Le nom de Zeev Sternhell est connu de quiconque a dû se pencher, au cours de ses études supérieures, sur l’histoire politique de la France au second xixe siècle, ou sur celle du fascisme. Le débat qui l’a opposé à René Rémond sur l’interprétation du boulangisme, que l’historiographie républicaine avait réduit, sans plus, à un avatar du bonapartisme, et qu’il a proposé de comprendre comme un préfascisme, est demeuré célèbre, ainsi que sa thèse plus globale d’une origine française du fascisme. C’est dire si, au moment de commencer cette recension de son dernier livre, je me trouve écartelé entre le sentiment de ma propre dette intellectuelle envers son œuvre antérieure, et mon désaccord foncier avec les thèses qu’il fait siennes dans ce récent ouvrage.
Mieux vaut d’ailleurs sans doute parler de thèse au singulier, tant il en défend ici essentiellement une, qui est qu’au xxe siècle, le fascisme a prolongé la tradition d’hostilité aux Lumières et à la Révolution qui remonte au xviiie siècle, et qu’il baptise donc les anti-Lumières. Comme d’habitude chez lui, cette thèse est servie par une érudition impressionnante, qui, à elle seule, suffirait à rendre la lecture de ce livre indispensable à quiconque s’intéresse à ces questions. Selon lui, cette tradition intellectuelle était déjà toute constituée dès avant 1789 ; les positions essentielles étaient en fait occupées dès la Querelle des Anciens et des Modernes. Contre le culte du passé pratiqué par les Anciens, les Modernes défendaient le droit et la capacité des hommes à repartir à zéro, armés de leur seule raison, sans devoir, pour créer à leur tour, s’incliner passivement devant l’expérience des siècles antérieurs ; c’était déjà concevoir la possibilité d’un progrès linéaire de l’humanité…