Notes
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[1]
Ces images incitant les jeunes occidentaux à s’engager pour les colonies que l’on retrouve dans les publicités pour le tourisme sexuel selon J.-F. Staszac, « La femme exotique : la construction (post)coloniale du désir », colloque Masculin Féminin, questions pour la géographie, ADES-CNRS, Bordeaux, septembre 2010.
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[2]
F. Duparc souligne l’importance des cinq fantasmes originaires (en sus du complexe d’Œdipe), articulés aux idéologies. Nous n’abordons pas comme l’auteur ici la question à partir du point de vue de l’« immigré », mais à partir de celui de l’autochtone (Duparc, 2004 : 137-163).
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[3]
Cette « identité » (ici envisagée depuis le regard de l’autochtone) définirait la possibilité d’existence sociale de l’individu (selon le fantasme de la Scène Primitive).
1Le regard occidental sur l’étranger a été très marqué par le colonialisme, présentant les peuples conquis comme non cultivés voire sauvages, sous-développés et inférieurs, drainant un imaginaire érotique dont l’objet va de l’innocence (celle supposée des enfants) à la bestialité de l’instinct (celle des animaux). Ce point de vue sera entretenu par les images (cartes postales, affiches, revues) utilisées à des fins politiques ou économiques et dont nous héritons encore aujourd’hui [1]. Les arts plastiques pour une part n’échappent pas à son influence : plusieurs artistes, académiques, répondent à la vague de l’« orientalisme » au xixe siècle, prenant pour thème un ailleurs rêvé mais bientôt stéréotypé (voir les œuvres de Lecomte du Noüy). Déjà, le romantisme tournait ses yeux vers les contrées lointaines et sauvages : temporellement (vers un passé idéalisé, gothique), géographiquement (de la Turquie Ottomane au désert algérien), émotionnellement (vers les tourments de l’âme, la solitude ou l’exaltation passionnée). Aussi, lorsque Delacroix traite des Massacres de Scio (1822) ou des Femmes d’Alger dans leur appartement (1834), c’est l’œuvre entière qui rend la violence morbide ou l’érotisme précieux comme idée romantique de l’humain, bien au-delà de toute stigmatisation de la représentation de l’étranger. L’art, bien sûr, prend ici également un ton politique (Géricault plaçant un homme noir au sommet de la pyramide humaine du Radeau de la Méduse), mais il affirme, surtout, sa liberté par rapport aux normes académiques néoclassiques dans le traitement plastique. C’est dire que le tableau est avant tout œuvre d’art qui plaît par la force de l’émotion qu’il suscite chez le spectateur sans l’engager directement (sinon indirectement, à travers lui) dans son regard quotidien sur l’étranger. Bientôt, l’art se préoccupe d’abord de lui-même et, lorsqu’il s’intéresse aux cultures autres (africaines, océaniennes), c’est pour y emprunter des éléments stylistiques (cubisme, « primitivisme »).
2Tout change lorsque l’art prend le parti de s’opposer de front à la société et à ses valeurs traditionnelles, en plusieurs étapes, notamment lors de la première guerre mondiale avec Dada (ses soirées, ses manifestations, son rayonnement international) marquant l’origine de ce que l’on nommera, dans les années 70, la performance ; après la seconde guerre mondiale, où les actions se font extrêmement violentes (actionnistes viennois), ou ludiques (nouveaux réalistes) ; à partir de la fin des années 60 quand la performance prend un ton contestataire et accompagne les revendications politiques (contre les discriminations en termes de sexe, de race, de classe) jusqu’aux années 80 et 90 où elle prend en charge les nouvelles questions de l’exclusion et de l’identité, du multiculturalisme ; au tournant des années 2000 avec des ramifications en pratique plus discrètes, « inframinces » (Ardenne, Bourriaud…). Sollicitant la participation directe du public, son implication physique et active, la performance nous apparaît la forme efficace pour bouleverser notre image préformée de l’étranger.
3Faisant sauter les masques, démontant notre relation à l’autre que l’on dénigre au nom de sa différence, elle répond, en se fondant sur le vécu corporel, aux données profondes psychologiques de la xénophobie qui s’appuient sur des enjeux originaires tels que les fantasmes (à partir des fantasmes originaires) en donnent une représentation [2]. Ainsi, pour ceux qui se considèrent enfants de leur terre, l’autre n’est pas un simple étranger mais il apparaît comme un corps interne en effraction (traumatique) du corps social enveloppant de référence (écho à la sphère confusionnelle primaire maternelle).
4En même temps, l’« immigré » renvoie à un ailleurs possible, exotique, érotique qui, à son tour, par un renversement dans le contraire, peut nourrir la peur de l’autre aux soubassements troubles de l’angoisse d’intrusion. Nous reconnaissons là les deux caractères du fantasme de la « Scène de Séduction » pour lesquels le fantasme de « Retour dans le Ventre Maternel » serait appelé à la rescousse dans l’Image simplificatrice d’une société idéalement « pure », ainsi que le fantasme d’« Incorporation Cannibalique » dans la revendication d’une hérédité directe. Pour l’autochtone, la peur de se voir priver d’une part des bénéfices de « sa » société par l’« immigré », entraînerait une réaction d’exclusion (selon le « Complexe de Castration »). La violence de ces sentiments de répulsion et d’attraction se résout en stigmatisation de l’autre (l’« immigré ») sous formes de stéréotypes, représentations dégradées constituant des pseudo-identités (représentations fantasmées, hallucinées, de l’étranger) qui peuvent être les points d’appui dérisoires de la xénophobie ou bien être réinjectées sous la forme de signes exotiques (kitsch) dans le circuit marchand.
5Il va sans dire que ces pseudo-identités ne coïncident pas avec l’identité réelle, vécue, de l’étranger : elles ne sont que le regard déformé par une défense angoissée contre une menace fantasmatique, mais elles conditionnent son acceptation et son intégration [3]. La problématique de l’« immigré » s’ancre au corps social, fondé sur la culture, où il apparaît comme une faille (par sa culture autre) et au corps individuel et psychique (traumatique). Avec lui, plus question de « réalité partagée » qui, selon Winnicott, forme l’aire intermédiaire d’échanges entre la mère et l’enfant et qui fera le lit de l’expérience culturelle – celle qui, enfant, nous permettait d’intégrer le nouveau et qui, adulte, nous sert d’appui (culturel, dans une société donnée que nous aurions construite ensemble). Le migrant n’est qu’un « immigré » pour l’autochtone en devenant celui qui troue son espace culturel avec une altérité inassimilable en tant que telle, écho intime de l’émergence de l’autre selon des constructions fantasmatiques dont les « immigrés » font les frais, attachés à des Images auxquelles nous sommes aveugles – doublement aveugles, d’ailleurs, en ce que l’« immigré » pourrait ressortir de la problématique plus large de « l’invisibilité sociale » décrite par G. Le Blanc (2009) – cette invisibilité à force de résistance à conférer à l’autre une représentation « réelle » inacceptable car fondée sur un écart culturel et interne impossible.
6Au corps formaté et réaffirmé – performé par la société jusque dans ses actions (comportement, habitudes, rituels…) s’opposerait le corps qui sort des normes sociales parce que, dans le cas de l’individu issu d’une autre culture, il en porte les signes. Ceux-ci, sortis de leur contexte, déformés par l’interprétation de la méfiance (par opposition à la notion de confiance de la réalité partagée) serviront de base à l’imagerie qui se durcira en une nouvelle grille de regard portée sur lui.
L’art aux failles de la société : la souffrance dans la douleur
7Née en période de crise, la performance est aussi une remise en cause de la société culturelle qui la porte et en laquelle elle s’insère, à savoir une société où les différences dans le tissu social organisé sont acquises (Martel, 2001), dont l’organisation produit ses violences et exclusions. La performance artistique se distingue de la notion d’exploit, de rendement (de l’« excellence corporelle ») : ce ne sont pas les qualités (physiques, physiologiques, motrices, mentales, sensorielles) que l’artiste veut amplifier, ce sont les coordonnées du corps (social) aliénées, rejetées, exclues, abusivement répétées, entretenues (performées), arrêtées sur certaines représentations. Contre-performance du processus performatif social, la performance artistique va puiser exactement dans les failles de la société, soulevant les problèmes de discrimination en termes de sexe, race, classe, provenance. Le féminisme rejoindra la critique du racisme ou de la xénophobie dans des œuvres soulignant la dévaluation de la femme, noire dans une société blanche ou son étiquetage dans des classifications données. Selon J.-J. Lebel (2001), l’interculturalisme (refus de se refermer sur soi) et le nomadisme (capacité d’être toujours en mouvement) seraient deux caractères essentiels de la performance. C’est avec le corps et par lui, matériau et action, que l’artiste travaille, en présence du public, dans sa vie même, le sollicitant à participation directe. L’important est ce moment de vie, partagé, inédit à chaque fois (et non une quelconque production d’objet). De nombreux artistes choisissent ainsi de pointer l’écart entre les représentations portées sur l’étranger et son vécu intime. Leurs performances, fondées sur la souffrance, déploient une pensée profonde, philosophique, sur la conception de l’« immigré », non seulement de son point de vue (Mona Hatoum, Variations on discord and divisions, 1984 ; Petr Stembera, Grafting, 1975 ; Anna Mendieta, Silhouettes, années 70), mais manifestant le regard social de la culture d’accueil – ce regard aveugle qui invisibilise ou stigmatise. Jeune femme « noire », L. Simpson dénonce aux États-Unis le poids de ce regard qui la résume à quelques stéréotypes raciaux (cheveux crépus, couleur de peau) et l’assimile à son corps, faisant d’elle un objet de consommation (Sous surveillance, 1989). Adrian Piper, jeune femme métisse travaillant aux États-Unis, réalise des actions dans la vie courante, en portant dans l’espace public une marque bien visible : un chiffon lui sortant de la bouche, des vêtements sales et malodorants, l’inscription « wet paint ». Dans cette série (Catalysis, 1970-1971), elle cherche à vivre une véritable « expérience pour elle-même » (Cottingham, 1996 : 326, 332) et devenir le catalyseur de nos consciences, les préjugés des uns prenant forme sur le corps de l’autre. Dans sa série Objet de starification (1974-1979), Hanna Wilke, très belle jeune femme blanche, demande aux spectateurs de mâcher des chewing-gums qu’elle colle sur sa peau, leur donnant l’aspect de petits organes sexuels féminins, s’enlaidissant ainsi de ces marques venues d’ailleurs, « pour rappeler aussi que, en tant que juive, j’aurais été marquée et enterrée pendant la guerre si je n’étais pas née aux États-Unis. Starification-scarification » (Jones, 2005 : 107). Ainsi marquée, elle se photographie sous diverses poses et avec des accessoires donnant autant d’images de la femme – leur « starification » étant opérée, d’après l’artiste, lorsqu’un intérêt économique est en jeu. Mais la marque peut encore être gravée à même la chair, Michel Journiac, se brûle au fer rouge un triangle sur le bras (Action de corps exclu, 1983, puis 1993), ou encore prendre un ton grotesque : Santiago Sierra européanise (en même temps qu’il désigne) 133 non immigrants aux cheveux noirs qu’il rémunère pour se teindre en blond (Venise, juin 2001). La souffrance alors prend forme dans la chair, rendant, face à la violence (psychologique et physique) qu’elle suppose, presque dérisoire la signification commune de la marque. Avec elle, l’humain réifié tente de se réaffirmer comme sujet.
8Ces performances ancrées sur le corps en action nous apprennent que marquer et effacer deviennent les deux facettes du même procédé prolongeant le déni de reconnaissance de l’autre dans sa différence, entrepris dans un pseudo-rapport relationnel. Or, en ce qui concerne l’immigré, ces deux facettes prennent une coloration particulière, glissant de la marque aux stigmates et de l’effacement à la deshumanisation parfois sous les espèces de l’animalisation (rappelant les zoos humains des expositions colonialistes notamment), tandis que remonte à la surface la forêt que cachaient les stéréotypes : la fascination de l’ailleurs. Car l’autre culture est latente, malmenée, déformée, refusée, haïe, incongrue pour l’autochtone, mais présente. Et c’est ce décalage entre la culture partagée telle que perçue par les autochtones et la culture intruse telle que stigmatisée par eux, voire leurs va-et-vient, que traitent les artistes. Avec eux, l’« immigré » devient un migrant. Bientôt, pensons-nous, ce travail aux failles de la société puisé à celles de l’individu engage une véritable remise en cause des deux camps que l’on croyait établis, celui de l’étranger et celui de l’autochtone, comme le montrent plusieurs œuvres.
La porosité des masques
9Ainsi, la photographie en très gros plan du visage d’une jeune femme musulmane (Shirin Neshat, artiste iranienne, vivant aux USA) au tchador relevé, l’espace de peau visible recouvert d’un texte en arabe, un canon de fusil pointé vers nous en guise de boucle d’oreille, permet une double lecture selon la culture d’origine ou la culture non arabisante (le texte y apparaît motifs décoratifs, le tchador signe de soumission, le fusil de violence ; le texte étant en fait écrit par des femmes musulmanes qui critiquent leur culture ou la défendent). Entre deux regards culturels, l’œuvre désigne le sans parole (ici Speechless, 1996), ou encore sans visage (Faceless, 1994) – qui nous rappelle l’« invisibilité » selon G. le Blanc (2009). Or, les deux points de vue peuvent se percuter, réifiant l’étranger amplifié d’une aura de sauvagerie en décalage avec le mode de vie dit « civilisé » des autochtones.
10C’est en situation d’animalisation que les artistes choisissent alors de présenter l’étrangeté du migrant. Coco Fusco et Guillermo Gomez-Pena, artistes mexicains, s’exposent pendant plusieurs jours dans une cage dorée (l’or des corps-marchandise), affublés de panoplies voyantes kitsch (plumes, pagnes, peintures corporelles, peaux de bêtes, bottes de cowboy, lunettes de soleil, collier de coquillage…), effectuant des « taches traditionnelles » mêlant le quotidien supposé des tribus indigènes et des dits-civilisés contemporains (« coudre des poupées vaudous et soulever des poids, regarder la télé et travailler sur un ordinateur portable ») (Golberg, 1999 : 142), s’exprimant en langage incompréhensible, conduits aux toilettes en laisse, entonnant un chant indigène lorsqu’on leur lance une pièce. Dans cette performance (Two undiscovered amérindiens, 1992-1994) présentée notamment à Madrid sur la Plazza de Colon en 1992 (500 ans après la découverte de l’Amérique), les artistes montrent l’identité mixée et saccagée, étiquetée internationalement, de ceux qui, natifs du pays, y sont devenus les « étrangers ». Car les signes de l’acculturation américaine apparaissent moins étranges que les signes dits amérindiens, les premiers faisant sur les seconds un collage navrant des efforts d’intégration (opération du regard du « civilisé » ?). N’est-ce pas démontrer que la culture dominante, au final, est prévalente sur la culture d’origine et que l’on peut tout aussi bien perdre sa culture (comme le migrant) dans son propre pays ? C’est aussi la question de l’authenticité qu’interroge James Luna, artiste d’origine indienne (vivant dans la réserve de San Diego), en s’exposant au Musée de l’homme de San Diego, nu, couché sur un lit de sable, accompagné d’un cartel officiel, de commentaires sur ses cicatrices (reçues lors de « beuveries »), une vitrine présentant ses affaires personnelles et des accessoires rituels (The artifact Piece, 1987) ; l’artiste reprend ici la définition de l’authentique natif des États-Unis en en révélant le dramatique grotesque.
11La question du corps migrant traitée par les artistes s’élargit vers celle des relations inter-ethniques. Sur un même continent s’affrontent des cultures aux histoires différentes. « J’ai vite appris qu’être artiste mexicain aux États-Unis signifiait – que cela plaise ou non – appartenir à une culture de la résistance », déclare Gomez-Pena, qui déambule dans les rues de Creektown habillé en costume traditionnel mexicain avec un partenaire, tous deux menottés et tenus en laisse par une dame très digne (Walking through streets by Creektown in Detroit, 1994) (Golberg, 1999 : 142). C’est en laisse qu’Oleg Kulik joue le chien – ce « chien de Russe » au regard occidental, attaché à sa niche par une laisse, nu, instituant une frontière à ne pas dépasser (ne pas le toucher) et mordant effectivement le spectateur transgressif lors de l’événement à Stockholm (Dog House, 1996). Kulik revendique ainsi son identité d’artiste russe dans une globalisation culturelle élaborée sur le modèle capitaliste occidental. En 1997, en réponse à la célèbre performance de Beuys (I like America and America likes me, 1974) qui passait une semaine enfermé avec un coyote, actant ainsi la difficulté de communication entre deux cultures, Kulik, transporté depuis l’aéroport jusqu’à la galerie Deitch Projects à New York en fourgon canin, resta deux semaines en cage, nu, se comportant en chien, devenant l’animal auquel l’impérialisme américain réduisait l’individu russe (I bite America and America bites me). La performance commence dès l’arrivée à l’aéroport : c’est en tant qu’artistes migrants que Kulik ou Beuys interrogent la relation interculturelle. C’est dire que leurs performances ne prennent sens que sur le territoire où elles se déroulent, adressées au public en place dans l’espace relationnel direct. Ainsi la performance constitue la forme artistique de l’engagement : non seulement au sens politique (depuis la remise en question des normes artistiques, elle permet de toucher la société qui les porte) mais aussi au niveau personnel et interpersonnel (le corps propre de l’artiste suscite toujours la participation du spectateur – d’autant plus que les artistes sont souvent personnellement touchés par les causes qu’ils présentent).
12Le public peut ainsi être amené à vivre réellement la contrainte de l’écart culturel, à être lui-même déplacé, voire exclu. À la Documenta 11 de Kassel, Hirschhorn convie le public à se rendre dans une cité (à population en grande partie immigrée), en dehors des bâtiments officiels (Monument à George Bataille, 2002). Jens Haaning installe sur une place au centre d’Oslo un haut-parleur diffusant des blagues en turc, compréhensibles donc uniquement par les immigrés turcs (Turkish Jokes, 1994). C’est arbitrairement que Santiago Sierra fait ségrégation, interdisant l’accès à ses expositions aux gens débraillés et puants, aux farceurs, aux cyniques, aux femmes enceintes et aux terroristes (Door Plate, 2006) ; pour la biennale de Venise 2003, il aménage pour seule entrée l’arrière du pavillon espagnol, ne laissant passer, passeports à l’appui, que les visiteurs espagnols. Dans d’autres œuvres, il travaille avec le matériau humain en dénonçant son utilisation commune : 6 travailleurs sont enfermés 4 heures chaque jour sur 6 semaines dans des cartons exposés, stigmatisant la place des réfugiés politiques (Berlin, 2000) ; en 2002, il engage une trentaine de personnes venues du Sénégal ou du Maroc pour creuser quelque 3 000 trous de 180x50x50cm chacun sur une colline dominant le détroit de Gibraltar (où nombre d’Africains tentent de passer vers l’Europe), payés au prix du sous-emploi ; avec l’appui des pouvoirs publics, il fait voyager une trentaine d’illégaux dans les conditions épouvantables subies ordinairement. La problématique du migrant conjointe à la réification, corrélat de l’exclusion, prend avec l’œuvre de Sierra une ampleur internationale, comme la face sombre du capitalisme – Ainsi, Kulik promène-t-il son mal-être de « chien de Russe » à Zurich, Berlin ou Moscou. Le bouleversement des catégories représentationnelles de soi et de l’étranger irait donc jusqu’à remettre en cause à la fois l’organisation sociale et les sombres tendances de la psyché humaine. Jusqu’à critiquer l’individu social ?
Au-delà des frontières : l’art… dans le souci de réel
13L’artiste, au final, translatant les univers culturels de l’un à l’autre, ne s’affirmerait-il pas moins citoyen du monde qu’habitant de l’Art, retrouvant le profil de l’art traditionnel, celui des Musées et de l’Histoire de l’Art, d’avant la performance ? En effet, l’artiste peut devenir migrant (Marepe, Veja Meu Bem, 2007 ; Franz Ackermann, Home, home again/23 Gespenstre, 2006 ; No direction home, 2007). Lorsque Rirkrit Tiravanija se rend de la galerie CCA Kitakyushu jusqu’à Yokohama (Triennale, 2001) avec une artiste japonaise, en camionnette, en suivant les cours d’eau et y pêchant, le film du voyage fera œuvre exposée à l’arrivée ; pour lui, l’œuvre est rencontre, échange. Dans un esprit proche, le collectif Stalker crée le centre culturel multiethnique Atelier Ararat, (Campo Boario, Rome, 1999). Certains pourraient critiquer le retrait de l’intérêt des artistes vis-à-vis des personnes avec lesquelles ils ont œuvré, une fois l’entreprise terminée et le produit du travail collectif exposé. Que signifie un tapis tissé par des kurdes présenté dans un musée et signé Stalker ? Or, du point de vue de l’art (qui s’adresse, donc, ici, à une élite), la question se formule autrement : non seulement ce tapis est élevé au rang d’art, mais aussi la démarche qu’il suppose, l’expérience collective. C’est cette dernière, en fin de compte, qui prend valeur (et fait art). Les artistes agissent donc à deux niveaux : en travaillant le rapport à l’autre, faisant de l’étranger (au sens aussi d’étranger à l’Art) un partenaire créateur de liens (au sens propre et au sens figuré) ; en faisant bouger nos représentations qui résistent encore à un réel pluralisme culturel. Ainsi la performance (ici dans ses ramifications actuelles) ne se cantonne pas au monde de l’Art mais parvient à agir, par son biais même, sur l’idée d’étranger. L’œuvre saurait-elle produire le lien aux croisements des migrations dépouillé des préjugés angoissés sur cet autre auquel on dénie souvent sa réalité en le privant d’une identité propre ? La performance retravaille cette réalité au sein de la relation vivante où les significations, réinvesties dans le corps, peuvent se renverser en leurs contraires : l’ouverture devenir blessure, le lien être laisse, l’espace social comme une cage, l’attention une exposition, tandis que l’interprétation peut s’avérer engloutissement, la reconnaissance travestissement stéréo-typique. La performance organise ainsi pour nous une fabrique du réel, le temps du moment partagé qu’elle déploie, afin de troubler le miroir de nos Images, sans nous imposer un irrévocable verdict. Reste à savoir si l’opération du regard par la mise en jeu du corps parviendra à inverser les appendices-torchons (Piper) ou les pustules-chewing-gums (Wilke) en greffes dont d’autres artistes (Stembera) rêveraient l’improbable réussite.
14De la parodie au tragique, l’être migrant selon les artistes de la performance, se vit dans la souffrance corporelle, tentant de faire sauter les masques des sans-visages et de les retourner à l’envoyeur avec leurs lots de fantasmes ; ailleurs, elle ouvre des espaces d’échanges et s’immisce dans la vie commune, puisant la problématique à même le corps propre au corps vivant de l’œuvre, sensible au corps social lorsque la culture dominante croise la question de l’identité, montrant que l’assimilation peut s’avérer bricolage incorporant, effacement de l’autre, édulcoration érotique, ou réification (quatre dérives de réponses aux fantasmes originaires), déconstruisant le réel qui s’y fonde.
Bibliographie
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- Phelan, P. & Reckitt, H. 2005, Art et Féminisme, Paris, Phaidon.
Notes
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[1]
Ces images incitant les jeunes occidentaux à s’engager pour les colonies que l’on retrouve dans les publicités pour le tourisme sexuel selon J.-F. Staszac, « La femme exotique : la construction (post)coloniale du désir », colloque Masculin Féminin, questions pour la géographie, ADES-CNRS, Bordeaux, septembre 2010.
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[2]
F. Duparc souligne l’importance des cinq fantasmes originaires (en sus du complexe d’Œdipe), articulés aux idéologies. Nous n’abordons pas comme l’auteur ici la question à partir du point de vue de l’« immigré », mais à partir de celui de l’autochtone (Duparc, 2004 : 137-163).
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[3]
Cette « identité » (ici envisagée depuis le regard de l’autochtone) définirait la possibilité d’existence sociale de l’individu (selon le fantasme de la Scène Primitive).