L’horizon philosophique dans lequel intervient Ágnes Heller est celui de la postmodernité : ce monde dans lequel, selon le mot de Zarathoustra redescendant des hauteurs de Sils-Maria, « Dieu est mort ». Derrière cette phrase, devenue aujourd’hui un slogan, il y a l’idée qu’il n’est pas de principe, de fondement en dernière instance, à partir duquel on pourrait ressaisir le monde dans sa totalité : ni raison, ni sujet, ni progrès, ni messie. Après plus d’un siècle de philosophie à coups de marteau, on sait que, derrière les promesses de ces idéaux, on ne trouve en définitive que des dispositifs de pouvoir et des structures de domination. Les grandes abstractions ne sont rien d’autre que les masques des intérêts, des passions souvent mauvaises et des rapports de force. « Dieu est mort », cela signifie d’abord que le monde des idées est redescendu sur terre et qu’ici-bas règne une violence nue que nous habillons d’idées majestueuses. Voilà la mascarade dévoilée. Le mieux qu’on puisse espérer dans cet orphelinat généralisé, c’est de forger des vérités et des valeurs relatives, temporaires et régionales. Il n’est plus de monde ou d’humanité, mais un archipel dont les îles abritent des peuplades disparates. Chacune parle un idiome particulier et intraduisible. L’une d’entre elles, l’Europe, s’est indûment poussée du col et a tenté de faire croire aux autres qu’elle était leur destin. Elle est aujourd’hui remise à sa place. Dans un tel monde, l’homme n’est qu’une interprétation particulière, une fiction destinée à l’oubli, tel un dessin sur le sable…