Notes
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[1]
Terme polysémique réunit par deux kanji japonais : « nin (ou shino-bu ; shino-baseru) » qui signifie « supporter », « subir », « endurer », « persévérer » mais aussi « garder secret » et « jutsu » qui signifi e « art » ou « technique ». Le ninjutsu peut désigner « art de la persévérance » ou « art du secret ».
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[2]
Littéralement la loi du secret ou discipline de la persévérance [ch. r?nf? ; jp. ninpô ; ? ?]. Dans sa fonction moderne, le ninpô défi nit le « respect des lois humaines » ou « code de la maîtrise du soi ».
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[3]
Philosophie de l’esprit persévérant ou « voie de la maîtrise du soi » [ch. r?ndào ; jp. nindô ; ? ?]. Le nindô tel que nous le percevons au temps moderne révèle plutôt le secret de parvenir, à force de volonté, à la paix du soi (de son esprit ou sa pensée). Par conséquent, nous pouvons le définir par la « théorie des valeurs humaines » ou la « voie de la maitrise du soi ».
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[4]
Nietzche Friedrich, La volonté de puissance. Tome 2, Paris : NRF-Gallimard, 1992, p. 372.
1L’art martial avec son pouvoir de destruction ou de construction du corps nous interroge sur le sens du mouvement qu’il inspire à la conscience de l’homme. À savoir le régime du traitement du corps qui lui est associé comme manière d’êtreau-monde. Dans cet effort, nous explorons la façon dont la technique martiale, à sa manière, charge le corps de signifiés ontologiques et philosophiques. Notre réflexion propose de mettre en regard deux types de données et de modèles d’analyse a priori complémentaires. Elle se fonde d’une part sur nos observations empiriques recueillies dans le cadre d’une thèse d’ethnologie portant sur l’évolution de l’esprit du combat dans le ninjutsu [jp.忍術] [1], et d’autre part sur notre expérience vécue de l’art martial tel qu’il apparaît à notre conscience (en phénomène). Cette alliance d’observation et de vécu de l’expérience corporelle nous conduit à l’étude de la dimension humaine jusqu’ici peu abordée des pratiques martiales souvent centrées sur la performance sportive.
2Selon Alain Berthoz (2008), le cerveau humain fait des hypothèses sur l’état que doivent prendre certains capteurs sensoriels à chaque engagement d’un mouvement pour lui donner un sens (kinesthésie). On perçoit mieux le sens du mouvement au moment où nous faisons l’expérience de la maîtrise technique qui accorde maîtrise du geste et maîtrise de l’intention. Or, l’homme (anthropos) a-t-il la science (logos) de sa propre maîtrise de l’existence qu’il traverse ? Autrement dit, peut-il concevoir une anthropologie de la maîtrise de soi avec la conscience que son corps est animé d’une énergie de vie ? Si l’homme possédait une science pour se maîtriser, il serait logiquement plus équilibré dans le monde qui l’englobe. Il vivrait au plus juste sa relation qu’il entretient avec autrui. De telles connaissances existent depuis des millénaires sous des formes culturelles diverses impliquant l’anima dans l’exercice psychique et physique.
3Dans ce contexte, la possible maîtrise de soi au travers de l’expérience du combat corps-esprit nous suggère l’image d’un homme en conflit, disloqué entre son désir de violence et de paix. Mais, l’opposition du physique et du mental est sans doute artificielle. Il s’agit de deux aspects de l’être en soi (ou en corporéité) qui doit être maîtrisé dans sa totalité psychique (l’esprit), affective (l’âme) et physique (le corps). La problématique est de savoir comment peut-on dépasser l’équilibre statique des forces d’oppositions en « présences » pour que le mouvement harmonieux se crée dans la technique martiale ? Peut-on dépasser le dualisme combat-paix ou corps-esprit dans l’art martial ? Dans quel but ? Notre question se formule sur le terrain de l’anthropologie : perçu comme civilisant, l’art martial représenterait-il un élément initiateur à la maîtrise de soi ? La réponse que l’on peut proposer à ce questionnement : compris comme un « processus civilisateur (Elias, 1975) », l’art martial manifeste une « corporéité (Merleau-Ponty, 1964) » fondée sur le sentiment d’être en mutation vers la maîtrise de soi à travers l’expérience du corps sensible (l’anima). Dès lors, qu’est-ce que l’art martial ninjutsu ? Quel sens donner à l’expérience du corps sensible dans l’art martial ? Enfin, peut-on parler d’une philosophie du corps martial visant la maîtrise de soi ?
De l’Orient à l’Occident, l’art martial ninjutsu en question
4Au xxe siècle, la diaspora asiatique immigrante favorisa l’interaction culturelle en apportant le taoïsme, le bouddhisme et le chamanisme appuyés par des pratiques corporelles, énergétiques et d’arts martiaux. Parmi celles-ci, citons selon leur chronologie d’implantation en France : le judo (1889), le hatha-yoga (1936), le karaté (1948), l’aïkido (1951), le qi-qong (1980) puis le ninjutsu (1983). Ces techniques orientales de combat du corps et de conscience de soi se sont adaptées au contexte sociopolitique de l’Occident par le processus d’acculturation. Elles ont été en Occident le « cheval de Troie » de la spiritualité extrême-orientale et du bouddhisme en particulier. Réciproquement, l’influence du modèle sportif européen aura été prégnante dans le renouvellement de la production culturelle des arts martiaux. Dans ce contexte, le ninjutsu est un art martial japonais d’essence chinoise qui s’est maintenant adapté à la culture occidentale. Il se transmet par la pratique du corps que le sujet met en réflexion partagée au sein des groupes sociaux (clubs, fédérations, écoles). Il évolue lors de l’échange humain et se transmet par mimétisme gestuel. Le ninjutsu est porteur d’une culture technique subtile réunissant une science (ninpô) [2] et une philosophie (nindô) [3]. C’est une « technologie culturelle (Vigarello, 1991) » visant l’imperceptibilité dans l’action technique dans le seul but d’une efficacité martiale. Au sens contemporain et sportif, ce « jeu » du corps en subtilité avec ou sans arme, effectué seul ou avec un partenaire, développe à long terme une perception du monde en mutation perpétuelle. Pour définir l’art martial ninjutsu, il faut lui donner un sens et trouver sa finalité. Commençons par le sens littéral du kanji « nin » [?] qui éclaire l’esprit de cet art. En isolant la partie supérieure du kanji « nin » [?], on perçoit le kanji « ha » [?] qui veut dire lame. Ce kanji porte aussi les traits du kanji « tô » [?] qui signifie sabre. Procédons de même pour la partie inférieure du kanji « shin » [?] que l’on traduit par esprit, âme, cœur. Ce qui rassemble deux orientations : d’une part, la pratique du sabre qui symbolise la volonté, la force du corps dans le combat ; d’autre part, la théorie du cœur qui symbolise la compassion, la conscience de soi à travers l’autre et qui développe une sorte d’état d’esprit de paix.
5En synthèse, le kanji « nin » [?] forme l’union du sabre et du cœur (ou corpsesprit), mais en analysant sa dualité, il révèle l’ambiguïté du couple « déviance/ norme » ou « ombre/lumière ». Car le ninjutsu semble se manifester comme une culture en « marge » de la nature comme de la société, en position liminaire identifiée au concept de communitas (Victor Turner, 1969). Ce qui explique sa marginalité (historique et contemporaine) dans le monde des arts martiaux. Le ninjutsu est une technique d’approche corporelle de l’esprit du combat qui se caractérise par l’ambivalence qu’il propose dans le traitement du corps mouvant. La maîtrise de soi dans le ninjutsu s’inscrit dans un schéma ternaire, celui du Ciel, de la Terre et de l’Homme [ten chi jin ; ? ? ?] en rapport avec la philosophie des arts martiaux japonais bien connue sous le concept [shin tai gi ; ? ? ?] ou l’esprit, le corps et la technique. Ce modèle cosmologique découle de la philosophie chinoise du Tao où l’homme est perçu comme un démiurge martial créateur de technique en esprit et en corps (ex ; en Chine l’Empereur Zhenwu ; ??).
Corps propre et corps martial
6Le corps martial est l’évolution du corps propre à l’art martial. Il représente le corps cénobitique de l’âme humaine qui s’efforce à persévérer en soi, sentant et ressentant, vivant et survivant, et qui doit sans cesse alterner la perception du plein et du vide, de l’inspiration et l’expiration, de l’eau et du feu, de la maîtrise et de la violence. Merleau-Ponty (1945) a démontré que le corps propre se distingue du corps physique (l’objet) en ce qu’il possède une structure différente, une chair (leib) qui se décrit par le biais de la perception vécue par le sujet. Un retour à l’expérience vécue pour décrire concrètement le réel et penser l’existant humain. Cette perception en mouvement du monde n’est rendue possible que par la perception du corps propre envisagé comme manière d’être-au-monde. Ainsi, le corps physique n’existe qu’en relation à l’homme qui le perçoit d’où la notion d’intentionnalité et d’être conscient de son corps. Ce qui nous amène à prendre quelques précautions terminologiques concernant le mot « corps » qui est un terme polysémique. Pour certains, il désigne un tout organique (le « corps objet » du biologiste), pour d’autres un lien social porteur de culture, de psychologie, de technologie, de philosophie, d’humanité et de communication (le corps en sciences humaines). Le propre du corps, pour dire ainsi, est qu’il est ambigu, à la fois intégré au monde et dissocié de lui. Les sciences humaines ont démontré son rôle médiateur entre soi et le monde. Parfois, il apparaît en tant que « corps objet » ou bien comme « corps sujet ». Mais comme le pensait Nietzsche, l’homme n’est-il pas quelque chose qui doit être surmonté ? Ne doit-il pas se dépasser en veillant à l’unité de son corps et de son esprit. Dans Ainsi par lait Zarathoustra (1883-1885), il écrit : « Je vous enseigne le surhomme (Nietzsche, 1947 : 31). ». Tout comme Merleau-Ponty, mais dans une philosophie différente, Nietzsche veut effacer la ligne de partage entre corps et esprit. Quant à Merleau-Ponty, il cherche à comprendre le soubassement irréfléchi (et non raisonné) de notre perception des choses en voyant dans le corps un foyer de sens, un centre existentiel. Le corps propre est donc le corps de l’homme vécu à la première personne, mobile et qui projette sa conscience sur les objets. Il possède par son déplacement physique un caractère perceptif de synthèse contrairement à la perception intellectuelle (cogito). Dans cette acception, le corps physique est à distinguer du corps propre à l’homme parce qu’il est observable par ce dernier et donc défini comme un objet.
7Si nous transposons cette idée au champ de la pratique d’un art martial, la conscience est bien incarnée dans le geste synonyme de parole et d’expression artistique martiale. Ainsi, l’artiste martial construit son corps propre à son expérience que nous désignons par « corps martial ». Ce corps se développe variablement selon le style de pratique et de penser l’art martial. Telle une expérience à partir de laquelle se présente le fondement de la perception, du vécu, de l’énergie, d’une émotion, d’une passion dont on ne peut jamais se libérer ni s’écarter, et qui nous trempe constamment dans la technicité du ninjutsu. Tout ce que je sais de mon art martial repose sur l’expérience du sentiment animé d’être un corps en perception. Celui-ci bouge de manière irréfléchie (c’est le but de la pratique), d’une part pour me défendre, et d’autre part pour me guider à la source de moi-même. Ce processus n’est pas observable dans la forme du mouvement technique [jp. gi ; ?] articulant la posture de mon corps [jp. tai ; ?] et l’attitude de mon mental [jp. shin ; ?] pour faire face au danger du combat. Je ressens plutôt comme une sorte de concentration intense, mais sans objet et qui me rapproche de la sensation interne d’une circulation du souffle d’énergie [ch. qì ; ?] en soi. Je m’efforce de faire attention aux trois zones de perception de mon corps que la tradition taoïste désigne par « champ de cinabre [ch. d?ntián ; ? ?] » : au bas-ventre pour la conscience de mon corps de gravité ; à la poitrine pour la conscience de mon corps émotionnel ; au milieu du front pour la conscience de mon corps psychique.
Les trois d?ntián
Les trois d?ntián
8Cette sensation me donne une plus grande connaissance de mes possibilités réelles, mais aussi un relatif détachement vis-à-vis du monde extérieur. Un état permanent de perception active que la tradition japonaise désigne par vigilance active [jp. zanshin ; ? ?]. Dans ce sens, mon corps vivant tend à l’appropriation de la distance [jp. ma ; ?] qui me sépare de l’adversaire (l’objet de la conscience) pour tenter de faire Un [jp. ai ; ?] et d’assembler les énergies de mon esprit et de mon corps qui sont éveillées, prêtes à se projeter. Puis, j’esquive et tourne mon corps en déplacement [jp. tai sabaki ; ? ? ?] de manière subliminale afin de neutraliser le combat. Ce sentiment propre à soi d’être à la fois tiraillé entre la réduction au combat (ninpô) et l’expansion vers la maîtrise du soi (nindô) est une ambivalence. Celle-ci trouve peut-être sa raison dans l’origine chinoise du ninjutsu japonais puisant ses racines dans la pensée du Yin et du Yang. Une philosophie du corps juste visant l’unité à travers l’expérience externe [ch. wàiji? ; ? ?] et l’expérience interne [ch. nèiji? ; ? ?]. Or, cette dualité s’efface dans le concept de la triade de l’homme (esprit-corps-âme) comparable à celui de l’art martial (esprit-corps-technique). Une ontologie de la technique du corps quelque peu universelle puisque l’on retrouve cette vision triadique de l’être également dans la culture occidentale. L’homme est un être trinitaire qui n’a de sens que dans l’existence totale et indivise de sa structure triadique permettant l’équilibre dynamique de son évolution.
La philosophie du corps dans l’art martial
9Si la culture occidentale a moins utilisé le corps contrairement à celle de l’Orient et de l’Extrême-Orient, ce dernier, pourtant, n’a pas cessé d’être un sujet de réflexion philosophique depuis l’Antiquité grecque et latine (Braunstein & Pépin, 1999). Pour Platon dans la République, l’âme est à la fois une et tripartite dans le psychisme des hommes. Il distingue l’âme des souverains, celle des soldats et celle des artisans en rapport avec « trois grandes vertus (sagesse, courage et tempérance) dont l’accord constitue la vertu de la justice (Frère, 2003 : 39) ». Dans l’Antiquité, Platon pensait déjà ce que serait la structure d’un État, d’une Cité ou d’un homme bien avant que Georges Dumézil ne formalise à partir de ses travaux de mythologie comparée sa théorie des trois fonctions de l’homme (oratores, bellatores et laboratores) dans Jupiter Mars Quirinus (1941). Ce modèle indo-européen rejoint la conception japonaise de l’art martial selon laquelle l’esprit (shin), le corps (tai) et la technique (gi) doivent être harmonieusement maîtrisés dans le mouvement d’une forme (kata). Car la dimension technologique d’une culture de tradition martiale associe le combat du corps et la conscience de soi.
10La fonction productrice de cette technologie culturelle de tradition martiale est de faire évoluer l’homme dans la science qu’il tire de sa propre existence tragique : à la fois apollinienne et dionysiaque, entre rêve de puissance et ivresse de paix (Nietzsche, 1872, 1901). De ce point de vue, la naissance de l’art martial se retrouve quelque peu dans la Naissance de la Tragédie (1872) grecque que Friedrich Nietzsche analyse dans sa philosophie de l’art par une dichotomie. En concordance avec le modèle artistique de Nietzsche, la place du corps dans la culture de l’art martial se loge dans l’interstice « d’Orphée », entre le refus : – de l’ordre imaginaire prôné par une société dionysiaque placée du côté lunaire (liquide) et qui s’oppose à la pratique d’Ares ou Mars (dieu de la guerre) ; avatar symbolique de la force dont la finalité est de recouvrer l’essence mythique d’Apollon, dieu de la lumière des arts et de la divination. Le mot dionysiaque : « exprime le besoin de l’unité, tout ce qui dépasse la personnalité, la réalité quotidienne, la société, l’abîme de l’éphémère » [4] ; – de l’ordre réel imposé par la nature apollinienne placée du côté solaire (calorique) et qui s’oppose au versant lunaire (liquide) de la théorie de Venus ou d’Aphrodite (déesse de la paix) : avatar symbolique de l’amour dont la finalité est de recouvrer l’essence spirituelle de Dionysos, dieu de l’ivresse et de l’extase, celui qui permet à ses fidèles de dépasser la mort. Ainsi, cette double approche caractérise bien l’art martial par son aspect à la fois dionysiaque ou yin (eau) et apollinien ou yang (feu).
11La technique martiale devient alors le soma védique qui est censé aider à conquérir l’humanité si enviée des dieux comme des titans. Héritier d’une survivance à la fois titanesque (ou martienne) et divine (ou vénusienne), l’homme et sa culture deviennent fils et fille d’Ouranos (le Ciel) et de Gaïa (la Terre). Agrémenté de l’arme de paix ou de guerre selon qu’il puise une énergie divine ou titanesque, l’art martial autant que l’orphisme professe une démarche de purification de l’homme à travers lequel le divin se combine avec le titanesque. Ce dernier représentant alors une souillure par l’acte physique du combat. Dès lors, comment concilier ou associer mythologie dionysiaque et liturgie apollinienne ? En harmonisant tout son être dans une sorte de philosophie du corps martial réunissant l’esprit de Dionysos et le corps d’Apollon. Cela est observable dans la description et l’interprétation d’une technologie culturelle extrême-orientale en général, et particulièrement de tradition martiale comme le ninjutsu.
12Maîtrise de l’intention et conscience du geste sont indissociables si nous aspirons au bien-être puisqu’il est impossible de se maîtriser en geste si l’on de ne se connaît pas soi-même en visée. L’effort commence par la mobilisation de toute sa perception sensorielle liée à son corps biologique en rapport avec l’environnement et sa biochimie interne. Certes, mais encore faut-il que l’homme ait conscience de sa faculté à maîtriser les différentes fréquences qui constituent toute son existence (psychique, affective et physique). Dans ce travail de ressaisissement de soi apparaît une autre vision de l’homme pensée au-delà du dualisme ontologique distinguant avec Platon et Descartes « le corps et l’esprit : c’est-à-dire au fond tout l’homme (Quilliot, 2003 : 5) ». Quant à la tradition asiatique des arts martiaux, elle ne favorise ni un monisme spirituel qui se perd dans une subjectivité irrationnelle, ni un monisme matérialiste visant à tout expliquer par les neurosciences. Elle vise plutôt la maîtrise de soi dans tout notre être (esprit, corps et âme). De cette propension ontologiquement fondée sur un schème triptyque reprenant le modèle cosmologique d’une triade taoïste (Ciel, Terre et Homme), découle l’idée d’une interaction directe de l’homme animé par une âme (principe vital, fluide, énergie). L’anima agit dans le monde qui l’englobe avec un corps qui cherche à s’évader dans l’esprit d’une croyance divine. Ce souffle vital nous l’identifions au corps propre, au corps martial percevant, et tout simplement à l’être existent par la connaissance qu’il acquière de l’expérience émotionnelle à l’épreuve du corps et de l’esprit. La technique martiale (gi) est un moyen de vivre cette expérience. Ce style d’effort anime le désir, celui d’une âme (anima) humaine « de persévérer dans son être (Spinoza, Éthique III, 6) » en toute connaissance de son conatus libérateur. Le corps et l’esprit sont concernés dans cette technique animée par l’artiste martiale qui, pour accroître sa puissance d’être au sens spinoziste, développe la conscience de son corps martial. Techniquement en mouvement dans le ninjutsu, le corps martial nous conduit à la voie de la maîtrise de soi (nindô) qui se travaille par l’incorporation progressive d’un certain nombre « d’habitus » (Bourdieu, 1980) dans le respect des règles du combat (ninpô) suivant une pédagogie fondée sur l’éducation physique et sportive. Cette approche ternaire constitue une anthropologie de la maîtrise de soi qui se centre sur l’apprentissage de la maîtrise des émotions (du latin motio « action de mouvoir, mouvement »). Car corps percevant et corps émotionnel sont le même corps à maîtriser dans le développement du corps martial. La maîtrise des émotions procure l’énergie nécessaire à l’efficacité du geste physique et à une bonne attitude mentale. Elle précède et parachève les maîtrises du mental et du physique comme le « trois » réunit les deux en un. Il est vain de vouloir stopper une émotion (positive ou négative) qui par définition est un mouvement comme de vouloir stopper le mouvement du vent. Par contre, il est utile de vouloir apprendre à utiliser le vent comme énergie autant qu’il est possible d’apprendre à canaliser ses propres émotions. Par cette métaphore, nous comprenons que nos émotions sont des énergies, facteurs d’équilibre ou de déséquilibre psycho-physique. L’essentiel est bien la maîtrise de l’affectivité qui une fois redirigée au sens de Spinoza devient un dynamisme vécu comme une puissance d’être. Le corps et l’esprit sont séduits par le mouvement de l’âme créatrice de techniques, d’arts et de culture martiale. Aussi, tout affect est simultanément corps et esprit vécus potentiellement avec félicité grâce à la technique martiale adéquate à l’être qui l’expérimente en soi. Développer cette philosophie du corps dans l’expérience du ninjutsu est donc inséparable d’une recherche de la maîtrise de soi.
Conclusion
13En fonction d’une ontologie de la pratique martiale ninjutsu, je me suis intéressé au processus de transformation de soi. L’art martial a été pensé par l’homme qui s’est forgé un corps martial pour se réaliser soi-même. En percevant potentiellement en soi un maître à la fois de force et de sagesse, l’homme recherche sans cesse l’harmonie du « feu » et de « l’eau ». Entre le geste et la pensée, l’expérience du corps martial révèle un mode d’existence ambigu. Sa prise en compte oblige à mettre en question l’intentionnalité de la conscience du corps psychique qui du point de vue phénoménologique n’utilise pas le corps de gravité, mais la maîtrise de son évolution à travers lui. Rien n’est sans doute plus aisément définissable qu’un corps humain, mais comme le souligne Jean-Claude Kaufman (2005 : 67) : « l’individu n’a pas un seul corps, mais une infinité de corps, très différents, s’intégrant chacun dans des processus sociaux spécifiques. » Pour Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception (1945), le corps propre ne dépend ni de la perception physique ni de la représentation mentale, mais du vécu. Face à cette complexité, le corps martial autorise une manière spécifique de devenir soi, car sa connaissance en soi est l’enjeu d’une maîtrise humaine qui englobe l’esprit et le corps. Notre approche du combat [ch. w?dào ; jp. budô ; ? ?] propose « l’intelligibilité des phénomènes de l’expérience respiratoire, de la concentration corporelle et du mouvement technique (Mesli, 2010 : 19) ». En ce sens, l’engagement autonome du corps martial dans l’acte technique est une manière « propre » au « moi » de vivre son expérience dans la concentration du mouvement en soi. Un corps envisagé tant dans son entité que dans la relation entre les parties qui le composent. Un corps qui dans le traitement martial que les pratiques lui font subir laisse percevoir son identité intime. Une corporéité en mutation vers la maîtrise du soi à travers la conscience du corps martial. Mettre en œuvre ce processus dans l’acte éducatif n’est pas une chose aisée pour l’éducateur. Pourtant, l’intérêt des arts martiaux [ch. w?shù ; jp. bujutsu ; ? ?] est de proposer une sorte d’harmonie au-delà du dualisme corps-esprit par l’apprentissage technique d’une maîtrise du soi centrée sur la conscience du corps martial.
Bibliographie
Bibliographie
- Braunstein F., Pépin J.F. 1999, La Place du corps dans la culture occidentale, Paris, PUF (coll. « Pratiques corporelles »).
- Berthoz A. 2008, Le Sens du mouvement, Paris, Odile Jacob.
- Frère J. 2003, « l’âme et le corps selon Platon », dans Quilliot R., Le Corps et l’esprit, Paris, Ellipses (coll. « CAPES-agrégation philosophie »), pp. 34-41.
- Merleau-Ponty M. 1976 [1945], Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.
- Merleau-Ponty M. 1985 [1964], L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard.
- Mesli T. 2010, « De l’expérience du corps en mouvement à une conception anthropologique de l’art martial : essence, forme et structure », dans Revue internationale des sciences du sport et de l’éducation physique (STAPS), pp. 19-28.
- Nietzsche F. 1949 [1872], La naissance de la tragédie, Traduit par Geneviève Bianquis, Paris, NRF/Gallimard, (« coll. Classiques de la tragédie »).
- Nietzsche F. 1947 [1883-1885], Ainsi parlait Zarathoustra. Traduit par Maurice Betz, Paris, NRF/Gallimard.
- Nietzsche F. 1995 [1901], La Volonté de puissance, Paris, NRF/Gallimard.
- Quilliot R. 2003, Le Corps et l’esprit, Paris, Ellipses (coll. « CAPES-agrégation philosophie »).
- Kaufman J.C. 2005, « Le corps dans tous ses états : corps visible, corps sensible, corps secret », dans Bromberger C. & Duret P., Kaufmann J.-C., [et al.], Un corps pour soi, Paris, PUF, pp. 67-88.
- Vigarello G. 1991, « Pour une technologie culturelle dans le champ des pratiques sportives », dans Anthropologie du sport. Perspectives critiques, (Actes du colloque international francophone Paris-Sorbonne), Paris, AFIRSE-Quel Corps ?, pp. 146-151.
- Turner W. V. 1990 [1969], Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, trad. par Guillet G., Paris, PUF.
Notes
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[1]
Terme polysémique réunit par deux kanji japonais : « nin (ou shino-bu ; shino-baseru) » qui signifie « supporter », « subir », « endurer », « persévérer » mais aussi « garder secret » et « jutsu » qui signifi e « art » ou « technique ». Le ninjutsu peut désigner « art de la persévérance » ou « art du secret ».
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[2]
Littéralement la loi du secret ou discipline de la persévérance [ch. r?nf? ; jp. ninpô ; ? ?]. Dans sa fonction moderne, le ninpô défi nit le « respect des lois humaines » ou « code de la maîtrise du soi ».
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[3]
Philosophie de l’esprit persévérant ou « voie de la maîtrise du soi » [ch. r?ndào ; jp. nindô ; ? ?]. Le nindô tel que nous le percevons au temps moderne révèle plutôt le secret de parvenir, à force de volonté, à la paix du soi (de son esprit ou sa pensée). Par conséquent, nous pouvons le définir par la « théorie des valeurs humaines » ou la « voie de la maitrise du soi ».
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[4]
Nietzche Friedrich, La volonté de puissance. Tome 2, Paris : NRF-Gallimard, 1992, p. 372.