Notes
-
[1]
Voir par exemple l’ouvrage posthume de Louis Vincent Thomas (2000).
-
[2]
Cf. les phénomènes de psycho-collocation (Surrallès, 2003 : 62), qui consistent notamment à situer l’affection dans le corps et à l’associer simultanément à un sentiment (colère, mélancolie, peur…), et/ou à des évaluations qualitatives (telles chaud, froid, ouvert, fermé). Pour des observations ethnographiques sur la nosologie chez les Mazatèqes, voir M. Demanget, 2007a, p. 106-111 ; 2007b, p. 59-63.
-
[3]
Ces conceptions sont abordées dans Demanget, 2007a : 87-88.
-
[4]
Ainsi, avoir beaucoup d’alliés – de compadres – c’est avoir du nga’nio, dit-on. Ces alliances concernent notamment des parents « fabriqués » via le compadrazgo, les comadres et compadres étant fréquemment choisis parmi les membres de la famille alliée via le mariage. La parenté mazatèque est de type patrilinéaire et patrilocale, de structure complexe (sans prescription formelle de mariage). La circulation exogamique génère de multiples alliances entre familles extensives distinctes, ces interrelations entre lignage étant notamment soudées par la parenté rituelle (le compadrazgo).
-
[5]
Ndí kjien (mazatèque) ; muertito (espagnol). Les défunts, tout comme les vivants ont des émotions, et ils sont couramment envisagés comme tristes, comme souffrant de la solitude, de l’obscurité. Les expressions « Petit mort », « petits orphelins », « pauvres petits » dénotent l’affection qu’on leur porte.
-
[6]
Lucía, 18 ans, vient de se marier un an auparavant. Sans emploi, comme nombre de jeunes huautlecos, elle vend de menus articles (produits de beautés, bijoux) achetés à Mexico.
-
[7]
Observée en mai 2001.
-
[8]
Expression empruntée à Carlo Severi (1999).
-
[9]
Envie ou appétence : antojo (espagnol) ; kiskiali (mazatèque).
-
[10]
Ces repas ont aussi à voir avec la question du genre, puisqu’ils sont préparés par les femmes et leur réussite dépend de l’état de leur corps selon les dyades ouvert/fermés ; chaud/froid. La cuisine rituelle consiste ainsi en une opération d’équilibrage étroitement corrélée aux fluctuations qui caractérisent le corps féminin, une opération d’autant plus périlleuse qu’elle engage la collectivité impliquée dans le repas.
1Il n’est sans doute pas anodin que Marcel Mauss (1921) s’appuie sur un exemple de cérémonies funéraires pour approcher « l’expression obligatoire des sentiments ». Quoi de plus bouleversant en effet que la mort d’un proche, avec son cortège de sentiments et d’émotions contradictoires ? La codification sociale y est alors d’autant plus prégnante [1], à la mesure de l’intensité des affects qui jaillissent en ces circonstances. C’est sur le traitement et en particulier la canalisation sociale – fortement ritualisée – des émotions qui suivent le décès que nous nous attarderons ici, en abordant les rituels funéraires et leurs ratés chez les Mazatèques des hautes terres, dans la Sierra Madre Oriental. Comme nous le verrons, les ratés en question se manifestent tout d’abord par une émotion non contenue lors du repas funéraire, ce qui aura pour conséquence une affection corporelle bien spécifique, celle des « ganglions de mort » (granos de muerto). En approchant l’étiologie de cette maladie, nous montrerons que les émotions – ou tout au moins celles désignées comme responsables de certaines affections – en étant conçues comme intriquées dans la matière du corps, et en particulier dans les flux énergétiques qui l’animent, se trouvent aussi au centre des rapports sociaux. Les affects sont en effet simultanément associés à la circulation de ces flux et à leur altération, elles-mêmes en étroite relation d’interdépendance avec les relations sociales. De ce point de vue, si le corps est le siège des émotions [2], il est en même temps et par leur entremise à la fois considéré comme le lieu de passage et le passeur des relations sociales. Autrement dit, le corps est perméable, et il est moins conçu comme une frontière entre soi et autrui que vécu comme une médiation dans un espace collectif (Tola, 2009 : 46). On comprend dès lors l’extrême dangerosité des réunions funéraires au cours desquelles il convient de contenir son trouble. Le péril de la contiguïté entre vivants et défunts y est d’autant plus prégnant que les corps des vivants y sont largement impliqués par le partage de nourriture lors du repas funéraire.
Flux et corporéités
2L’étroite imbrication entre corps et émotion, loin des dichotomies matériel/idéal, corps/esprit, individuel/social, privé/social (Lutz & White, 1986 : 406) implique de ne pas séparer corps et personne, et au-delà, le corps de ce qui circule entre les gens. Comme l’attestent les conceptions vernaculaires mazatèques [3], les composantes immatérielles de la personne sont en effet indissociables de ses composantes substantielles, et celles-ci, qu’elles soient matérielles et immatérielles, ne sont pas enfermées dans l’enceinte de l’individualité physique. En plus de la composante volatile de l’individu (sén : âme, image enveloppe), le corps, signifié par Yauli (ta chair) ou yaule (sa chair), témoigne de cette porosité. Bien qu’il relève de la part substantielle de la personne, du corps, on me précisait toujours que c’était aussi de l’« âme ». Mais yaule peut aussi bien désigner « son corps », que « son cadavre ». Quant à yau, sans possessif, il renvoie à la viande. Dans tous les cas, le principe animique n’est pas absent de ces entités matérielles : raison pour laquelle par exemple la préparation des plats cuisinés nécessite un certain nombre de règles rituelles lorsque la viande a une provenance « délicate » (sacrifice, chasse) afin d’éviter les risques de contagion mortifère. Le fait que le même terme soit appliqué à la fois au corps, à la chair, à la viande animale ou encore au cadavre humain nous permet de supposer, à l’instar de ce que remarque Alexandre Surrallès au sujet des Candoshi, « une communauté substantielle de toute la matière, en conséquence de laquelle les limites catégorielles entre les êtres sont considérablement affaiblies » (Surrallès, 2003 : 37).
3Nous conduisent à cette observation la circulation des flux énergétiques, également conducteurs d’émotions comme nous l’avons évoqué, et plus précisément la catégorie vernaculaire de nga’nio. La personne est animée par les flux énergétiques, en l’occurrence ici ceux de la chair (nga’niole yaule). La force ou énergie vitale (nga’nio) se trouve engendrée par la circulation du sang, activée par le « moulin du cœur » et entravée quand le cœur est vidé de son « âme-image » (sén) ou encore quand le sang coagule sous forme de « ganglions » provoqués par les contacts pathogènes avec les défunts. Mais le corps n’est pas pour autant un réceptacle fermé sur lui-même car le nga’nio ne circule pas seulement dans et avec lui. La catégorie de nga’nio, largement polysémique, réfère aussi à la force et à la filiation patrilinéaire (transmise par le sang), à l’alliance de parenté [4], au pacte des « gens de savoir » (chjota chine) avec le Chikon Tokoxo, maître de la montagne, mais aussi au pouvoir en général et notamment au pouvoir politique. Le nga’nio renvoie donc à un principe relationnel et à ce qui circule entre les êtres. Entre les humains, ce flux énergétique circule notamment par l’entremise du regard, de la parole, de la nourriture, et plus impalpables, par l’entremise du désir, de la cupidité, de la convoitise, de l’appétence.
Séparer le mort des vivants : le quarantième jour du défunt
4L’une des finalités bien connues du rituel consiste moins à atteindre une prétendue efficacité que d’être médiateur d’expérience sociale en lui fournissant un cadre collectif (Douglas, [1967] 1992 : 77-90), et aussi de domestiquer les passions individuelles en les subordonnant aux vertus sociales (Turner, [1968] 1972 : 300). C’est dans cette perspective que les rituels funéraires, censés travailler pour l’ordre et la santé du corps social, imposent des normes explicites mais aussi implicites aux comportements d’afflictions. Lors des rituels funéraires, il importe de canaliser la circulation de ces flux, de les orienter, car la menace de la contagion pèse d’autant que lors de cette phase liminaire qui précède la clôture du cycle rituel la séparation avec le défunt n’est pas achevée. C’est à ce titre qu’il convient de maîtriser les surgissements émotionnels conducteurs d’énergie vitale et de contagion. Les normes explicites concernent les interdits rituels, et en l’occurrence ici la « diète comportementale » (il faut « respecter ses jours ») au cours de laquelle les relations sexuelles sont rigoureusement proscrites. Les normes implicites quant à elles se traduisent par les comportements tacitement convenus.
5Après l’enterrement, alors que le cadavre (yaule : également « sa chair, son corps ») est dans la terre, le défunt habite en effet la maison durant quarante jours. Au décès, toute la maisonnée s’organise autour de la présence du « petit mort » [5] : la pièce principale est dépouillée de ses meubles, des bancs sont disposés le long des murs. Un vaste autel est dressé pour le défunt contre l’un des murs, surplombé d’un carré de tissu blanc sur lequel est disposée une croix noire inclinée à gauche. Après trois messes (les 10e, 20e et 40e jours au cours duquel a lieu le rituel du redressement de croix), suivies de nuits de prières et d’une procession au cimetière le lendemain, l’anniversaire du défunt est en principe célébré pendant sept années par une messe et une procession au cimetière. Ces accompagnements vers le monde obscur des morts ont pour finalité de les calmer – afin d’en éviter les dangers mortifères – et de faire en sorte qu’il devienne une « petite image », une « petite âme » : Ndí nima (petite âme/cœur) ou Ndí santo (petit saint ou image), c’est-à-dire une « petite âme » pure, débarrassée de la pesanteur de la chair et du désir – mais aussi de la pourriture. Délestées de toute pollution et contenues dans la rigide armature des rituels, les « petites âmes-images de morts » constitueront alors les forces bénéfiques employées lors des rituels chamaniques de guérison.
6Pendant les nuits de prière, la maison est ouverte à la parenté conviée à boire et à manger. La séparation entre le lieu de vie et la tombe demeure incertaine et l’on me dit alors du mort qu’il est « encore frais ». Le défunt est toujours habité par l’énergie du vivant (le nga’nio) mais une énergie en voie de putréfaction et à ce titre éminemment « délicate », « sacré » (xkón). Par la suite cependant, dans le fil de la filiation patrilinéaire, le défunt récent est générateur de force (nga’nio), notamment lors de ses apparitions oniriques. En même temps, potentiellement, le défunt est à même d’être instrumentalisé dans les cabales de sorcellerie qui hantent les souterrains de la vie sociale, en particulier dans les rets des relations entre affins. Seuls les rituels réitérés au fil du temps, puis l’oubli de leur identité, conduisent à les débarrasser de leur encombrante équivocité.
7L’exemple approché ici est particulièrement tragique : il a lieu lors du rituel de clôture des quarante jours mentionné plus haut, en particulier celui d’une jeune migrante de la capitale, décédée brutalement de maladie dans sa quinzième année. Le corps de la défunte est rapatrié pour les funérailles de Mexico à Huautla, important chef-lieu des hautes terres mazatèques dont sa famille est originaire. Je suis invitée par Lucia [6], jeune épouse du cousin de la défunte qui, selon la règle de la patrilocalité couramment pratiquée, habite avec son mari et sa nouvelle famille (patrilinéaire). Lucia, avec les autres femmes de sa famille par alliance, sert du café et des tamales de mole de dindon (sorte de pain de maïs fourrés de dindon et d’une sauce à base de piments et de cacao), mets hautement symbolique des cérémonies funéraires. On offre aussi en abondance des cigarettes et de l’eau-de-vie aux hommes, qui resteront toute la nuit à s’enivrer et à fumer sous une bâche tendue à l’extérieur.
8Vers 23 heures, lors de la cérémonie du redressement de la croix [7], les hommes qui jouent aux cartes sous la sempiternelle bâche de plastique abandonnent leur partie pour cet événement. La distribution de nourriture, momentanément interrompue, se poursuit après la cérémonie. Dehors les esprits s’échauffent avec l’eau-de-vie. Les rires fusent, mais ils restent relativement discrets comme si un filtre en atténuait les éclats. L’ambiance sonore est feutrée, faite du bruissement des discussions et du murmure des salutations. Personne ne se risque à hausser le ton. Il est de mise en ces circonstances de ne manifester aucun « excès de chaleur » en contrôlant non seulement les échanges verbaux, mais aussi ses émotions. L’omniprésence du défunt lors de cette dernière nuit dédiée à son attention semble empêcher toute discussion à son sujet. De quoi parle-t-on ? De tout et de rien. La futilité des conversations contraste étrangement avec la gravité de la situation. On me propose à plusieurs reprises de l’eau-de-vie, les femmes en boivent quelques gorgées. L’eau-de-vie du mort est bonne, me dit-on en souriant, pour se protéger, pour ne pas avoir de « ganglions ». Rester avec l’envie d’eau-de-vie fait prendre le risque d’attraper des « ganglions » et des maux de gorge. En faisant allusion à la llorona (« pleureuse », sorte de fantôme présent dans tout le Mexique), qui errerait aux alentours de la maison, on me verse de l’eau-de-vie sur les mains pour protéger des « mauvais airs » : il faut ensuite se passer les mains sur le visage. Durant cette veillée, l’observateur ne pouvait qu’être saisi par cette atmosphère insolite, dont le tragique mystère semblait procéder du double assortiment de gravité et de légèreté. De la morte, on ne parle pas, on parle des défunts en général, on rit des « petits morts » anonymes, de la llorona, de ceux qui n’ont pas d’identité humaine.
La conséquence de l’appétence : la maladie des grains de morts
9Depuis Durkheim, l’analyse des rituels collectifs a moins porté sur les « ratés de la coutume » [8] que sur l’exigence d’ordre social à laquelle nous avons fait allusion. Or de même que les rituels de réparation – qui ont pour visée de panser les infortunes – sont loin de mener au résultat escompté, les rituels d’affliction et ceux que Turner (1972) dénomme « rituels life-crisis », semblent hantés par de multiples écarts de conduite, censées être à l’origine des infortunes individuelles. Probablement se joue ici non seulement ce qui relève de l’articulation entre l’individuel et le collectif, entre l’intimité de sa propre histoire et de ses revers, et sa position dans le groupe, mais aussi, ce qui ressort des rapports de force constitutifs de l’ordre social (Augé, 1977 : 19) et de ses bouleversements. Or le corps, en tant qu’espace de médiations sociales, est la cible ou tout au moins le lieu où se trouvent imprimées les tensions souterraines qui, bien que généralement masquées par la force des convenances, sont bien présentes lors de ces réunions. Mais comment démêler les points de jonction entre corps, émotions et rets relationnels ?
10Revenons à Lucia et à son affection. Quelques mois plus tard, Lucia se trouve atteinte d’une maladie infectieuse qui lui ronge la peau du visage, et pour laquelle elle consulte à plusieurs reprises – tout d’abord des médecins : le traitement antibiotique reste inefficace – pour ensuite suivre un traitement rituel avec une femme de savoir, car il s’agirait de ganglions de morts. En témoigne l’inefficacité du traitement antibiotique, mais aussi le fait que ces ganglions auraient ressurgi pour le troisième vendredi de carême, lors de la célébration du Christ de la troisième chute également dénommé en langue vernaculaire « Maître des souterrains » (Naï Chan). Au cours de la veillée funéraire, elle aurait laissé percer son agacement avec une cousine de la famille de la défunte. Alors qu’elle demandait à cette cousine (par alliance) de manger, celle-ci refusa. « Elles ont parlé fort, et selon ce qu’on dit, on ne peut pas se disputer quand c’est un jour de mort, on ne peut pas se fâcher, et c’est pour ça que lui sont sortis ces ganglions » m’explique sa sœur. Lucia aurait été de la sorte victime d’une appétence (antojo) [9] non satisfaite de tamales de dindon au mole. Ces deux sentiments apparaissent comme les deux faces d’un même problème : la colère ou l’irritation non contenues d’une part, s’assortissent de l’appétence non satisfaite d’autre part. À cette propre perte de maîtrise, Lucia ajoute une autre cause, cette fois extérieure à elle : la convoitise (envidia) à son attention de la cousine de la défunte (fille d’un frère du père de la victime) et de sa mère (la tante de Lucia par alliance). Il faut souligner le double mouvement de l’envie (sous forme d’appétence : antojo ou de jalousie : envidia), terme polysémique aux implications multiples, qui reconduit à des processus relationnels distincts selon qu’il s’agisse d’envie, de jalousie et d’avidité (Klein, 1975 :17-18). Mais dans les deux cas, qu’il soit question d’avidité ou bien de la projection liée à la jalousie, c’est finalement toujours d’abolissement des frontières, de déliquescence des bornes sociales entre soi et l’autre dont il est question. Ce dérèglement n’est du reste pas cantonné aux cadres qui régissent les échanges sociaux entre les humains. En plus de cette malveillance de parentes par alliance s’ajoute en effet la vengeance du Maître de la montagne et des défunts, le Chikon Tokoxo. Lucia explique que quand ils se sont installés, ils n’ont en effet pas « payé » au Chikon les tributs rituels en les enterrant aux quatre coins de la maison : « Je suis tombée malade pour cela, parce que ma maison n’a pas été soignée, on ne l’a même pas bénie. » Cette étiologie plurielle indique les différents fils qui relient le problème des « ganglions de mort » à la sorcellerie (la malveillance de parents), à la contagion pathogène des morts, à la dette avec la terre (par l’entremise du Chikon). Dans tous les cas, c’est le nga’nio qui est altéré, cette force qui engage une circulation plurielle, le mouvement du sang à l’origine de la vigueur du corps, la transmission lignagère en ligne patrilinéaire et l’alliance par l’entremise de la nourriture.
Corps et commensalité
11Est-ce alors un hasard si Lucia et les autres victimes de « ganglions de morts » se trouvent attirés dans le piège de la sorcellerie par l’entremise de la faim, de l’appétence, du désir ? Comme le rappelle Claude Brodeur (1998), la sorcellerie n’est-elle pas toujours liée à la faim ? En effet, à l’inverse de la sorcellerie, les repas funéraires se doivent d’être éloignés de la dévoration, de l’orgie où l’on se repaît des chairs – du mort ? – car ces repas funéraires doivent avant tout avoir valeur de démarcation. La forte codification d’un manger ensemble lors de repas funéraires n’est certainement pas étrangère à l’interdit qui frappe alors le partage de nourriture avec le défunt et la correspondance avec ce partage et la sexualité. On sait combien la question de la mort, loin d’être seulement source de putréfaction, est aussi source de force et de fécondité et se trouve reliée à celle de la sexualité (Thomas, 2000). Or, tout se passe comme si le fait de désirer manger – avec appétence – ce jour-là conduisait à faire circuler un flux pathogène à l’encontre de la force liée à l’alliance (de parenté). L’appétence et la convoitise abolissent tous deux les frontières entre soi et les autres, vivants et défunts, par le flux énergétique ici mortifère du désir, de la pulsion – sexuelle ? – qui se doivent d’être contenus, circonscrits par un comportement réglé par le rituel. Les plats préparés lors des cérémonies funéraires et notamment les incontournables tamales de mole de dindon ont à ce propos une valeur hautement symbolique. Ces dindons, par ailleurs animaux du Chikon maître des défunts et de la fertilité, sont produits en effet sur place, et ils sont largement employés lors de rituels de guérison – notamment le rituel ma xkoén, qui signifie littéralement reverdir – pour contrer les altérations des flux énergétiques aussi bien du maïs (milpa) et du corps, notamment des « ganglions de morts ». Il n’est d’ailleurs pas anodin que par analogie, les fameux « ganglions » provoqués par l’appétence de dindon au mole sont envisagés comme correspondant aux turgescences des dindons et qu’ils réveillent à leur tour la convoitise des défunts. Ainsi, Lucia m’explique que durant sa maladie, elle ne pouvait sortir car les défunts l’auraient attaquée. Elle fut alors soignée par le rituel dénommé ma xkoén (littéralement reverdir, à l’aide de sang de dindon mélangé à du cacao moulu). Mais l’animal, saigné sous l’aile gauche, s’il n’en est pas moins inclus dans une tractation avec les acteurs mythiques, doit être gardé vivant en vu d’être mangé par la suite lors d’un rituel funéraire. Ainsi, lors des repas funéraires, le sacrifice des dindons, loin de jouer le rôle de médiateurs entre le sacrificateur et la divinité – selon l’analyse d’Henri Hubert et Marcel Mauss, a pour objectif d’assurer la cohésion de la communauté en la séparant des Dieux (Détienne, 1979 : 25).
En guise de conclusion
12Les inter-relations entre corps, société et monde naturel nous conduisent à l’analyse de Françoise Héritier au sujet des logiques qui président au croisement de genres dans l’en deçà de l’humain et son au-delà : comme le montre l’auteur, ordre biologique, ordre climatologique et ordre social sont mis en étroite correspondance (Héritier, 1996 : 124-132). Une telle correspondance est particulièrement visible lors des repas funéraires, où l’on observe une relation de consubstantialité entre chair et aliments, notamment entre la viande issue des bêtes sacrifiées – les dindons – et le maïs, une consubstantialité d’autant plus « délicate » (xkón) qu’elle trouve son prolongement comme on l’a vu avec le corps du défunt « encore frais » [10]. L’échappée de l’émotion – et ici il n’est en rien insignifiant qu’elle soit le fait d’une femme – est pleinement confondue avec les corps (de la victime, de la destinataire), mais aussi avec la nourriture partagée. Cette échappée met en jeu par extension un corps social ainsi exposé au danger car le désir abolit alors la séparation avec le corps du défunt. Passant par la parole, qui au même titre que le regard constitue l’une des propriétés mobiles d’un corps qui s’étend dans l’espace relationnel (Tola, 2009), l’émotion non contenue et non conventionnelle (ou en tous cas conventionnellement reconnue comme mortifère) est aussi substantielle, au même titre que le nga’nio dont elle corrompt le flux.
Bibliographie
Bibliographie
- Augé M. 1977, Pouvoirs de Vie, Pouvoirs de Mort. Introduction, à une anthropologie de la répression, Paris, Flammarion.
- Brodeur C. 1998, « Du mythe social par le chemin de la sorcellerie » dans Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie, consulté en ligne le 05/07/2010 (http://www.cipa-association.org/cipa_docs/brodeur_mythesocial.pdf), 13p.
- Tola F. C. 2009, Les Conceptions du corps et de la personne dans un contexte amérindien. Indiens toba du Gran Chaco sud-américain, Paris, L’Harmattan.
- Demanget M. 2007a, « Chamanisme et politique de santé à Huautla de Jimenez, Sierra Mazatèque, Mexique », dans A. Ariel de Vidas (dir.), Les Limites de l’interculturalité en Amérique Latine aujourd’hui, Les Cahiers ALHIM, université Paris VIII, 13 : 79-122.
- Demanget M. 2007b, « Les catégories du genre, entre politique de santé et conceptions vernaculaires (pays mazatèque, Mexique) », dans V. Vinel (dir.), Féminin, masculin : anthropologie des catégories et des pratiques médicales, Strasbourg, Le Portique, pp. 49-100.
- Détienne M. 1979, « Pratiques culinaires et esprit de sacrifice », dans M. Détienne & J.-P. Vernant, La Cuisine du Sacrifice en Pays, Paris, Gallimard, p. 7-35.
- Douglas M. 1992 [1967], De la Souillure. Etude sur la notion de pollution et de tabou, Paris, La Découverte.
- Durkheim E. [1912] 1991, Les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, Paris, Le Livre De Poche.
- Héritier F. 1996, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.
- Klein M. [1957] 2008, Envie et Gratitude et autres essais, Paris, Gallimard.
- Lutz C. & White M.G. 1986, « The Anthropology of Emotions », dans Annual Review of Anthropology 15 : 405-436.
- Mauss M. 1921, « L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) », dans Journal de Psychologie, 18 : 425-434.
- Severi C. 1999, « Les ratés de la coutume. Folies chrétiennes et rituels de guérison », dans L’Homme, 150 : 235-242.
- Surrallès A. 2003, Au Cœur du Sens. Perception, Affectivité, Action chez les Candoshi, Paris, CNRS Éditions.
- Thomas L. V. 2000, Les Chairs de la Mort, Paris, Institut d’Édition Sanofi-Synthélabo.
- Turner V.W. [1968] 1972, Les Tambours d’Affliction. Analyse des rituels chez les Ndembu de Zambie, Paris, Gallimard.
Notes
-
[1]
Voir par exemple l’ouvrage posthume de Louis Vincent Thomas (2000).
-
[2]
Cf. les phénomènes de psycho-collocation (Surrallès, 2003 : 62), qui consistent notamment à situer l’affection dans le corps et à l’associer simultanément à un sentiment (colère, mélancolie, peur…), et/ou à des évaluations qualitatives (telles chaud, froid, ouvert, fermé). Pour des observations ethnographiques sur la nosologie chez les Mazatèqes, voir M. Demanget, 2007a, p. 106-111 ; 2007b, p. 59-63.
-
[3]
Ces conceptions sont abordées dans Demanget, 2007a : 87-88.
-
[4]
Ainsi, avoir beaucoup d’alliés – de compadres – c’est avoir du nga’nio, dit-on. Ces alliances concernent notamment des parents « fabriqués » via le compadrazgo, les comadres et compadres étant fréquemment choisis parmi les membres de la famille alliée via le mariage. La parenté mazatèque est de type patrilinéaire et patrilocale, de structure complexe (sans prescription formelle de mariage). La circulation exogamique génère de multiples alliances entre familles extensives distinctes, ces interrelations entre lignage étant notamment soudées par la parenté rituelle (le compadrazgo).
-
[5]
Ndí kjien (mazatèque) ; muertito (espagnol). Les défunts, tout comme les vivants ont des émotions, et ils sont couramment envisagés comme tristes, comme souffrant de la solitude, de l’obscurité. Les expressions « Petit mort », « petits orphelins », « pauvres petits » dénotent l’affection qu’on leur porte.
-
[6]
Lucía, 18 ans, vient de se marier un an auparavant. Sans emploi, comme nombre de jeunes huautlecos, elle vend de menus articles (produits de beautés, bijoux) achetés à Mexico.
-
[7]
Observée en mai 2001.
-
[8]
Expression empruntée à Carlo Severi (1999).
-
[9]
Envie ou appétence : antojo (espagnol) ; kiskiali (mazatèque).
-
[10]
Ces repas ont aussi à voir avec la question du genre, puisqu’ils sont préparés par les femmes et leur réussite dépend de l’état de leur corps selon les dyades ouvert/fermés ; chaud/froid. La cuisine rituelle consiste ainsi en une opération d’équilibrage étroitement corrélée aux fluctuations qui caractérisent le corps féminin, une opération d’autant plus périlleuse qu’elle engage la collectivité impliquée dans le repas.