Corps 2014/1 N° 12

Couverture de CORP1_012

Article de revue

Corps enfouis, corps sans sépulture : corps de soldats allemands (Saint-Léonard, Marne, 26 septembre 1914)

Pages 15 à 25

1En 2012, à l’occasion d’un diagnostic réalisé sur l’emprise d’une ZAC [1] en périphérie immédiate de la ville de Reims, plusieurs séries de « tranchées de tirailleurs » (trous individuels éventuellement reliés les uns aux autres) relatives aux combats du début de la Grande Guerre ont été mises au jour. Certaines contenaient les corps de combattants allemands et ont fait l’objet, par mes soins, d’une fouille directe afin de ne pas les laisser sur le terrain dans l’attente d’une éventuelle fouille préventive.

2À Saint-Léonard « Parc de Référence », ce sont des trous individuels qui recelaient les corps de six soldats allemands. La petite ligne défensive qui contient les corps a été créée par des troupes françaises et conquise le 26 septembre 1914 par les soldats du 3e régiment à pied de la garde impériale allemande, qui progressent en direction du sud. Cette attaque, bloquée quelques centaines de mètres plus au sud, provoque d’importantes pertes dans les rangs des assaillants, qui profitent de la nuit pour se replier, abandonnant de nombreux corps sur le terrain. À l’exception d’un corps, déjà partiellement enfoui dans le fond d’un trou de combat et que les Français n’ont pas vu lors de la reprise du secteur, les corps des quatre autres soldats semblent n’avoir fait l’objet que d’une inhumation rapide, après avoir été partiellement délestés de leur équipement.

Conditions de découverte des corps de six soldats allemands de la Grande Guerre

3Dans la partie nord-est de la principale zone diagnostiquée et dans un secteur fortement marqué par la présence des tranchées de première ligne françaises, les sondages A13 et B14 ont livré des chapelets de petites fosses oblongues. Les extensions pratiquées autour de ces sondages ont révélé en surface la présence d’au moins huit structures de ce type. Si les quatre fosses dégagées dans le sondage A13 n’ont pas livré de matériel en surface, deux des quatre structures mises au jour dans le sondage C262 contenaient les restes d’au moins trois individus et le petit matériel associé aux ossements humains permettait d’identifier de prime abord ces corps comme étant ceux de combattants allemands de la Première Guerre mondiale. Alerté par le responsable d’opération, Yoann Rabasté (Inrap), je suis donc venu expertiser ces structures. À l’image de ce que nous avions déjà pratiqué ensemble, en 2008 à Bétheny « sous les Vignes », et dans la mesure où la fouille de ce type très particulier de structure archéologique n’est plus autorisée aux personnels de l’Inrap (Directive Générale Inrap n° 113), j’ai donc décidé de procéder dans les délais les plus brefs à la fouille de ces vestiges, afin de ne pas les laisser sans traitement archéologique sur le terrain. Après en avoir averti le responsable local du Service des Sépultures Militaires Allemandes (SESMA ou VDK dans la langue de Goethe), la fouille des fosses contenant les corps a été réalisée en novembre 2012, avec l’aide de deux membres de l’association Archéologie de la Grande Guerre, Eric Marchal et Franck Lesjean.

4Le re-décapage des fosses 3143 et 3144 a permis de confirmer la présence de trois corps en surface (soldats n° 1, 2 et 3), mais a aussi démontré l’existence de deux autres corps ; un quatrième soldat se trouvant sous le n° 3 et le soldat n° 5 au pied de ce dernier, dans une nouvelle petite fosse placée dans l’alignement des structures 3143 et 3144. En parallèle à la fouille de ces cinq corps, les équipes de l’Inrap ont procédé à la fouille des deux fosses presque vides situées dans le même sondage C262, ainsi qu’à la fouille de la petite fosse contenant les restes très perturbés d’un sixième soldat dans le sondage B197.

5Les cinq corps reposent donc dans trois petites fosses oblongues de dimensions réduites (1,5 m. de long, pour 50 cm de largeur et 20 à 30 cm de profondeur). Ces fosses, jointives, s’intègrent dans une ligne de structures de même type, qui adopte un axe nord-ouest / sud-est. Elles forment un chapelet d’au moins neuf structures, de même forme que celles observée du sondage A13 au sondage C262. Elles sont disposées entre deux réseaux parallèles de grandes tranchées qui forment la première ligne française entre 1915 et 1918. Leur disposition générale et leur caractère « fugace » montrent bien qu’elles ne sont pas à mettre en relation directe avec les événements qui ont émaillé la mise en place et le renforcement durant quatre années du lourd réseau défensif implanté devant Reims et sur toute la ligne de front à partir de 1915. Elles matérialisent à l’évidence la mise en place de trous individuels, plus ou moins reliés entre eux au cours de leur utilisation, structures représentatives des premières tentatives de stabilisation du front au troisième trimestre de l’année 1914 (comme à Bétheny « sous les Vignes » : Desfossés, 2009) ou de la reprise de la guerre de mouvement au printemps 1918, mais dans des secteurs vierges de tout réseau de tranchées, ce qui est loin d’être le cas ici. Restait à savoir si la fouille et l’étude de l’équipement associé aux soldats permettraient de préciser dans le détail le contexte ayant entraîné la présence de ces corps. Pour plus de clarté, les résultats des fouilles des cinq corps de soldats allemands sont présentés par ordre de dépôt des corps dans les trois fosses 3143, 3144 et 3145 et non dans l’ordre de leur numérotation donnée lors de la fouille.

Les résultats de la fouille

6Le soldat n° 1 repose dans une fosse de moins de 15 cm. de profondeur (st. 3143). Le corps est placé sur son côté gauche, tête au sud-est, pieds au nord-ouest. La faible profondeur de son enfouissement a entraîné la destruction d’une part importante du côté droit du squelette (bassin et membres) ainsi que du crâne disposé initialement un peu en hauteur, entre les structures 3143 et 3144. On a pu néanmoins observer que sa jambe droite est fléchie et que les bras sont repliés, mains vers l’emplacement supposé du menton. Le matériel associé au corps, bien qu’assez lacunaire, permet de voir que ce soldat portait encore sa vareuse et son manteau. Au niveau du bassin et plié dans une poche se trouvait son calot, dont on a retrouvé la cocarde métallique, ornée d’une croix de réserviste. Un petit bouton orné du chiffre 11 permet de le rattacher à la 11e compagnie de son unité. Ses objets personnels se résument à une pipe et à un couteau pliant.

7Le soldat n° 2 était disposé dans la fosse suivante (structure 3144), tête vers la fosse 3143 (et vers la tête du soldat n° 1) et pieds débordant légèrement dans la st. 3145. Là encore, la faible profondeur d’enfouissement a entraîné d’importants désordres de surface dans le squelette. Le corps repose sur le dos, adoptant un déhanchement marqué vers la gauche. La tête est, comme pour le soldat précédent et pour les mêmes raisons, quasi-totalement manquante. Le matériel associé au corps, lui aussi assez lacunaire, permet de préciser que ce soldat portait encore sa vareuse mais n’avait pas enfilé son manteau. Au niveau du bassin et plié dans une poche se trouvait son calot, dont on a retrouvé la cocarde métallique.

8Le soldat n° 4 repose sur son côté droit au fond de la structure 3145, jambes remontant sur celles du soldat n° 2. De par sa localisation au plus profond (40 cm.) d’un trou individuel, c’est l’individu le mieux conservé, qui plus est, enfoui avec la quasi-intégralité de son équipement. Il porte vareuse et manteau mais à l’inverse des quatre autres soldats il n’a pas été déséquipé. Il porte encore son casque de cuir à pointe et son ceinturon juste dégrafé est encore présent (avec cartouchières et baïonnette au fourreau). De même, ses poches contiennent encore deux porte-monnaie et une « collection » de quatre couteaux pliants. Enfin, son avant-bras droit reposait sur un pistolet français dans son étui, muni de son ceinturon et de sa banderole de suspension. Tous ces détails vestimentaires permettent d’identifier parfaitement son unité d’appartenance. En effet, le casque retrouvé sur le crâne est un modèle attribuable aux régiments à pied de la Garde Impériale, avec sa pointe dévissable, sa plaque frontale ornée d’un aigle aux ailes déployées et d’une étoile portant la devise « SUUM QUIQUE », dite étoile de la Garde. Un marquage frappé à froid observé à la base de la plaque du ceinturon, « 3.G.R. », confirme d’ailleurs cette identification, en la précisant. Nous étions donc en présence d’un soldat appartenant au « 3 Garde Regiment zu Fuss » (3e régiment à pied de la Garde Impériale), unité engagée dans les combats autour de Reims uniquement entre le 12 et le 27 septembre 1914. On notera au passage un détail intéressant de son équipement. Chacune de ses cartouchières, initialement prévue pour contenir neuf lames-chargeurs de cinq cartouches, contenait respectivement dix et onze lames-chargeurs, surdotation déjà observée sur un soldat de Bétheny.

9Le soldat n° 5, avait son torse et sa tête recouvrant le haut du corps du soldat précédent. Le corps, placé sur le dos, adopte une position en V assez marquée, afin de permettre aux jambes d’être contenues dans l’extrémité de la structure 3145. Pour ce faire, sa jambe droite a même été fracturée et rentrée en force dans la fosse. Le long de sa jambe gauche et au-dessus de son épaule droite ont été retrouvés les restes de deux sacs à dos français. Ce soldat portait sa vareuse et son manteau et au niveau du bassin une de ses poches contenait un porte-monnaie assez abondamment fourni en pièces d’argent (19,5 marks).

10Le soldat n° 3 avait été placé sur le dos, les pieds au-dessus du crâne du soldat n° 5 et la tête au niveau du bassin du soldat n° 2. Ses bras étaient légèrement écartés du corps et sa main gauche, dépassant de la fosse, reposait sur un bidon français et deux couverts. S’il porte sa vareuse, la fouille n’a livré qu’un bouton de manteau pouvant provenir du soldat n° 4. Seuls un briquet, un crayon-plume et un crayon publicitaire ont été retrouvés sur le corps.

11Par ailleurs, à l’ouest des trois fosses contenant ces corps, deux fosses de même type ont été fouillées, mais n’ont livré qu’un peu de matériel français, dont les restes d’un sac à dos avec gamelles individuelle et collective et cartouches de réserve. Enfin, autour des restes du sac à dos français retrouvé le long de la gauche du soldat n° 5 était enroulé un imperméable caoutchouté de facture civile, qu’il a été possible de re-déplier en l’humidifiant.

12Concernant le soldat n° 6, à quelques dizaines de mètres plus au sud, dans le sondage B196, ont été retrouvés des restes très fragmentaires. Il a lui aussi était placé dans une petite fosse oblongue. Seuls quelques fragments de cartouchières et un bouton permettent de déterminer sa nationalité.

Le contexte historique

13Au terme de la fouille des trois trous contenant les restes de cinq soldats allemands, nous avons donc pu préciser dans les grandes lignes les modalités de leur enfouissement. Quatre des cinq dépouilles ont, semble-t-il, été totalement déséquipées et partiellement fouillées par d’autres soldats. Seul le soldat n° 4 n’a pas fait l’objet d’un traitement aussi poussé, ce qui a d’ailleurs permis de préciser son appartenance au 3e régiment à pied de la Garde Impériale par le biais de l’étude de son casque et du marquage spécifique de son ceinturon. Franck Lesjean, fin connaisseur des combats de la Grande Guerre autour de Reims, au moment même de la découverte du casque nous avait alors précisé que ce régiment avait été engagé dans de furieux combats pour la prise du pont de Saint-Léonard, enjambant le canal de la Marne à l’Aisne quelques centaines de mètres au sud des fosses, le 26 septembre 1914. Tout semblait donc concorder, restait à retrouver les traces écrites de ces combats pour préciser plus avant le contexte de notre découverte.

14Une rapide recherche sur Internet a permis de découvrir très rapidement une translation de l’historique régimentaire de cette unité de la Garde sur un forum de discussion relatif à la Grande Guerre [2]. Nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir ce texte, qui éclaire d’un jour particulier la mise au jour des corps de ces six soldats allemands, près d’un siècle après les événements et qui constitue une relation remarquable du contexte historique.

15« Le 26 septembre 1914, l’assaut sur Saint Léonard. »

16« L’initiative avait été cédée à l’ennemi, sur un large front allant de Paris à Verdun, du fait de notre repli. L’ennemi en avait profité pour initier la poursuite et également transférer de nombreuses forces sur ce front, afin de tenter un nouvel enveloppement de notre aile droite, grâce à son réseau ferré très dense. De tels mouvements de troupes ne pouvaient être contrecarrés qu’au moyen d’une attaque sur un large front, offensive dans laquelle il revint au 3° Régiment de la Garde à pied, à l’aile droite de la 1re Division de la Garde, d’attaquer de la région au sud-ouest de Nogent l’Abbesse en direction de Saint Léonard, puis de celle du Fort de Montbré. L’attaque devait être menée en profitant de la pénombre. Minuit était déjà passé, quand l’ordre d’attaque, élaboré jusque dans ses moindres détails malgré le peu de temps disponible, dans un débit de boisson mal éclairé de Nogent l’Abbesse, fut donné par la 2° Division de Réserve de la Garde, qui était sous les ordres de la 1re Brigade d’Infanterie de la Garde. La position ennemie était établie au nord de la route Reims – Fort de la Pompelle. Le 1er Régiment de la Garde à pied devait rester en réserve de la brigade, pendant que notre régiment (en appui de la 2e Brigade d’Infanterie de la Garde, sur l’aile gauche) devait, en colonne de marche double, passer à travers les lignes de la 2e Division de Réserve de la Garde, sur le chemin Cernay – Saint Léonard, vers 3 heures du matin, percer les lignes ennemies, franchir le canal et atteindre le secteur de la Vesle, à partir du passage de Saint Léonard. 2 pièces d’artillerie confiées au régiment devaient le suivre dans cette avancée. Un simple regard sur les cartes éclairées par les lampes de poche permettait d’entrevoir les difficultés énormes de l’opération. En réponse aux objections du commandeur de la 1re Brigade d’Infanterie de la Garde, qui tenait pour irréalisable le franchissement surprise du canal et la conquête du secteur de la Vesle, du fait de l’heure avancée et au moyen d’un seul pont, on assigna au 3° GzF des détachements de pionniers qui devaient rendre possible le franchissement sur un front élargi, en cas de succès de l’attaque initiale. Mais là encore, le temps manquait pour se procurer le matériel adéquat. Une dure journée attendait le régiment pour qui connaissait les ordres et avait étudié la carte topographique. Mais tous les doutes devaient s’estomper devant le but ultime, qui devait être atteint grâce à cette attaque. La difficulté d’exécution était d’autant plus forte que le retard s’accumulait, car les accès, pour que les colonnes puissent atteindre la position de départ, étaient encombrés d’obstacles de toute sorte. C’est à 5 heures du matin, que le régiment atteint le croisement Saint Léonard-Cernay et Saint Léonard-Nogent l’Abbesse. Là, conformément aux ordres, il se mit en colonne double de marche, pour l’assaut, le II° Bataillon en tête, suivi du I° et du Bataillon de Fusiliers (III°), à seulement un km des positions ennemies. Comme le jour se levait, le major von Treckow fit se déployer la 8e compagnie en formation de tirailleurs, de chaque côté du chemin Cernay-Saint Léonard, tout en tenant les autres compagnies prêtes au déploiement (6° et 7° en deuxième ligne, 5° en troisième ligne). Pour la même raison, le commandeur du régiment ordonna que le régiment se déploie en tirailleur sur la droite, pour éviter que son unité n’attaque l’ennemi bien retranché, en masses compactes, au lever du soleil.

17L’attaque est alors lancée au pas de charge, baïonnette au canon. Malgré un violent feu d’infanterie qui jaillit de la première position ennemie, celle-ci est prise d’assaut, avant même que les Français ne puissent reprendre leurs esprits. Ces derniers se replient derrière la route Reims – Fort de la Pompelle. À l’aube, le régiment se déploie contre la deuxième position ennemie. À mesure que le jour se lève, se déchaîne sur les assaillants le feu des mitrailleuses et de l’infanterie françaises, depuis la route et les fermes de La Jouissance. Les pertes du régiment sont lourdes, notamment le lieutenant von Ditfurth (de Colmar) qui avançait, sabre au clair. Mais l’assaut n’en est pas moins poursuivi avec acharnement : le II° bataillon avance le long de l’axe Cernay – Saint Léonard et engage rapidement toutes ses compagnies. Le III° bataillon (des Fusiliers) intervient pour partie à droite, pour l’autre à gauche à côté du II°. Malgré les lourdes pertes, l’ennemi est rejeté et se replie à près de 100 mètres, derrière le remblai protecteur de la voie de chemin de fer, tout en étant renforcé par des troupes fraîches. Une partie du I° bataillon se joint au II° ; l’autre prolonge l’attaque vers la droite. Le remblai est finalement atteint, après une course de près de deux kilomètres, qui nécessite une pause (de répit). À quelques pas de distance, les ennemis et amis se font face, seulement séparés par le remblai. Faute de grenades, des gros cailloux sont même utilisés en guise de projectiles improvisés ! Depuis des tranchées établies sur un front étroit, les Français peuvent tirer à revers (depuis l’arrière) contre les troupes allemandes, le long du remblai, touchant ainsi le lieutenant von Wittneben au moment où il lançait la 8° compagnie à l’assaut du remblai. Mais rapidement, le contact avec l’unité de gauche est perdu. De plus, les tranchées françaises situées à l’arrière devaient être « nettoyées », en préalable à toute poursuite de l’attaque. Le lieutenant von Borcke fut touché à la bouche au moment où il voulut avancer jusqu’au remblai. C’est alors que le major Freiherr von Rotenban découvre une portion du remblai inoccupée par l’ennemi. Avec des éléments de la 3° compagnie, il franchit le remblai et assaille finalement les Français par des tirs de flanc. Le capitaine de réserve von Grolman suit avec sa compagnie et rétablit ainsi le contact avec l’unité de gauche. De tout le remblai, on ouvre le feu sur l’ennemi en fuite. Peu de Français en réchappent et parviennent au pont de Saint Léonard. Le centre du régiment (éléments des Ier et II° bataillons) se jette en direction du pont et du canal, pendant que les ailes pivotent sur les dernières positions de l’ennemi, le long du remblai. Mais le pont vers Saint Léonard est barricadé de voitures et charrettes. Les abords sont battus par un violent feu de mitrailleuses, qui cloue les assaillants devant le pont et le long de la berge du canal… sans parler du feu de l’artillerie adverse, qui oblige à creuser des abris dans ce terrain, presque sans aucun couvert. Trois positions ennemies avaient été conquises sur un front étroit par un assaut rapide, mais le régiment doit désormais se défendre de trois côtés, avec au centre l’objectif à prendre… mais sans les moyens de l’atteindre. La position ennemie était brillamment aménagée : le village derrière le canal, truffé de (nids de) mitrailleuses, était la clé de voûte de sa défense. Il était inatteignable sans préparation d’artillerie efficace. C’est alors que commence le plus dur de cette journée pour le régiment.

18L’ennemi, depuis ses positions dominantes, balayait de ses feux tout le terrain jusqu’au remblai, depuis des meurtrières et des lucarnes improvisées. Ses mitrailleuses arrosaient systématiquement, l’une après l’autre, les berges du canal et le remblai du chemin de fer et interdisaient ainsi tout déplacement. Entretemps, le lieutenant von Rosen avait mis en position ses deux mitrailleuses, près du pont. Mais avant même de pouvoir l’utiliser, les servants de la première étaient tous hors de combat. La seconde, après plusieurs coups au but, fut rapidement endommagée et le lieutenant von Rosen, qui voulait se procurer des pièces de rechange fut atteint de deux tirs mortels. Autour de 8 heures du matin, le temps se couvrit légèrement au dessus des positions, permettant aux blessés de se traîner vers l’arrière, aux ravitaillements en munitions d’arriver, aux positions d’être organisées, et on put enfin établir le contact avec l’artillerie. Après plusieurs coups trop courts, celle-ci dut cesser son action au signal « le tout » (Das Ganze ?) et n’agît dès lors que temporairement contre l’ennemi.

19Le brouillard se dissipa à nouveau, rendant visibles de nouveaux ennemis, qui avançaient depuis Reims et qui avaient atteint la « Butte de Tir » avec leur aile gauche. S’ils continuaient leur avance, ils allaient finir par prendre le régiment à revers ! Ce qu’il ne put faire, grâce à l’intervention de l’artillerie et du III° Bataillon du 1er GzF, qui repoussèrent le danger. Le feu de l’artillerie ennemie allait en augmentant, notamment par de nouvelles batteries, situées dans la région de Reims. Le Fort de la Pompelle crachait un feu d’enfer sur le flanc gauche, avant qu’il ne soit contrebattu par notre artillerie lourde. Malgré tout, les rangs du régiment se clairsemaient de plus en plus : des sections entières étaient parfois mises hors de combat par un seul coup au but ! Les deux porte-drapeaux des II° et III° bataillons, les sergents Kranig et Röder moururent le drapeau à la main. Le reste de l’étendard, criblé de balles, du bataillon de Grenadiers (II°) fut ramené par le sous-officier (garde au drapeau) Schulz, celui des Fusiliers (III°) par le caporal Schlegel. Le major von Treckow, les lieutenants von Dewitz et Theuner tombèrent au cours de l’avance sur le canal, tout comme le capitaine von Chappuis près du canal, après avoir abattu plusieurs ennemis. Des chefs de section déterminés assuraient désormais le commandement des compagnies, avant d’être à leur tour emportés par la mort… Les lieutenants de réserve von Miaskowski, Stuckenbrock et Sartorius (Edouard), l’aspirant von Rofainsky, les adjudants-lieutenants Busch et Kleist, tout comme les sergents-majors Sartorius (Ewald) et Hübner, l’adjudant Zühlke de la 3° compagnie et 270 hommes moururent ainsi au champ d’honneur. À la longue, la situation du régiment, enfoncé comme un coin dans les positions ennemies, était intenable. Malgré cela, les survivants essayaient crânement d’obtenir la supériorité du feu sur les ennemis bien retranchés, soutenu en cela par les pièces d’artillerie détachées auprès du régiment. Une des maisons de Saint Léonard, aménagée en forteresse, fut incendiée, mais le pont était toujours pris sous le feu concentré de l’artillerie ennemie, ce qui rendait toute avance ou tout repli impossible… la situation était malheureusement inextricable et il fallut attendre jusqu’à la nuit et sa pénombre, pour entamer la retraite du régiment, ordonnée par le haut commandement. Les estafettes mirent des heures pour franchir le terrain à découvert, parfois en rampant, pour apporter les ordres et ramener les messages. Mais on réussit à transmettre aux chefs de bataillon d’attendre l’obscurité pour récupérer les blessés et cesser le combat. Cet ordre transita à travers les lignes, de chef en chef, dans une boîte de café vide, sauf à l’aile gauche de la toute première ligne (après 24 heures supplémentaires de résistance acharnée, ces éléments furent encerclés par les Français et durent se rendre). Mais même dans la pénombre, les liaisons étaient défaillantes, notamment avec les lieutenants von Arentschildt et von Gersdorff (Gero), car leur position était éclairée comme en plein jour, par les maisons en feu de Saint Léonard, ce qui interdisait tout mouvement. Entretemps, à leur droite, rampaient les quelques blessés et les survivants indemnes en direction du remblai, pour pouvoir se rassembler ensuite en petits groupes et retraiter en direction des anciennes positions de Nogent l’Abbesse, désormais occupées par la 2° Division de Réserve de la Garde. Là-bas, ils reçurent l’ordre de continuer la marche jusqu’à leur ancien cantonnement de Caurel. Le plus terrible jour de la campagne était terminé pour le régiment, éprouvant pour les soldats aguerris, bien plus encore pour les jeunes recrues et ceux du renfort. C’était comme si le régiment avait reçu le coup de grâce… mais le vieil esprit de corps reprenait le dessus, même si en raison des très lourdes pertes du jour, il n’était plus porté que par quelques rares Anciens ! Le II° bataillon y avait perdu son chef, tous ses officiers étaient tués ou blessés. On rassembla ses survivants en une compagnie, sous les ordres de l’officier d’intendance, le lieutenant de réserve Haase. Le III° bataillon fut regroupé en deux compagnies, l’une confiée à l’adjudant-chef de réserve Gremke, l’autre au lieutenant de réserve Kalkbrenner. On ne put maintenir le nombre habituel de compagnies, ainsi que leur encadrement, qu’au sein du I° bataillon… mais chacune n’atteignait alors que les effectifs d’une simple section. De chaleureux remerciements furent adressés au régiment pour l’accomplissement de sa dure mission, dans la mesure où les Français avaient dû envoyer des renforts, pour combler les vides et ainsi éviter la percée. »

20Malgré la longueur de ce document, le lecteur comprendra l’utilité d’en rendre compte. En effet, l’approche simultanée et complémentaire des archives historiques et des archives biologiques est nécessaire pour construire une connaissance fiable. L’étude historique ne serait pas complète, si nous n’avions pas essayé d’aborder aussi les combats du 26 septembre par le biais des archives françaises, recherche facilitée par la mise en ligne récente de l’ensemble des Journaux des Marches et Opérations (JMO) des régiments français (site internet Mémoire des Hommes). Pour cette journée, c’est le 63e régiment d’infanterie qui est le principal opposant au 3e régiment à pied de la Garde, mais il convient aussi de se pencher sur les JMO d’autres unités impliquées dans le même combat, comme le 21e régiment d’artillerie de campagne, le 107e régiment d’infanterie ou le 291e régiment d’infanterie (composé de réservistes). La translation de ces archives est en cours, mais d’ores et déjà le JMO du 63e régiment d’infanterie nous a fourni un document exceptionnel sous la forme d’un plan annexé à son journal, qui précise la localisation des positions tenues par ses différents éléments (sections et compagnies) pour les journées du 24 au 26 septembre 1914.

21Sur ce plan est figuré le secteur initialement tenu par trois sections du 2e bataillon du 63e régiment d’infanterie au nord de la ferme de la Jouissance. Ces trois sections, environ 150 hommes, implantent rapidement une ligne de défense sous forme de trous individuels. Ce fragile obstacle sera emporté le 26 septembre au matin par l’assaut allemand, qui va aller se briser plusieurs centaines de mètres plus au sud sur la rive nord du canal de l’Aisne à la Marne. Toute la journée, les troupes allemandes vont être décimées par les tirs français, vont certainement profiter des rares abris disponibles (donc des trous individuels français) et enfin vont se replier à la faveur de la nuit, laissant de nombreux tués, blessés et prisonniers sur le terrain, repris dans la foulée par les Français. Tout laisse à penser que les combattants français vont alors se débarrasser au plus facile de l’encombrante présence de nombreux cadavres allemands. Les trous individuels français feront parfaitement l’affaire, scellant ainsi dans une même structure équipement français abandonné lors de l’assaut initial et corps de combattants adverses, sommairement fouillés. Le pragmatisme de traitement à l’égard des corps ennemis atteste, s’il en était besoin, à la fois la nécessité d’être efficace et la permanence de la stigmatisation réservée au corps de l’autre.

Conclusion

22À l’issue de la lecture de l’ensemble des historiques régimentaires allemands, un premier constat s’impose. La corrélation entre observations faites sur le terrain par les archéologues et les textes est excellente, les informations écrites complétant parfaitement les données recueillies. Fallait-il alors fouiller ces corps de manière aussi poussée et étudier en détail le matériel associé, dans la mesure où l’information écrite est aussi complète (encore qu’il faille dépenser beaucoup d’énergie pour la récolter) ? Ne valait-il pas mieux se contenter d’une simple exhumation des corps les uns après les autres, sans se soucier de leur disposition relative et du détail de leur positionnement, comme cela est généralement pratiqué quand aucun archéologue ne participe à ce genre d’opération ?

23D’un simple point de vue moral, cela aurait été, me semble-t-il, faire peu de cas de toute une génération d’hommes sacrifiés et leur montrer bien peu de respect. D’un point de vue exclusivement professionnel, la fouille de Saint-Léonard, comme celle de Bétheny (Desfossés, 2009) apporte une foule d’informations que tous les textes relatifs à la Grande Guerre occultent le plus souvent. Dans le domaine de la fouille de sépultures multiples, plusieurs exemples dont celui des combattants anglais inhumés bras dessus-bras dessous près d’Arras (Desfossés et al., 2003 ; Desfossés et al., 2008) ont largement démontré l’intérêt d’un traitement archéologique de ce type de structures, qui permet une approche renouvelée des pratiques funéraires ou de leur absence au cours de la Première Guerre mondiale.

24Les multiples informations recueillies à l’occasion de cette intervention et l’appartenance des soldats à une unité bien spécifique de l’armée allemande permettent de rattacher cette découverte à un épisode bien identifié et, à l’inverse de la majorité des combats du début de guerre, abondamment relaté dans l’historiographie allemande et française. La conjugaison de ces éléments d’archives aux données récoltées lors des fouilles permet aussi de dresser un tableau précis des conditions très particulières des combats relatifs à la guerre de mouvement en ces tous premiers mois de la Grande Guerre. Elles nous apportent enfin de précieux renseignements sur les conditions d’inhumation plus ou moins volontaires durant cette période, qui fut la plus meurtrière de la Première Guerre mondiale et durant laquelle des milliers de combattants disparurent sans laisser de trace matérielle et pour lesquels les archives restent le plus souvent muettes. Mais il ne faut cependant pas perdre de vue que ces corps, tirés de l’oubli par la fouille archéologique, ne représentent qu’une infime partie des 670 000 combattants disparus corps et biens dans l’immense boucherie que fut la Grande Guerre.

Bibliographie

  • Desfossés Y., Jacques A., Prilaux G. 2003, Arras « Actiparc », les oubliés du « Point du Jour », Sucellus, Dossiers Archéologiques Historiques et Culturels du Nord-Pas-de-Calais. n° 54, pp. 84-91.
  • Desfossés Y., Jacques A., Prilaux G. 2008, L’Archéologie de la Grande Guerre, Les Collection Histoire, Éditions Ouest-France, 2008.
  • Desfossés Y. 2009, Archéologie de la Grande Guerre, les tranchées de Bétheny (Marne), dans Les Ombres de l’Empire : approches anthropologiques, archéologiques et historiques de la Grande Armée, Cahiers d’études et de recherches du musée de l’Armée, n° 5, pp. 147-182.

Date de mise en ligne : 01/06/2017

https://doi.org/10.3917/corp1.012.0015

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions