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Article de revue

Résilience collective assistée : les apports des TIC dans le contexte de la Covid-19

Pages 245 à 259

Notes

1Le télétravail n’est pas une pratique nouvelle. Loin s’en faut ! Les études françaises et européennes sur le sujet (Comtet I., Kouloumdjian Mf., Turbe-Suetens N., De Beer A. 2003, 2004) remontent maintenant aux années 90 ! Elles avaient alors pour objectif pour les scientifiques de prendre en compte les premières expériences de télétravail sur le territoire national afin de mieux cerner ce mode distant d’activité professionnelle, ses atouts et ses limites. Souvent soutenues par l’Anact (Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail), ou les territoires et entreprises-pionniers (Vercors-connect, EDF par exemple [1]), ces études soulignaient tour à tour le gain de productivité des salariés, le coût moindre des transports, la réduction de la fatigue et le développement des économies locales (Kouloumdjian M. F., Montandreau V. 1998).

2Mais les études de terrain ont aussi mis en évidence que les modèles économiques, les organisations, les salariés, n’étaient pas encore prêts. Malgré des dispositifs sociotechniques qui permettaient déjà de travailler à plusieurs à distance – notamment les outils CSCW Computer Supported [2] collaborative Work (Comtet, 1999) – et l’accompagnement de chercheurs engagés auprès des organisations dans les descriptions des bonnes pratiques et tous les projets de recherche initiés par la Direction Générale de la communication notamment au plan européen, le télétravail s’est assez peu développé pendant 30 ans dans l’hexagone.

3Le contexte de la Covid-19 de 2020 a rebattu les cartes. Il n’a plus été question de savoir quelles seraient les premières organisations à mettre en place des pratiques de travail distant, ni quels seraient les premiers salariés à se lancer dans l’aventure. Il a été impératif, pour les organisations (et le gouvernement), de développer le télétravail – sans attendre – pour assurer leur survie économique.

4Afin de pouvoir développer les pratiques de travail distant, des dispositifs plus élaborés ont été utilisés. Webex, Zoom, Teams et autres Slack ou Discord ont permis aux salariés des services de l’économie tertiaire de maintenir des relations, de continuer les projets (même s’il s’agissait de le faire à voilure réduite) ou de maintenir les échanges commerciaux. Nous parlerons ici des TIC en évoquant les outils facilitant la communication distante via Internet (notamment les systèmes de visioconférences) mais nous incluons aussi tous les systèmes d’information qui accompagnent le travail à plusieurs à distance en permettant des accès aux données, au cloud d’entreprise etc. Nous nous appuyons à ce titre sur les travaux de l’ITU [3] décortiquant les technologies utilisées pendant les premières phases de confinement.

5S’il n’a pas été facile ou simple de « se mettre » dans le travail distant (entre recherche d’espace de travail dans son lieu d’habitation, gestion de la famille en même temps que le travail, appropriation des outils, ou apprentissage de nouvelles façons de travailler), force est de constater – enquêtes nationales issues de la vague 1 de la crise de la Covid-19 à l’appui (voir ci-dessous) – que les dispositifs ont probablement aidé à « digérer » cette injonction à passer au télétravail à grande échelle.

6En créant des conditions de relations distantes tout en favorisant « le lien avec les autres » salariés, mais aussi probablement en donnant un sens (économique) pour chacun à son travail, les TIC ont probablement accompagné un processus de résilience collective au sein des organisations. Cela devra être confirmé, dans les mois qui suivront la sortie de crise par un travail de terrain approfondi auprès des usagers. En attendant, ce qui est certain, c’est que le télétravail, dans le contexte d’aujourd’hui, a permis de travailler seul ou accompagné, d’être à distance et de travailler avec les autres pour maintenir ou intégrer un collectif professionnel. Et l’on peut ici pousser la réflexion en évoquant l’hypothèse d’une résilience collective qui favoriserait une certaine efficacité économique (garder son travail), sociale (remplacer la machine à café) et qui permettrait peu ou prou de maintenir « debout » une partie des organisations. Il y a là des enjeux humains forts (ne pas laisser, loin des uns des autres et de l’organisation, les salariés), des enjeux éthiques conséquents (sauvegarder le bien commun de l’organisation) et des enjeux économiques primordiaux (contribuer à la survie de l’organisation). La problématique de notre propos est ici de souligner les apports probables des TIC dans le cadre du télétravail (ou plutôt « de la continuité du travail, à distance » dans un premier temps) à une résilience collective au sens de l’écologie humaine de Koninckx, et Teneau, 2010, lesquels mettent l’accent sur le triangle individus – activités organisées – environnement de l’activité comme système de reconstruction de sa propre organisation.

7L’objectif de notre propos est d’interroger le processus de résilience au regard des dispositifs sociotechniques en situation de crise sanitaire et de comprendre comment ces derniers ont pu favoriser ce processus, le développer, en assistant des comportements (rendre un salarié moins passif en l’aidant à réaliser un reporting régulier par exemple), des attitudes (être dans la bienveillance - pourquoi pas - ?), des modes de travail (recréer un groupe de travail par exemple) afin de créer les conditions d’une résilience collective au sein des organisations.

8Ce travail est la suite des études entamées il y a plus 20 ans sur un sujet qui était à ce moment-là loin d’être expérimenté de façon massive. Il est un état d’étape vers un travail plus conséquent qui nous permettra, à la sortie de la crise sanitaire, d’établir, au-delà des chiffres que nous avions alors et de ceux qui sont proposés aujourd’hui au niveau européen et sur lesquels nous nous appuyons (voir sitographie), des liens entre une acceptation de l’utilisation des TIC dans le cadre de l’activité professionnelle et une réelle efficacité économique et sociale (nos travaux ayant toujours mis en tension ces deux aspects).

9Notons que notre propos est ici de comprendre le lien entre « acceptation-usages des TIC et possibilité de poursuivre une activité professionnelle distante dans un contexte singulier ». Nous ne méconnaissons pas les écueils de ce type de travail, les difficultés rencontrées par les télétravailleurs, les nécessaires adaptations des travailleurs distants sous injonctions de l’organisation (Comtet 2020 : 185-198). Mais, contrairement à nos travaux habituels, il nous a paru intéressant de mettre en lumière, dans ce cadre, un processus plutôt « positif » à défaut d’être complètement vertueux.

D’un l’idéal à des réalités

10Parmi les facteurs primordiaux qui contraignent l’économie mondiale et tout particulièrement l’économie européenne, les exigences de flexibilité (en termes de gestion du personnel et en matière d’organisation du travail), de valeur ajoutée (créativité, qualité), de réactivité (ajustement à la demande d’un marché très évolutif et raccourcissement des délais) ont mis en évidence les limites d’entreprises et d’organisations structurées selon les critères de l’ère industrielle (Comtet 2012).

11Le télétravail – qui associe une nouvelle organisation du travail avec l’utilisation des TIC et des systèmes d’information, qui demande de nouvelles valeurs et attitudes chez les manageurs et dans le personnel – a suscité, dans les années 90, espoirs et réticences. Pourtant, dans les faits, le monde du travail et de l’emploi disposait à cette époque, avec les nombreux Status Reports de la Commission européenne IST, de constats fiables, argumentés à partir d’expérimentations en situation naturelle sur l’efficacité de ce mode d’organisation dans des conditions adéquates. À propos des freins à son introduction, ont été également produits un certain nombre de travaux (Comtet, Kouloumdjian 1996). Les résultats de l’enquête de grande ampleur sur le sujet ECaTT98 [4] pointaient de manière précise et argumentée les points faibles et forts du processus d’adoption ou de rejet des T.I.C dans les entreprises, d’une manière générale. On notait tout particulièrement les fortes disparités des différents pays européens dans la mise en œuvre d’un processus de mise en connexion des entreprises et d’adaptation managériales.

12Cependant, dans tous les cas de figure, ont été soulignées la complexité et l’hétérogénéité des pratiques qui sous-tendaient la diffusion du télétravail. Les mécanismes en jeu s’inscrivaient, en particulier, dans la reconfiguration des espaces industriels qui structurent les réseaux d’échanges comme dans le cadre de la réorganisation du travail. Ce dernier facteur avait été particulièrement étudié en France dans ses rapports avec l’informatisation et la mise en réseaux sous l’angle de la performance. Il s’était agi, en croisant études de terrain et cas d’entreprises, de tester la question de la rentabilité d’une organisation du point de vue de l’influence des TIC. Pour faire court, on dira que la principale conclusion était que, si ces dernières permettaient aux entreprises de « mieux intégrer les fluctuations qualitatives et quantitatives de la demande…, leurs effets sont ambigus et contradictoires et la performance apparaît surtout lorsque la cohérence de l’organisation est renforcée“ (Comtet 2012 : 30).

13Ainsi, au début des années 2000, l’organisation du travail à distance n’en est qu’à ses frémissements, marquée encore par des pratiques de l’ère industrielle et des spécificités culturelles (Gollac M., Mangematin V., Moatty F., De Saint Laurent A.-F., 1998). L’ouverture vers des formes de partenariat avec d’autres entreprises ou organisations est encore timide, bien que non négligeable. Sur le plan technologique, les avancées d’Internet et des dispositifs permettaient déjà d’entrevoir des jours meilleurs en termes d’accès à l’information, de travail à distance à plusieurs ; Sur le plan économique, le développement inexorable d’une activité mondialisée poussait vers un usage accru de cette pratique professionnelle, facilitant flexibilité et réactivité face aux marchés. Les questions qui demeuraient le plus en suspend se focalisaient sur les conditions de mise en place des modalités de travail flexible acceptables par les organisations et par les salariés, et susceptibles d’une certaine pérennité dans leur activité professionnelle (Comtet 2005).

14On peut dire que dans les années 2000-2010, les entreprises avaient intégré l’obligation d’utilisation des TIC et des SI pour développer leur productivité. Mais la nécessité de réfléchir à l’autonomisation des salariés dans le cadre du travail distant était très insuffisamment prise en compte. En cause notamment : la pesanteur culturelle dans les modes de management ; la supervision en présentiel fait partie de la fonction et du statut habituels du manageur, particulièrement en France. Elle était donc a priori jusqu’alors difficilement transposable dans le travail à distance. En outre, un présupposé soulignait que la productivité du travail aurait été moins bonne avec le travail à distance du moins dans les mentalités. Or, les études de l’époque montraient déjà que la productivité au travail était liée à la qualité des actions entreprises. Elle impliquait – elle implique toujours – que l’on s’intéresse à l’acteur social en tant que producteur d’action dans le processus en jeu, même lors d’un travail distant (Finholt T., Sproull L., Kiesler S., 1995). À cet égard, des enquêtes sur la productivité en télétravail durant la crise de la Covid 19 ont souligné des gains ou des pertes de performances selon le secteur d’activité, la CSP engagée dans le télétravail, et les conditions de réalisation de celui-ci : une enquête réalisée au Japon (Morikawa 2020) et relayée par l’OCDE [5] soulignait la baisse de productivité durant le confinement alors qu’une autre mettait en avant de meilleures performances aux États-Unis sur la même période (Gorlick 2020), dans des conditions semblables. La relation entre efficacité de travail demandée (prescrite) par l’organisation et efficacité de travail réalisée par les acteurs implique de s’intéresser aux acteurs sociaux. Dans cette perspective, on observe en fait que la technologie structure pour partie la production industrielle, mais la servuction (ou production de services) et la production intellectuelle également, au moyen d’une modification des circuits traditionnels d’information et communication (Terssac de, Lompré, 1994). Par ailleurs, la technologie peut permettre, aussi, de rationaliser l’activité pour économiser le temps et augmenter la réflexivité.

15La crise de la Covid-19 est donc passée par là…elle a contraint les organisations, dans un laps de temps très court, à réorganiser donc à repenser leurs relations de travail. Avec les années, le travail mobile s’était développé, notamment sous forme d’une activité professionnelle à distance et intermittente pour des salariés qui pouvaient effectuer un travail sous forme de missions (et non de tâches prédéfinies à l’avance au sens de la notion de logique de travail en compétences développée en gestion des ressources humaines dans les années 90 et en opposition à la logique de poste basée sur les qualifications) en alternant présence au bureau et à l’extérieur. L’important était d’être connecté à l’entreprise. La Covid-19 a imposé la continuité du travail professionnel hors les murs de l’organisation pour toutes les personnes pouvant exercer une activité tertiaire. Cela a impliqué une réorganisation suffisamment structurée pour gérer a minima de manière cohérente les activités spécifiques de chacun afin de continuer à capitaliser les informations. Or, cette capitalisation n’a été réalisable qu’avec un certain niveau d’autonomie personnelle et organisationnelle dans le travail. Si jusqu’alors des entreprises pouvaient être frileuses quant à la possibilité donnée aux salariés d’évoluer de façon plus autonome, il a fallu, là encore dans un temps record, permettre l’apprentissage de cette autonomisation et sa mise en œuvre hors du cadre prédéfini par l’organisation hiérarchique (Comtet I., 2000). Les études des années 2000 concluaient déjà : « (…) il est donc indispensable de faire prendre conscience à l’entreprise qu’elle a à faire évoluer sa structure interne, sa dynamique de communication interpersonnelle et la définition des différents postes et missions de travail » (Kouloumdjian, Montandreau, 1995).

16Nous y sommes. Le contexte sanitaire dans lequel nous vivons depuis ces derniers mois a modifié la donne. Durablement ? L’avenir le dira mais en attendant, après que la continuité du travail à distance ait pris forme lors de la première vague de la Covid-19, le télétravail, notamment lors de la deuxième vague, s’est mis en place, s’est installé, et doit devenir (au moins momentanément) la norme. Comment y parvenir, dans la réussite, alors même que les salariés, les groupes sociaux, les organisations étaient frileuses jusqu’alors ? Et si finalement, les TIC qui accompagnent nécessairement le travail distant étaient catalyseurs d’une résilience individuelle et collective permettant d’accéder durablement à d’autres formes de travail possibles ?

1, 2, 3 Télétravaillez !

17La période pré-Covid a vu un certain nombre de chercheurs envisager les TIC sous l’angle de leur « côté obscur » (Carayol, Morillon, Lépine 2020). Les conclusions de certaines de ces études (gardons-nous de généraliser les apports de cet ouvrage ! Bien d’autres des travaux présentés mettent l’accent sur les aspects manipulatoires, éthiquement discutables ou très conflictuels des organisations) mettaient l’accent sur la capacité des manageurs à mieux performer dans le cadre du travail distant, sur l’avantage des jeunes à s’approprier facilement les dispositifs sociaux techniques, mais aussi sur une démarche d’action et d’engagement individuel pour atteindre l’objectif. Or, pour intégrer l’idée de changement, les individus ont besoin de temps et de prise en compte de leurs attentes (Autissier, Bensebaa, Moutot 2012).

18Dans la situation de la Covid-19, la temporalité des activités professionnelles – propres aux individus – a été profondément modifiée. Elle a été réduite comme peau de chagrin ; si l’on sait que l’apprentissage demande une phase d’appropriation et d’adaptation, cette phase-là a été réduite à son expression la plus simple : quelques jours. Les individus n’ont pas eu d’autres choix que de « s’engager dans la bataille » en évacuant la réflexion sur leurs besoins, leurs attentes, le développement de leur autonomie, l’aménagement de leur espace de travail à la maison etc…On peut d’ailleurs se poser la question de savoir ce qui se passera quand la crise sanitaire sera terminée : l’engagement des salariés cessera-t-il ?

19Ensuite, la temporalité liée à l’adaptabilité des organisations a elle-aussi été modifiée : le processus d’anticipation ne peut plus avoir lieu (Bériot 2007 : 67) car les organisations sont en plein dans la crise. Reste le processus de régulation en temps réel ou en temps différé pour gérer la crise.

20En tout état de cause, qu’il s’agisse des individus ou des organisations, l’incertitude et l’urgence imposent la flexibilité (Fimbel, Pesqueux 2004). La temporalité liée au contexte sanitaire donne le « La » du jeu économique. Pour y répondre, seule la résilience – en tant que construit social (Giddens, 1990) pour guider l’engagement – semble être une réponse à cette injonction organisationnelle, économique, sociale de « s’en sortir » (Thomas 2010). En effet, le processus de résilience obligerait à « penser la crise » (en adoptant une analyse réflexive des pratiques professionnelles post-crise sanitaire) et donc à développer de nouvelles perspectives d’action (Quels outils ? avec qui ? comment ?) et d’organisation du travail post-crise (quel encadrement ? quelle traçabilité ? comment maintenir le lien social ?) en vue des potentielles vagues 3 et 4 de la Covid-19. Cette capacité à « vouloir s’en sortir », tant pour les individus que pour les organisations, suppose des environnements dynamiques, interactionnels. Bref, systémiques. Dans cette optique, l’étude de l’OCDE de 2020 [6] souligne les formes de communication disruptives par rapport aux relations de travail conventionnelles – comme le courriel, ou les réunions par visio – pour pallier le manque de communication en face-à-face. L’idée est bien de (re)construire sa propre organisation et de (re)créer son autonomie dans et avec le système (Koninckx 2018) professionnel. C’est ce qui est susceptible de générer la stabilité du dit-système. Dans ces conditions, le salarié et l’organisation professionnelle auront été flexibles. Et le système écologique (tel que présenté plus haut au sens de Teneau et Koninckx) aura été résilient. La perspective fondée sur l’écologie humaine permet justement de faire interagir ce triangle individus – activité organisée (dont font partie les TIC) – environnement de l’activité pour atteindre, collectivement, un nouveau point d’équilibre propice à la continuation de l’activité professionnelle, économique donc, et sociale. Dans ce sens, l’enquête de l’ANDRH [7] de juin 2020 [8] insiste sur une nécessaire mise en œuvre d’une organisation qui tend vers plus d’autonomie, de transparence mais aussi de collaboration entre équipes.

21On l’aura compris, les TIC et les SI font non seulement partie de la donne (Mayère, 2016), mais elles y jouent un rôle essentiel car elles sont le vecteur de ces liens sociaux qui favorisent un engagement collectif dans le changement (Weick 1995). Ainsi, dans l’enquête de l’Anact de juin 2020 [9], la quasi-totalité des sondés (plus de 8600 individus ayant un manageur) soulignaient des échanges réguliers et récurrents pour faire des points utiles de reporting (62 %), de détermination d’objectifs (57 %) mais aussi pour « parler » de la vie à distance (37 %). Plus encore, dans le contexte de la Covid-19, 77 % des interviewés se sont sentis soutenus par leur manageur et 85 % d’entre eux ont perçu un soutien collectif, entre collègues.

Travailler à l’aide d’un dispositif sociotechnique : un pas vers la résilience

22Tout comme la notion de télétravail, le terme de résilience n’est pas nouveau et est étudié depuis une trentaine d’années (Cyrulnik, Jorland 2012). Utilisée d’abord pour le bâtiment, puis en informatique et par la suite en sciences humaines, mais aussi adapté à l’analyse des systèmes écologiques, la résilience est aujourd’hui considérée par une majorité des auteurs avant tout comme un processus interactionnel entre l’individu et ce qui l’entoure et qui permet à l’individu de se projeter à nouveau dans l’avenir. Ce processus est issu de la « rencontre » entre une personnalité – plus ou moins vulnérable (Djament-Tran, Le Blanc, Lhomme, Reghezza-Zitt 2011) – et une agression [10] (Koupernik A., cité par Tomkiewicz S. 2005).

23Dans la problématique qui nous intéresse, les salariés, plus ou moins compétents pour travailler à distance sans que cela ait été prévu, ont été mis devant le fait accompli à cause de la grave situation sanitaire et de l’urgence : la continuité du travail à distance devenait alors une nécessité. Et c’est grâce à un certain nombre de ressorts psychologiques (l’agilité mentale, la perception d’un soutien extérieur, la gestion suffisante du stress par exemple), que les salariés ont (re)construit un environnement et une activité de travail à peu près stable (malgré les bugs informatiques, les problèmes de sécurité réseaux, les visio sans images, etc.) et acceptable dans un environnement qui ne l’était plus. Ce qui nous paraît important au regard de la notion de résilience en général, ce sont bien les dimensions individuelles et systémiques qu’elle porte. Et c’est bien ce qui, à nos yeux, a pu rendre « acceptable » la situation de travail distant des salariés pendant la vague 1 de la Covid-19.

24L’importance de la dimension individuelle de la résilience a été particulièrement traitée au travers de l’impérieuse nécessité de s’adapter à des situations de crise. Comme l’a souligné Bandura, (2001, 2002), l’état émotionnel est le moteur de l’action : il régule l’état interne de l’organisme, puis, la pensée fixe les buts à atteindre et enfin, la motivation nait grâce aux liens sociaux avec l’environnement externe. Ce dernier point nous semble essentiel. Il y a ainsi - dans le cadre de la Covid-19, un rôle fondamental à jouer pour l’organisation pour structurer le contexte d’action qu’est le celui de l’activité professionnelle à distance : entretenir les liens sociaux, transmettre des informations claires, suffisantes, pertinentes, convenir des buts à atteindre, aider à gagner en autonomie etc…. L’enquête de l’Anact a mis en avant que 77 % des personnes interrogées se sont senties soutenues par leur hiérarchie et par leurs collègues de travail. Plus encore, 71 % ont eu le sentiment que les relations de travail restaient inchangées, donc qu’il n’y avait pas moins d‘interactions satisfaisantes qu’en présentiel. Parallèlement, on sait que la perspective systémique (Picard 2013) met l’accent l’agir (Habermas 1987) : là où le salarié peut être en difficulté, en stress (peur de perdre son travail), face au changement inattendu, le système, par essence interactionnel, va permettre de donner du sens. Indispensable aux activités quotidiennes des acteurs (Weik 1995 cité par Maurel 2010), il favorise la compréhension du contexte dans des situations où les stratégies et les objectifs sont toujours très labiles et réactifs au mode extérieur ; il permet ainsi la recherche de facilitateurs.

25L’existence de lien social est donc primordiale et peut être accompagnée par l’usage des TIC et des SI. Dans cette perspective, les dispositifs sociotechniques favorisent le passage de l’émotion à la pensée et le passage de la pensée à l’engagement comme le montre l’étude présentée plus avant. Elle cite des salariés qui se sont sentis plus engagés dans le travail pour 32 % (qu’il s’agisse de salariés d’entreprises de moins de 250 salariés ou de plus de 250 salariés). Les TIC ont ainsi été des facilitateurs de la mise en action. C’est bien grâce à leurs utilisations, que l’activité professionnelle a pu se (re)développer au sein d’un collectif et celui-ci a perduré. Ainsi, les TIC et les SI accompagnent véritablement l’activité professionnelle distante. Mais surtout, ils deviennent des éléments-clé de la mise en action, donc, des aides au processus de résilience individuelle. Parties prenantes d’un système d’écologie humaine, ces dispositifs favorisent également un processus de résilience collective : ils soutiennent les salariés, permettent le « faire ensemble », créent de la mémoire et de la traçabilité. Pendant la vague 1 de la Covid-19, l’usage des TIC et des SI a permis d’aider à réinventer une stratégie et un équilibre collectif au sein de l’organisation. Dès lors, moins vulnérable au contexte de crise, à l’instabilité économique et sociale, l’engagement collectif a été (re)trouvé – sous une autre forme. Notons que l’utilisation de ces équipements (éventuellement même en y incluant d’autres comme les smartphones) a commencé à modifier en profondeur les normes et les formes de communication interpersonnelles (Turkle 2020), et pas seulement dans la sphère privée. Il est important de garder à l’esprit que si les TIC peuvent accompagner un travail collectif distant, il est aussi nécessaire que les utilisateurs comprennent et apprennent les nouvelles règles communicationnelles afin de s’engager véritablement dans un collectif de travail.

26Plus encore, les TIC et les SI ont été aussi une réponse à la temporalité très courte imposée par l’irruption de la Covid-19. Nous l’avons évoqué plus avant, celle-là joue un rôle majeur dans la crise. Les organisations et les salariés ont dû (ré)agir. Et ce sont bien les dispositifs sociotechniques qui ont assisté le changement. Ils ont été une réponse technologique à la nécessaire gestion du temps, une réponse également à l’appétence professionnelle des salariés (à leur besoin de continuer coûte que coûte), une réponse efficace à un environnement mouvant (Mayère 2014). La crise sanitaire n’a pas laissé le temps (s’appeler régulièrement, faire plus de reporting, se partager le travail etc…) de l’apprentissage à de nouveaux usages (utiliser Teams, faire fonctionner un VPN, enregistrer dans le cloud…), au moins dans la vague 1. Les organisations et les salariés ont appris à marche forcée, portés par l’injonction de continuer à distance ou – éventuellement – de perdre son travail. Et dans la mise en place de ce changement, il y a eu de la résilience et des réussites : « les difficultés sont liées au passage à 50 % en télétravail, pas au télétravail en lui-même. » ; « C’est très bien ; on a de la chance de pouvoir le faire » ; « Très positif pour ma part, les réunions débouchent enfin sur des décisions » ; « plusieurs réunions d’équipes chaque jour de 15 à 30 minutes pour faire du lien pour les remontées et redescentes d’information au quotidien. D’une certaine façon, c’est la proximité qui n’existait pas auparavant » (Verbatim issu des résultats de l’enquête sur le télétravail au Technocentre de Renault, mai 2020) [11].

27C’est vraisemblablement cette nécessité d’action, couplée avec des outils plus performants, qui a manqué il y a 30 ans pour s’engager réellement dans le travail distant. Dans cette crise, la réponse des salariés et des organisations a été collective. Leur engagement dans le processus d’acceptation du changement a été mû par une intelligence réellement collective (Comtet 2012). La résilience ici revêt toutes les caractéristiques d’un collectif qui s’adapte à la structure pour tenir des objectifs. Mais le processus de résilience n’a pu avoir lieu qu’assisté par les TIC et les SI.

Conclusion

28Finalement, on peut dire que l’usage intensif des TIC et des SI durant la crise de la Covid-19 a souvent permis pour l’instant l’acceptation (en partie du moins) de cette dernière dans le contexte organisationnel actuel. Les liens sociaux professionnels ont été rétablis, différemment. Les pratiques se sont réellement modifiées – au moins à court et moyen termes.

29Ne versons pas non plus dans l’angélisme béat. Il suffit de lire les études d’avant la crise sanitaire mais aussi quelques-unes des enquêtes effectuées durant la crise pour s’en convaincre. Elles pointent les écueils de la continuité du travail distant pendant la vague 1 : difficulté de dissociation vie privée-vie professionnelle ; fatigue due à de mauvaises conditions de travail ; plus forte traçabilité et contrôle de l’activité ; problème de droit à la déconnexion : « Zéro info, 100 % boulot » ; « compliqué de rester constamment en télétravail » ; beaucoup trop de sollicitations, les collègues pensent que nous sommes systématiquement disponibles » ; « beaucoup trop de réunions qui s’enchainent » ; « mauvaises conditions de travail » ; « la charge de travail n’a pas été adaptée » ; « Quotidien difficile avec les enfants » (Verbatim issu des résultats de l’enquête sur le télétravail au Technocentre de Renault, mai 2020). Une autre étude très récente réalisée pendant la crise sanitaire [12] (Steidelmüller, Meyer, Müller 2020) met l’accent sur le risque avéré de télétravail en étant malade et en faisant du présentéisme car les entreprises contrôlent de travailleur distant…. « Overall, the results indicate a robust positive correlation between home-based telework and presenteeism while the likelihood for showing presenteeism increases with the intensity of doing telework. This supports our assumption based on previous research that employees working from home are more likely to engage in presenteeism as compared with employees working at the employer’s premises. Home-based telework involves less barriers to work despite illness ».

30Se révèle ainsi la nécessite d’une réelle réflexion autour de la restructuration de l’activité professionnelle dans une temporalité accélérée pour certains acteurs. En effet, la mise en œuvre réussie (quel que soit son niveau) d’une technologie par les acteurs doit être le résultat d’une adéquation entre des stratégies personnelles et collectives : « Seule cette approche critique permettra la mise en synergie des compétences des acteurs et donc la création de liens d’interdépendance. On peut penser qu’elle marquera l’évolution de la conduite de stratégies individuelles à la conduite de stratégies collectives efficaces, avec plus d’autonomie pour les salariés et moins de contrôles permanents à la tâche de la part de l’organisation. Il restera à penser le télétravail pour les personnels peu qualifiés en veillant à ne pas mettre en place une néo-taylorisation » (Kouloumdjian, Montandreau 1998 : 82).

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Mots-clés éditeurs : résilience collective, télétravail, accompagnement des TIC

Date de mise en ligne : 02/08/2021

https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.10279

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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