémoire – l’hypermnésie à certains égards – de la captivité de guerre de cette période. Chez les témoins tout d’abord, souvent durablement marqués par cette expérience parfois plus traumatisante que les combats eux-mêmes : « cet affreux souvenir est un de ceux qui m’affectent le plus lorsqu’il se présente à mon imagination avec toutes ses horribles circonstances » écrit par exemple Quantin, en évoquant la mort, de faim, de l’un de ses camarades à Cabrera ; « je suis un peu mieux à présent et je ne puis encore aujourd’hui vous faire le récit de tout ce que j’ai souffert. Ma vive sensibilité se refuse à retracer de cruels souvenirs : je crains une rechute » confirme Montravel, évoquant quant à lui sa captivité en Russie [26]. Largement diffusée durant tout le xixe siècle, y compris sous des formes inattendues, du roman au poème, en passant par la littérature de jeunesse, dans un contexte marqué, entre autres, par la célébration de l’épopée napoléonienne d’une part, l’anglophobie d’autre part, cette vision réductrice de la captivité de guerre s’est aussi imposé à toute une historiographie qui demanderait, aujourd’hui, à être revisitée. La question des corps en souffrance des prisonniers de guerre constitue, à n’en pas douter, l’un des moyens, parmi d’autres, d’y parvenir.

Bibliographie

  • Audoin-Rouzeau S. 2006, « Massacres. Le corps et la guerre », dans J.-J. Courtine, Histoire du corps. 3. Les mutations du regard, le xxe siècle, Paris, Le Seuil, pp. 325-327.
  • Doyle R. C. 1994, Voices from Captivity. Interpreting the American POW Narrative, Lawrence, University Press of Kansas, pp. 89-116.
  • Lagadec Y. 2012, « Un médecin de Gahard parmi les prisonniers de guerre en Angleterre : René-Hyacinthe-Joseph Bertin, “voyageur prisonnier” pendant la Révolution (1799) », dans Bulletin et mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, pp. 225-259.
  • Le Carvese P. 2010, « Les prisonniers français en Grande-Bretagne de 1803 à 1814 », dans Napoleonica, La revue, no 9 : 133-140.
  • Petiteau N. 2003, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du xixe siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire.
  • Wylie N. 2010, Barbed Wire Diplomacy. Britain, Germany, and the Politics of Prisoners of War, 1939-1945. Oxford, Oxford UP.

Date de mise en ligne : 17/01/2018

https://doi.org/10.3917/corp1.015.0283

Notes

  • [1]
    Delaunay D., 1891, « Mémoires de Guillaume-Marie Angenard (1790-1833) », Annales de Bretagne, 1891, p. 376.
  • [2]
    Routier L., 2004, Récits d’un soldat de la République et de l’Empire, Paris, Éd. du Grenadier, p. 52.
  • [3]
    Combe (colonel), 1853, Mémoires du colonel Combe sur les campagnes de Russie 1812, de Saxe 1813, de France 1814 et 1815, Paris, Librairie militaire Blot, p. 252.
  • [4]
    Beaujeau C.-R. (capitaine), 2001, Relation de captivité, Paris, Teissèdre, p. 59. Encore Beaujot est-il évacué. Nombre de témoins évoquent l’absence de soins aux blessés ennemis « capturés » dans tel ou tel hôpital abandonné au cours d’une retraite. Le colonel Marbot, commandant le 23e chasseurs, dit dans ses mémoires sa douleur devant ce « moment le plus affreux d’une retraite […], celui où il faut se séparer des blessés qu’on est forcé d’abandonner à la pitié des ennemis qui souvent n’en ont aucune et pillent ou achèvent les malheureux » Marbot M. (de), 1893, Mémoires du général baron de Marbot, Paris, Mercure de France,, tome II, p. 515). Certains mémorialistes évoquent même, au-delà de l’absence de soins – et donc de la mort lente à laquelle la plupart des malades et blessés se trouvaient ainsi condamnés –, leur massacre : « à Mançanarès, les Espagnols égorgèrent quatre cents malades que la première division y avait laissé » indique J. Quantin, dans le récit qu’il fait de sa captivité en Espagne (Quantin J., Trois ans de séjour en Espagne, dans l’intérieur du pays, sur le ponton, à Cadix et dans l’île de Cabrera,…, Paris, J. Brianchon, 1823, p. 99.
  • [5]
    Lavaux (sergent), 2004, Mémoires de campagne, Paris Arléa, p. 67.
  • [6]
    Everts H.-P., 1901, « Campagne et captivité en Russie », Carnet de la Sabretache, 1901, p. 43-47.
  • [7]
    Lavaux (sergent), Mémoires de campagne…, op. cit., p. 125.
  • [8]
    Les sanctions disciplinaires contre les prisonniers reposent sur l’enfermement au cachot – le black hole – et la réduction à la « demi-ration » des aliments distribués, avec les conséquences que l’on imagine sur les organismes.
  • [9]
    Molin, J.-B. L., 1935, « Souvenirs de Cabrera », Carnet de la Sabretache, p. 223.
  • [10]
    Dubuc, 1823, Relation de la situation des prisonniers français détenus dans l’île de Cabrera, ile espagnole dans la Méditerranée, depuis le 5 mai 1809, jusqu’au 16 mai 1814, Bordeaux, Cavazza, sd, p. 4.
  • [11]
    Ibid., p. 2.
  • [12]
    Molin J.-B. L., « Souvenirs… », art. cit., p. 223.
  • [13]
    Dubuc, Relation de la situation des prisonniers…, op. cit., p. 6-7 et Quantin J., Trois ans de séjour en Espagne…, op. cit., p. 92.
  • [14]
    Quantin J., Trois ans de séjour en Espagne…, op. cit., p. 65.
  • [15]
    Flavigny (sergent), 1821, Histoire du sergent Flavigny ou dix années de ma captivité sur les pontons anglais, Paris, Nepveu, p. 153.
  • [16]
    Lebertre (colonel), 1813, Aperçu du traitement qu’éprouvent les prisonniers de guerre français en Angleterre, Paris, J.-G. Dentu, p. 25.
  • [17]
    Ibid., p. 4.
  • [18]
    « Rapport du capitaine Gerdy au comte Baste, colonel des marins de la Garde impériale », Mémoires sur la campagne d’Andalousie et la captivité qui s’en suivit, Paris, Teissèdre, 1998, p. 158.
  • [19]
    Molin J.-B. L., « Souvenirs… », art. cit., p. 224.
  • [20]
    Demanche L., 1926, « Relation de ma captivité en Espagne en 1808, 1809, 1810 », Carnet de la Sabretache, p. 164.
  • [21]
    L’anecdote rapportée par Louis Demanche qui évoque la mise à mort d’un prisonnier tentant de s’évader à la nage à coup de harpon par les soldats espagnols qui le poursuivent, et non de fusil, relèverait en quelque sorte de la même logique. Demanche L., « Relation de ma captivité… », art. cit., p. 174.
  • [22]
    Demanche L., « Relation de ma captivité… », art. cit., p. 104.
  • [23]
    Molin J.-B. L., « Souvenirs… », art. cit., p. 221.
  • [24]
    Lebertre (colonel), Aperçu du traitement qu’éprouvent les prisonniers…, op. cit., p. 25.
  • [25]
    Strutton R., A True Relation of the Cruelties and Barbarities of the French upon the English Prisoners of War, being a Journal of their Travels from Dinan in Britany to Thoulon in Provence and Back Again…, Londres, Richard Baldwin, 1690 et Lyde R., A True and Exact Account of the Retaking of a Ship, called the Friends’ Adventure, of Topsham, from the French…, Londres, Richard Baldwin, 1693.
  • [26]
    Quantin J., Trois ans de séjour en Espagne…, op. cit., p. 71 et Montravel (comte de), Voyage d’un officier français en Russie…, op. cit., p. 43.

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