1Les débats que l’on peut mettre au compte de la laïcité sont historiquement différents. La façon la plus courante d’en parler est par référence à ceux qui eurent lieu sous la troisième République et qui eurent leur point de fixation dans la question de l’école. Remontons plus loin, car la fin du xixe siècle et le début du xxe nous enferment dans une confrontation Église catholique/État français. La question de la laïcité est autrement vaste.
L’importance et la dynamique de la laïcité
2Deux grandes interrogations sont à l’origine de la question de la laïcité : celle de l’autonomie de la société et celle de l’autonomie de l’individu.
Autonomie de l’individu
3On peut la faire remonter très loin. Mais un point important se trouve dans la Réforme, avec l’affirmation de la capacité d’interpréter l’Écriture par soi-même. La conscience individuelle, éclairée, n’a pas besoin de l’autorité établie pour comprendre et faire sienne la parole de Dieu. Ce n’est pas toute la Réforme, évidemment, mais c’en est un aspect essentiel. On trouve ici d’ailleurs les deux sens de « laïc » : à l’intérieur même de l’Église, le laïc vaut le clerc, et même s’en passe ; dans la société, c’est l’affirmation de la valeur de la capacité de juger par soi-même. Cette affirmation de l’autonomie de l’individu va être un des aspects majeurs de la conquête des Lumières. Le philosophe Kant résume de la façon suivante l’acquisition des Lumières dans un texte qui s’intitule Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières...
4Il est donc difficile à chaque homme pris individuellement de s’arracher à l’état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature. Il y a même pris goût et il est pour le moment vraiment dans l’incapacité de se servir de son propre entendement parce qu’on ne l’a jamais laissé s’y essayer… Mais pour les Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de sa raison sous tous les rapports. Or j’entends de tous côtés cet appel : Ne raisonnez pas ! L’officier dit : « Ne raisonnez pas mais exécutez ! » Le conseiller du fisc dit : « Ne raisonnez pas mais payez ! » Le prêtre dit : « Ne raisonnez pas mais croyez. » Arrêtons ici la citation, elle montre à l’évidence l’aboutissement de l’affirmation de l’autonomie de l’individu face aux autorités qui entendent le laisser dans la dépendance. Dans cette optique, on comprend la Déclaration des droits de l’homme de 1793, même si d’autres aspects interviennent également (comme le libéralisme économique issu de Mandeville ou de Smith).
5Cette autonomie de l’individu, ainsi que celle de la société, trouve aussi sa source dans l’affirmation de la raison scientifique. Le célèbre mot de Galilée « Et pourtant, elle tourne » peut servir de symbole : les autorités et les habitudes mentales peuvent bien imposer une cosmologie, ma raison et l’expérience disent autre chose. Le divorce entre l’autonomie de la science et le discours religieux est consommé. Il faudra beaucoup de temps pour la réconciliation. Mais la laïcité est tout entière en germe dans cette nouvelle donne culturelle.
Autonomie de la société
6On peut dire que jusqu’à la Renaissance et le début des siècles classiques les sociétés (occidentales, mais davantage encore les autres) étaient « religieuses », au sens où elles se pensaient fondées sur – et dépendantes de – un « ailleurs », une transcendance, un divin. Elles se considéraient comme hétéronomes (hetero « autre », nomos « loi, règle »). Elles ne tenaient en tant que société, et ne tenaient leurs lois, que par cette altérité extérieure. Cela était partagé aussi bien par l’Antiquité gréco-latine que par l’Antiquité hébraïque, bien que différemment. Voilà qu’avec Thomas Hobbes (1588-1679), John Locke (1632-1704), Baruch Spinoza (1632-1677), puis Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), pour ne prendre que les principaux penseurs du contrat social, la société trouve en elle-même, dans son immanence, les principes fondateurs, les raisons d’être de la société, la source des lois. La société naît à partir du contrat (non repérable historiquement évidemment, mais logiquement nécessaire) que les hommes passent entre eux afin d’établir un vivre-ensemble, une société civile (par opposition à l’état de nature). Il s’agit de dépasser leur violence naturelle qui ne saurait qu’aboutir à la destruction réciproque (Hobbes insiste particulièrement là-dessus et va vers une théorie du pouvoir tyrannique) ; il s’agit de dépasser les passions et d’installer le règne de la raison, laquelle se manifeste sous forme d’ébauche à l’état de nature et renforce le désir individuel de mettre fin à l’insécurité. Le désir est ainsi la condition du développement de la raison, il suffit à lui seul à nous faire dépasser l’état de nature ; la finalité du pacte social ne peut donc être que d’exercer le droit naturel, en composant et en harmonisant les désirs et les puissances individuelles (c’est la position de Spinoza, qui va, lui, vers la démocratie et finit par soumettre la religion au politique). Ces deux exemples suffisent pour évoquer les pensées du contrat social qui, quel que soit le régime précis vers lequel elles tendent, rompent toutes avec l’hétéronomie pour affirmer l’autonomie de la société (la loi se trouve en soi-même, auto nomos). À partir de l’époque classique, cela en est fini de référer la société à la religion et à Dieu. Le politique a acquis sa pleine indépendance. C’est donc à lui désormais de régler les affaires de la cité, d’établir les lois qu’il juge utiles, d’organiser les institutions, etc.
7La Révolution française en tirera les conséquences : mariage civil et état civil, biens du clergé et constitution civile du clergé, assistance publique, etc. Certes la Révolution a consacré l’autonomie du politique par rapport au religieux, imposant à tous, y compris au clergé, l’adhésion aux principes de la République naissante. En démettant ainsi la religion, et spécialement l’Église catholique, de sa place prééminente, en haut de la hiérarchie sociale et rectrice des décisions politiques fondamentales, la Révolution n’excluait pas pour autant la religion de l’espace public et ne lui retirait pas son rôle éducatif ou d’assistance. Même dans la prétention de soumettre la religion et l’Église à l’État sous l’autorité de la nation rétablie dans la plénitude de ses droits, il s’agit de donner une place à la religion. Dans cette perspective, et pour prendre un exemple dans notre domaine, on comprend que les successeurs ecclésiastiques de l’abbé de l’Épée à la tête de l’Institution nationale des jeunes sourds n’étaient pas interdits d’y enseigner la religion comme ils n’étaient pas déclarés inaptes à la direction d’institution pourtant prise en charge par l’État (avec des variations dont je ne puis rendre compte ici). S’il est question de la soumission de la religion à l’État, pour ce qui est des principes républicains et démocratiques, avec nombre d’hésitations et de compromis, il n’est pas question de séparation. Autrement dit, les révolutionnaires reconnaissent que la religion n’est pas seulement du domaine du privé, au sens d’intime, et qu’elle peut avoir des manifestations publiques. Ce sont là des différences importantes avec le second moment de la laïcité.
La troisième République
8Il s’agit ici de deux aspects qu’il n’est pas question de développer. D’une part ce sont le contenu et l’interprétation de la loi de 1905, tant débattue actuellement entre ceux qui sont partisans de la laisser telle quelle et ceux qui veulent la modifier dans le sens d’un droit communautaire. D’autre part, la lutte entre les cléricaux et les anticléricaux, avec les étroitesses existant de chaque côté.
9Je retiendrai de ce moment du début du xxe siècle les trois notions de séparation des Églises et de l’État, de neutralité de l’État et de tous les espaces publics, de liberté des croyances. Par « espace public devant être neutre », il faut entendre ce qui relève du peuple, ou lui appartient (les services publics, la fonction publique, etc.). En outre, les libertés sont publiques dans un autre sens, à savoir qu’elles assurent au peuple de s’exprimer librement dans l’espace public. La place publique et la rue appartiennent au peuple. La Gay Pride peut tout aussi bien qu’un cortège religieux s’y produire. Donc la République, parce qu’elle est neutre, garantit la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, pour prendre cet exemple, mais plus largement elle garantit la liberté des mouvements, des associations de type confessionnel.
10Je fais ici une parenthèse particulière sur ce moment de la troisième République, concernant le domaine de l’infirmité ou de la déficience. La première question, au sujet des enfants infirmes (sensoriels aussi bien qu’idiots ou arriérés, bref anormaux, pour employer ici les expressions de l’époque), est celle de l’application de l’obligation scolaire posée par la loi de Jules Ferry (1882). Celle-ci avait renvoyé à plus tard, par voie de commission spéciale, la mise en application de la scolarisation de ces types d’enfants. Le premier souci est de ne pas se soustraire à l’obligation nationale, qui concerne absolument tous les enfants. On mettra presque trente ans à trouver une solution, par la création des classes et établissements de perfectionnement dans la loi de 1909. Mais distinguons ici deux problèmes différents. Celui des enfants « idiots » ou « arriérés », à peu près absents des classes ordinaires, très présents dans les hôpitaux ou les hospices ou laissés à leurs familles qui ne les scolarisent pas et les font simplement survivre. Pour ce problème, il ne peut y avoir de conflit entre l’école publique et l’école privée, puisque c’est l’école elle-même qui doit être créée pour ces enfants. Il n’y avait rien, au point de vue scolaire pour ces enfants. Partant d’une situation de table rase, il ne pouvait pas y avoir de conflit.
11Cependant les lieux d’assistance, comme les hospices et les hôpitaux, sont majoritairement tenus par les congrégations religieuses. Là se trouvent nombre d’enfants, les uns peut-être incurables, mais les autres relevant sûrement de l’obligation scolaire. Il y aura donc conflit entre les laïcs et les cléricaux, mais par le biais de la notion d’assistance. C’est parce que les tenants de l’éducabilité des enfants anormaux veulent les arracher à l’assistance qu’il y aura des escarmouches relevant de la laïcité. Le vrai dilemme est entre assistance et éducation/instruction. C’est dans la mesure où les institutions tenues par les groupements privés (bientôt associations 1901) et/ou confessionnels défendront le rattachement de ces populations à l’assistance qu’ils seront pourfendus par les laïcs. Effectivement, la plupart de ceux qui vont promouvoir l’instruction, l’éducation, sont des anticléricaux : Édouard Seguin, le premier grand pédagogue des arriérés ; Désiré-Magloire Bourneville, médecin et député qui fera tout pour que les enfants anormaux sortent de l’hôpital pour fréquenter des classes, même si elles sont spécialisées ; Ferdinand Buisson, député, auteur d’un dictionnaire de pédagogie, etc. Mais en la matière ils sont anticléricaux, surtout parce qu’ils refusent la notion d’assistance. Reste à savoir pourquoi les institutions privées et confessionnelles étaient tant attachées à l’assistance. Mais ce n’est pas ici le sujet.
L’idée élargie de laïcité
12Sur cet horizon général, on peut voir que le débat sur la laïcité est très large ; il va bien au-delà du débat entre l’Église catholique et l’État républicain, bien au-delà du débat entre la religion (les religions) et le politique ; il s’agit du débat démocratique lui-même : comment établir un espace social commun, non soumis à l’emprise particulière ou partisane de telle idéologie mais assurant la liberté et le développement des particularités ? Toutefois il faut ici quelques considérants.
13Ce n’est pas parce qu’on a séparé les affaires de l’État et celles de la religion que le problème est résolu, même à ce premier niveau. Indépendamment des compromis finalement nombreux qui se sont établis dans un pays comme la France (pourtant sans doute le plus laïque des pays occidentaux), entre les Églises (et les autres religions) et l’État, la religion demeure un fait massif dans l’humanité. L’homme est un animal religieux autant que raisonnable ou désirant. Et toute religion a un caractère institué, ce n’est pas seulement une aspiration spirituelle intérieure et strictement individuelle. La puissance publique doit s’accomoder du fait religieux. Les religions constituent une façon qu’ont les hommes de vivre et de se grouper. Le problème n’est pas seulement de séparer les domaines et d’empêcher les ingérences (toujours rémanentes par ailleurs), mais de respecter cette différence parmi de multiples différences culturelles, associatives, etc. Le problème est d’articuler les trois aspects que j’ai indiqués plus haut : liberté, séparation, neutralité. La neutralité, qui vise les espaces dévolus à des fonctions publiques, ne suffit pas à assurer la coexistence des pluralités. La séparation, qui porte sur l’indépendance de l’État par rapport à toute Église, utile pour respecter les missions propres de chacun, ne saurait être une indifférence. La liberté ne saurait mettre en cause les deux autres piliers, mais elle oblige à faire droit aux aspirations et aux appartenances des citoyens. Il s’agit de penser chacun des couples : pluralité-liberté, pouvoirs publics-séparation, territoire-neutralité. Cela est autrement nuancé et complexe que la simpliste opposition État/Église (catholique qui plus est !).
14On comprend de la sorte l’élargissement de la question de la laïcité au problème démocratique. Il faut ici dépasser ce qui fut la conception française héritée de la troisième République. Cet État républicain était lié à des conceptions aujourd’hui caduques. Il s’affirmait comme reposant sur des valeurs communes (morale humaniste, civisme, tolérance) mais aussi comme lié à une identité patriotique, à un positivisme scientifique dont le progrès devait servir au progrès moral et, enfin et surtout, il se pensait comme un universalisme émancipateur. La laïcité à la française se prenait pour le modèle universel. On sait que l’universel est une idée régulatrice, c’est-à-dire un horizon vers lequel on doit tendre, mais qu’aucune société, aucun État, aucune culture, aucune religion, aucun parti, aucune philosophie n’atteint. Chaque particularité est une part de l’universel. Si l’une s’érige en universel elle est forcément totalitaire et représente un danger de mainmise et même d’oppression. De là le problème de la laïcité aujourd’hui : comment faire vivre, voire aider à vivre, toutes les différences dans un « espace social » lui-même libre et indépendant ? La laïcité, c’est aussi le combat contre des idéologies qui se veulent « uniques », comme elle est le combat contre toute prétention d’installer un régime basé sur la prééminence de l’ethnie, de la race, de la performance, etc.
15Nous balançons la plupart du temps entre deux tentations : ou bien faire tellement droit aux particularités que l’on tombe dans une fragmentation sociale, ou bien vouloir tellement l’unité et l’universel que l’on demande à tout le monde de s’assimiler à des valeurs et à des comportements identiques. La balance se trouve entre un modèle « assimilationniste » et un modèle « différentialiste ». Le combat pour la démocratie et la laïcité semble être la recherche perpétuelle de l’équilibre. Cet effort est à reprendre sans cesse. Il comporte obligatoirement aussi un aspect « pédagogique », c’est-à-dire que tous les citoyens et tous les groupes ne sont pas forcément au même degré de sensibilisation à la laïcité et à la démocratie. La démocratie est plutôt un continuel processus de démocratisation. Évidemment deux conditions sont indispensables afin de fournir des repères pour le rapport avec ces multiples différences : qu’elles acceptent le débat, la discussion ; qu’elles acceptent de viser la démocratie. Quand on se trouve devant des positions qui ne veulent pas entendre parler de cela ou qui même entendent les renverser, la démocratie doit se défendre pour conserver cet espace de débat et cet espace de respect des autres. L’espace commun dont je parle se constitue de ces deux principes d’acceptation du débat et d’acceptation des différences. La démocratie est ainsi fragile parce qu’elle entend « laisser les gens s’y essayer » comme disait Kant, tout en maintenant un « espace public commun ». Nous sommes là bien au-delà des querelles du début du siècle. Il y a un cléricalisme ringard comme il y a un laïcisme d’arrière-garde.
16On me dira que je rends coextensif le problème de la démocratie et celui de la laïcité. Je pense en effet que c’est dans le cadre de la démocratie, et pas seulement de la République, qu’il faut situer le problème public/religieux, comme l’une des applications de la démocratie.
17Avant même de tirer quelques conséquences de cette vision, je voudrais rappeler deux points. Le premier est que, de toute façon, aujourd’hui la laïcité ne se définit plus par son opposition à la religion. Le second est que la laïcité positive fait partie du message de l’Europe.
18Sur le premier point, à partir du moment où la séparation est un régime bien établi, il faut considérer, en amont, que l’anticléricalisme est retombé dans la mesure où l’Église n’est plus un obstacle dans un rapport social en constante évolution et, en aval, que la société laisse pleine liberté à la religion, ce qui donne la priorité à la question de la liberté et de conscience.
19En ce qui concerne le second point, la laïcité prend des formes différentes selon les pays européens. En Allemagne, la loi fondamentale dispose que « l’instruction religieuse fera partie des programmes d’études des écoles d’État » ; en Grande-Bretagne, le chef de l’Église est le roi ou la reine, et les dignitaires ecclésiastiques (y compris le grand rabbin) siègent de droit à la Chambre des lords. Il n’y a pas que la laïcité à la française, et surtout pas que le laïcisme étroit. L’importance du fait religieux, tant au point de vue philosophique que culturel ou proprement politique, ne saurait être niée (voir par exemple le discours assez remarquable de Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, et donc des Cultes, le 23 novembre 1997 intitulé « Allocution aux représentants des divers cultes à l’occasion de l’ordination épiscopale de Mgr Joseph Doré, nouvel archevêque de Strasbourg »).
De quelques conséquences pour nos établissements et services
20Si nous acceptons de penser la laïcité de cette manière, deux conséquences suivent, pour notre domaine des personnes handicapées, même si elles peuvent valoir également pour d’autres.
21La première conséquence est qu’en prenant en compte la différence que représente la déficience en vue de la faire admettre et de la faire vivre parmi les autres, nous travaillons à la démocratisation et à l’avancée de la laïcité. Nous sommes un des moteurs du pas démocratique à franchir aujourd’hui. À la condition, j’y insiste, que notre orientation ne soit pas l’enfermement des personnes handicapées, mais leur reconnaissance par les autres et leur participation à la vie commune, sous des modalités diverses à trouver évidemment selon la gravité et les circonstances. Quitte à demander à l’espace communautaire de s’aménager, à tous les niveaux, matériel, psychologique, pédagogique, etc., pour atteindre l’objectif si simple et si profond : être-soi-même-avec-les-autres.
22La deuxième conséquence est que l’espace public a le devoir de procurer à chaque individu les moyens de vivre selon sa différence, à la condition de reconnaître les autres et de débattre avec eux. La dimension religieuse fait partie des différences. Dans la mesure où celle-ci ne prétend pas régir, elle doit être aidée, comme toutes les autres. La laïcité consiste à offrir les moyens de la liberté et de l’exercice des singularités. Ce n’est pas une passivité, une neutralité morte. Dans cette perspective, il est normal non seulement de tolérer, notion trop ambiguë, mais aussi de favoriser le développement des particularismes, dont les options religieuses font partie.
« Peut-il y avoir intégration réelle d’un citoyen sans que lui soit reconnue la légitimité de ses aspirations à intégrer sa propre histoire et sa culture particulière, autrement dit de ses droits culturels ? Répondre positivement à cette question, c’est donner droit de cité à des traditions, des pratiques, des visions du monde venues d’ailleurs, d’un autre horizon culturel. Ce qui signifie que l’intégration républicaine ne se limite plus à l’incorporation des individus dans la nation par l’apprentissage de la langue et l’assimilation des valeurs communes pour en faire des citoyens, mais qu’elle implique aussi et en même temps la reconnaissance d’autres appartenances. Chaque individu est enraciné dans une histoire, et son identité ne peut se construire sans intégrer les repères culturels qu’il hérite, et de ce fait l’identité citoyenne, pour être équilibrée, conjugue des appartenances culturelles et des systèmes de références multiples. »
24Nous pouvons ainsi mesurer le chemin que la laïcité ouvre devant nous. Ce n’est pas du point de vue de la spiritualité ou de la religion qu’il s’agit de se placer d’abord, mais du point de vue de la laïcité dynamique, élément d’une nouvelle démocratisation. Alors nous devons réfléchir, en équipe éducative : comment faire droit aux fêtes religieuses des religions musulmane ou juive à côté de celles de l’Église chrétienne ; comment respecter certaines pratiques alimentaires ; comment favoriser la rencontre et le dialogue des résidents ou des usagers avec des représentants de leurs religions. Si ces questions se posent au niveau de la société globale, nous ne sommes pas forcés d’attendre qu’elles soient traitées et résolues à ce niveau pour aménager ces espaces de liberté, avec le souci que l’espace commun ne soit jamais monopolisé par l’une ou l’autre appartenance.
25Cependant, au-delà de ces aménagements qui peuvent porter sur des temps, des horaires ou des rites, aménagements que l’on peut aussi penser en collaboration avec des réalités extérieures à l’établissement ou au service, j’aurais tendance à poser un autre type de réflexion. S’il est vrai que la religion est une dimension de l’humanité et que son apport à la civilisation est important, pourquoi ne pas intégrer, en dehors de tout prosélytisme, une initiation, sous forme d’enseignement ou non, aux différentes religions, à travers leur histoire et leur positions majeures ? Pourquoi parler de tout sauf de cela ? Il fut un temps où l’on parlait de tout sauf de sexualité. On a heureusement dépassé ce stade. Pourquoi la religion serait-elle taboue, pour reprendre la même expression que pour la sexualité ?
26Comment le faire ? Deux dangers sont à éviter : 1° que cette initiation aux dimensions religieuses de l’humanité soit faite par des prosélytes qui vont tenter de plus ou moins « forcer les consciences ». Mais éviter cela n’empêche pas que l’on aménage des temps de la vie en établissement pour que les enfants rencontrent des personnes de leur confession.
272° le deuxième écueil, à l’inverse, consiste à confier ces informations à des personnes qui n’ont aucune sensibilité à l’aspect culturel des religions. C’est là qu’il faut insister et trouver les personnes adéquates : les textes religieux ne doivent pas être considérés comme des textes bons pour le seul culte et réservés à un usage croyant. Ce sont des documents culturels et pas seulement cultuels. Une présentation de ces manifestations, de ces productions, humaines, comme on le fait pour des grands textes littéraires ou des œuvres d’art, devrait pouvoir être faite par des personnes qui, sans être croyantes ou en l’étant, peu importe, savent mettre en contact avec des œuvres qui nous font découvrir l’humanité sous tous ses aspects.
28Comment faire tout cela avec des personnes parfois limitées, voire très limitées ? Il faut nous défaire d’un préjugé de gens dits cultivés. La poésie, la beauté, le sens profond d’un texte ou d’un événement est accessible, beaucoup plus qu’on ne le croit, à tous, instruits ou non. Il y a un rapport non intellectuel à ces productions humaines, au-delà même de ce qui est exprimable par le discours.
29Par ailleurs, il s’agit pour chaque équipe de réfléchir aux meilleurs chemins à prendre pour développer la liberté et l’accès à tout l’humain chez leurs résidents ou les usagers (y compris les parents).
Conclusion
30Mon point de vue n’est pas facile à tenir, car il suppose qu’on se défasse de schémas qu’une histoire, notamment française, nous a inculqués à partir d’une idée républicaine, certes grandiose mais qui atteint ses limites aujourd’hui. Ce point de vue suppose aussi de se convertir à une démocratie radicale que je résume dans l’horizon d’une société qui impose certes des principes communs mais qui tend à ce que chacun, groupe ou individu, trouve en son sein les conditions de son développement. Il déborde entièrement mon propos de fournir des vues sur les applications et les implications très ramifiées de cet horizon. Non que je me refuse à entrer dans le concret des mises en place, d’une part parce que dans chaque institution le contexte peut être différent, d’autre part, et surtout, parce qu’avant d’envisager toute solution concrète il est primordial d’introduire la question et de la bien introduire. Réfléchissons d’abord à cette introduction, laissons la question cheminer, sans nous précipiter sur des recettes ou des exemples tout faits ou importés, ou insuffisamment pensés. La question est plus importante que les réponses, au moins pendant un temps.
Bibliographie
Bibliographie
- Descouleurs B. (2005), « La place problématique de la religion en régime de laïcité », La Pensée, 342, p. 109.
- Kant E. (1784), Qu’est-ce que les Lumières ?