Couverture de CONST_057

Article de revue

Les futurs débats du foncier

Pages 43 à 46

Notes

Réalités physiques des sols, impacts environnementaux, conventions juridiques et enjeux financiers traversent la question foncière. Faits de tensions entre ces dimensions, les débats autour du foncier se renouvellent en permanence autour des nécessités de la propriété privée et de l’organisation collective. À l’avenir il s’agira toujours davantage de concilier obligations en direction de l’environnement et impératifs en faveur de l’humanité.

Sonia Guelton

1Le foncier : un drôle de terme, aux significations multiples dont nos politiques font, depuis une quinzaine d’années, la cause de tous les maux et la solution à tous les problèmes. Qu’y a-t-il donc derrière ce terme, qui fait ainsi réagir nos gouvernants ? De quels attributs néfastes ou salvateurs est-il porteur ? Derrière ces ambiguïtés sémantiques et ces interprétations contradictoires se profile une question simple : comment penser la question foncière dans les prochaines années ?

Polysémie du foncier

2Le terme foncier est généralement utilisé pour qualifier, et par extension pour désigner, un bien naturel : le sol. Car le foncier est bien, selon son étymologie, ce qui est relatif à un « fonds de terre ». Mais il est aussi devenu porteur d’une valeur sociale : la propriété foncière. Tout comme il représente une matière première en aménagement : le terrain ou les droits à bâtir. Il désigne aussi une fonction en tant que support d’activités humaines et enfin, plus récemment, un placement financier. Ces dernières années ont mis l’accent sur certains attributs du foncier qui méritent d’être revisités.

3Le foncier, considéré dans son acception originelle comme bien naturel, a été négligé voire oublié, en raison de son apparente stabilité physique et de son abondance. Les catastrophes naturelles et le changement climatique ont rappelé que la nature n’est pas immuable et que le foncier peut évoluer. Le foncier du littoral [1] est marqué par l’instabilité des dunes et par l’évolution du trait côtier, qui peut réduire en un amas de rochers une falaise et l’habitation qu’elle supporte. Des observations réalisées sur la période 1960 à 2010 [2] estiment que ce recul, qui ne concerne que 30 % du littoral français, correspond à une superficie totale de quelque 3 000 hectares en un demi-siècle, soit la superficie d’une ville comme Tours. Ce recul s’accroît en dépit de quelques gains dans des estuaires comme celui de la baie de Somme.

4Les inondations, quelle qu’en soit l’origine, rendent les sols inutilisables, comme ce fut le cas après la tempête Xynthia en Vendée en 2010 mais aussi dans de nombreux bassins versants. Les tremblements de terre dévastent des territoires entiers, comme notamment en Australie dans la région de Newcastle en 1989, où 900 000 hectares furent touchés. La prise en compte des risques environnementaux qui a résulté de ces événements rappelle l’importance de l’état naturel des sols pour les équilibres naturels et humains.

5Le foncier est, depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), considéré comme un élément constitutif de la propriété. Ce qui fait dire du foncier qu’il est avant tout « un système de droits sur les espaces »[3]. La propriété publique participe de ce schéma avec des droits et des devoirs qui lui sont propres. Un contre-courant, véhiculé dans les années 1990 aux États-Unis par Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, rappelle l’existence de « biens communs » et démontre une valeur du foncier qui se distancie des titres de propriété au profit de fonctions d’usage collectivement organisées et gérées. Une abondante réflexion se structure autour du foncier « commun » et remet à l’ordre du jour le lien qui existe entre le droit foncier et une organisation sociale des individus.

6Le foncier a toujours été un bien financier reconnu, une valeur de placement. La nature du placement a aujourd’hui changé. Antérieurement, la capacité à conserver la valeur au-delà des générations dominait. Le foncier était le bien par excellence qui était transmis par héritage, de génération en génération. La valeur de rendement s’est superposée, grâce aux revenus locatifs que le foncier a permis. Aujourd’hui, le foncier acquiert une valeur nouvelle par l’activité financière dont il fait l’objet, parce que les prix des terrains et des immeubles qu’il supporte augmentent et permettent de réaliser des opérations lucratives [4]. Le foncier financier dissocie la valeur du titre de propriété de l’actif sous-jacent [5], lui conférant une valeur « papier » soumise à des arbitrages entre différents placements financiers à l’échelle internationale.

7Chaque acception du mot foncier renvoie à un ensemble de mythes et de réalités. Des mythes, parce que le foncier alimente une pensée philosophique et des aspirations humaines voire humanistes, et des réalités parce que des actions concrètes se construisent pour, selon les cas et les parties prenantes, protéger, conserver, accaparer, transformer ou valoriser. Des politiques se fondent sur ces attributs théorisés afin d’organiser l’ordre social ou spatial.

L’intérêt politique pour le foncier

8Les gouvernements sont régulièrement interpelés par des ruptures des équilibres sociaux, spatiaux et économiques. La protection environnementale engage la stratégie à moyen et long termes des États. De façon très prégnante, l’accroissement des disparités socio-économiques se situe au cœur des enjeux politiques immédiats tandis que, de façon plus prosaïque, le besoin en ressources budgétaires publiques nécessite des arbitrages réguliers et anime en permanence les choix politiques.

9La protection environnementale et la prise de conscience des enjeux pour la vie humaine qu’elle induit ont placé le foncier au cœur des préoccupations politiques, à la double échelle locale et mondiale.

10Deux aspects sont mis en évidence en France dans les politiques publiques, inspirés par des courants de pensée ou des initiatives internationales. Le premier revient à la définition étymologique du foncier puisqu’il porte sur sa nature physique, qui se dégrade par l’occupation humaine et qu’il s’agit de restaurer. L’État a un rôle de régulation à jouer de façon à réduire les atteintes de l’homme contre le sol en commençant, par exemple, à en limiter la pollution. Cette dimension est apparue dans les politiques publiques en France au début des années 1990, en écho aux législations initiées aux États-Unis et dans plusieurs États européens, principalement les PaysBas et l’Allemagne au cours de la décennie précédente. Elle s’est articulée autour de l’identification des nuisances et de la mise sur pied d’une politique de prévention et d’incitation à leur résorption par les propriétaires et les exploitants fonciers. L’approche a été avant tout soutenue par l’expertise des sciences de l’ingénieur. Son inscription dans le monde économique (pratiques agricoles et industrielles) et social (pratiques induites par l’aversion au risque) sont encore l’objet d’enjeux contradictoires que les politiques peinent à aborder de front.

11La question a changé de dimension avec la prise de conscience de l’impact sur l’environnement de l’artificialisation des sols, c’est-à-dire de la dégradation de l’écosystème naturel foncier, essentiellement par l’urbanisation et la construction. La France s’est nettement positionnée sur cette question lors du Sommet de la terre à Rio en 1992. Elle a ensuite développé une stratégie nationale pour la biodiversité sur la période 2004-2010 et elle vient de mettre en place, en 2018, un plan Biodiversité prônant le « zéro artificialisation nette ». Le gouvernement a mené de front les actions visant à la fois à mieux connaître les nuisances et à inciter leurs pourvoyeurs à les réduire, voire à les interdire. Cette politique cherche aujourd’hui à trouver les bonnes modalités d’application, sans avoir clairement identifié la pertinence de ces mesures.

12L’atteinte à la biodiversité d’une occupation foncière peu dense n’est qu’un des motifs, certes récent, des politiques publiques pour favoriser la densité d’occupation foncière. Le rôle général du foncier dans l’aménagement du territoire, bien antérieur, demeure.

Objectifs nouveaux et crises récentes

13Depuis la loi Alur (2014), les politiques cherchent à contrôler l’expansion urbaine et à regrouper résidences et activités au cœur des villes. L’objectif de régulation foncière apparaît comme un moyen pour réduire les déplacements et les émissions de gaz à effet de serre.

14L’effet de levier du foncier pour la réalisation de ces objectifs reste discuté par les chercheurs [6]. Si l’impact direct se révèle positif dans certaines configurations, le résultat en termes de « bilan global » n’est pas avéré. On évite d’ailleurs de le calculer, pour des raisons techniques certes, mais aussi pour respecter les priorités stratégiques. Pourtant, une partie de la population a, avec le mouvement des Gilets jaunes, souligné l’ambiguïté des formes contemporaines d’extension urbaine. Et la crise sanitaire de 2020 a relativisé les bienfaits de la densité pour la santé humaine. Ce qui impose de s’interroger afin de savoir si cette double crise et les changements de priorité annoncés iront jusqu’à faire bouger les lignes des politiques d’occupation foncière.

15Parmi les questions sociales qui préoccupent les gouvernements, la question de l’accès au logement demeure récurrente. Elle renvoie à l’accès au foncier pour l’immobilier en milieu urbain et se pose en termes de disponibilité et de coût. Or, un des goulots d’étranglement de l’accès au foncier est la propriété privée, ou plus précisément le propriétaire lorsqu’il ne veut ni construire ni vendre. Les courants de pensée sur la propriété foncière se conjuguant aux ingénieries financières proposées par les opérateurs de la finance inspirent les politiques qui en reprennent certains fondements pour structurer et justifier des mesures opérationnelles. Selon les tendances et la réceptivité politique, les mesures proposées prennent des voies complémentaires. Dans un premier temps, l’État s’est engagé dans la voie de l’incitation publique en système libéral pour justifier la remise sur le marché des propriétés moyennant un prix réduit pour le logement social ou pour encourager les propriétaires à restructurer leurs biens dans le cadre des associations foncières. L’inefficacité de ces mesures a poussé à rechercher d’autres voies pour s’efforcer de procurer des logements aux ménages modestes. Séduits par l’expérience des « communs », les politiques cherchent à reconsidérer la propriété foncière individuelle en donnant un nouvel ancrage à l’intérêt général. Ils soutiennent les projets d’office foncier solidaire. Ils justifient au nom du bien commun des mesures, essentiellement fiscales, dont l’objectif est d’inciter voire de contraindre les propriétaires à vendre ou à construire. Certains proposent aussi des extensions à l’application d’un droit d’expropriation « dans l’intérêt général » revisité. La recherche de ressources publiques peut pourtant détourner les outils de leurs objectifs [7]. La réceptivité des habitants reste, par ailleurs, encore à étudier. Les institutions financières, elles-mêmes détentrices d’importants portefeuilles fonciers, ne sont pas inquiétées. Leurs ressources sont utilisées pour les moyens et les outils qu’elles développent. Elles ne semblent pas rentrer dans les cadres de pensée des politiques, peut-être parce qu’elles sont considérées comme étant hors d’atteinte.

Les termes des débats fonciers dans les prochaines années

16L’ambiguïté des discours en matière de foncier ouvre toujours le champ de la réflexion et doit susciter le débat. Trop nombreux sont ceux qui proposent des changements de paradigmes en soutenant la question par méconnaissance ou par mésinterprétation des règles mais aussi par idéologie, promouvant des idées reçues au rang de vérités nouvelles. Malgré tous les progrès réalisés, la connaissance du fonctionnement des marchés fonciers reste la première pierre de l’édifice à stabiliser pour assainir les discours et proposer des régulations efficaces. Elle permettrait, si elle se structurait à grande échelle, de concentrer les négociations ou les arbitrages sur le fond et en connaissance de cause.

17L’urgence environnementale n’est plus discutable. Mais elle n’a de sens que si elle place l’existence humaine au cœur de sa réflexion et de son action. Le débat environnemental ne peut alors pas se limiter à la seule qualité des sols ou à la qualité de la biodiversité des systèmes fonciers considérées comme des finalités. L’enjeu est de confronter les connaissances des scientifiques sur cette qualité et cette biodiversité avec les réalités socio-spatiales humaines. Le débat n’est pas celui de la préservation des sols, mais bien celui de leur mise en compatibilité avec l’activité humaine. En particulier, il faut réconcilier le développement de l’urbanisation avec les caractéristiques foncières.

18La place de la finance dans ces arbitrages doit être fondamentalement repensée et réarticulée entre outil et finalité. L’activité financière ne s’entend qu’au service de la population. Quelles sont alors les responsabilités respectives des propriétaires et celles des institutions financières lorsqu’elles cherchent à s’enrichir ? Quels sont leur pouvoir et la portée de leurs interventions ? Les confusions sont grandes et une démystification est nécessaire. Alors seulement des solutions simples pourront être discutées pour réconcilier l’intérêt général et l’intérêt particulier en matière de propriété ou d’usage du foncier.


Date de mise en ligne : 30/10/2020.

https://doi.org/10.3917/const.057.0043

Notes

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