Contraste 2019/1 N° 49

Couverture de CONT_049

Article de revue

Un médecin parle avec des enfants…

Pages 91 à 106

English version

1 Nous sommes ici pour écouter ce que vous avez à nous dire sur la façon dont vous parlez à l’enfant de sa pathologie.

2 Dr Moutard : Je suis neuropédiatre. Vous avez bien conscience que la neuropédiatrie est une spécialité qui en théorie n’existe pas ! On est d’abord pédiatre, et c’est peut-être utile ces années passées auprès des enfants pour savoir comment leur parler. Ensuite on est neurologue, enfin neurologue d’enfants c’est-à‑dire que l’on s’occupe des pathologies neurologiques propres à l’enfant.

3 Pour la question que vous posez, en fait, on ne parle pas qu’à l’enfant, on parle beaucoup aux parents. Et tout dépend de l’âge de l’enfant pour savoir ce que nous allons lui dire. Évidemment lorsqu’on parle à un bébé, c’est compliqué de lui « expliquer » mais on peut le rassurer. Quand il est dans les bras de sa maman on peut lui dire : « Tu sais, je vais juste t’examiner », des mots de ce genre pour lui expliquer ce que nous allons faire. Puis : « Tu sais je trouve que cette jambe-là, elle n’est pas très forte, alors on va s’occuper de la rendre un petit peu plus costaude. » On peut employer cet argumentaire-là pour le tout-petit. Vous savez bien comment on parle à un bébé… en étant conscient que la maman entend, qu’elle enregistre ce que vous dites à son enfant et qu’il faut des mots appropriés.

4 Parlons plutôt du plus grand : c’est un interlocuteur auquel on peut s’adresser directement. Là aussi tout dépend de sa pathologie. Il y a des enfants qui ont accès à ce que vous allez dire et puis d’autres qui ont une encéphalopathie sévère et pour lesquels c’est l’intonation de la voix, la manière dont on les entoure, les gestes, les caresses qui vont aider plus que les paroles. Celles-ci sont un bruit de fond qui rassure.

5 Revenons à l’enfant qui a accès au langage. Quand je parle à un enfant, il faut d’abord que nous ayons fait connaissance. Si c’est la première fois que je le vois, je parle à sa maman, tout en m’adressant à lui de temps en temps, en lui posant des questions pour l’inclure dans cette espèce de cercle que nous allons former et où les parents sont effectivement très importants. J’essaie de l’apprivoiser en fait. Cela peut passer par des blagues, des jeux, des « oh regarde comment j’ai écrit ça, c’est pas comme ça que s’écrit ton nom ! » Vous voyez je commence sur un mode plutôt ludique, humoristique.

6 Donc on fait connaissance, on s’apprivoise les uns les autres, on discute, et après on pose les questions. Des questions un peu générales d’abord, pour rentrer doucement dans la vie de l’enfant, puis des questions sur sa pathologie. J’imagine que vous êtes d’accord avec moi : pour parler à un enfant, pour parler à des parents, il faut connaître ce que j’appelle leur bulle. C’est-à‑dire ce qu’ils vivent, comment ils vivent, que font les parents, est-ce qu’il va à l’école, est-il gardé… Donc nous discutons de tout cela. J’aime bien cette partie-là, j’aime bien ce dialogue. Il est difficile de vous expliquer comment j’aborde ensuite la maladie… Faisons donc comme si je parlais à un enfant. Je lui dis : « Voilà, tu vois, je vais t’expliquer ce qui t’arrive et pourquoi tu viens me voir. Tu as une idée de la raison pour laquelle tu viens me voir ? » Alors il me répond : « Parce que je suis tombé à l’école et que je me suis mordu la langue » ou bien : « Parce que je ne marche pas bien » ou encore : « Je ne peux pas faire ça comme les autres. » À partir de là, la première chose – et il en est de même avec les parents – c’est de leur expliquer pourquoi cela ne fonctionne pas bien. Vous allez me dire que c’est extrêmement compliqué. Non ! Prenons l’exemple de l’épilepsie. Vous avez devant vous un enfant qui a 7-8 ans, qui vient de démarrer une épilepsie et qui fait beaucoup de crises. « Tu sais ton cerveau, on a un cerveau, là, et il est extrêmement important. C’est comme un ordinateur. C’est plein d’électricité, de fils, et ça fonctionne bien. Et lorsque tu dis à ta main de faire comme ça, et à l’autre main de faire autrement, ton ordinateur-cerveau commande. Mais rappelle-toi, un ordinateur, de temps en temps, c’est tout brouillé, ça disjoncte et tu as des lignes Z partout ! Tu vois ce que je veux dire ? Eh bien ce qui t’est arrivé, c’est qu’à un moment donné, ton ordinateur-cerveau, il s’est tout brouillé. »

7 Et voilà comment je rentre dans la pathologie pour l’expliquer, avec des images, avec un langage adapté. Si c’est une pathologie neuro-musculaire, je trouve une autre manière d’expliquer, toujours avec notre ordinateur qui envoie de l’électricité pour commander, avec des fils partout, et le fil qui commande ce côté-là, ou les jambes ou les membres inférieurs, ce fil-là il est abîmé ou le muscle qu’il commande est abîmé.

8 Et puis je suscite des questions : « Mais tu vas me réparer ce fil-là ? » « On va avoir du mal à le réparer ; mais je vais arranger les bêtises que ça fait puisqu’il est abîmé. Et donc voilà pourquoi j’ai besoin de toi. » Donc expliquer le pourquoi, lui dire ce que cela va entraîner comme conséquences, que parfois pour ces conséquences-là, je ne peux pas réparer le fil, ou que je ne peux pas réparer la petite zone qui ne marche pas bien, « mais j’ai des tas de moyens d’empêcher qu’elle ne marche pas bien, ou de la rendre plus tranquille. Et on va le faire ensemble. Et c’est formidable, tu vas voir, on va y arriver ».

9 Voilà un petit peu comment j’aborde une consultation avec un enfant. Et puis après, on se tourne vers la maman et on discute ensemble. Voilà pour vous donner un premier aperçu.

10 Et quand il s’agit d’une maladie évolutive ?

11 Dr Moutard : Je dirais que avec les parents c’est pareil : une première consultation n’est pas le moment pour annoncer ce genre de choses. Pour des parents confrontés à un enfant qui va avoir une pathologie sévère, le moment de l’annonce ne peut pas fermer toutes les portes.

12 Par exemple, cet enfant a une amyotrophie spinale de type 1. « C’est une maladie grave, oui c’est certain, elle est sévère, elle touche ça et ça – enfin j’explique aux parents – mais on va lutter contre les conséquences de cette maladie. » Bien sûr, vont alors venir des questions : « Et après ? et comment ? » et « Est-ce que ça ne risque pas d’évoluer… ? » Et je vais répondre : « Avec le traitement qu’on va mettre en place, on va regarder ça. » Il existe toutes sortes de maladies. Certaines vont vite et sont redoutables. Avec d’autres, ce que l’on fait permet de stabiliser l’état de la personne pendant longtemps. On ne connaît pas bien la longueur de ces périodes : elles peuvent être immenses, elles peuvent être plus courtes. « Là on est en train de démarrer la bagarre. Voilà on en reparlera si tu veux quand on se reverra, parce qu’on sera amené à se revoir et on va regarder tous les progrès que tu fais. »

13 J’ai le souvenir d’une grande fille que j’ai vue une fois pour une maladie neuromusculaire, maladie évolutive. Vous n’alliez pas dire la première fois que vous la voyiez : « Cette maladie va évoluer, tu vas perdre la marche, tu ne vas pas pouvoir faire ci, ci, ci et ça » – mais plutôt : « Tu as cette maladie, oui. Je suis d’accord avec toi, c’est quelque chose d’empoisonnant et on n’est pas content que ce soit arrivé. Mais on a des moyens aujourd’hui, avec des gens qui vont t’entourer, de freiner, voire de faire taire par moments cette maladie. Et si tu veux, on va s’y employer. » Je crois qu’à un moment donné on sera amené à dire : « Voilà, oui, bon écoute, là on n’a pas gagné, mais on va faire ça, on va trouver d’autres moyens. » Moi je ne peux pas dire à un enfant : « Écoute, non, je n’ai pas de traitement, cette maladie va évoluer, tu vas perdre telle ou telle fonction, puis un jour tu auras une pathologie pulmonaire qui… » Ce n’est pas possible !

14 Donc vous essayez de faire garder l’espoir ?

15 Dr Moutard : J’essaie… Enfin dans toute l’histoire du monde il y a eu des tunnels mais il faut bien qu’il y ait une petite lumière au bout du tunnel. Et en plus nous n’avons pas la science infuse. Combien de fois des médecins ont dit « écoutez, vous en avez pour tant de mois et ça sera comme ci, comme ça » et il n’en a pas été ainsi. En fait je déteste cette prétention du médecin à avoir un pouvoir sur la temporalité. La temporalité, elle nous échappe. Il y a des enfants qui sont magiques ; il y a des maladies qui tout d’un coup se tassent un peu ; il y a des relations entre l’enfant, la famille, les soignants, les intervenants qui font que cet enfant-là va aller plus loin que les autres. Et puis, quand ça n’ira pas bien, on sera là, à côté, on aura un discours différent… C’est le fond de ma pensée, moi je veux qu’il y ait une lueur au bout du tunnel.

16 Les enfants vous posent des questions ?

17 Dr Moutard : Ils en posent beaucoup. Ils n’en posent pas lors des premières consultations mais après.

18 Il y en a certains qui demandent : « Est-ce que je peux faire ça ? Est-ce que je pourrais faire ça ? Est-ce que je vais arriver à faire ça ? » Il y en a d’autres qui font des petites listes, ou alors leur mère a fait des petites listes sur son téléphone et elle suggère : « Dis-lui ce que tu m’as dit la dernière fois, tu es allé au sport et tu n’as pas pu faire ça. » On redonne alors des explications : « Oui tu n’as pas pu faire ça car tu es essoufflé, et que les muscles qui aident là, ils sont de sacrés paresseux voire en grève pour certains. On va essayer de les réveiller mais, non, tu ne dois pas faire d’endurance. En revanche ce que tu peux faire, c’est la piscine. – Mais je n’aime pas la piscine. – Oui mais dans la piscine, tous tes muscles sont portés, c’est génial ! On n’est pas lourd quand on est dans une piscine. Pourquoi ne pas essayer de faire ça, plutôt que de vouloir faire absolument la course pour arriver le premier, ce qui va être difficile à cause de ces fichus muscles en grève ? »

19 Je prends des images mais je suis avec des enfants, et on se rend compte que les parents, eux aussi, c’est ce discours-là qu’ils entendent, ils n’entendent pas « il a une pathologie de la jonction neuromusculaire et de toute façon nous n’avons aucun traitement spécifique pour améliorer cela ». Ils entendent ce que l’on dit à l’enfant et, après, eux posent des questions et poussent l’enfant pour que lui aussi le fasse. Mais ce n’est pas toujours facile pour eux, ou alors ce sont des questions à faible échéance, pas souvent à longue échéance.

20 Parce que l’enfant est là ? parce qu’il est présent ?

21 Dr Moutard : Sûrement, sûrement…

22 Sans doute aussi parce que, dans ma pratique, je n’ai pas beaucoup d’enfants qui ont des pathologies musculaires, j’ai beaucoup d’enfants qui ont des malformations cérébrales, une imc, des épilepsies, des pathologies qui ne sont pas forcément évolutives. Néanmoins, souvent, ils posent des questions plutôt sur l’immédiat et pas sur le plus lointain.

23 Peut-être est-ce une particularité de l’adulte de regarder des années et des années plus tard, alors que pour le jeune enfant, les questions se posent dans l’immédiat : « Mais je voulais aller… et je ne peux pas faire… est-ce que tu crois que je pourrai faire ça ? Est-ce que je peux prendre tel moyen de transport ? et l’avion ?… » Et à cela on sait répondre.

24 Est-ce que quelquefois vous voyez les enfants sans les parents ?

25 Dr Moutard : Il m’est arrivé de voir les enfants sans les parents. Je le leur propose parfois pour annoncer des choses qui pour eux sont assez lourdes, traitements ou suivi prolongé. Ce sont souvent les ados qui me demandent, pas les enfants plus jeunes : « Je voudrais vous voir seule. » Par exemple une jeune fille qui avait une maladie neuromusculaire rapidement évolutive m’a dit : « Je ne veux pas de tous les traitements. Je refuse tout ça. » Nous en avons donc discuté ensemble.

26 Quel âge avait cette jeune fille ?

27 Dr Moutard : Elle avait 13-14 ans, et elle ne voulait pas de traitements, de surveillance pour essayer de limiter les problèmes de dos, ou préserver le cœur. On a essayé d’avancer, ce qui n’a pas été facile au début parce que c’était non à tout : « Je vais y arriver ! » et puis malheureusement la maladie a progressé et donc on en a rediscuté, en disant : « Écoute, là, tu es quand même plus gênée que la dernière fois que je t’ai vue. On aurait pu un peu gagner… tu ne voudrais pas qu’on s’y mette maintenant pour essayer de stabiliser ou améliorer les choses ? » J’ai l’impression de parler parfois comme je parlerais à mes propres enfants. J’allais dire que pour être pédiatre… – ce n’est pas bien de dire cela parce qu’il y a des pédiatres formidables qui n’ont pas d’enfant – mais c’est bon tout de même d’en avoir ! D’avoir été confrontée au « non, je n’irai pas, je ne me ferai pas opérer, je ne veux pas… »

28 Vous est-il arrivé d’être surprise par les questions des enfants ?

29 Dr Moutard : Oui, dans tous les sens. Par le type de questions qu’ils posent, par leurs préoccupations, par leur évolution sur le plan psychologique. Je les vois évoluer aussi sur le plan psy, ils deviennent adolescents. Parfois ils ont des comportements à la maison qu’ils n’ont pas avec nous : devant nous ils sont relativement sages. J’essaie de chercher des pistes : « C’est quoi les problèmes à l’école ? »

30 Il y a des choses qui viennent comme « je n’aime pas la maîtresse » mais parfois « je n’aime pas la maîtresse » ou « je ne m’entends pas avec mes camarades », c’est en fait « je n’aime pas la pathologie que j’ai, qui me met à l’écart, et donc je me bagarre… ». Il y a des questions de ce genre sur la relation avec autrui, il y en a parfois sur le devenir, des questions comme « pourquoi je reviens quand même te voir tous les ans alors que maintenant je vais mieux ? ». Il y a des questions sur « est-ce que je pourrais faire tel métier plus tard ? » et « pourquoi tu soignes des enfants comme moi ? » En voilà une qui m’a étonnée. J’ai répondu : « Écoute, pour diverses raisons. Je vais te raconter : j’ai fait un stage dans un service où on ne s’occupait que des yeux, j’ai trouvé ça ennuyeux, si tu savais ! alors que le cerveau c’est tellement génial. » Et on discute de cela et je dis : « Ton cerveau, lorsqu’un circuit ne marche pas bien, il est capable de trouver d’autres moyens, d’autres circuits et moi je trouve ça formidable pour toi et pour tous les enfants comme toi que je suis. »

31 Et il y a des enfants étonnants. Je me souviens d’un bébé vu dans le ventre de sa maman (c’est une partie de mon activité) qui avait une hydrocéphalie. Les parents se sont posé la question d’interrompre ou de poursuivre la grossesse. Ils ont décidé de la poursuivre et on a parlé de la nécessité de dériver cet enfant très vite après la naissance, ce qui a été fait et je l’ai suivi pendant des années. Il allait tout à fait bien et lors d’une consultation, vers 5 ans il m’a dit : « Tu as vu mon carnet de notes ? » Et j’ai répondu : « Non, mais c’est très important le carnet de notes. » Il y était marqué que ce petit bonhomme de 5 ans lisait couramment deux langues et en comprenait une troisième… Il a poursuivi : « Tu ne me demandes pas ce que je voudrais faire ? » Le métier est très important pour les enfants ! « Comme je parle deux langues, je voudrais être Premier ministre, mais si ça marche pas, je voudrais diriger une grande entreprise de restauration pour tout le monde. »

32 Les filles ont parfois des questions comme : « Est-ce que je pourrai avoir des bébés ?  – Bien sûr que tu pourras avoir un bébé, mais au moment de ta grossesse, on reparlera de tout cela, de ta maladie et des risques que le bébé l’ait ou pas, mais maintenant c’est trop tôt. »

33 J’ai toujours été très impressionnée par la façon dont les enfants protégeaient leurs parents.

34 Justement quand vous les voyez ensemble, est-ce que vous avez l’impression que les enfants sont gênés par la présence de leurs parents ?

35 Dr Moutard : Pas toujours, et puis il y a une partie où nous sommes ensemble, l’enfant et moi : pendant l’examen, nous sommes tout seuls dans notre coin. Les parents ne viennent pas regarder l’examen. Nous sommes là et j’examine leurs membres, le dos… Ils parlent et leur discours n’est pas forcément le même que devant les parents quand nous sommes dans notre petit coin tous les deux, ou quand je dis « on va sortir et je vais te regarder marcher ». Nous allons donc faire des marches et les parents attendent. Les enfants discutent beaucoup dans ces moments-là. Et c’est vrai qu’ils protègent leurs parents. Mais aussi ils disent plutôt « maman ne voudra pas » que « je ne suis pas capable de le faire » ou « j’ai peur de le faire ». Quand ils se sentent limités, ils évoquent les parents, enfin un interdit qui viendrait des parents, mais un interdit qu’ils comprennent très bien : « Oh non maman ne voudra pas que je fasse ça tout seul. Mais c’est normal, maman ne veut pas mais c’est normal. »

36 C’est un moment privilégié pour vous pour établir cette relation avec eux dont vous parliez ?

37 Dr Moutard : Oui, c’est tactile. Pendant l’examen on fait des chatouilles, on rigole sur « Tiens mais tu as déjà un petit peu de moustache là. – Oui mais je ne prends pas le rasoir de papa ! » Ils racontent. J’arrive à leur faire raconter des tas de choses !

38 On sent bien que dans une relation qui s’établit il y a une sorte de complicité entre vous.

39 Dr Moutard : Oui et quand je me retourne sur toutes ces années, je les ai tous aimés. Il y a des parents que je n’ai pas aimés mais les enfants je les ai tous aimés.

40 Et avec les enfants plus grands qui ne parlent pas ? Dont vous ne savez pas ce qu’ils comprennent… Ceux qui ont une encéphalopathie par exemple …

41 Dr Moutard : Je leur parle quand même, j’ai toujours l’impression, quand vous tenez un discours, qu’ils en entendent la prosodie, les inflexions de la voix, etc. Ils sentent les mains qui sont gentilles, qui disent « On va regarder ce poignet-là comme il est coincé… oui je sais bien que tu détestes le petit appareil qu’on te met mais regarde depuis la dernière fois… »

42 Évidemment tout n’est pas compris mais quand je vois les yeux s’allumer, quand je vois qu’il n’y a pas de larme ou d’angoisse… je me dis que j’ai fait passer un message quand même.

43 Et c’est rare qu’il y ait un enfant avec lequel on n’y arrive pas, même avec ceux qui ont de gros troubles du comportement, qui ont un autisme sévère. Je me souviens d’une maman me disant « vous ne pourrez pas le toucher ». C’était un grand, un adolescent. « Vous ne pourrez pas le toucher, il déteste le contact des mains, il faut que vous restiez à distance, il peut être dangereux et tout… » On y est arrivé doucement, en parlant, il entendait mon discours. Il n’avait pas une encéphalopathie, mais un trouble du comportement. Néanmoins on y est arrivé et je lui ai dit « ben tu vois ! ». Et si on n’y arrive pas, si on ne peut pas toucher, on discute, on est en face l’un de l’autre, on fait sortir les parents s’il le faut.

44 Vous les voyez à quel rythme ? Ce doit être très variable…

45 Dr Moutard : Quand c’est une pathologie un peu sévère, tous les trois mois. Quand c’est moins ennuyeux, tous les six mois. Et quand c’est une maladie qui pose moins de problèmes, une épilepsie mais qui est contrôlée, une fois par an, mais les parents téléphonent dès qu’il y a un souci ou quelque chose. C’est un avantage de la pédiatrie, les parents savent qu’ils peuvent appeler, qu’on leur répondra toujours. Chez l’adulte c’est plus difficile.

46 On se retrouve encore aujourd’hui avec des parents qui nous disent qu’on n’a pas parlé à leurs enfants, qu’on s’est adressé directement à eux, que l’enfant était là, présent, en chair et en os, mais il était en quelque sorte transparent pour tous. Et eux-mêmes disent parfois : j’ai posé une question par rapport à la survie ou par rapport à l’évolution parce que je me disais si je ne la pose pas aujourd’hui, je ne la poserai jamais, or mon enfant était là. De toute façon, il ne comprend pas, il n’entend pas, il est trop petit… D’après votre expérience ne pensez-vous pas que les choses changent maintenant dans le domaine de la neuropédiatrie et que les médecins sont plus sensibilisés à ces questions ?

47 Dr Moutard : C’est vrai. Je ne sais pas comment consultent mes collègues, mais j’ai l’impression qu’à Trousseau nous sommes assez semblables, parce que nous sommes pédiatres. Pourtant ce que vous dites est juste puisque nous entendons des parents dire : « On est allés voir tel médecin et cela a été très bref, il n’a même pas examiné notre enfant, il nous a très peu expliqué et il nous a donné l’ordonnance. » Enfin quelque chose de très froid, de très technique. Comme en tant qu’adulte nous vivons parfois la même chose avec certains médecins, je pense que c’est une réalité.

48 Est-ce qu’on change ? J’ose espérer que oui. Nous sommes dans une période où il est reconnu que la relation est tellement importante, que chaque enfant est une exception et un être à part et je voudrais croire que tout le monde l’aborde dans sa globalité, lui parle, le prend dans ses bras… Mais je reconnais que ce n’est pas toujours le cas… Je l’ai vécu en tant qu’adulte avec des gens hypercompétents mais qui ne donnent pas la moindre explication. Je l’ai vécu en tant que mère. Pour des pathologies toutes bêtes : un reflux gastro-œsophagien « bon il y a un reflux, comment, vous l’allaitez encore ? » l’air de dire « Vous, vous devriez tout de même le savoir ! » Mais quand on est mère on n’est plus médecin, on est juste mère. Et pourtant je dois me le répéter parfois : parmi les mamans, ou les papas, que je rencontre, peu importe le métier, ce monsieur qui travaille dans un hôpital, cette dame qui a fait tout Internet pour lire sur la maladie de son enfant, ce sont d’abord un papa, une maman qui sont dans le souci et le questionnement.

49 Et que faites-vous quand le courant ne passe pas entre les parents et vous ? J’imagine qu’il arrive parfois que vous soyez en difficulté face à des parents dont vous avez l’impression qu’ils n’arrivent pas à investir cet enfant.

50 Dr Moutard : Oui absolument… Il arrive que je sois mal à l’aise. Mon défaut est que j’ai envie que les gens adhèrent : cet enfant il est là, on ne va pas baisser les bras, on ne peut pas le laisser comme cela. Et a fortiori si on est parent. Donc probablement que dans ma tête j’exige beaucoup des parents et, en même temps, je suis tellement admirative de la manière dont ils s’occupent de leur enfant, jonglant avec les multiples rééducations, consultations, traitements, scolarité adaptée tout en leur faisant mener une vie heureuse et gaie…

51 Mais il y a d’autres familles où les parents sont d’un côté et l’enfant est là, comme à part. Et j’ai l’impression que je suis moins empathique avec ceux-là. J’essaie que cela ne se voie pas. J’essaie de faire un effort, mais au fond de moi je ressens et me dis : « Mais pourquoi cette mère-là n’arrive-t-elle pas à l’aimer ? » Curieusement ces parents-là ne s’en vont pas… Ils pourraient se dire : « Mais le docteur Moutard elle n’est pas sympa, on va aller en voir un autre. » Mais non, ils restent là. Et de temps en temps, j’ai même été étonnée par des parents dont je me disais : « Ce n’est pas bien ce qu’ils font à leur fille », et quand je leur ai annoncé que je partais, ils m’ont dit : « Mais on va vous regretter. » Et moi je pensais que j’avais envie de les secouer tout le temps.

52 Mais votre relation à l’enfant ne doit pas être tout à fait la même dans ces cas-là…

53 Dr Moutard : Oui. J’essaie avec l’enfant de mettre en avant les points positifs, de l’aider davantage, d’aider les parents aussi sur le plan psychologique, de suggérer des moments de pause, par exemple… Ainsi à une maman j’ai proposé un séjour de rupture à La Roche-Guyon, en lui disant : « Votre enfant, il y serait très bien. Allez visiter. Imaginons qu’il y passe une petite quinzaine de jours, pour lui ce serait formidable… Il y a une piscine, vous verrez, et puis il sera avec d’autres enfants. Et pour vous cela ferait une césure, une rupture, où vous pourriez souffler parce que, effectivement, ce n’est pas toujours facile. » D’abord, les parents m’ont répondu : « C’est loin, on ne pourra pas aller le voir. » Tout était négatif. Et puis cela s’est fait, quinze jours à la Roche-Guyon. Et ensuite, ils m’ont dit : « L’an prochain on va refaire la même chose. »

54 Il faut essayer de trouver une petite fleur… C’est Éluard qui dit « un bourgeon sort du noir et la chaleur s’installe, et la chaleur aura raison des imbéciles ». Mais il est vrai que c’est difficile quand vous avez une maman qui, à chaque consultation, vous dit « il ne fait pas ça, il n’avale pas bien, regardez, il bave, je ne peux pas aller dans un magasin avec lui, je ne peux pas… » Et pourtant elle a raison, c’est un combat, un sacré combat. Il y a des mamans qui vous disent : « J’ai pris le bus avec ma puce et il y a des gens qui m’ont dit : “Madame, quand on a un enfant comme ça, on prend le taxi.” » Les parents entendent de ces choses ! Nous essayons de valoriser l’enfant, de voir ensemble quels sont les moments où on pourrait être ensemble et des moments où on se sépare parce que ça fera du bien à tout le monde.

55 Autre question : il y a des enfants qui sont suivis par des camsp ou des sessad. Avez-vous suffisamment de retours des professionnels sur des points concernant l’enfant lui-même ?

56 Dr Moutard : Les camsp oui, les ime aussi. C’est parfois un peu technique. L’épilepsie, l’examen clinique, les méthodes mises en place. Donc c’est un compte rendu, mais il y a toujours une petite conclusion en bas, disant « au total Mélanie a fait des progrès, elle est davantage intégrée dans le groupe, elle s’entend mieux avec les camarades »… À partir de là, je reprends avec Mélanie : « Alors c’est mieux ? Tu as fait du poney aussi ? » Et donc nous en parlons. Avec les parents aussi. Au début, par exemple, l’ime est toujours vécu comme l’abandon d’un cursus normal et l’entrée dans un cursus qui sera différent de celui des autres. Il y a d’abord beaucoup d’appréhension, puis souvent des critiques, et ensuite les choses se mettent en place. Le passage est très difficile. Vous avez un enfant qui est engagé dans une scolarité normale, et puis c’est catastrophique et un jour il faut faire envisager un ime. Pour l’enfant aussi, ce n’est pas simple. On discute avec lui : « Comment ça se passe dans la classe ? »… Vous le savez comme moi, ce sont des enfants qui sont en situation d’échec, qui sont les derniers de la classe, et quand vous interrogez d’autres enfants de la classe, vous entendez : « Ben oui elle est là mais elle ne comprend pas grand-chose. » Ils sont donc à l’écart, même si la maîtresse se donne du mal. Ils sont en situation d’échec mais on les fait passer et le décalage s’accentue. Et vous vous dites qu’ils seraient tout de même mieux dans une classe spécialisée ou un ime le cas échéant. Donc petit à petit avec les enfants vous allez reprendre : « Tu serais dans une classe où vous seriez cinq/six… »

57 Arrivent-ils à vous dire qu’ils se sentent mal ?

58 Dr Moutard : Ce sont les parents qui le disent, mais après quand vous vous tournez vers eux : « Ça marche l’école ? – Là j’ai eu des bonnes notes. » Ils ne vous montrent que les matières où cela a bien marché. On en parle avec les parents et on reprend avec eux : « Écoute, là tu as quand même pas mal de difficultés. La maîtresse elle s’occupe de toi ou elle dit “bon, ben écoutez, on passe à l’exercice suivant, je passerai te voir plus tard” – Oui c’est un peu comme ça mais je me débrouille en regardant ma voisine… » À partir de ces constatations, on essaie de progresser.

59 Je me dis qu’il vaut mieux perdre un an de scolarité encore, où on redouble, pour que les parents soient prêts, plutôt que d’imposer quoique ce soit si tant est que l’on puisse imposer une orientation ! Il y aura toujours une place pour l’enfant et on va y arriver doucement. Mais c’est compliqué et je le comprends bien : il faut – pour les parents – faire le deuil d’un cursus normal et ce n’est pas facile…

60 Ils se raccrochent à la scolarité parce que justement pour eux ce sera la façon de s’en sortir, puis avec tout le discours ambiant…

61 Dr Moutard : C’est plutôt les parents que l’enfant qui disent cela. Mais on essaie de regarder les choses en face, on en discute avec eux, puis on se tourne vers l’enfant. On le fait dessiner, écrire…

62 C’est tout de même impressionnant tout ce que ces enfants entendent…

63 Dr Moutard : Oui. Pour dire certaines choses aux parents, devant l’enfant, il faut les dire de manière positive et puis essayer de les voir après eux tout seuls. À l’enfant on explique : « Tu sais, dans une classe où vous ne seriez que cinq, je me dis que la maîtresse elle aurait le temps de s’occuper de vous, et puis je crois que tu aurais des bonnes notes là…» Ensuite on en reparle avec les parents et ils disent : « Oui mais après il n’y aura pas moyen de revenir dans une classe ordinaire, il n’y a pas de pont. » Peut-être, mais… avançons… Et vous voyez les enfants tellement transformés au point de vue psychologique : ils étaient les derniers de la classe avec 2/10… et puis ils passent dans une clis ou une classe particulière et ils arrivent à dire : « Regarde, j’ai eu des bonnes notes là ! »

64 Les enfants que vous suivez sont-ils, en règle générale, suivis aussi dans un camsp ou un sessad ?

65 Dr Moutard : Quand je vois un enfant en difficulté du fait d’une pathologie particulière, oui. C’est un appui indispensable. Les kinés, les psychologues, les neuropédiatres, etc. Il y a des gens qui peuvent répondre aux questions toutes les semaines. Et moi je ne les vois pas toutes les semaines. Dans un camsp ou un sessad on peut venir demander : « On va faire un voyage, je lui donne le traitement quand ? », « Et vous ne pensez pas que… ? », ou : « On peut changer d’heure ? » Des détails pratiques qui s’inscrivent dans un travail d’accompagnement. Et moi quand je les vois, de loin en loin, je dis aux parents : « Mais j’ai beaucoup de chance parce que… regardez tous les progrès qui ont été faits. » Et c’est vrai que les enfants ont vraiment progressé. Le camsp est indispensable. Ainsi que les soutiens scolaires, ainsi que ceux qui suivent les enfants à l’intérieur des écoles, qui aident, qui sont là… Ce peut avoir un côté stigmatisant, parfois, quand l’aide se passe à l’intérieur de l’école, c’est vrai, les enfants le disent. Mais quand une bonne relation s’installe avec l’enfant, ce n’est que du positif.

66 Y a-t-il un point important que nous n’avons pas abordé et qui vous vient à l’esprit ?

67 Dr Moutard : Peut-être qu’il ne faut jamais oublier dans sa consultation que l’enfant est un être en devenir. Et donc, quel que soit ce devenir, il faut l’entourer. Deuxième chose, et c’est Pythagore qui l’a dit : « Un homme n’est jamais aussi grand que quand il s’agenouille pour prendre un enfant dans ses bras. » Les deux me semblent indispensables…

68 Être en devenir, donc il y a des choses à faire. L’aider et prendre en charge les parents. Parce qu’un enfant qui ne va pas bien, ce sont des parents en souffrance et une souffrance qui durera toute leur vie.

69 Peut-être que j’entre dans un domaine qui n’est pas le mien mais je pense que ce qui donne toutes ses chances à un enfant, c’est de lui donner une enfance heureuse. Si vous avez été heureux dans votre enfance, vous pouvez vous bagarrer contre le monde entier. Mais quand vous êtes allé de familles d’accueil en institutions… Donc l’enjeu de notre prise en charge c’est que cet enfant soit bien, qu’on le fasse progresser, mais aussi qu’autour de lui il ait un cocon… Alors il n’aura peut-être pas tous les moyens de conquérir le monde mais il conquerra sa partie à lui.

70 J’aime beaucoup la citation de Pythagore. C’est un message très fort de dire que, pour parler à un enfant, il faut se mettre à sa hauteur. Et qu’on ne peut pas lui parler de haut : il faut le regarder…

71 Dr Moutard : Et puis entrer dans sa sphère. Moi je suis imbattable sur le foot ! Je suis imbattable sur la Reine des neiges ! Et ils ont tellement de choses aussi à raconter ! Il faut savoir ce qui les passionne. Si c’est tel joueur de foot : « Tu sais une fois il a été comme toi, il s’est cassé la cheville. On a été obligé de lui faire de la kiné et tout… mais il s’est dit je remarcherai ! On y va ! On est partis comme Messi ! » Il faut entrer dans leur bulle.

72 Ce qui m’a frappée aussi, c’est de vous entendre dire que ces enfants, vous les avez tous aimés. Tous les enfants que vous avez rencontrés, vous les avez aimés.

73 Dr Moutard : Oui… La petite Marie, qui a une maladie mitochondriale et qui ne dansera jamais, mais qui a une maman et un papa formidables qui l’emmènent partout. Paul, Luisa, Amine, et les autres avec leurs yeux brillants et leurs sourires câlins…

74 Il y a des mamans à qui j’ai dit « donnez-moi des nouvelles ». Aux enfants j’ai dit : « Je te répondrai toujours ! » Dans le mail, j’en ai plein qui reviennent. De temps en temps c’est une lettre. Il ne faut pas que le stylo à plume soit sinistré, comme ils disaient dans les journaux récemment ! Alors j’écris une carte, une lettre pour dire combien j’ai été touchée d’avoir de leurs nouvelles.

75 J’aime avoir des nouvelles d’eux… Léa est devenue fleuriste, Cédric conduit une ambulance… Avoir des nouvelles pendant longtemps. Pour savoir qu’on est arrivé à les insérer dans ce monde qui ne veut pas toujours d’eux. Et qu’on a tellement de mal à changer…

76 Un grand merci pour tout ce que vous nous avez confié.

77 Dr Moutard : Je ne vous ai pas menti. Je vous ai dit la manière dont je voyais les choses.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.169

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions