Corps 2012/1 N° 10

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Article de revue

Être régularisé au titre de la maladie en France

Pages 153 à 161

Notes

  • [1]
    Voir à ce sujet le communiqué du Conseil National du Sida mis en ligne le 4 mai 2011 : http://www.cns.sante.fr/spip.php?article370
  • [2]
    Les principales pathologies concernées sont le sida (18 %), les pathologies psychiatriques (16,7 %), les hépatites (8,2 %), le diabète (5,8 %), la cardiologie (5,5 %), les cancers (4 %) Selon les débats à l’Assemblée Nationale qui datent du 5 octobre 2010.
  • [3]
    En 2008, la Cour Européenne des Droits de l’Homme rejetait la demande d’annulation de l’expulsion d’une femme résidente en Angleterre, originaire d’Ouganda et malade du sida, arguant du fait que « l’article 3 (qui concerne les traitements inhumains et dégradants) ne faisait pas obligation à l’État contractant de pallier les disparités socio-économiques entre les pays, en fournissant les soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers dépourvus du droit de demeurer sur son territoire ».
  • [4]
    Les noms des personnes évoquées ont été transformés.
  • [5]
    La première rumeur qu’entendit Souad à son arrivée au Maroc en 1994 fut « ici les malades du sida on les brûle ». Les malades rencontrés à l’occasion de ce terrain marocain témoignaient alors du rejet dont ils étaient l’objet, expérimenté au sein des structures hospitalières comme dans le milieu professionnel et familial.
  • [6]
    L’association Marocaine de Lutte contre le Sida, fondée en 1988, est la première association dédiée à la lutte contre la maladie crée au Maghreb et dans le monde arabe en général.
  • [7]
    Comité Médical d’Aide aux Exilés : http://www.comede.org/
  • [8]
    Adeline N’Situ est très investie en France dans une église évangélique appartenant à la fédération protestante.
  • [9]
    Célibataire non mariée, Adeline a adopté dans son réseau familial deux enfants, une fille née en 1988 et un garçon né en 1992.
  • [10]
    Depuis 2004, la France s’est dotée d’un « Plan national étranger/migrants » de lutte contre le VIH/Sida. La formation de médiateur de santé y est soulignée comme l’un des axes de cette politique, axe d’ailleurs énoncé dès le plan national de lutte contre le VIH/Sida de 2001/2004.

1En 1997 et 1998, un amendement puis une loi ont introduit l’impossibilité d’expulser, puis l’accès à la régularisation et à un titre de séjour « de plein droit », des personnes étrangères atteintes de pathologie grave dont la prise en charge n’était pas « effectivement accessible » dans leur pays d’origine. Alors que sous le paradigme de la « gestion des flux migratoires » des obstacles toujours plus grands étaient érigés à l’entrée et au séjour durable sur le territoire français, il est remarquable que ce soit dans le même temps la maladie, le « corps souffrant », qui ait acquis dans le courant des années 1990 une légitimité déniée aux étrangers dans les autres secteurs de la vie sociale (Hommes et Migrations, 2009). Cette procédure de régularisation au titre de la maladie, sous la catégorie « vie privée et familiale », constituait alors une « exception française », la France étant le seul État en Europe à l’avoir adopté : Myriam Ticktin voit d’ailleurs dans l’« illness clause » une marque du statut de « global moral leader » auquel la France prétendrait (Ticktin, 2006).

2Cette procédure n’équivalait cependant pas à offrir aux personnes étrangères accédant à un titre de séjour par ce biais une assurance de sortie de la précarité administrative : elle est en effet dans la « ligne de mire » des autorités depuis le début des années 2000. Depuis 2002 et 2003, outre l’existence de nombreux obstacles dans la pratique pour accéder à la régularisation au titre de la maladie (ODSE, 2008), cette mesure, comme du reste le dispositif de l’aide médicale d’État dédié aux étrangers « sans-papiers », a sans cesse donné lieu à des propositions de réforme. Les dernières en date, restreignant considérablement l’accès à la régularisation en raison de la maladie, ont d’ailleurs suscité de nombreuses réactions alertant sur les conséquences dommageables, voire « ineptes » [1] de leurs conséquences : le 4 mai 2011, la commission mixte paritaire adoptait un article de la loi « Immigration, intégration, nationalité » qui, d’une part, lie l’octroi d’un titre de séjour à la notion d’« absence » de traitement dans le pays d’origine et, d’autre part, confie désormais au seul préfet le fait d’apprécier les « circonstances humanitaires exceptionnelles » qui présideront à son octroi. La régularisation au titre de la maladie concernerait à ce jour une moyenne de 6 000 cartes octroyées par an, soit un peu plus de 28 000 personnes [2].

3L’article de loi cité ci-dessus a fait l’objet d’un recours de parlementaires de l’opposition auprès du Conseil Constitutionnel et d’une importante mobilisation associative depuis sa première mouture en Septembre 2010 mais, quelle qu’en soit l’issue, une telle remise en cause gagne à être pensée dans le processus d’« harmonisation » des politiques européennes concernant l’entrée et le séjour des personnes étrangères, et plus globalement des politiques d’asile et d’intégration [3]. Elle est en outre le signe de cette « culture de la méfiance » qui se développe dans les multiples « guichets » régissant les modalités pratiques et concrètes d’acquisition de statut pour les personnes étrangères, dont les travaux d’Alexis Spire notent l’accélération du développement depuis 2003 (Spire, 2008). Elle vient aussi rappeler que le droit à la santé est un droit de l’Homme dit de « deuxième génération » par rapport aux droits énoncés au siècle des Lumières (Moulin, 2010). Elle éclaire enfin les limites de la « raison humanitaire » (Fassin, 2010) dès lors que l’universel et le national sont mis en tension : du corps « légitime », le corps de l’étranger malade est redevenu un corps exceptionnellement « toléré ».

4Dans ce contexte succinctement dressé, ce texte vise à discuter la pluralité des effets de cette reconnaissance en termes d’expérience sociale et intime du corps malade en migration par l’évocation de trois trajectoires de personnes régularisées au titre de la maladie. Les personnes dont j’évoquerai les trajectoires [4] ont été rencontrées dans le cadre d’un terrain au long cours mené sur les enjeux du sida dans les populations étrangères ou « immigrées » en France (Musso, 2008). La diversité des matériaux, en termes de situations d’interactions et de séquences historiques, a pour visée de restituer la complexité des liens régissant l’expérience de la maladie et la reconnaissance sociale, en l’occurrence la dimension administrativo-juridique de celle-ci.

Sida et double peine : la maladie métier dans la biographie de Souad Ben Msik

5Souad Ben’Msick avait été expulsée de France où elle vivait depuis l’âge de quatre ans en 1994, à l’issue d’une décennie d’usage de drogue par voie intraveineuse, très certainement à l’origine de sa contamination par le VIH. Elle était mère d’une petite fille alors âgée de 18 mois. C’est dans une prison française qu’elle apprit sa séropositivité en 1986, ce qui était alors fréquemment le contexte de dépistage d’usagers de drogues par voie intraveineuse dans les classes populaires, parmi lesquels les personnes de nationalité étrangère et, parmi eux, les descendants d’immigrés, étaient fortement représentées (Musso, 2011). Il est évidemment impossible d’évoquer ici l’ensemble de sa trajectoire ; il s’agit en revanche de rendre compte de la manière paradoxale dont la séropositivité, en même temps qu’elle constituait indéniablement un stigmate [5], est aussi ce dont elle fit usage comme socle d’insertion dans la société marocaine. Après un passage par l’univers carcéral dès son arrivée à Casablanca, et la révélation de sa séropositivité par les autorités françaises aux autorités marocaines, Souad Ben M’sik est conduite par la police à l’Association Marocaine de Lutte contre le Sida [6] où je l’ai rencontrée en 1998 (Musso, 2000). Sa responsable et fondatrice, le Pr Hakima Himmich, l’accueille en la prenant ostensiblement dans les bras pour montrer aux policiers « qu’ils n’ont rien à craindre, que le sida n’est pas contagieux ».

6Elle s’investira dès lors comme volontaire dans l’association, grâce à laquelle elle trouve un petit logement en périphérie de Casablanca, dans un contexte où son réseau familial local refuse, ou ne peut, lui venir en aide. Elle devient « actrice de prévention » et l’une des premières malades du sida à témoigner en public au Maroc, à l’occasion des assises de l’association en 1997. La même année, elle se rend à Abidjan pour assister à la Xe conférence internationale sur les MST/Sida en Afrique comme représentante, avec d’autres, de l’ALCS. L’éloignement contraint d’avec sa fille et ses proches restés en France, conjugué au fait d’être assignée à l’identité sociale de « malade du sida » étaient énoncés comme pesants et douloureux. Mais Souad soulignait aussi des transformations profondes qu’elle jugeait positivement. Elle décrivait dans les entretiens que j’ai réalisés avec elle de 1998 à 2001, au Maroc puis après son retour en France, son propre processus de reprise de pouvoir sur sa vie et sa maladie, évoquant sa participation à des projets de prévention en direction de femmes prostituées, la naissance de son intérêt pour la politique et ses expériences de formation.

7Souad parviendra à revenir en France en février 1999. Elle reprend contact avec le médecin qui la suivait avant son expulsion et accède à une trithérapie : il lui faut chaque jour prendre une quinzaine de comprimés, avec des contraintes horaires et diététiques strictes. Mais c’est l’accès au titre de séjour qui devient son obsession : sans lui, pas d’accès à l’aide sociale, au travail, au logement. Un « spécialiste » lui conseille de se faire régulariser au titre de la maladie parce que, lui dit-il, cela va « beaucoup plus vite ». Un rendez-vous avec le médecin inspecteur de la préfecture de Paris lui est notifié en juillet de la même année. Ce dernier lui posera d’ailleurs beaucoup de questions, justifiant son « enquête » par le fait, me rapporte-t-elle, que « de plus en plus de gens racontent qu’ils ont le sida pour être régularisés ». Six mois après son arrivée, elle obtiendra une autorisation de séjour « pour soins » de six mois, avec autorisation de travail, mais sans accès à l’aide sociale. Elle a, dit-elle, un « agenda de ministre », allant de rendez-vous en rendez-vous, sacrifiant à une exposition de soi dans laquelle la séropositivité devient un argument présidant à la possibilité d’une reconnaissance sociale et à l’accès à des biens (logement, alimentation, etc.). En 2001, elle obtient, après une première carte « vie privée et familiale » au titre de la maladie, une carte de résident de dix ans. Entre-temps, elle aura vécu pendant deux ans avec sa seule maladie comme identité sociale à présenter auprès des associations et des institutions. De ce fait, en fréquentant les circuits lui permettant la réaffiliation à des droits et à des biens, elle reprend contact avec d’anciens réseaux sociaux d’usagers de drogue via les structures « spécifiques », seules à accueillir les personnes « sans papiers » ou en situation de grande précarité (lieux d’hébergement d’urgence ou d’accès aux soins dédiés aux personnes en situation administrative précaire). Du statut d’intervenante de prévention « montant des projets », aidant les autres et se « battant » pour « rentrer », Souad était passée au statut de « malade » qui lui permit l’accès à la régularisation. Elle fait alors état de la « déprime » dans laquelle la plonge la fréquentation de ces structures et du sentiment d’« être rattrapée » par un monde social dont elle s’était éloignée. Au bout de deux ans, Souad était à nouveau dépendante aux opiacés. Cette forme particulière de « sickness », de rôle social de malade auquel elle a été assignée, a donc eu précisément pour effet une dégradation de son état de santé. Il faut se garder de voir là un itinéraire « exemplaire » car, au-delà de son caractère exceptionnel, le « cas est plus et il est autre chose qu’un exemple » (Passeron et Revel, 2004 : 5). D’autres personnes concernées par la double peine, expulsées de France, de Belgique ou d’Espagne après y avoir passé la majeure partie de leur vie, et rencontrées au Maroc à la même période que Souad, n’en revinrent jamais : ce n’est qu’en 1999 que le premier programme d’accès aux traitements y fut mis en place.

8Arnaud Veisse, directeur du Comède[7], décrit ailleurs et dans d’autres itinéraires ce paradoxe de personnes s’« installant » dans la maladie quand celle-ci constitue leur seul moyen d’obtenir une régularisation (Veisse, 2001). Cet itinéraire permet d’observer combien les formes de reconnaissance sociale liées à la maladie et les dispositifs auxquels elle permet l’accès évoluent selon les contextes. Au Maroc, Souad entre en contact avec cette forme si singulière de « culture du sida globalisée » où un espace ouvert par la diffusion internationale de la norme de « participation profane » peut être investi. Les traitements ne sont pas disponibles mais elle bénéficiera d’allocations de ressources et d’accès à des « formations » délivrées par des ONG, qui feront d’elle une « volontaire » de la lutte contre le sida. De retour en France, si la maladie permet l’accès à la régularisation, c’est la précarité sociale et le mode de transmission qui modèlent la configuration au sein de laquelle Souad va évoluer et accéder aux dispositifs. Des formes de l’exposition à la maladie (par usage d’héroïne par voie intraveineuse dans les années 1980) à l’accès au diagnostic (en prison) c’est un ensemble de déterminants non réductibles à la mention « vie privée et familiale » figurant sur la première carte de séjour qui façonnent ce parcours.

Vie administrative et mort sociale dans l’histoire de Moustapha Choukri

9C’est dans une association d’accueil d’usagers de drogues en grande précarité qu’en juin 1999, dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, Moustapha Choukri vint s’adresser à moi. Ayant entendu que j’avais travaillé au Maroc sur les questions relatives à la prévention et la prise en charge du sida, il était curieux de savoir ce qui se passait dans son pays d’origine. Depuis son arrivée en France en 1988, Mustapha avait passé la moitié de son temps en prison. Né à Casablanca en 1967, il est âgé de sept ans lorsque sa mère meurt. Avant-dernier enfant d’une famille qui compte avec lui cinq garçons et trois filles, il est placé dans l’orphelinat d’un quartier populaire de sa ville natale avec un de ses frères. Lorsqu’il en sort à l’âge de dix-huit ans, il a une formation en menuiserie, mais ne trouve pas de travail. En 1988, il prend un bateau en cachette avec un ami de l’orphelinat à Casablanca ; le bateau arrivé à Marseille, ils prennent ensuite le chemin de la capitale. Là, il retrouve un « petit frère » de l’orphelinat, et se socialise « dans le milieu de la came avec ses copains » (Mustapha Choukri, Juin 1999), ses premières perspectives d’insertion dans une activité rémunérée étant liées à la revente d’héroïne. C’est quelques semaines avant que nous nous rencontrions qu’il apprend à l’occasion d’un séjour en prison sa séropositivité à l’hépatite C. L’annonce de la maladie entraîne la possibilité, pour la première fois en France, de donner son identité, son « vrai nom pour essayer d’avoir mes papiers et d’être soigné ». Mais cela implique l’impossibilité du retour au Maroc, où selon lui, il ne pourra se marier, ni avoir des enfants.

10Si la maladie constitue une opportunité de régularisation, elle signe en même temps le deuil à faire du retour au pays. Les éléments de trajectoire livrés par Mustapha, « contrebandier de la mondialisation » (Tarrius, 2004), inscrivent dans une autre configuration l’annonce et la possibilité d’obtenir un statut au titre de la maladie. Elle équivaut pour lui à une mort sociale, « là-bas », alors même qu’elle donne accès à la naissance administrative en France. Alors que Souad a suivi sa famille, c’est là une trajectoire autonome de migration qui est livrée, conforme au désir d’ailleurs qui anime ceux qui « là-bas » essaient de brûler les frontières en tentant l’aventure de l’immigration illégale, fût-elle équivalente à un danger de mort.

11La maladie vient ici signifier l’échec du projet migratoire (Sayad, 1999), détruire l’espoir de rentrer « triomphant ». Le fait que l’annonce de la maladie puisse être dans le même temps une épreuve de deuil du retour est une dimension importante des conséquences de l’annonce ou de la possibilité de l’accès à un statut sur le territoire : la maladie entraîne une reconfiguration du projet ayant présidé à la migration. Elle est aussi l’occasion d’un bilan et de questionnements nouveaux sur le sens d’un parcours : du fait de la proximité entre le diagnostic et la rencontre restituée, Mustapha Choukri se trouvait à cet endroit précis de transition entre destruction et reconstruction du monde vécu auquel l’expérience de l’annonce d’une maladie grave confronte la personne qui la traverse (Good, 1998).

Une citoyenneté thérapeutique ? La trajectoire d’Adeline N’situ

12Adeline N’situ suit une formation de « médiateur de santé publique » quand nous nous rencontrons en 2002. Elle est originaire du Cameroun, pays où le taux d’infection par le VIH est important et l’accès aux traitements inexistant à l’époque quand, en décembre 2000, lors d’un séjour en France avec un visa de tourisme, elle est hospitalisée et apprend sa séropositivité. Le médecin qui la lui annonce lui explique qu’elle « peut avoir une action importante par rapport aux Africains ici ». Il m’a dit qu’« il y avait une loi qui ferait que je pourrai travailler et m’intégrer ». (Entretien avec Adeline N’Situ, Juin 2003). À l’hôpital, Adeline N’situ rencontre le fondateur de la première association de personnes séropositives d’origine africaine en France (APA – African Positive Association) qui vient d’être créée. Elle décide alors de s’impliquer dans l’association. Engagée dans des activités religieuses [8] quand elle vit dans son pays d’origine, elle insiste sur la manière dont sa foi l’a particulièrement aidée pour faire face à la maladie, alors que son annonce se conjuguait avec l’exil, l’éloignement d’avec ses deux enfants restés au pays [9], et la précarité économique. Ce qu’elle décrit en énonçant ses « raisons d’agir » est lié à la figure de la « maladie élection », c’est-à-dire la manière dont l’épreuve constitue un moment singulier et donne lieu à l’incorporation de compétences : une variante mystique de l’« expertise profane ». Elle anime à partir de 2003 des permanences hospitalières au titre de salariée de l’African Positive Association. Formée à la connaissance de la maladie et des traitements, elle va devenir un « malade expert ». Au-delà de la reconnaissance juridique au titre de la maladie, c’est aussi l’accès à un type singulier de reconnaissance sociale qui passe par l’insertion dans l’organisation de la politique nationale de lutte contre le sida comme « médiateur » de santé [10]. Ce dernier statut peut permettre l’accès à un emploi salarié, ce qui est le cas pour Adeline N’situ.

13En 2005, elle fut invitée au Ministère de la Santé, dans le cadre d’un colloque pour rendre compte de son travail. À la fin de l’été 2006, elle est rayonnante quand, après cinq ans d’absence, elle a enfin pu passer l’été dans son pays d’origine où résident ses enfants : « Mes T4 sont remontés » me dira-t-elle. Elle continue d’être salariée dans une autre association de lutte contre le sida, du fait de la disparition de l’association « communautaire » dont elle était membre. Sa fille fait aujourd’hui des études à Londres, son fils une école d’ingénieur au Cameroun et elle subvient à leurs besoins. Elle a déposé en mars 2011, après dix ans de renouvellement annuel du titre « vie privée et familiale » une demande de carte de résidence de dix ans et ne s’imagine pas vivre ailleurs que dans un pays qui est devenu le sien.

14Le parallèle est intéressant à dresser entre ce que Nguyen (2004) observe et analyse au sein d’associations au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire. Dans cette dialectique entre une économie politique globale de l’accès aux thérapies et un processus par lequel les interventions humanitaires de lutte contre le sida au Sud modèlent et produisent des formes particulières de subjectivation, s’érige ce que Nguyen propose de nommer une « citoyenneté thérapeutique », des citoyens reconnus du seul fait de leur condition biomédicale. Celle-ci ne constitue toutefois et bien évidemment qu’un segment des multiples circulations mondialisées que les routes et chemins motivés par la recherche de soins viennent singulièrement matérialiser : il est d’ailleurs remarquable que le phantasme d’une « immigration thérapeutique » soit régulièrement mobilisé alors que l’on qualifie de « tourisme médical » l’ensemble des circulations concernant des personnes dont le droit à la mobilité ne procède pas, géopolitiquement et économiquement, des mêmes contraintes.

15Ces fragments de trajectoires de personnes étrangères régularisées au titre de la maladie illustrent quelques-unes des formes, enjeux et situations dans le cadre desquels cette régularisation a lieu, et des effets qui peuvent être les siens. L’accès à un titre de séjour du fait de la maladie n’a pas les mêmes conséquences selon les circuits par lesquels son existence est connue et le titre obtenu, les pathologies considérées, les époques de l’annonce du diagnostic et les projets qu’il vient contrarier. Et, surtout, selon les histoires et origines sociales des personnes, les ressources dont elles disposent, le projet et les circonstances ayant présidé à la migration. Ainsi, selon les contextes sociaux, la perception de soi sur laquelle l’identité administrative a un impact, les « entre-nous » auxquels l’identité sociale de « malade » est associée, les dispositifs auxquels elle donne accès ont à des échelles diverses des conséquences sur l’expérience de la maladie. Les « figures » évoquées n’offrent évidemment pas un tableau exhaustif des situations que cette procédure de régularisation peut concerner. Toutefois leur description succincte montre combien le statut administratif vient recouvrir et révéler des trajectoires et des formes d’inégalités incorporées très hétérogènes. Combien aussi la rencontre d’une trajectoire, d’un virus, et de formes institutionnelles de reconnaissance d’une identité de personne « malade » évoquent à leur manière les failles d’un monde ou d’une société. Combien, enfin, le rôle social assigné à la personne malade, ce que les Anglo-Saxons nomment la « sickness », est en interaction avec le vécu intime de la maladie, l’« illness ». Les multiples usages et enjeux du « droit au séjour pour soins » illustrent comment le fait de penser le droit à la santé uniquement sous l’angle de la disponibilité de molécules c’est, d’une part, valider une conception extrêmement restrictive du fait de « prendre soin » et, d’autre part, naturaliser et déshistoriciser la complexité et la pluralité des inégalités qui s’incarnent dans des corps.

Bibliographie

  • Fassin D. 2010, « Un protocole compassionnel. La régularisation des étrangers pour raison médicale », dans La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard Seuil, (coll. « Hautes Études »).
  • Good B. 1998, Comment faire de l’anthropologie médicale. Médecine, rationalité, vécu, Paris, Les empêcheurs de penser en rond.
  • Hommes et Migrations 2009, Santé et droits des étrangers : réalités et enjeux, Paris, n° 1282, novembre-décembre.
  • Moulin A.-M. 2011, « Transformations et perspectives de l’anthropologie de la santé : un regard épistémologique », dans Anthropologie et santé [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le 31 octobre 2010, consulté le 11 janvier 2011. URL : http://anthropologiesante.revues.org/114.
  • Musso S. 2008, « Sida et minorités postcoloniales. Histoire sociale, usages et enjeux de la cible des “migrants” dans les politiques du sida en France », Thèse de doctorat non publiée en anthropologie sociale et ethnologie, Paris, EHESS, 446 p.
  • Musso S. 2010, « Les Suds du nord. Mobilisations de personnes originaires du Maghreb face à l’épidémie de sida en France », dans Eboko F., Broqua C., Bourdier F. (éds.), Les Suds face au sida. Quand la société civile se mobilise, Paris, IRD Éditions : 225-275.
  • Nguyen V.-K. 2004, « Antiretroviral, globalism, biopolitics and thérapeutic citizenship », ONG/Global assemblages : 124-145.
  • Observatoire pour le Droit à la Santé des Étrangers 2008, La Régularisation pour raison médicale en France, un bilan de santé alarmant, www.odse.eu.org.
  • Passeron J.-C. & Revel J. 2005, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », dans Enquête, Paris, Éditions EHESS.
  • Sayad A. 1999, « La maladie, la souffrance, le corps », dans La Double absence, Paris, Seuil.
  • Spire A. 2008, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir.
  • Ticktin M. 2006, “Where ethics and politics meet : the violence of humanitarianism in France”, dans American Ethnologist, vol. 33, n° 1 : 33-49.
  • Veisse A. 2001, « Les salles d’attente de l’universel », dans Vacarme, septembre : 45-47.

Date de mise en ligne : 01/06/2017

https://doi.org/10.3917/corp1.010.0153

Notes

  • [1]
    Voir à ce sujet le communiqué du Conseil National du Sida mis en ligne le 4 mai 2011 : http://www.cns.sante.fr/spip.php?article370
  • [2]
    Les principales pathologies concernées sont le sida (18 %), les pathologies psychiatriques (16,7 %), les hépatites (8,2 %), le diabète (5,8 %), la cardiologie (5,5 %), les cancers (4 %) Selon les débats à l’Assemblée Nationale qui datent du 5 octobre 2010.
  • [3]
    En 2008, la Cour Européenne des Droits de l’Homme rejetait la demande d’annulation de l’expulsion d’une femme résidente en Angleterre, originaire d’Ouganda et malade du sida, arguant du fait que « l’article 3 (qui concerne les traitements inhumains et dégradants) ne faisait pas obligation à l’État contractant de pallier les disparités socio-économiques entre les pays, en fournissant les soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers dépourvus du droit de demeurer sur son territoire ».
  • [4]
    Les noms des personnes évoquées ont été transformés.
  • [5]
    La première rumeur qu’entendit Souad à son arrivée au Maroc en 1994 fut « ici les malades du sida on les brûle ». Les malades rencontrés à l’occasion de ce terrain marocain témoignaient alors du rejet dont ils étaient l’objet, expérimenté au sein des structures hospitalières comme dans le milieu professionnel et familial.
  • [6]
    L’association Marocaine de Lutte contre le Sida, fondée en 1988, est la première association dédiée à la lutte contre la maladie crée au Maghreb et dans le monde arabe en général.
  • [7]
    Comité Médical d’Aide aux Exilés : http://www.comede.org/
  • [8]
    Adeline N’Situ est très investie en France dans une église évangélique appartenant à la fédération protestante.
  • [9]
    Célibataire non mariée, Adeline a adopté dans son réseau familial deux enfants, une fille née en 1988 et un garçon né en 1992.
  • [10]
    Depuis 2004, la France s’est dotée d’un « Plan national étranger/migrants » de lutte contre le VIH/Sida. La formation de médiateur de santé y est soulignée comme l’un des axes de cette politique, axe d’ailleurs énoncé dès le plan national de lutte contre le VIH/Sida de 2001/2004.

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