1Il entre dans les missions des CAMSP d’assurer le suivi d’enfants chez qui des difficultés néonatales font craindre l’éventualité de séquelles neurologiques. Une prise en charge précoce permet de prévenir et de limiter nombre de ces séquelles. Il devient possible, au bout d’une période d’accompagnement, de proposer aux familles un diagnostic de « normalité » et de les rassurer sur l’avenir de leur enfant. D’autres enfants cependant connaissent une évolution moins favorable.
2Je ne voudrais pas que le terme « enfant différent » reste ici un simple euphémisme pour « enfant handicapé » ou « enfant déficient mental ». Certaines anomalies génétiques et/ou neurologiques, certaines séquelles de difficultés périnatales sont responsables de troubles graves, chroniques et invalidants que les progrès de la neurologie et de la génétique permettent, de plus en plus souvent, de regrouper en maladies ou en syndromes. Ces pathologies associent souvent des anomalies génétiques, des troubles physiologiques et métaboliques, des déficits sensorimoteurs complexes, une morphologie particulière ainsi que des troubles de la dynamique émotionnelle et cognitive. Alors pourquoi dire « enfant différent » et non pas tout simplement « enfant malade » ou « porteur de tel ou tel syndrome » ?
Se placer à côté de l’enfant
3Pour avoir côtoyé les enfants qu’on appelle « déficients intellectuels » et leurs familles dans un travail pédagogique et rééducatif au long cours, j’ai très vite été convaincu de l’importance décisive de l’accompagnement et du travail thérapeutique précoce et si j’emploie le terme enfant différent plutôt que enfant malade ou handicapé, c’est afin de proposer un regard qui permette, dès les premiers mois, d’accueillir cet enfant moins inconfortablement.
4Ce sont les enfants, les adolescents, les adultes handicapés eux-mêmes et leurs familles qui nous enseignent les chemins qui mènent à un autre point de vue. Je voudrais témoigner de mon expérience auprès d’eux. Il me faut pour cela me placer, autant que possible, à côté de l’enfant plutôt que face à lui. Une telle démarche est dans un premier temps assez déstabilisante. Je m’efforcerai donc, pour ce qui suit, d’envisager et de faire mienne, du moins en partie, le point de vue particulier de cet enfant différent. Dès lors, la question est la suivante : Comment approcher ce point de vue particulier qui est le sien.
Une déviation du développement psychomoteur
5N’oublions pas que l’enfant est né avec sa maladie. Cela induit inévitablement un vécu très spécifique et une perception du monde et d’autrui qui est parfois impossible à concevoir pour certaines personnes « normales » qui n’ont pas fréquenté assidûment des personnes handicapées. Or, l’enfant se développe avec sa maladie qui est, pour lui, la normalité. Il voit le monde à travers sa maladie et il ne peut, de son côté, imaginer qu’il puisse être vu autrement. Son point de vue reste toujours difficile à percevoir tant pour ses proches que pour les professionnels qui l’accompagnent. C’est pourquoi, pour justifier l’intitulé de cet article, je ferai l’hypothèse que l’enfant peut, de son point de vue particulier, se percevoir comme différent mais pas comme malade. En effet, pour l’enfant, celui qui est différent, c’est nous. Aussi est-il essentiel de pouvoir prendre conscience de cette différence de manière précoce et d’en assimiler peu à peu les répercussions dans le développement de l’enfant et dans les relations qui s’installent entre lui et nous. Une des missions des CAMSP consiste à partager cette expérience avec les familles qu’ils accompagnent et à familiariser les professionnels avec cette dimension du travail.
6Lorsqu’il se risque à la rencontre du monde et qu’il découvre son entourage, on peut penser que l’enfant perçoive de prime abord la différence à travers l’incompréhension qu’il rencontre auprès des adultes ou des autres enfants qu’il côtoie. D’emblée, un risque de malentendu s’installe. C’est pourquoi une grande partie du travail d’accompagnement précoce, tant pour les proches que pour les professionnels, va consister à tenter de dissiper, et si possible, de prévenir des malentendus parfois générateurs de graves souffrances et de profondes difficultés relationnelles. Dans cette démarche, il sera utile à celui qui se propose d’aider cet enfant malade de laisser se modifier peu à peu son point de vue pour venir se placer à côté de l’enfant. Il apprendra de la sorte à le regarder, au-delà de la maladie, comme un enfant différent.
7Il n’est ni possible, ni souhaitable, d’oublier la maladie. Il est même primordial de mobiliser, dès que possible, les ressources thérapeutiques dont on dispose pour en atténuer les effets. Cela suppose, d’une part, l’existence d’un plateau technique adapté, servi par les compétences cliniques nécessaires, d’autre part, une disponibilité affective et une approche psycho-dynamique de l’enfant et de sa famille. Apparaît alors, parallèlement, la possibilité de franchir une autre étape :oser s’aventurer à la rencontre du point de vue particulier de l’enfant.
Un enfant hors normes
8Chaque enfant est unique, et en particulier celui qui vient de naître « son enfant ». Il est tellement rassurant de se dire qu’il ressemble à ses parents et à ses proches.
9L’enfant normal est d’autant plus facilement accueilli dans sa singularité que sa gestuelle, sa morphologie et son développement ne s’écarte pas trop, précisément, des normes, c’est-à-dire de ce que nous attendons de lui à partir de notre propre expérience et de nos propres représentations de l’enfance.
10L’enfant porteur d’une pathologie congénitale va, en revanche, s’écarter assez vite du modèle habituel de développement. Il n’est pas comme les autres. Ce bébé donne des soucis. Il va prendre du retard. Il paraît lui-même mal à l’aise. Les questions qui surgissent alors sont : Quand sa santé se rétablira-t-elle ? Quand cet enfant reprendra-t-il un développement normal ? Quant témoignera-t-il de vitalité et de joie de vivre ?
11Plusieurs types de situations peuvent se présenter :
- un diagnostic a été posé, parfois dès avant la naissance du bébé ou juste après. Les manifestations de la pathologie peuvent cependant rester discrètes ;
- une expression plus ou moins dramatique du syndrome (une anomalie cardiaque ou une crise d’épilepsie par exemple) conduit au diagnostic avant que le retard n’apparaisse ;
- un retard de développement psychomoteur s’installe peu à peu et amène les parents à consulter un et souvent plusieurs praticiens spécialisés qui vont, après plusieurs bilans, proposer un diagnostic plus ou moins précis et complet.
12Dans un premier temps, il semble inévitable que l’empreinte de la pathologie ne vienne occulter, en partie, l’image que les parents se faisaient jusqu’alors de leur enfant à partir de leur vécu partagé. La singularité de l’enfant devient d’autant plus inquiétante qu’elle a tendance à endosser le costume de sa maladie, même si celle-ci ne s’exprime encore par aucun signe. Les difficultés de l’enfant ne sont alors plus un souci dont on s’efforce de s’accommoder, c’est une catastrophe qui vient bouleverser l’ensemble de l’existence. Aussi est-il primordial que la personne qui annonce le diagnostic, ait légitimité pour le faire, immanquablement elle sera responsable de ce cataclysme.
13Chacun pressent que les liens mystérieux qui relient le nouveau-né à ses parents sont tissés à partir des images que ces derniers se font de leur enfant et des espérances qu’elles portent. Ce que les parents transmettent de ces images sera au développement de la personnalité de l’enfant ce que les piquets de vigne sont au ceps. Aussi paraît-il bien périlleux d’intervenir dans cette délicate alchimie. C’est pourquoi certains professionnels préfèrent parfois retarder le moment de l’annonce du diagnostic, laisser les interrogations et les inquiétudes des parents prendre forme pour enfin y répondre au cours du dialogue thérapeutique. Il est, certes, bien difficile de trancher la question du bon moment et de la bonne manière d’annoncer un tel diagnostic. Celui qui apporte une mauvaise nouvelle n’est jamais le bienvenu. Cette annonce du diagnostic est toujours délicate et requiert plusieurs entretiens. L’expérience en la matière conduit à la modestie. Bon sens, tact et humilité permettront tout au plus d’amortir un peu le choc. En posant, après réflexion et vérification, le diagnostic d’une maladie congénitale, le médecin signifie l’altérité radicale et définitive de l’enfant. Il vient brutalement détruire l’illusion du comme les autres et a fortiori du mieux que les autres. Il arrive souvent que les parents de l’enfant et leurs proches se sentent sur le point de basculer dans le désespoir. Certains, en revanche, se cramponnent à l’illusion et se retranchent un certain temps dans un déni plus ou moins massif de la pathologie.
14L’important, cependant, est de remarquer que, dans l’immense majorité des situations, les parents, malgré leur souffrance, font face. Ils trouvent les forces d’aménager, vaille que vaille, le quotidien avec leur enfant malade. Cet acte de courage emporte chaque fois ma profonde admiration et, je veux le croire, celle de l’enfant également.
15Tout cela fait partie du vécu de l’enfant handicapé qui connaît à un moment donné, et souvent très tôt, ses parents dans la douleur, fatigués cet très courageux.
L’enfant derrière la pathologie
16La première fonction d’un accompagnement précoce de l’enfant handicapé sera donc de s’efforcer, dès que possible, de soulager les parents de cette souffrance, bien qu’elle reste la leur, et qu’il soit vain de prétendre la guérir. En ce qui concerne la fatigue, il est des conseils très concrets et des aides qu’il ne faut pas négliger.
17L’enfant, de son côté, va s’efforcer avec une impressionnante obstination de s’adapter au monde malgré, d’une part, ses déficiences sensorimotrices, ses problèmes infectieux, ses troubles digestifs ou respiratoires et, d’autre part, le désarroi de parents qui ne savent pas trop comment s’y prendre pour lui permettre de trouver son confort. Les soins de pédiatrie générale vont donc aussi constituer un volet important de l’accompagnement précoce.
18Chacun s’accorde à penser que pour l’enfant handicapé, davantage encore que pour l’enfant normal, la qualité de l’accueil qu’il reçoit dans les premiers mois et les premières années sera déterminant pour son évolution. Toutefois, les équipes pluridisciplinaires les plus expérimentées elles-mêmes ont souvent du mal à formuler un diagnostic et un projet d’accompagnement précis. Ceux-ci peuvent, en effet, demander de longues explorations. De plus, les ressources thérapeutiques proposées sont loin d’apporter un soulagement complet et immédiat.
19Nous l’avons dit, il est toujours douloureux pour des parents d’accepter l’idée que leur enfant est et restera handicapé. Les difficultés qu’ils rencontrent pour s’installer avec lui dans une relation harmonieuse génèrent, de manière insidieuse, des réactions de culpabilité. La tentation est forte de vouloir, envers et contre tout, que l’enfant soit comme les autres et de penser qu’en tant que parents ils l’aiment suffisamment pour s’en sortir tout seuls. Aussi n’est-il pas simple pour ces parents de prendre rendez-vous pour une consultation spécialisée et de formuler une demande d’aide, quand bien même leur inquiétude et leur fatigue grandissent jour après jour face aux problèmes posés par la pathologie de leur enfant.
20L’un des problèmes d’un accompagnement précoce sera bien celui d’aller au-devant de la demande des parents, sans pour cela se montrer intrusif, tout en sachant que l’approche diagnostique et thérapeutique reste le plus souvent à ce stade incomplète. Aussi, est-il important que les parents puissent s’entendre dire, dès la première annonce du diagnostic, que si l’enfant est différent, il ne sera pas pour autant seul au monde et sa famille mise à l’écart avec lui. Il sera sans doute nécessaire que ce message soit répété plusieurs fois, par plusieurs personnes et sous des formes différentes avant qu’il puisse être entendu. Pour qu’une relation de confiance soit établie, il faudra que ces paroles puissent rapidement être suivies d’actions. Une fois l’aide acceptée et un dialogue installé, il est en effet essentiel que l’enfant et sa famille puissent commencer à sortir de l’isolement dans lequel les avait plongés la révélation de la différence et les répercussions de la pathologie sur leur vie quotidienne.
En faire trop ou pas assez
21Rechercher le plus vite possible un diagnostic, un traitement et des modalités rééducatives ? Ou laisser l’enfant évoluer à son propre rythme en se préoccupant avant tout de ce qu’on présume être son confort physiologique et affectif ? Ces deux démarches, dans la majorité des situations, ne sont contradictoires qu’en apparence.
22Certains auteurs ont développer des propositions extrémistes qui parfois, il faut le dire, vont dans le sens d’un activisme très rémunérateur pour ses promoteurs. A contrario, la pauvreté des moyens engagés par les services publics pour les prises en charge précoces a parfois favorisé des attitudes profondément flegmatiques, lesquelles, on le conçoit, répondent mal à l’anxiété et à l’épuisement des familles dans les premiers mois et les premières années de leur enfant handicapé, surtout lorsque des difficultés d’ordre socio-économiques viennent alourdir la situation.
23Ici se pose donc la question du trop et du trop peu. Elle reste malheureusement très souvent théorique. La réalité se charge de trancher le débat : faire ce qui est raisonnablement possible dans une situation donnée, à un moment donné. Dans la pratique, cette réponse habituelle, c’est souvent peu.
24Toutefois, il est impressionnant de constater l’efficacité de moyens parfois bien modestes. Cela ne veut pas dire, soulignons-le, que la misère ait des vertus thérapeutiques mais en dépit de l’insuffisance de nos moyens ou de nos connaissances, une aide, même imparfaite, est un précieux point d’appui pour permettre à l’enfant et à sa famille de sortir de leur isolement et de reprendre pied.
Diagnostic et thérapeutique
25Nous n’aborderons pas ici les questions éthiques soulevées par l’annonce d’un diagnostic non suivie de mesures thérapeutiques. Le résultat d’une telle situation sera généralement catastrophique. Nous nous poserons plutôt la question des mesures thérapeutiques à mettre en place.
26Pour une équipe pluridisciplinaire, il s’agit dans un premier temps, et de manière très pragmatique, de chercher les chemins qui diminuent l’inconfort de l’enfant et si possible celui de ses parents, ce qui va pratiquement toujours de pair. À ce stade de l’accompagnement, nous pouvons nous appuyer sur l’expérience acquise auprès d’autres enfants confrontés à des difficultés similaires tout en nous gardant, autant que possible, de dogmes et de préjugés. Nos propres expériences thérapeutiques constitueront, pour les parents, un fil conducteur pour aménager leurs rapports avec l’enfant différent dans la vie quotidienne et lui faire sa place dans la famille. En retour, nous verrons l’enfant et ses parents développer, à travers la relation qui s’installe entre eux, des propositions qui viendront nous aider à mieux comprendre leur situation.
27Cette dynamique thérapeutique commune, dans laquelle plusieurs professionnels sont généralement engagés avec la famille, sera un point de départ pour enrichir l’observation de l’enfant et préciser le diagnostic. En effet, nommer la maladie est, lorsque c’est possible, un premier pas même si ce n’est pas pour autant l’aboutissement de la démarche diagnostique. Nous sommes, en effet, confrontés à des maladies rares et encore mal connues. Un énorme travail reste à faire pour relier entre eux les différents symptômes et comprendre comment ils sont articulés et dépendent les uns des autres. Lorsqu’il est possible d’envisager le travail, il devient possible de dégager des priorités dans l’approche thérapeutique. On peut citer à titre d’exemples : la prévention de l’obésité et du retard statural dans le syndrome de Prader-Willi ; le soin des troubles du sommeil pour les enfants porteurs d’un syndrome de Smith-Magénis ; ou encore la rééducation orthoptique dans les cas de syndrome de Williams-Beuren.
28La complémentarité du travail diagnostique et du travail thérapeutique engage l’enfant, sa famille et les thérapeutes dans une réflexion et une action commune qui vont être le fondement de leurs relations. Nous l’avons vu, la pathologie génère une différence et celle-ci sera d’autant moins génératrice de malentendus qu’elle sera mieux comprise par les proches de l’enfant et les professionnels qui les accompagnent. Les dialogues qui les réunissent sont l’un des instruments privilégiés de cette compréhension. Ils permettent, en outre, de mener des actions cohérentes, ensemble, en s’efforçant de rendre explicites les attentes et les difficultés de chacun des partenaires.
Une action commune
29Qu’est-ce qu’agir pour un enfant ? D’une part, c’est participer, en fonction de son âge et à la mesure de ses moyens, aux tâches imposées par la communauté familiale pour subvenir aux besoins de ses membres, et d’autre part, c’est jouer. Ces deux d’actions ne sont-elles pas l’essence même du travail thérapeutique quand l’enfant apprend à la fois les règles de la vie en collectivité, l’organisation raisonnée de la gestuelle, la mesure de ses responsabilités et qu’il met à l’épreuve son courage et sa créativité en développant son imagination ?
30Tous les enfants aiment imiter les adultes et les aînés. Tous les enfants aiment jouer. Pourtant, l’enfant différent semble peiner à s’inscrire dans ces activités de jeu. Si l’on y prend garde, on s’aperçoit bientôt que cet enfant perçoit ce qui l’entoure d’une manière différente. Ce que l’on pense être agréable pour lui ne lui plaît pas toujours ; des sensations que l’on trouve déplaisantes peuvent le laisser indifférent ou lui procurer du plaisir ; sa gestuelle peut nous désorienter tant elle paraît limitée ou excessive, souvent gauche et répétitive. Aussi, les tentatives d’imitation ou de jeu de l’enfant nous échappent-t-elles souvent. Et, lorsque nous croyons l’avoir compris, nos réponses ne correspondent pas toujours à ses attentes. En revanche, lorsque nous lui proposons une activité, il est important d’attendre, avec une patience considérable, qu’il veuille bien répondre à nos sollicitations. Encore le fait-il le plus souvent d’une manière qui à nouveau nous déconcerte.
31Au-delà des exercices rééducatifs et des jeux éducatifs, le travail thérapeutique consistera à donner du sens aux longs et nécessaires tâtonnements pour parvenir à s’accorder avec l’enfant sur une tâche ou sur un jeu à mener de concert avec lui. Il s’agit d’une recherche entre l’enfant, ses parents et les professionnels qui les accompagnent. Cette recherche partagée constitue, en elle-même, un élément essentiel pour aider l’enfant à construire sa personnalité ; elle ouvre aux parents un espace afin qu’ils s’engagent de manière active dans l’accueil et l’éducation de leur enfant ; elle permet aux professionnels d’élaborer et d’améliorer une approche thérapeutique et éducative en fonction de chaque l’enfant et de chaque famille.
32Un grand pas est franchi dès lors qu’il est possible, parfois seulement pour de courts instants, de s’engager dans une action conjointement avec l’enfant différent. Nous sommes alors à côté de lui, et nous pouvons dans une certaine mesure, commencer à partager son point de vue particulier. Ces moments semblent agréables à l’enfant et le sont pour l’adulte qui l’accompagne. Ils surviennent lorsque nous avons réussi à susciter l’intérêt de l’enfant pour une activité que nous lui proposons. Ils peuvent tout à fait advenir lorsqu’à notre tour nous parvenons à entrer de bon cœur dans un projet dont l’enfant est à l’initiative. Cette confiance faite à l’enfant handicapé, même lorsque son projet nous semble de prime abord saugrenu, est un élément thérapeutique dont l’importance est parfois sous-estimée. Elle suppose chez l’adulte de développer une aptitude à se décentrer par rapport au regard qu’il porte habituellement sur le monde et sur autrui, sans pour autant faire le fou avec l’enfant ou abandonner sa position d’adulte, ce qui se révèlerait très angoissant. De la sorte, nous apprenons à peu à peu laisser à cet enfant un nouvel espace de liberté sans pour cela aliéner la nôtre. Il devient alors possible de laisser s’infléchir notre point de vue et d’accepter sa différence sans être submergés par la pathologie. Ceci, notons-le au passage, aiguise, en outre, le sens de l’humour qui, si nous y réfléchissons, procède d’une démarche analogue.
33Je crois que les parents, les frères, les sœurs qui saisissent les occasions offertes par la vie quotidienne – ce sont comme autant de petits miracles – parviennent plus facilement que les professionnels à profiter de pareils moments, même si la famille a du mal, faute de connaissances spécifiques et d’expériences avec d’autres enfants handicapés, à en mesurer l’importance et en prolonger les effets bénéfiques.
34Les professionnels, en revanche, souvent soucieux d’obtenir une amélioration rapide des symptômes les plus gênants, manquent parfois de disponibilité pour s’ouvrir à de telles situations. Ils restent prisonniers des méthodes éducatives ou rééducatives pourtant riches de dispositifs favorisant la survenue de ces moments de joie partagée. Le dialogue entre parents et professionnels autour de ces moments privilégiés se révèle par conséquent toujours fécond sur le plan thérapeutique.
Se garder des impasses
35Il n’est pas d’accompagnement thérapeutique possible sans se fonder sur l’hypothèse suivante :
- l’enfant est spontanément à la recherche de son bien-être ;
- ce bien-être est la base d’une évolution favorable de la pathologie.
Les troubles du comportement
36Vus sous cet angle, les troubles du comportement n’apparaissent plus uniquement comme des phénomènes qui viennent gêner la socialisation et entraver le travail éducatif et rééducatif. Ils sont la manifestation des tentatives faites par l’enfant pour trouver son confort, ou du moins pour diminuer son inconfort. Ces manifestions peuvent être envahissantes au point de rendre très difficile la rencontre avec l’enfant, mais leur absence complète ou quasi-complète me paraît, elle aussi, inquiétante. Elle témoigne trop souvent d’un repli sur une position d’inhibition anxieuse, voire d’une dépression chronique.
37Bien sûr, il ne s’agit pas de laisser d’une manière béate un enfant se livrer à des bêtises dangereuses ni de le laisser s’enfermer dans ses colères, ses fabulations ou ses stéréotypies. Acceptons simplement l’hypothèse qu’au point de départ de ces comportements se trouve une initiative de l’enfant qui cherche à acquérir plus de maturité, à se dégager des souffrances résultant de sa pathologie ou de l’incompréhension de son entourage vis-à-vis de ses difficultés. Il est alors très souvent possible, cela demande plus ou moins de patience, de canaliser ces troubles dans une direction thérapeutique que nous chercherons avec l’enfant et souvent avec sa famille.
38Il arrive parfois que les troubles du comportement se répètent sans évolution notable en dépit de nos efforts. Nous estimons, dans ces conditions, que l’enfant échoue à obtenir les satisfactions et les effets thérapeutiques escomptés à partir de ce type d’actions ou de gestes : il s’est placé dans une impasse thérapeutique, et nous avec lui. Force est alors, au moins pour un temps, de composer au moins mal avec ces symptômes, voire de les réduire partiellement au moyen de substances psychotropes. Toutefois :
- si nous continuons à chercher une issue à la situation sans jamais retirer à l’enfant et à ses proches notre confiance ;
- si nous étudions attentivement les troubles dans lesquels il retombe régulièrement ;
- si nous recoupons les observations de plusieurs enfants présentant des difficultés analogues ;
- si nous replaçons ces crises dans la perspective du développement de l’enfant ;
- si les professionnels concernés et les parents s’efforcent de construire un dialogue dans la sincérité et la confiance ;
39Cela prend parfois, il est vrai, de longs mois. C’est aussi, bien souvent, à l’issue de ces périodes éprouvantes que nous découvrons des chemins thérapeutiques qui seront utiles à cet enfant et aussi à d’autres qui, après lui, exprimeront des signes de souffrance analogues.
Les insuffisances ou les erreurs diagnostiques et thérapeutiques
40Il existe d’autres impasses thérapeutiques qui proviennent, cette fois, de maladresses accumulées de la part des parents et/ou des professionnels. L’exemple caractéristique consiste à ne pas déceler les pathologies stomatologiques dont un enfant porteur d’un syndrome de Smith-Magénis ne se plaint pas directement, mais qui génèrent chez lui des troubles de l’humeur et du comportement. Les traitements psychotropes et les mesures médico-pédagogiques répressives vont aggraver la situation qui deviendra de plus en plus difficile à assumer pour l’enfant et son entourage. Le soin dentaire, en revanche, au besoin sous anesthésie générale, supprimera en quelques jours le malaise de l’enfant et une grande partie de ses troubles relationnels.
41D’autres situations sont moins évidentes. Il faut toutefois prendre conscience qu’une attitude répressive lorsqu’elle se prolonge ou se répète trop souvent à l’identique va inévitablement, à terme, aggraver les difficultés de l’enfant et générer des troubles plus profonds. Malgré une apparente efficacité – dans l’instant – une attitude répressive aura les mêmes conséquences que les impasses thérapeutiques provenant des tentatives avortées d’auto-guérison de l’enfant. Le risque est ici de laisser l’enfant s’enfermer dans l’inhibition et la dépression latente. Trop sage, il va stagner des années durant, tirant peu de profit des actions éducatives et rééducatives qui lui sont proposées. Ici encore, l’observation attentive de l’enfant et la reprise patiente d’un dialogue, sans préjugés, en vue de préciser le diagnostic et l’origine des troubles, sont les moyens de trouver une issue au cercle vicieux qui s’est sournoisement engagé.
Une observation bienveillante et exhaustive
42Il n’est pas nécessaire d’être très observateur pour découvrir certains manques, certains éléments anormaux, chez l’enfant différent. Cela va de la dysmorphie faciale, à la délétion chromosomique, jusqu’à la dyspraxie et au déficit intellectuel.
43Il n’est pas évident de recenser, chez certains enfants, la totalité de ses manques tant ils sont parfois nombreux. On s’en tiendra, en général, à ce qui paraît l’essentiel, par exemple :
- le plus général (Déficit Intellectuel ou Troubles Envahissants du Développement) ;
- le plus caractéristique (Trisomie 21, Syndrome X fragile ou Sclérose Tubéreuse de Bourneville) ;
- le plus important à traiter (Communication interventriculaire ou Troubles graves de l’acuité visuelle).
44Sans doute notre regard sera-t-il d’abord attiré par des déformations ou des manques sur les plans de l’apparence physique, de la gestuelle, du relationnel ou des facultés de compréhension. Ces observations nous procureront un sentiment de malaise et nous aurons du mal à les mener de manière exhaustive. Bientôt, cependant, viendront d’autres observations moins déplaisantes. Bien que surprenant, cet enfant, pour peu que nous nous attardions en sa compagnie, n’attire pas moins notre sympathie. Nous remarquerons que certains des traits de l’enfant qui nous sont agréables sont inhabituels. Efforçons-nous de les caractériser avec la même précision que les anomalies qui nous frappaient au premier abord. Peu à peu se révèlent des aspects nouveaux de cet enfant que nous n’avions pas aperçus d’emblée. Il devient moins inconfortable de l’aimer lorsque nous le connaissons mieux. En essayant de comprendre l’enfant nous nous familiarisons avec lui. À un moment donné nous sommes face à une sorte de puzzle assez hétéroclite. À côté d’éléments franchement pathologiques apparaissent des particularités originales, des traits de caractère, un style singulier que nous serions tentés de rattacher à la personnalité propre de l’enfant. C’est, en effet, le cas pour certains aspects de sa morphologie, ou de son caractère, mais certaines particularités se retrouvent chez d’autres enfants porteurs de la même pathologie ou de pathologies analogues. Avec le temps et l’expérience, il devient plus facile de distinguer ce qui vient de l’enfant lui-même et ce qui est lié directement à sa pathologie. Encore une fois, l’échange triangulaire entre l’enfant, ses proches et les professionnels constitue la pierre angulaire de cette démarche qui va faciliter la rencontre et le dialogue.
45L’enfant est toujours content de nous faire témoins de ses réussites. Prenant confiance, il sollicite notre aide lors de ses échecs ; il conquiert un rôle de plus en plus actif dans la relation que nous entretenons avec lui ; il apporte des éléments nouveaux à notre diagnostic et ainsi ouvre des chemins pour l’action éducative et thérapeutique. Il nous est alors moins difficile d’adopter son point de vue particulier. Nous pouvons plus facilement anticiper ses réactions, repérer et diversifier les jeux qui l’amusent, éviter situations qui le mettent mal à l’aise et le protéger.
46Une telle observation de l’enfant ne se pose pas en regard froid, au contraire elle nous rapproche de lui. Elle vient éclairer et élargir une approche chaleureuse et rassurante, inscrite dans un mouvement de jeu et de la vie quotidienne.
Assembler les pièces du puzzle
47Ici se situe, à mon sens, la partie la plus difficile du travail du professionnel. Il s’agit, de relier les divers éléments issus de l’observation recueillis à partir des contacts directs avec l’enfant ou issus des conversations échangées avec sa famille ou d’autres professionnels.
48Parce qu’il n’est pas en permanence engagé auprès de l’enfant, le professionnel peut trouver le recul nécessaire à cette réflexion. La tenue d’un dossier ou d’un journal, la rédaction de compte-rendus, la lecture de livres ou d’articles spécialisés le contraignent, dans une certaine mesure, à cette prise de distance et une partie du puzzle se met alors en place. Ce recul lui permet de former, provisoirement, une représentation de l’enfant et de sa maladie et de poser les bases d’une action thérapeutique. Cependant, il s’apercevra tôt ou tard que la somme des connaissances qu’il a acquises est très loin de répondre aux questions rencontrées dans son travail avec l’enfant. Sa formation, les conseils de ses collaborateurs et son expérience personnelle lui ont permis d’appliquer avec succès quelques recettes et d’assumer convenablement l’accompagnement de l’enfant et de sa famille ; il sait que des qualités de cœur et une conscience professionnelle ont joué un rôle important dans les évolutions favorables voire étonnantes de certains enfants ; mais il sait aussi qu’en dépit de l’évolution spectaculaire des connaissances dans les soixante dernières années, un domaine immense reste à découvrir comparé aux quelques fragiles certitudes qui ont été acquises.
49Faut-il s’aventurer sur des terres inconnues ? Et comment s’y engager sans heurter les préjugés des collègues, la sensibilité des familles et sans mettre en péril le bien-être relatif auquel est parvenu l’enfant ?
50Ma sympathie ira davantage au conformiste consciencieux et chaleureux plutôt qu’à celui qui jouera à l’apprenti sorcier. Pourtant, lorsque le professionnel parvient à se tenir à côté de l’enfant, son travail et sa position le mettent en mesure de recueillir de nouvelles pièces du puzzle. Il arrive même parfois que l’une des pièces du puzzle trouve sa place. Je crois qu’il ne faut pas refuser ce qui est donné de la sorte. Une telle disposition d’esprit est une composante du travail clinique même si elle n’en constitue qu’une petite partie. Elle exprime, peut-être, la manière ultime de s’engager, en tant qu’adulte, dans le jeu auquel incite le travail auprès des enfants. Notons qu’en grandissant, l’enfant pourra, lui aussi, peu à peu et plus ou moins douloureusement, prendre conscience du décalage entre son point de vue particulier et celui des personnes normales qui l’entourent. Il percevra alors plus distinctement sa différence. À un moment donné, celle-ci pourra être nommée « handicap » dans la mesure où certaines performances aisées pour la plupart d’entre nous, lui sont d’accès difficile ou impossible, par exemple compter, écrire ou réaliser un travail manuel de précision. Or, paradoxalement, plus la personne pourra reconnaître sa différence, mieux elle pourra établir, quelles que soient ses performances physiques ou cognitives, une conscience de soi et un équilibre psychoaffectif – clefs des dépendances assumées, et en fin de compte, celles de la construction du libre arbitre. Dans le travail avec les enfants différents, accompagnement et diagnostic, soins et recherche, ne sont pas des activités séparées. Elles se nourrissent l’une de l’autre dans un travail clinique au quotidien, mais ne se développent véritablement que lorsqu’est acquise la participation active de l’enfant.
51Cultiver sa propre aptitude à se laisser surprendre par le point de vue particulier de l’enfant différent est le point de départ pour des observations fécondes sur le plan thérapeutique. En matière d’observation, ne l’oublions pas, la rigueur de l’observateur importe souvent davantage que celle du protocole. L’observation et l’immersion actives dans une relation affectueuse et chaleureuse ne perdent pas pour autant en objectivité ; particulièrement propices pour mettre en relation les divers symptômes et leur évolution au cours du développement de l’enfant, elles ouvrent des perspectives cliniques impossibles dans d’autres situations plus strictement formalisées. L’étude clinique détaillée des déficits et des aptitudes sur le plan sensorimoteur est, dans de nombreux cas, une clef permettant de comprendre comment une anomalie génétique, métabolique ou neurologique conduit, dans telle ou telle pathologie, à des difficultés cognitives et/ou relationnelles. Il devient alors possible de formuler des hypothèses à la fois sur leur enchaînement et la manière de les réduire.
Le rôle déterminant des associations de parents
52Dans la deuxième moitié du xxe siècle, les associations de parents ont joué un rôle majeur pour promouvoir l’éducation, la rééducation et l’intégration sociale des enfants handicapés. Ce sont elles qui ont accompagné une poignée de professionnels entièrement dévoués à la cause des enfants qu’ils soignaient dans la création de structures d’accueil et de traitements. Elles se sont mobilisées pour que ces enfants ne soient plus condamnés à vivre cachés mais puissent participer comme leurs frères et sœurs normaux à une véritable vie sociale.
53Aujourd’hui, ces associations permettent de mieux connaître les maladies rares en favorisant les rencontres entre les familles et avec les professionnels. L’apport de ces rencontres est considérable pour construire des protocoles de recherche. Elles permettent également de mieux connaître l’évolution des pathologies et la manière d’accompagner les enfants au quotidien. Cette dimension, plus humble et moins médiatique, du travail des associations est néanmoins d’une grande utilité pratique. À travers les échanges d’expérience, elle contribue largement à améliorer peu à peu le confort de vie des enfants et de leurs parents. À ce niveau, les associations ont un rôle majeur à jouer pour dédramatiser la différence et favoriser l’accueil des enfants dans les différentes institutions susceptibles de les accueillir.
L’importance d’un accompagnement précoce
54Revenons, si vous le voulez bien, à notre point de départ. Notre réflexion nous a conduits à mettre en lumière la possibilité et l’utilité d’adopter le point de vue de l’enfant différent dans l’accompagnement que nous lui proposons. Cette démarche est loin d’aller de soi et requiert une fréquentation régulière de tels enfants. Elle ouvre de nouvelles possibilités d’évolution que des idées préconçues auraient risqué d’entraver. Des enjeux capitaux résident, en effet, dans l’échange et le partage des regards qui s’engagent dans les tout premiers mois.
55L’accueil d’un enfant différent est toujours difficile pour sa famille. Il est essentiel que cet accueil soit de plus en plus valorisé socialement afin d’éviter exclusion et ségrégation aux enfants et à leurs familles. Il est également essentiel que la famille puisse rencontrer aussitôt que possible des professionnels ayant acquis l’expérience de telles situations et qui sont capables d’accompagner l’enfant et ces parents dans leur désir de se reconnaître.
56La compétence et le savoir-faire des professionnels vont pouvoir être mis à profit par les familles pour entreprendre la démarche qui conduit à partager le point de vue de l’enfant. Par ce canal, ils contribuent, en profondeur, à l’intégration de l’enfant différent dans sa famille, la cité et la société à laquelle il appartient. Il n’est, en effet, d’intégration véritable que dans la mesure où un corps social, en tant qu’entité, reconnaît à celui qu’il intègre la faculté d’apporter par ses qualités propres un enrichissement qui, sans lui, ferait défaut.
57Il m’a souvent été donné de travailler, en collaboration avec les familles et les professionnels concernés, à l’intégration sociale de jeunes adultes déficients intellectuels. J’ai pu mesurer combien la conquête de l’aptitude à assumer des choix et des projets, en dépit des dépendances induites par les pathologies, était le résultat d’un processus engagé dès l’enfance. Il m’est également apparu que ce cheminement était rendu moins difficile pour les familles qui avaient pu bénéficier d’un accompagnement précoce et qui, de ce fait, avaient pu installer plus rapidement des terrains d’échange, de dialogue et de faire-ensemble. L’accueil de l’enfant dans sa différence est l’élément déterminant de sa future adaptation sociale.