On ne peut imaginer deux lectures de Baudelaire plus différentes et néanmoins pertinentes, chacune dans son ordre, que celle de Roberto Calasso et celle d’Yves Bonnefoy, dont les deux livres ont paru à peu près en même temps, chez le même éditeur, dans deux collections différentes il est vrai.
Héritier spirituel de Mario Praz, mais aussi du Walter Benjamin de « Paris, capitale du xix
e siècle », Roberto Calasso, dans La Folie Baudelaire, semble prendre le grand poète de l’extérieur, comme un pôle magnétique dont le champ intense émane, capte et recèle tout ce que le mundus muliebris parfumé et voluptueux de Paris et une « vie moderne » choisie à rebours de la modernité industrielle du Second Empire contiennent de décadences savantes et de froissements douloureux. Delacroix, Ingres, Manet, Guys sont accordés à cette lyre de temps tardif, mais nous n’entendrions pas leur concert si l’archet baudelairien n’avait tiré de ses cordes d’aussi étranges accents. Dans le superbe crépuscule de la capitale gallicane et janséniste devenue du même mouvement une Rome impériale de débauche, de beauté et d’opiomanie, Calasso attribue au poète des Fleurs du mal, comme l’avait fait Sainte-Beuve, le Kiosque exotique, la « Folie » des parcs d’Hubert Robert où se concentre et s’affiche, dans sa bizarrerie provocatrice et séductrice, ce que le lecteur bourgeois des « Lundis » se refusait à voir et à savoir de Paris. Dans le même article qui ferma définitivement au poète les portes de l’Académie, Sainte-Beuve parlait aussi du monde de Baudelaire comme d’un « Kamtchatka »…