1 Tenir compte de la parole de l’enfant – ou de son silence – semble un fait désormais acquis, et ce numéro de Contraste en est un témoignage. Les modifications du statut de l’enfant, l’évolution de sa place au sein de la famille et du corps social ont accordé un statut réel à sa parole, confiée, entendue, recueillie, sollicitée, prise en compte dans les choix et les décisions qui accompagnent son développement et ses avatars.
2 Cependant, les questions se posent un peu différemment chez les enfants porteurs de handicap. Je débute toujours mes consultations, quand l’enfant a plus de 3-4 ans, par un moment seul avec lui. Des parents m’ont déjà dit, étonnés : « Mais il ne parle pas ? Comment allez-vous faire ? » Oui, comment faire quand il ne parle pas ?
3 Je développerai tout d’abord les niveaux possibles de dysfonctionnement liés à l’altération de la parole chez l’enfant, en partant du langage et de ses fonctions. Je partagerai ensuite mon travail de clinicienne engagée avec des enfants présentant une maladie neuro développementale, neurologique ou génétique, parfois – souvent – en grave difficulté dans l’expression de leur langage, et donc de leur parole, en proposant des vignettes cliniques illustrant les principales questions que pose l’entrave à cette parole, en fonction des différents niveaux de dysfonctionnement du langage.
Les fonctions du langage et leurs avatars dans les troubles du langage et de la parole de l’enfant
4 Il est important, comme l’a proposé Saussure (1989), de distinguer ce qui est le langage, capacité universelle et innée qui permet à chacun de nous de communiquer et d’interagir avec les autres, c’est-à‑dire l’outil dans son aspect social et essentiel, et la parole, qui désigne l’utilisation concrète de la langue qu’a chaque individu, c’est-à‑dire l’utilisation de l’outil. Parler, dans le contexte qui concerne le clinicien, c’est donc utiliser le langage à des fins personnelles et sociales de communication avec un autre. Jakobson (1963) a décrit six fonctions de l’acte de langage : la fonction expressive, propre au locuteur qui envoie le message ; la fonction conative, qui concerne le destinataire ; la fonction poétique, qui concerne la forme du message lui-même ; la fonction métalinguistique, qui renvoie au code utilisé ; la fonction phatique, qui concerne la mise en place et le maintien de la communication par un contact physique ou psychologique ; et, enfin, la fonction référentielle, qui renvoie au monde extérieur, soit l’ensemble des conditions (économiques, sociales et environnementales) qui influence la compréhension du message et doit être saisissable par le destinataire. Cette distinction permet de dégager différentes conditions d’altération du langage, et leurs répercussions sur l’établissement d’une parole.
Des situations cliniques très différentes
5 Nous devons distinguer différentes situations. La première, la plus fréquente et la plus simple, concerne les altérations de la fonction expressive, en cas d’immaturité, de retard ou de dysfonctionnement du langage. Le bébé, l’« infans », au-dessus du berceau duquel il se prononce pourtant tant de paroles qui ne lui sont pas toujours adressées, ne possède pas encore la capacité langagière. L’enfant a parfois acquis le langage, mais ne peut le parler pour des raisons médicales, transitoires (épisodes médicaux tels une intubation, un passage en réanimation, un accident vasculaire, une encéphalite…) ou définitives (aggravation d’une maladie neurologique…), ou définitivement transitoires comme le mutisme sélectif (l’enfant parle dans certains contextes, et pas du tout dans d’autres). Enfin, les troubles de la fonction expressive concernent des enfants qui n’ont jamais parlé, et ne parlent pas : certains enfants autistes, avec retard mental important, polyhandicap ou maladie génétique. La complexité tient ici au fait qu’il est parfois difficile de se faire une idée du niveau de compréhension de l’enfant.
6 Les troubles de la dimension conative se rencontrent quand l’enfant (destinataire) ne comprend pas (dysphasie réceptive), n’est pas disponible (autocentration de l’enfant autiste), ou présente des troubles dans l’organisation de la pragmatique du langage.
7 Les altérations de la fonction poétique du langage peuvent apparaître soit en raison de troubles quantitatifs (mutisme extrafamilial, ou retard de langage) ou de troubles qualitatifs : dysphasie, langage restreint dans ses fonctions méta – langage pauvre ou très concret comme le langage synpraxique qui ne se comprend qu’entre le parent et l’enfant…
8 Les atteintes de la fonction métalinguistique concernent la perte du code ou son non-accès, en cas d’aphasie, transitoire ou définitive.
9 Certaines pathologies concernent les troubles de la fonction phatique, c’est-à‑dire la difficulté à traiter l’établissement et le maintien du contact, tels que l’autisme.
10 Les altérations de la dimension référentielle peuvent apparaître dans l’autisme, les troubles perceptifs sévères, ou les pathologies schizophréniques, où le contexte n’est pas partagé et entraîne des débrayages conversationnels et communicationnels.
11 Nous ne traiterons pas des troubles du langage en eux-mêmes, mais bien de leur répercussion sur la parole, c’est-à‑dire la manière dont l’enfant est entravé dans l’appropriation, le maniement personnel et l’adresse de son langage. Nous traiterons de l’importance du cadre nécessaire au recueil de la parole, puis plus spécifiquement de la prise en compte de l’avis d’un enfant sur ses conditions de vie et son rapport au monde (aux mondes ?), modifiés par le handicap, chez les enfants dont le langage est absent ou profondément altéré. Nous évoquerons comment la difficulté à s’exprimer – plus spécifiquement que la difficulté à communiquer – colore la symptomatologie et entrave le processus développemental en une cascade interactive négative dont les interventions devront tenir compte.
12 Cet article est essentiellement construit à partir de vignettes cliniques – plus parlantes que les discours – concernant de jeunes ou moins jeunes enfants, mais dont le handicap a toujours pris source dans le développement précoce.
Un bébé, ça ne parle pas… Immaturité expressive, mais compétences pragmatiques
13 Mes consultations d’accompagnement et de recherche dédiées aux bébés présentant une épilepsie ou un trouble génétique diagnostiqué très précocement comprennent, dans leur première partie, une observation de moments d’interaction du bébé avec ses parents. Nous sommes particulièrement intéressés à analyser le langage du bébé, et les échanges langagiers entre les parents et leur enfant dans les premiers mois de la vie. Si le langage expressif et réceptif n’est pas encore constitué, nous savons que l’engagement conjoint précoce du bébé est prédictif de son langage expressif ultérieur (Adamson et coll., 2017). Nous avons pu constater que très précocement, à 9 mois, nous pouvions repérer des particularités pragmatiques dans ces interactions vocales parents/enfant. Les bébés porteurs d’une épilepsie précoce de la première année de vie (syndrome de West) qui évolueront sur un mode autistique ou de retard mental important vont émettre significativement plus de vocalisations, mais des vocalisations atypiques, différentes du babil. On pourrait penser que ces productions vocales sont de bon aloi pour ces bébés en difficulté de développement, mais nous avons constaté qu’il existe un chevauchement entre les productions vocales du parent et de l’enfant plus important que chez les bébés contrôles, et que chez les bébés qui auront une évolution moins péjorative (Ouss et coll., 2018). Ces éléments précoces sont probablement le signe d’une difficulté pour les bébés à établir ce que l’on nomme la dimension pragmatique de la conversation, c’est-à‑dire l’organisation des tours de parole et des échanges conversationnels : je te parle, tu me réponds, je renchéris, tu commentes. Les parents ont montré qu’ils étaient particulièrement attentifs dans l’interaction sociale, mais en difficulté pour répondre à ces bébés dont les signes communicationnels sont parfois énigmatiques. Cette difficulté précoce à organiser la dimension pragmatique, fondamentale dans la constitution du langage adressé et de la parole, influe certainement sur la manière dont les échanges vont se constituer. Cela est une première dimension qui colore la parole de l’enfant en difficulté.
14 Une seconde partie concerne le retentissement de la maladie précoce du bébé sur les parents, dont l’enfant est évidemment témoin. Il ne s’agit pas de fermer la discussion sur les troubles de l’enfant en sa présence, mais de ne jamais oublier que si l’enfant ne comprend pas forcément le contenu de ce qui se dit, il est important de prendre en compte ses réactions lors de ces conversations : pauses, cris, vocalisations, engagement de l’attention sont autant de signes qui témoignent de la réaction de l’enfant. Les parents sont souvent étonnés que l’on s’adresse directement à leur bébé, par des paroles qui le concernent.
Offrir un contexte qui permette de recueillir une parole rarement adressée : troubles de l’instrumentation…
15 J’ai connu Enrico quand il avait 2 ans et demi à la consultation diagnostique de Troubles du spectre autistique (tsa). J’avais hésité entre un diagnostic de trouble de la communication sociale, et de tsa, dont il avait cependant les critères. Il acquiert progressivement un langage fait de quelques mots, puis progressivement d’associations de mots, qu’il adresse rarement dans un premier temps, puis beaucoup dans le cercle familial, mais très rarement au dehors. Il se montre de plus en plus en confiance grâce au suivi par un sessad tsa deux fois par semaine, en orthophonie, psychomotricité. À mes premières consultations, Enrico est un enfant charmant, mais qui évite le contact et la parole. Il reste dans son coin, joue sommairement en nous tournant le dos.
16 Je le revois chaque année. À 6 ans, les choses sont difficiles au cp et, malgré la présence de l’avs (Assitant de vie scolaire), les difficultés d’apprentissage apparaissent. Enrico est éparpillé, en difficulté dans les interactions sociales avec ses pairs. Les éléments autistiques sont de plus en plus discrets, il reste cependant des intérêts encore un peu restreints, de petites stéréotypies quand il est inquiet, et des difficultés d’ajustement social.
17 Je demande à la neuropsychologue du service de le rencontrer. Elle le recevra trois fois. Le compte rendu de son bilan cognitif confirme ses compétences, mais aussi des difficultés. Il montre une instabilité psychomotrice, des capacités d’attention soutenue extrêmement faibles, d’importantes difficultés exécutives (inhibition, impulsivité, capacités de flexibilité mentale très fragiles, persévérations). Ses capacités visuo-constructives, spatiales, en mémoire visuelle immédiate et de travail sont très satisfaisantes, ses capacités de raisonnement fluide un peu moins élevées, mais néanmoins normales. Les épreuves verbales montrent des résultats moyens. Ses réponses sont souvent confuses, parasitées par des persévérations, des associations d’idées bizarres ou incongrues et des émergences un peu crues. Je suis surprise non pas par les compétences très bonnes, mais par la prolixité dont il a fait preuve lors du bilan, malgré ses difficultés d’élocution et de langage. Ses productions « bizarres » et le comportement qu’il a adopté pendant le bilan me font alors évoquer avec les parents une dimension traumatique, sur lesquels je les interroge. C’est au cours de cet entretien qu’Enrico entamera avec le stagiaire psychologue, parallèlement à notre conversation avec les parents, un jeu incroyable avec un dragon qui met en scène des relations très sophistiquées, témoignant d’une capacité de jeu symbolique insoupçonnée, mettant en jeu la transmission intergénérationnelle. Il n’y a aucune bizarrerie dans sa construction imaginaire, mais bien une acuité stupéfiante dans la compréhension du contexte de son histoire familiale.
18 Le cadre de consultation et de travail sont déterminants dans le recueil de cette parole. En bilan, il adresse la prolixité, mais aussi la bizarrerie. Il aura fallu la présence des parents, indispensable, ce questionnement de ma part sur le contexte, mais surtout une attention à la fois présente mais diffractée – mon attention sur les parents, celle du stagiaire psychologue sur Enrico, particulièrement attentif à la dimension symbolique – pour qu’émerge une compétence et une parole insoupçonnées.
Attention, un silence peut en cacher un autre : quand les fonctions phatique et référentielle ajoutent une entrave
19 L’entretien avec les parents d’Enrico, originaires d’un pays étranger en proie à une guerre civile effroyable pendant l’enfance du père, met au jour une histoire infantile paternelle marquée par la perte dramatique d’une partie de la famille, l’exil après un long périple, le réapprentissage d’une langue nouvelle, la transformation de la constitution générationnelle, et la remise en jeu traumatique lors de la naissance d’Enrico. Enrico, tout en jouant avec le dragon, et le stagiaire, ne perd rien de la narration de cette épopée. Les parents n’ont jamais parlé de cette histoire à leurs enfants, et le père dira ne pas pouvoir le faire encore. Nous revoyons Enrico et ses parents quelques semaines plus tard. Enrico m’adresse, quoique encore timidement, sa parole. Les parents sont soulagés que nous puissions le voir « bavard comme à la maison », où il parle parfois, mais trop, sans qu’on puisse l’arrêter : « On ne l’écoute plus. » Nous éliminons désormais, bilans à l’appui, le diagnostic de tsa au profit de celui de troubles instrumentaux (trouble dysexécutif, du langage, retentissant sur les cognitions sociales). Les parents disent combien ce long chemin de consultations et de suivi les a transformés et obligés à s’ouvrir. La parole d’Enrico, entravée par ses authentiques troubles du langage, était close à l’extérieur, intarissable à l’intérieur de la famille. Un silence peut en cacher un autre, et derrière l’instrumentation altérée, la disponibilité du récepteur à recevoir la parole et le cadre dans lequel elle est possible, l’importance de construire, ou pas, le lien de communication à l’autre, la compréhension des contextes, mêmes ceux qui ont précédé la naissance de l’enfant, sont fondamentaux. Il n’y pas de parole, s’il n’y a pas d’interlocuteurs prêts à écouter – et entendre.
La nécessité absolue de recueillir la position d’un enfant sur ce qui le concerne au premier chef : sa santé, les décisions afférentes
20 Kevin est un grand jeune homme de 18 ans, mais il est encore pris en charge dans des structures pour enfants et adolescents. Il est atteint d’une maladie métabolique qui évolue par accès. Présentant une cécité et des difficultés motrices néonatales, il a cependant acquis le langage, qu’il manie avec humour. Il est pris en charge dans une structure adaptée qu’il investit beaucoup et dans laquelle il s’est fait de nombreux amis. Son hospitalisation est justifiée par deux accès aigus et consécutifs de sa maladie, qui ont dramatiquement aggravé ses symptômes moteurs, et le rendent totalement dépendant, ne pouvant bouger que les sourcils, la bouche et la tête. Il ne parle plus, ne bouge plus. Il comprend manifestement ce qu’on lui dit. Un code de communication sommaire permet de savoir quand il dit oui (soulève les sourcils ou sourit) ou non (fronce les sourcils). Une troisième réponse, non codée explicitement mais tacitement, a été introduite par lui : il n’a aucune réaction, comme si la parole de l’autre n’était pas entendue, ou pas entendable. La discussion concernant Kevin, au staff médical, cristallise toutes les questions engendrées par ce type de situation : que pense-t-il de cet état de dépendance ? Que faire en cas de nouvelle aggravation ? Son état « d’absence » comprend-il aussi une dimension de glissement psychique devant la catastrophe qu’il doit vivre ? Que peut-on imaginer de ce qu’il pense ? Les avis sont divers et marqués tout d’abord par le profond saisissement devant l’avancée de sa maladie. J’ai proposé de le voir pour essayer de l’accompagner dans cet épisode de sa maladie très éprouvant, d’abord pour lui, mais aussi pour les parents, admirables de disponibilité, et l’équipe soignante de l’hôpital, qui ne sait ce que Kevin pense, aime, souhaite. Kevin a passé une première partie de cet épisode fermé, replié, atone. Il est alors difficile de savoir s’il n’est pas réceptif, ne comprend pas, ou se replie activement devant cet épisode catastrophique. Je le vois d’abord avec ses parents, qui s’interrogent sur ce que j’aurais à lui dire, sur la manière dont je pourrais interpréter les signes qu’il envoie ou pas. Quand je le vois seul, Kevin réagit, écoute, suspend son attention. Il entend quand je lui parle de ce que je m’imagine de ce qu’il a en tête, ne réagit pas quand j’évoque de possibles affects d’inquiétude, de tristesse, de découragement, sauf en suspendant son attention et restant particulièrement immobile ; il réagit quand je fais des blagues, avec un grand sourire. J’entends et lui formule, qu’il ne veut pas que je lui parle de choses noires et difficiles. Il ne réagit pas. Il sourit quand je lui dis qu’il préfère les blagues et la conversation.
Troubles de la fonction métalinguistique : quand le code fait défaut
Les écueils techniques : silences, projections et interprétations…
21 Avec Kevin, plusieurs difficultés techniques s’imposent. La difficulté, quand le code de conversation est « oui/non », est de ne pas poser des questions trop ouvertes, ou trop fermées, qui impliquent la réponse ; ou des questions infiltrées de nos représentations. De supporter les longs silences, les interruptions par des clonies de la bouche, qui se déclenchent quand il est ému. Se rend-il compte de la gravité de ses troubles ? Que souhaiterait-il en cas d’aggravation ? Les parents s’inquiètent que nous n’évoquions ces questions et affects tristes et noirs en sa présence, redoutant qu’il ne se laisse « glisser ». Nous pensons indispensable de lui offrir un potentiel espace de « parole » pour pouvoir aussi aborder ces affects, mais quelle parole ? Échanger ce que je m’imagine qu’il peut imaginer, avec moi, neurotypique, voyante, avec une constante de mes potentialités de communication, une expérience perceptive et phénoménologique radicalement différente de la sienne ? Comment échanger des informations, tout d’abord : nous pouvons lui en donner, mais en donne-t-il par ses variations infimes de sourire, mouvement de ses yeux qui ne voient pas ? Échanger des mondes, ensuite. Je lui décris la magnifique vue qu’il a depuis sa chambre d’hôpital, le scintillement de la Tour Eiffel, les couchers de soleil. Je lui dis que ce paysage est d’une beauté que j’ai envie de partager avec lui. La « potentialité » de cet espace semble avoir répondu d’une certaine manière, ainsi que (peut-être surtout ?) le contact retrouvé à distance avec une de ses amies. Kevin a récupéré quelques mouvements des mains, il est bien plus mobilisable psychiquement, il sourit, a cessé son « glissement ». La potentialité d’un tel lieu de parole, plus que sa réalité, a possiblement ouvert l’espace psychique. La question de savoir ce qu’il pense de son état et de ce qu’il souhaite n’a pas eu de réponse. Mais Kevin sait que nous l’avons sollicité sur ce point. Il a esquivé ces questions, et cette « non-réponse » en est une, que nous devons respecter.
Défaut du code… L’importance de restituer une « parole » absente dans la compréhension d’une organisation symptomatique, et de la faire entendre au sein de la famille, de l’équipe soignante
22 Julianne est une enfant de 5 ans et demi, qui m’a été adressée par le neuropédiatre en raison de difficultés de langage liées à son encéphalite à anticorps anti-récepteurs nmda. À 5 ans, apparaissent des troubles du comportement inhabituels : elle devient tyrannique, colérique. Cinq mois après, elle perd brusquement l’usage de la parole, ne se sert plus de son crayon, trébuche. Les parents racontent leur errance avant d’arriver à trouver un interlocuteur médical qui puisse répondre à ses difficultés et finalement poser le diagnostic d’encéphalite. Elle présente une hémiplégie, une sous-utilisation du côté droit avec troubles sensitifs, troubles praxiques importants mais surtout trouble du langage majeur sur le versant expressif et peut-être réceptif. Elle entame une rééducation intensive dans une structure adaptée, mais son comportement pose problème, et la question est de savoir s’il est une expression de son trouble neurologique, ou une réaction à ses difficultés, et surtout comment y répondre.
23 Les plaintes des parents concernent les « crises » qu’elle peut faire. L’analyse de son comportement montre qu’il semble exister deux types de crises : celles qu’elle fait lorsqu’elle ne se fait pas comprendre, et celles qu’elle fait lorsqu’elle est frustrée. Les parents arrivent de mieux en mieux à désamorcer les situations.
24 Julianne est une charmante petite fille, qui vient spontanément en entretien, même si elle vérifie que sa mère est bien dans la salle d’attente. Elle est très présente, très tranquille et concentrée. Elle a de grosses difficultés d’élocution, répète de manière non différenciée « oui » à toutes les questions qu’on lui pose, mais peut cependant dire « non ». Lorsqu’on amorce la réponse, elle peut sortir quelques mots articulés favorisés par le jeu, la théâtralisation et le fait qu’on chantonne. Elle peut ainsi adresser quelques éléments de mots. J’ai un doute sur la compréhension de Julianne en situation, mais elle n’entend pas de manière élective les sujets plus difficiles – au sens cognitif, mais aussi psychique – pour elle, ce que je pourrai constater avec la présence de sa mère. Sa dyspraxie bucco-faciale ajoute aux troubles du langage, et ses troubles praxiques accentuent ses difficultés dans le langage non verbal.
25 Ce qui semble effectivement plus difficile pour Julianne est de deux ordres : sa très grande difficulté à se faire comprendre et sa détresse lorsqu’elle n’y arrive pas, et son besoin d’exercer sur l’adulte un contrôle, qu’elle a perdu pendant son périple médical, où elle a senti à la fois la grande inquiétude de ses parents, leur difficulté à faire face à ses propres difficultés à elle, l’incertitude sur l’avenir.
26 Son contrôle se manifeste particulièrement pendant le dessin que je lui propose de faire à deux. J’ébauche un bonhomme, elle proteste très vivement lorsque je dessine un ventre et une jambe. Dans un second temps, elle pourra me montrer avec son doigt ce que je dois dessiner et prend beaucoup de plaisir à ce que je m’exécute, entre et sort du bureau à sa guise, me répond quand elle le veut bien, refuse certaines choses : elle mène la danse.
27 Nous pouvons reparler avec sa mère du parcours très compliqué de Julianne, des difficultés quant aux incertitudes sur l’évolution de sa maladie, le sentiment de sa mère de ne pas toujours être entendue par les médecins lorsqu’elle donne des indications sur l’état de sa fille, la difficulté de ce parcours pour lequel elle s’est sentie tout à fait soutenue médicalement à l’hôpital, tout en s’inquiétant que nous n’ayons pas pu suffisamment soutenir Julianne.
28 La fermeté opposée à Julianne et l’ouverture des champs de compréhension de ses symptômes lui ont permis de retrouver confiance dans les adultes et de continuer à évoluer. S’il existe des troubles réceptifs, elle montre dans la relation beaucoup de facétie, de perspicacité, et une compétence sociale très importante, ce qui est loin de la Julianne dont j’avais entendu parler pendant son hospitalisation. Elle semble avoir retrouvé ses réflexes de petite fille à la faveur d’un contexte où ses difficultés ont pu être désamorcées.
La nécessité de préserver la fonction d’échange pragmatique et de partage de mondes intérieurs parfois difficiles à imaginer : la fonction poétique au secours des troubles du langage
29 Comme chez Kevin, le partage des mondes est essentiel. Isidore est un jeune homme trisomique et autiste que je connais depuis qu’il a 7 ans, et que je suis en thérapie depuis de nombreuses années. Après un premier développement marqué par l’acquisition d’un langage avec phrases courtes, il fait un épisode désintégratif à 5 ans où il présente un Trouble du spectre autistique avec régression totale du langage, sans étiologie retrouvée malgré un bilan neurométabolique exhaustif. Les premiers temps de la thérapie sont marqués par de fortes stéréotypies et un contact fugace. Un accompagnement soutenu voit le contact évoluer fortement. Il peut prononcer très épisodiquement quelques mots, mais surtout « parle avec les yeux ». Nous avons mis en place ce que j’appelle « le jazz », des improvisations rythmiques et chantées où nous nous interpellons et nous répondons. Trevarthen (1999) a mis en évidence la force de la musicalité des premiers échanges entre l’enfant et la mère comme organisateur de la communication et du langage. La fonction pragmatique et communicationnelle est totalement investie avec Isidore, sans que nous ne puissions y mettre de signification autre que le fait de « se causer ». Je ne cherche pas à y « mettre du sens », cette tarte à la crème qu’on impose parfois aux enfants sans langage, même si évidemment je cherche à savoir ce qu’il m’adresse. Un matin, Isidore entonne trois notes, qui me font aussitôt penser au prélude du troisième acte de l’opéra Tristan et Isolde de Wagner, que je lui chante alors. La partition ci-dessous montre comment (même aux non musiciens comme moi) la gamme montante et l’altération à la clef donnent à cette ouverture à la fois une dimension tragique (l’altération) et de luminosité (la montée). Isidore m’a alors adressé un regard profond, surpris, questionnant, avec un brin de sourire. Au-delà de l’échange profond que nous avons alors eu, je lui explique que depuis un bon moment, il me donnait des associations de pensée nombreuses, et ce jour m’emmenait vers cette musique, qui a pour moi une grande valeur. Je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un opéra de Wagner que j’aimais particulièrement, et que ce qui était nouveau dans nos séances, est que je pouvais désormais partager avec lui un espace, entre son monde et le mien, et ce jour, de par ses caractéristiques musicales analogiques, et son appartenance à la culture, un monde qui pouvait être universellement partagé. La fonction poétique est ici marquée par la forme du langage, musical, qui nous parle ou nous transmet de ce que nous sentons, ressentons. Échanger des mondes, c’est aussi – et essentiellement – à cela que sert le langage, ce que nous devons veiller à préserver avec les enfants qui ne parlent pas. C’est ce que proposent les différentes médiations artistiques souvent proposées aux enfants avec handicap cognitif.
Prélude du troisième acte de Tristan et Isolde, Wagner
Prélude du troisième acte de Tristan et Isolde, Wagner
Quand l’enfant ne parle pas : répercussions sur le processus d’accompagnement, induction de représentations biaisées, non-partage des mondes phénoménologiques : défaut de la fonction référentielle
30 La tentation est donc forte, pour qui a connu des enfants aphasiques, de terminer leurs phrases ou ne poser que des questions à réponse brève. Au-delà de l’échange d’informations ou de mondes, c’est le partage implicite de vécus phénoménologiques, ou nos techniques d’intervention, qui sont marquées par ces altérations du langage. Les choses en vont ainsi chez les enfants qui présentent des difficultés dans la structuration du langage et de son utilisation. Ainsi, la reformulation de ce que nous dit l’enfant autiste – en somme, tu me dis que… – peut provoquer d’importants malentendus : « non je ne t’ai pas dit ça », car la reformulation de l’interlocuteur est décalée de la phrase que vient de prononcer l’enfant. Nous n’avons pas exprimé ce qu’il vient de nous dire, mais ce que nous avons compris qu’il vient de nous dire. Ce décalage, dans lequel tient la possibilité de l’échange, est le garant de la répercussion de ce que dit l’enfant, sur le récepteur : tu me dis quelque chose, et cela transforme ce que je sais, ou comprends, de toi, tes intentions, tes souhaits, tes désirs. Sauf que ce décalage créatif pour le neurotypique, est un abîme d’inquiétude pour certains enfants. Il faut alors recontextualiser, ce qui s’avère parfois impossible et entraîne des manifestations d’angoisse, pousse l’enfant à ne plus communiquer ni adresser une parole qu’il ne reconnaît plus comme sienne et qui devient un objet extérieur. Ces débrayages conversationnels trahissent une difficulté à traiter l’implicite, comme en témoignent les difficultés dans le repérage de l’humour ou le second degré, la capacité d’inférer à l’autre une intension ou compréhension de ce qu’il a en tête. La parole reste donc entièrement référée à celui qui l’émet, sauf à deviner les inférences qui la construisent, ou les faire préciser : à quoi tu penses, pourquoi tu me dis ça, qu’est-ce que tu veux dire exactement…
31 Ce que veut dire l’enfant qui parle peu, mal, ou pas : voilà l’enjeu d’un accompagnement précoce. Ce travail n’est pas l’apanage des « psys ». Il commence par la construction d’un espace partageable, puis partagé, respectueux, ouvert et créatif, mais où l’on a le droit aussi de ne rien comprendre, rien dire, rien montrer – la liberté d’utiliser son trouble pour maîtriser le monde, comme Julianne, ou signifier, comme Kevin. D’avoir le choix, de continuer à ne pas adresser la parole, ou de la confier. Car après tout, le langage n’est-il pas le premier traître de la pensée, et la parole, son premier essai de pallier cette traîtrise ?
Bibliographie
Bibliographie
- Adamson, L.B. ; Bakeman, R. ; Suma, K. ; Robins, D.L. 2017. « An expanded view of joint attention: Skill, engagement, and language in typical development and autism », Child Development.
- Jakobson, R. 1963. « Linguistique et poétique », dans Essais de linguistique générale, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 209‑248.
- Ouss, L. ; Saint-Georges, C. ; Leitgel Gille, M. ; Pellerin, H. ; Bailly, K. ; Gosme, C. et coll. 2018. « Vocal and hand movement synchrony at 9 months in at risk infants with early epilepsy as a predictor of Autism Spectrum Disorder », waimh .
- Saussure, F. de. 1989. Cours de linguistique générale : édition critique, vol. 1, Otto Harrassowitz Verlag.
- Trevarthen, C. 1999. « Musicality and the intrinsic motive pulse: Evidence from human psychobiology and infant communication », Musicae scientiae, 3, p. 155‑215.