De 3 à 8 ans…
Corps de chiffon
1Une poupée de chiffon ne prend vie que dans les mains de ses parents ou de ses grandes sœurs. Marionnettistes de talent, ils savent l’animer, la faire marcher et l’empêcher de tomber.
2Petite poupée peureuse, du haut de ses 3 ans, n’a pas envie de grandir. Elle préférerait rester en boule, au fond de la poussette, qu’on l’oublie sous l’oreiller ou sur le siège de la voiture. Il a fallu la prendre dans les bras, la serrer plusieurs fois, lui tenir la main jusqu’à la petite grille de l’école maternelle pour qu’elle accepte de se déplier.
3Maman, l’école n’est pas faite pour une poupée qui se chiffonne. Si mes jambes de coton peuvent se dérober, toi, tu ne peux pas m’abandonner. C’est par ici que l’on grandit, m’a-t-elle dit ! Moi qui pensais qu’il suffisait de boire du lait. Il fallait aussi apprendre l’alphabet, se mettre en rang, bien écouter la maîtresse, colorier sans dépasser, reboucher ses feutres, ne pas se moucher dans sa manche, ne pas pleurer et puis, la laisser partir, si, il faut me laisser partir maintenant, t’es une grande fille. Je suis tellement plus grande et plus forte dans tes bras. Toi, tu sais lire et écrire. J’ai pas besoin d’apprendre tout ça tant que tu seras là.
4Mais les médecins, à ma naissance, avaient bien coupé le cordon ombilical qui me reliait à ma mère. Alors j’essayais de faire cordon, avec ma main, ou une larme, n’importe quoi qui puisse empêcher nos corps de se séparer. Mais les bras de la maîtresse étaient plus forts que les miens. Elle pouvait partir. Je pouvais survivre. Elle reviendrait.
5Je restais donc, le cœur froissé, sur ma petite chaise d’écolier. Tu pleures comme un bébé me dit-on. Sans doute. Vous êtes plus grands que moi, puisque vous êtes plus forts : les marches ne sont pas trop hautes pour vos jambes, le cartable n’est pas trop lourd pour vos bras, le sol n’est pas trop bas quand vous faites vos lacets, le ciel n’est pas trop haut quand vous sautez. Bébé parmi des géants, sans maman. Il me faut trouver quelque chose de solide qui la remplace, quelque chose de terriblement dur et d’indestructible à quoi me tenir : je choisissais une chaise en bois, le sol goudronné de la cour de récréation, un mur en béton pour offrir à mon corps de chiffon un squelette solide et des muscles en acier. Il m’arrivait d’être obligée de quitter mon château fort pour traverser le couloir ou la cour. Retenir son souffle, serrer la mâchoire, fermer les poings, tenir debout, marcher, marcher, tenir debout, marcher, un pied après l’autre, c’est bien, tenir debout jusqu’à la porte de la classe, j’y suis presque, personne sur mon chemin, ça court autour de moi mais ça m’évite, marcher, tout droit, ne pas s’arrêter surtout, mais ressentir un coup d’épaule, buter contre un caillou, embrasser une bourrasque de vent et réaliser que je ne suis plus qu’un château de cartes, que mon corps plonge en avant, penser pouvoir m’en sortir en redressant la tête et accepter finalement de capituler, de tomber, lentement, mollement, rêver d’atterrir sur un nuage de coton mais savoir que ça va faire mal, le genou d’abord, puis le menton, et enfin, mon corps tout entier qui s’écrase sur le macadam. C’est dur, c’est froid, ça brûle. J’en veux au goudron de ne pas avoir mal. De faire comme si de rien n’était, de laisser les enfants jouer, les feuilles voler, le vent souffler. Je pleure comme un bébé et j’attends. Qu’on vienne me relever et qu’on me console en me rendant ma poussette et les bras de ma maman.
Corps transparent
6Il existe une solution contre les chutes. Me faire plus petite que je ne le suis. Disparaître dans un trou de souris pour échapper aux mains qui bousculent sans faire exprès, à ceux qui vous regardent de trop près et qui vous demandent ce qui cloche. Mes défauts se voient trop. Ils ont pris toute la place, sans me demander mon avis, comme si je n’avais pas mon mot à dire. Il a bien fallu que je disparaisse, derrière eux, et que je les fasse disparaître, avec moi.
7Pas besoin d’un coup de baguette magique pour se rendre invisible. Chacun peut facilement se construire son trou de souris, sa carapace de tortue, sa cabane en haut d’un arbre, son abribus. Il faut marcher, la tête baissée, rester bien concentré sur ses souliers, même si on vous appelle par toutes sortes de noms qui ne sont pas les vôtres. Vos copains veulent juste se rassurer. Votre corps est tellement différent des leurs, tellement étrange, qu’ils ont besoin de l’associer à ce qu’ils connaissent : aux fruits et légumes, à un personnage de dessin animé, parfois à une poubelle ou à un rat. Enfin, ils savent de quoi ils parlent. En revanche, s’ils s’approchent de vous parce que vous ne les écoutez pas, collez-vous à un mur, à un arbre, asseyez-vous sur une chaise, allongez-vous sur le sol et pensez que vous devenez mur, arbre, chaise, goudron, que, comme eux, vous ne pouvez ni entendre, ni voir et que vous n’avez plus d’âme. Ils finiront par se lasser de ne pas vous voir réagir et par partir.
8On peut s’amuser aussi dans un trou de souris ! Mais il ne faut jouer qu’avec les jouets cassés et laissés de côté par les copains. Choisir le coin de la classe où il y a le moins de passage. Aller souvent aux toilettes pour vous reposer car c’est beaucoup d’effort de se cacher.
9Enfin, il faut éviter de parler, si vous pouvez, de respirer et apprendre à pleurer de l’intérieur. Ça vous fera très mal au ventre le matin avant de partir à l’école mais au moins, ça ne se verra pas.
10On ne vous appellera plus bébé, mais vous aurez peut-être le sentiment d’être plus petit que vous ne l’êtes, recroquevillé dans votre trou de souris comme une feuille qui manque d’eau, sans jamais lever les yeux au ciel, sans jamais étirer vos bras vers les autres. Une visite chez le médecin vous poussera peut-être à changer d’avis.
Corps à faire grandir
11Madame, Monsieur, il faut que votre enfant se déploie. Qu’elle suive la courbe, dit le médecin qui dessine des petits points sur une feuille quadrillée dans mon carnet de santé. Assise devant son grand bureau, je redresse le menton pour déchiffrer ses dessins. Je comprends que les petits points sont comme des bouées perdues en mer qui n’arrivent pas à remonter à la surface de l’eau.
12Quelle histoire pour lui trouver un pantalon qui lui tienne à la taille, confie ma mère. Elle flotte dans tous les vêtements de son âge ! Ah bon ? Je flotte ? Moi qui pensais couler…
13Ils ne comprennent pas ce que je raconte. Regarde bien. Les petits points le prouvent : tu as la taille d’une fillette de 4 ans alors que tu vas bientôt avoir 7 ans. Voilà pourquoi maman râle dans les magasins, quand mes jambes dépassent du pantalon ou quand le pantalon tombe sur mes jambes. Il a bien fallu accepter les bretelles de garçon et la ceinture qui pendouille sur le côté de mon jean comme un serpent. Je pensais que le médecin, avec sa règle en forme de ruban, allait pouvoir me fabriquer un tas de beaux vêtements. Ce n’est pas une couturière, rigole l’infirmière ! Pourtant, je l’ai vue faire : elle a pris les mesures de mon dos, de mon ventre, de mes côtes. Elle aurait pu sortir une jolie robe d’une armoire mais elle a préféré chercher une gaine à ma taille dans un placard. Cette gaine t’aidera à grandir ! Il faut juste bien la serrer autour de ton thorax pour qu’il puisse se développer. Elle l’attache avec des scratchs. Elle veut que je respire dans un tuyau qui souffle de l’air. Le vent gonfle mes poumons et la gaine me garde prisonnière. Je ne comprends pas. Comment m’élever alors que je suis enfermée ? Il ne faut pas l’enlever, Sarah, elle va t’aider à grandir comme il faut ! Je n’avais pas l’impression de grandir, j’avais juste l’impression de mourir. Une simple gaine, attachée autour de mon torse, me faisait comprendre que grandir pouvait être dangereux pour moi. Que les blouses blanches essayaient de me retenir, sans me dire pourquoi. Ça me serrait trop. Où as-tu mal ? Ça me serrait trop. Réponds, Sarah, elle te fait mal ? C’est normal que ça serre, c’est fait pour ça ! Pourquoi ? Pour plus tard ! Moi, je ne pensais qu’à maintenant.
14Mes parents n’ont pas eu le cœur et le courage de se battre avec moi tous les soirs pour me faire faire mes exercices respiratoires. Sans demander aux médecins, j’étais bien persuadée, qu’en grandissant, je deviendrais aussi forte que maman.
Corps fantasmé
15C’est bien d’être petit parce qu’on rêve du temps de quand on sera grand et les grands, c’est plus forts que les enfants. J’ai hâte de grandir et de devenir comme maman. De porter les sacs de course, d’ouvrir des bouteilles d’eau, d’attraper les biscuits cachés tout là-haut. Ça fait longtemps que mes grandes sœurs ne montent plus les escaliers à quatre pattes, même que mon père monte les marches quatre par quatre. Pas besoin d’aller chez le docteur pour savoir que l’avenir sera meilleur. D’ailleurs, à l’école, tout le monde en parle :
16– « Moi, quand je serai grand, je serai le pompier le plus fort de toute la terre !
17– Moi, quand je serai grand, je serai un cow-boy et j’aurai un revolver !
18– Et moi, quand je serai grande, je porterai les sacs de course de ma mère ! »
19Nous n’avions pas les mêmes rêves mais tous nous étions certains d’y parvenir. C’est bien d’être petit et de rêver du temps de quand on sera grand.
Corps en retard
20Je suis bien impatiente de grandir et je fais tout pour le prouver. À 8 ans, je n’ai plus envie d’être promenée dans une poussette d’enfant. Mais c’est une poussette pour les grands ! C’était bien une poussette spéciale qu’on avait proposée à mes parents à l’hôpital. Plus haute, plus large, une poussette géante mais une poussette quand même. Alors, je n’avais pas l’intention de me laisser faire.
21J’ai 8 ans ! Ça fait bien longtemps que j’ai arrêté de pleurer comme un bébé pour pleurer de l’intérieur. Alors, j’ai demandé un fauteuil roulant. Un fauteuil qui dit qu’on ne peut pas marcher longtemps mais qu’on est quand même grand. Un fauteuil qui vous donne des roues à la place des jambes mais qu’on peut quand même faire marcher seul, avec ses bras. On peut aussi avancer en battant des pieds. Je suis bien soulagée de pouvoir me promener dans la rue et d’être vue, regardée, étudiée pour ce que je suis. Ce fauteuil m’avait redonné un peu de fierté et de dignité. Les autres enfants ne me regardaient plus comme un bébé. Elle ne peut pas marcher maman, la fille ? Ouf, oui, il a compris.
De 10 à 15 ans…
Corps à embellir
22Tous les matins, ma mère se bagarre avec moi pour enfiler mes vêtements. Comme pour mon fauteuil roulant, je veux choisir les formes, les matières, les couleurs car je n’ai pas choisi mon corps. Je sais que la petite souris ou le père Noël ne viendront pas m’en offrir un autre. J’ai essayé plusieurs fois de leur demander mais ça n’a pas marché.
23Alors je compose avec les moyens du bord pour m’en fabriquer un. Il faut beaucoup de robes, de chaussures vernies qui font du bruit, clac clac dans la rue, comme les talons des dames. J’aime les boucles qu’on accroche aux oreilles, les fards pour colorier les paupières, le rouge pour faire briller les lèvres. J’aimerais bien pouvoir m’habiller comme maman. Attends un peu, tu n’es encore qu’une enfant ! En attendant, je refuse les bretelles, les collants en laine, les moon-boots pour la neige, les cols roulés qui grattent, les baskets avec des scratchs, les jeans, les doudounes, les bonnets, les gants, en fait, presque tout ce que propose maman.
24Et puis un jour, ma mère a capitulé et j’ai atteint l’âge de pouvoir faire de mon corps celui que je voulais. Le défi était de taille. En me regardant dans le miroir, je partais en croisade contre les défauts de fabrication, pour récupérer mon territoire. Apprentie artiste, choisis bien les formes et les couleurs, pour rendre harmonieux le bancal, pour faire oublier l’anormal. Tous les jours, je compose un nouveau tableau que je souhaite toujours plus beau. Je m’obstine à vouloir m’habiller comme une dame pour paraître plus grande, plus mature, plus sûre de moi et faire oublier tout ce qui me relie à l’enfance et à ma dépendance.
Corps à porter
25Je peux bien m’habiller comme je veux, devenir une dame ne me rend pas plus forte. À mesure que je prends des centimètres et des kilos, tout l’univers aussi grandit. Les marches deviennent plus hautes, les couloirs du collège s’allongent, la cour de récréation s’élargit et moi, je fatigue. Mes muscles refusent de suivre le mouvement. Au lieu de s’élever, ils se rétractent. Je redeviens une enfant à qui il faut donner la main.
26« Faut tirer dessus, faut pas les laisser faire ! » me dit Robert, mon kiné préféré. Il passe de longues heures à essayer de dompter mon corps, à étirer ma nuque, mes pieds, mes cuisses, pour conjurer le sort. Il est déterminé mon kiné. Moi, je le regarde faire, reconnaissante de le voir si bien se bagarrer. Un vrai chevalier.
27Et puis, il y a ma grand-mère, avec qui je partage un terrible secret. Moi aussi, j’ai peur de mourir, moi aussi, j’ai peur de ne plus pouvoir grandir. Nos corps se ressemblent. Elle s’appuie sur sa canne comme je m’appuie sur les murs. Suis-je donc aussi vieille qu’elle ? Mon âge ne veut plus rien dire. À 15 ans, je compte la vie en kilomètres. Combien de bornes me reste-t-il encore à parcourir avant que le poids de mon corps ne me fasse tomber ?
28T’oublieras pas de faire tes exercices ? Faut tirer sur tes muscles, tous les jours, tous les soirs, t’as compris, Sarah ? Oui, Robert. Oui, parce que je ne voulais pas le décevoir et qu’il avait raison. Mais au fond non, parce que ça m’arrangeait bien d’oublier et de ne pas y penser.
Une tête sans corps
29Difficile d’accepter de quitter mon bureau d’écolière pour étirer tous les jours mes muscles en colère. Ma tête, elle, m’obéit. Les chiffres s’additionnent, se multiplient, comme les lettres de l’alphabet. Je lis, j’écris des mots, des phrases et enfin des pages entières. Ça raconte des histoires, des rêves qu’on ne peut pas oublier parce qu’ils sont imprimés sur du papier. Mon esprit s’agrandit, sans rétractions musculaires, sans fauteuil roulant pour l’aider à avancer. Pas besoin d’un équipage spécialisé, je suis seule maître à bord si bien que j’en oublie mon corps.
30Vous pouvez bien vous rétracter les muscles, moi, je continue d’avancer, à coup de bonnes notes et d’épreuves pour passer dans les classes supérieures. Les bonnes appréciations de mes professeurs deviennent les gages de ma croissance. Je m’applique à grandir. Ça doit se voir dans mes cahiers, ça doit se lire dans mes idées.
Corps sans cœur
31Mes meilleures amies aussi ont grandi. Leurs formes généreuses qui les transforment en jeunes femmes ne se dessinent pas sur mon corps. Elles se plaignent même de quelques kilos en trop tandis que je rêve de leur voler un peu de leur chair. Je rêve de mouler mes cuisses dans un pantalon étroit, de cacher d’une main, comme elles le font si bien, un joli décolleté pour ne pas provoquer l’émoi. Je rêve de plaire, et de plaire aux plus beaux. À ceux qui sont parfaits, parce que je ne le suis pas. Mais j’ai tellement bien appris à imiter le mur, l’arbre, la chaise, le goudron, qu’ils passent souvent à côté de moi sans me voir. De quel droit pourrais-je les regarder ? Comment pourraient-ils m’aimer ?
32J’écoute, j’observe, je vis à travers mes amies qui me font rêver. Elles sont belles, ils sont beaux, ils s’aiment. Contes de fée. Comme au cinéma. En bonne spectatrice, je reste bien assise au fond de mon fauteuil. Il m’arrive même parfois de jouer les metteurs en scène. Je dirige mes actrices, repère les lieux, élabore les dialogues, provoque enfin la rencontre idéale. Elles me disent merci, je suis ravie et mon cœur bat, silencieux. Ne fais pas trop de bruit, ne te fais pas remarquer. Les autres pourraient croire que tu oses le faire exister…
De 18 à 30 ans…
Corps ennemi
33Un beau jour, il s’est mis à battre plus fort. Mon cœur n’en peut plus d’être prisonnier, il veut sortir de sa cage, il va bientôt me quitter, s’il vous plaît, docteur, dites-lui de rester. J’ai encore besoin de lui, j’ai encore besoin d’aimer.
34– « Votre cœur va très bien », m’a-t-il dit.
35Personne ne veut me croire. Auscultez bien, il bat si fort, écoutez-le, il veut ma mort ! Que les sirènes des ambulances hurlent, qu’on me branche à des électrodes, qu’on me fasse passer des radios, des échos. Cherchez bien les blouses blanches, la maladie est là quelque part, ça sommeille, ça veut ma peau… On a fouillé partout, on a rien trouvé, rentrez chez vous.
36À 18 ans, mon cœur en éruption me faisait payer les vies inventées, les émotions ravalées, les larmes séchées. On m’a donné du sommeil en cachet et je suis restée longtemps, recroquevillée dans un lit, pour ne plus l’entendre. Alors que j’avais quitté la maison pour suivre mes études en internat, je suis retournée chez moi en suppliant mes parents de me sauver. Il ne fallait plus les quitter. Plus s’éloigner. Retrouver mon cordon que j’avais jeté quelque part. Comment ça je n’ai plus l’âge ? Comment ça c’est trop tard ? Mes parents n’étaient pas préparés à retrouver après tant d’années un nouveau-né, une enfant, qui ne savait plus se nourrir, qui n’arrivait plus à dormir, qui ne parlait pas encore et qui ne faisait que pleurer.
Corps à conquérir
37Et pourtant, j’avais des choses à dire. On m’a envoyé régler mes comptes avec mon cœur. Pas d’électrocardiogramme, pas de stéthoscope dans ce petit bureau mais une femme en blouse blanche qui auscultait les larmes et qui soignait les âmes.
38Je lui ai parlé d’arrêt cardiaque, de peine capitale, de condamnation divine. Elle ne m’a pas ri au nez. Au contraire, elle était très intéressée. Alors, je me suis mise à lui raconter l’histoire du corps de chiffon, du corps mur, de la tête sans corps, du corps sans cœur. Après avoir écouté mes pleurs, elle a affirmé, déterminée, que j’étais surtout une femme. Une femme ? De qui parle-t-elle ? Elle avait l’air si sûre d’elle. J’ai répété cette phrase tellement de fois dans ma tête que je me suis mise à y croire, à m’accrocher à cette idée comme à une bouée de sauvetage, à me lancer corps et âme à la recherche de cette femme que je désirais être.
Corps autonome
39Comment arrêter d’être une enfant si on vit en permanence dans les bras de ses parents ? Plus les années passaient, plus mon corps les réclamait. Mon père me levait tous les matins et me couchait tous les soirs. Il me tenait fermement la main pour que je puisse marcher jusqu’à la salle de bain. Il passait mes bras dans mon manteau pour être sûre que je sois bien au chaud. Il élaborait un emploi du temps pour être toujours présent. Le cordon entre nous se resserrait et ne nous laissait plus respirer.
40Il était important d’accepter que d’autres mains viennent me lever le matin. Des mains moins habiles que celles de mes parents qui s’étaient moulées sur mon corps. Il fallait accepter. Les laisser rentrer dans notre intimité pour je ne sois plus eux et qu’ils ne soient plus moi. Cette fois, il fallait couper le cordon pour de bon. Nous étions heureux de prendre notre envol et moi, d’avoir enfin une vie d’adulte. Les auxiliaires de vie étaient devenues mes bras et mes jambes. Je pouvais enfin exister sans me sentir coupable de demander.
41J’ai pris goût à cette liberté et j’en ai voulu plus. Fini d’être spectatrice, je veux être une actrice : conduire une voiture, diriger seule mon fauteuil roulant, vivre seule dans un appartement. On m’a offert tous les moyens d’y parvenir. Il était facile d’apprendre à conduire, de décorer un appartement, de vouloir faire comme les grands. Il était plus difficile d’apprendre la solitude. Seule à bord d’une voiture, seule dans une maison, seule dans la rue, pour la première fois, à 25 ans. Il était temps mais je n’y connaissais rien à la solitude. Mon corps n’avait jamais été très loin d’un autre, mon corps n’avait jamais compté que sur lui-même. Je regarde. À côté. Derrière moi. Je suis bien seule. Ne panique pas. Seule. Ne panique pas. Seule. Tu l’as voulu, rappelle-toi, ta vie d’adulte, la voilà qui te tend les bras. La solitude est immense. Je m’y suis un peu perdue et j’ai réussi à retrouver mon chemin, à retrouver quelqu’un, un corps qui m’était cher, le mien, en qui j’avais confiance.
Corps mis à nu
42J’ai beaucoup révisé pour devenir professeur, pour occuper la place légitime d’une adulte face à des enfants et à des adolescents. Il n’était plus question de se coller à un mur pour éviter leurs regards.
43Je rentre en classe. Je m’installe au milieu, face à eux. Ils sont sagement assis, ahuris. J’aimais déjà ces trente-six êtres, doués du pouvoir de scanner un individu en quelques secondes et de repérer ses failles. Je les ai laissé faire. Je leur ai donné le temps de m’étudier et nous avons longuement discuté. Je ne pouvais rien leur cacher et je voulais tout leur dire. Il était inutile d’espérer faire autorité sans qu’ils m’acceptent. Ils m’ont si bien aidée à habiter mon corps et à ne plus croire que nous formions deux êtres séparés, en guerre l’un contre l’autre. Leurs regards et leurs sourires ont fini par nous souder à jamais.
Corps à prendre
44J’étais si heureuse de réussir à laisser les autres me regarder que j’ai bientôt voulu m’exposer. J’allais me servir d’Internet comme d’une vitrine privilégiée. Avec les sites de rencontre, j’allais pouvoir mettre à l’épreuve ma féminité. N’oublie pas, tu es une femme, elle l’a dit, comme une vérité.
45J’ai commencé ma rééducation sentimentale. Il fallait laisser mon cœur battre, même un peu trop fort. Lui faire prendre des risques, échouer, recommencer, échouer, recommencer puis discuter, se dévoiler, sans peur, je suis une femme, elle l’a dit, comme une vérité.
46Qui veut de moi ? Il y en avait juste assez pour me rassurer et me faire espérer. Il y a eu plusieurs rencontres, aménagées, dans un café accessible, grâce à l’aide d’une amie ou d’une de mes sœurs. J’ai tout pris à cœur : leurs voix d’homme, leur gêne, leurs sourires et parfois leurs désirs. Ça ne ressemblait pas à un conte de fées, rien n’était parfait mais tout était vrai. Ils ne m’ont pas regardée comme une princesse ou comme une enfant déguisée en dame. Ils m’ont simplement regardée comme une femme.
Faire corps
47Exercée mais aussi rassurée, c’est dans la vraie vie que j’ai rencontré l’être aimé. Pas d’écran pour se voir, juste un peu de cran et d’espoir. Je l’ai regardé, j’ai fait glisser mes roues jusqu’à lui qui se tenait debout sur les siennes, une paire de rollers, de quoi me faire prendre de la vitesse et me combler de bonheur. Je me souviens lui avoir donné ma main et avoir serré la sienne, de toutes mes forces. Voici ce que je t’offre. Un corps abîmé mais un corps à aimer. Toute entière il m’a acceptée, enlacée, désarmée, élevée.
48Nous faisons corps, mais il n’est plus question, comme dans mon enfance, d’appartenir à l’autre pour exister, de lui donner la main pour avancer. Pour la première fois, je fais confiance à mes jambes et à mes bras, à mes mains et à mon dos que je trouve beaux. Je les habite et les lui donne. Je suis moi et lui à la fois.
Corps à corps
49Nous avons, mon corps et moi, beaucoup lutté pour grandir au même rythme. Il a eu du mal à me suivre et je lui en ai voulu. Rejeté, accusé, mal aimé, il m’a violemment bousculée pour se faire entendre. J’ai compris qu’on serait ensemble pour la vie, que rien n’allait pouvoir nous séparer et que personne ne pourrait le remplacer.
50Devenir adulte, Sarah, c’est pouvoir grandir avec lui et non plus contre lui. C’est avancer côte à côte, main dans la main, le plus loin possible. Bien sûr, il nous arrive encore de nous disputer, de ne pas réussir à se parler mais on finit toujours par se réconcilier avec l’aide des médecins, des psychologues, des amis, de la vie. Parce que je veux devenir, rien ne pourra nous arrêter, mon corps et moi, de grandir.
Mots-clés éditeurs : croissance, handicap, corps, enfance, autonomie, adulte, dépendance
Date de mise en ligne : 01/10/2016
https://doi.org/10.3917/cont.044.0041