Le prince de Ligne n’avait pas une très haute opinion de la vie littéraire de nos provinces ; connaissant la misère et l’isolement de Jean-Jacques Rousseau (qu’il admirait de tout son cœur), il lui avait rendu visite pour lui offrir asile sur ses terres ; Jean-Jacques n’ayant pas donné suite à cette invitation, le prince revint à la charge dans une lettre demeurée fameuse : « Pensez à ce que je vous ai proposé. On ne sait pas lire dans mon pays ; vous ne serez ni admiré ni persécuté. » Deux cent cinquante ans plus tard, il pourrait donc être plaisamment surpris de découvrir qu’il s’est trouvé ici non seulement une femme spirituelle et cultivée pour célébrer son génie, mais aussi une Académie royale de littérature pour rééditer cet ouvrage exquis. Vers la fin de sa vie, dans son exil viennois, il avait déjà été ravi de l’anthologie de ses écrits qu’avait compilée et présentée Madame de Staël (dont auparavant il avait gentiment moqué les idées parfois brouillonnes). Les femmes – et pas seulement celles qui ont des lettres et de l’esprit – ont toujours eu des bontés pour lui.
« Le prince de Ligne est le xviiie incarné », a dit Paul Morand. L’observation est tellement exacte que, dans sa vieillesse – c’est-à-dire durant les quinze premières années du xixe siècle –, notre prince fit véritablement figure de dernier survivant d’un âge disparu. Aujourd’hui, en revanche, c’est de cet aspect anachronique que nous nous sentons le plus proches.
Ligne partage bien des traits avec Mozart ; au sujet de ce dernier, Bernard Shaw a fait une remarque qu’il pourrait être pertinent de citer ici : la grandeur de Mozart n’est pas celle d’un innovateur, mais au contraire c’est d’avoir réussi à porter une tradition à son insurpassable point de perfection – « beaucoup de mozartiens enthousiastes ne peuvent souffrir que l’on dise de leur héros qu’il ne fut pas un fondateur de dynastie…