Notes
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[1]
Disponible à l’adresse suivante : https://fr.wikipedia.org/wiki/Simone_Veil, consultée le 10 mai 2021.
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[2]
Le Cours de la vie de l’homme ou L’Homme dans ses différents âges – © Photo RMN-Grand Paris – J.-G. Berizzi. [En ligne]. Disponible sur : L’Histoire par l’image, https://histoire-image.org/de/node/5532
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[3]
L’estampe est conservée à Paris à la Bibliothèque nationale.
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[4]
Vienne, Albertina. Dürer a écrit, manifestement bien plus tard : « J’ai fait ce portrait de moi devant un miroir en 1484. Je n’étais encore qu’un enfant » (trad. de l’auteure, d’après l’inscription autographe accompagnant le dessin).
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[5]
Autoportrait malade, Brême, Kunsthalle ; Autoportrait en Homme de douleur, New York, Metropolitan Museum ; Autoportrait nu, Weimar, musée du Château.
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[6]
Paris, musée du Louvre. L’inscription, « MIN SACH DIE, GAT ALS ES OBEN SCHTAT » (« Les choses m’arrivent comme il est écrit là-haut »), peut avoir de nombreux sens – dont celui de remettre à son père et au vouloir divin son avenir d’époux.
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[7]
Autoportrait aux gants, dit aussi Autoportrait au paysage, Madrid, musée du Prado. Inscription en allemand : « Das malt ich nach meiner gestalt / Ich war sechs und zwenzig Jor alt / Albrecht Dürer » (« J’ai peint ce tableau d’après mon aspect quand j’avais vingt-six ans. Albrecht Dürer »).
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[8]
Albrecht Dürer, Autoportrait au manteau de fourrure, signé et daté de 1500, Munich, Alte Pinakothek. [En ligne]. Disponible sur le site Bayerische Staatsgemäldesammlungen : Albrecht Dürer, Selbstbildnis im Pelzrock, 1500, Alte Pinakothek München, https://www.sammlung.pinakothek.de/en/artwork/Qlx2QpQ4Xq (mis à jour le 19 février 2020).
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[9]
L’inscription est en latin, langue des humanistes, et non plus en allemand, et la mention des couleurs ainsi formulée : « propriis… coloribus ».
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[10]
Ce qui est le but des écrits de Dürer, médités à partir du second séjour au moins à Venise, en 1505, qui aboutiront notamment à la publication des Quatre livres des proportions du corps humain peu après sa mort (Vier Bücher von menschlicher Proportion).
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[11]
Londres, National Gallery.
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[12]
Voir par exemple Hans Memling, Le Christ bénissant, 1478, Pasadena, Norton Simon Museum.
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[13]
« Je suis celui qui suis », Vulgate, Exode, III, 14.
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[14]
Dans La Vierge de la fête du Rosaire en 1506 (Prague, Galerie nationale), dans Le Martyre des 10 000 chrétiens en 1508 (Vienne, Kunsthistorisches Museum) et dans L’Adoration de la Sainte Trinité ou Retable Landauer, en 1511 (Vienne, Kunsthistorisches Museum), Dürer se représente debout, avec un papier, une pancarte, un cartouche portant son nom et la date.
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[15]
Autoportrait dans un cercle d’amis de Mantoue, 1602-1605, Cologne, musée Wallraf-Richartz ; Les Quatre Philosophes, 1611-1612, Florence, Galerie palatine (Palais Pitti).
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[16]
Sous la tonnelle de chèvrefeuille, autoportrait de Rubens avec Isabella Brant, 1609, Munich, Alte Pinakothek.
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[17]
« Petrus Paulus Rubens / Se ipsum expressit / A. D MDCXXIII / Ætatis Suae XXXXV » (« P. P. Rubens s’est peint lui-même en l’an de Dieu 1623 à l’âge de quarante-cinq ans »).
- [18]
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[19]
109,5 x 85 cm contre 87,5 x 62,2 cm pour la peinture de Londres, et 61,5 x 45 cm pour l’autoportrait de 1626, conservé à la Maison de Rubens (Rubenshuis) à Anvers.
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[20]
L’inscription, en latin, souligne l’origine, Les Andelys, et la double réussite en Italie et en France (le peintre officiel du roi) : « NICOLAVS POVSSINVS ANDELYENSIS ACADEMICVS ROMANVS PRIMVS/ PICTOR ORDINARIVS LUDOVICI IVSTI REGIUS GALLIÆ. ANNO Domini/1649. Romae. ÆTATIS SUÆ. 55 ».
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[21]
« Effigies Nicolai Poussini Andelyensis Pictoris. Anno Aetatis 56. Romae Anno jubilei » – l’âge que Poussin indique, cinquante-six ans, est juste, bien que le tableau ait été peint en vérité en 1649, puisque c’est la date du jubilé, 1650, qui est énoncée. Ce tableau est visible en ligne, sur le site des collections du musée du Louvre : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010065384 (dernière mise à jour le 22 octobre 2020).
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[22]
Une photographie de ce dessin est visible en ligne sur Wikimedia Commons : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Leonardo_da_Vinci_-_presumed_self-portrait_-_WGA12798.jpg (consulté le 10 mai 2021).
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[23]
Ce chiffre, exactement 31,54 cm, est obtenu à partir de la liste fournie à l’entrée « Autoportraits de Rembrandt » pour les années 1628, soit 7 tableaux, dont un seul, l’autoportrait de Boston, dépasse nettement les autres (89,7 cm). Tableaux pris en compte : Amsterdam, 1628-1629 ; Los Angeles, Getty Center, vers 1628 ; Munich, Alte Pinakothek, 1629 ; Boston, Isabella Stewart Gardner Museum ; Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum ; Indianapolis, The Clowes Fund Collection ; Stockholm, National Museum.
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[24]
Même source. 59,93 cm exactement. Tableaux pris en compte : Liverpool, Walker Art Gallery ; Paris, Grand Palais (dépôt) ; Glasgow, Kelvingrove Art Gallery and Museum ; Maastricht, coll. privée Noortman ; Paris, musée du Louvre (Autoportrait à la toque et à la chaîne d’or) ; Paris, musée du Louvre (Autoportrait à la chaîne en or) ; Berlin, Gemäldegalerie ; Florence, musée des Offices ; Cassel, Gemäldegalerie ; São Paulo, musée d’Art ; Devon Buckland Gallery ; Londres, Wallace Collection (autographie cependant incertaine) ; Paris, musée du Louvre (Autoportrait sur fond d’architecture).
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[25]
Idem 87,4 cm de haut exactement. Dresde, Gemäldegalerie (Autoportrait avec un butor) ; Londres, National Gallery ; Pasadena, Norton Simon Museum ; Ottawa, musée des Beaux-arts du Canada ; Coll privée ; Madrid Thyssen Bornemizsa ; Karlsruhe, Kunsthalle.
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[26]
Idem 87,59 cm de haut. Vienne, Kunsthistorisches Museum (112,1 x 81 cm) ; Cassel, Gemäldegalerie (autographie incertaine) ; Vienne, musée d’Histoire de l’art ; San Francisco, De Young Museum ; New York, The Frick Collection ; Washington, National Gallery of Art ; New York, The Metropolitan Museum ; Londres, Kenwood House, 1660 (Autoportrait aux deux cercles) ; Paris, musée du Louvre, 1660 (Autoportrait au chevalet) ; Amsterdam, Rijksmuseum ; Cologne, Wallraf-Richartz-Museum ; Florence, galerie des Offices ; La Haye, Mauritshuis ; Londres, National Gallery. Nous n’avons pas pris en compte l’Autoportrait du musée Granet, inachevé.
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[27]
De l’Autoportrait incliné en avant au Rembrandt aux cheveux crépus, gravures conservées au Rijksmuseum d’Amsterdam, ces autoportraits, à partir de 1626, mesurent moins de 5 cm de large sur moins de 5 cm de haut.
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[28]
Une photographie de ce tableau est visible en ligne sur Wikimedia Commons : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Rembrandt_Harmensz._van_Rijn_142.jpg (consulté le 10 mai 2021).
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[29]
La prise de vue aux rayons X du tableau renforce encore l’impression d’extrême vieillesse : comme si Rembrandt tâchait de faire le portrait-robot de ce qu’il pourrait devenir, s’il survivait, des années plus tard. Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Autoportrait_en_Zeuxis#/media/Fichier:Rembrandt_zeuxis_roentgen.jpg Indice fort de la perplexité suscitée par ce visage trop vieux, sur le site du Wallraf-Richartz-Museum, la notice du tableau contient une contradiction entre une première date avancée, 1663 (plus tardive que la date traditionnelle de 1662), et une seconde, plus bas, 1668 (voir https://www.wallraf.museum/sammlungen/barock/meisterwerke/rembrandt-harmenz-van-rijn-selbstbildnis-um-1668/das-meisterwerk/).
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[30]
Florence, musée des Offices.
Introduction : photographies de défunts.
1On posera d’abord une question, simple seulement en apparence.
2Soit un homme ou une femme célèbre, ou qui le fut ; et la nécessité de choisir une image – mais une seule – qui le ou la représente. Pour sa nécrologie ou dans un dictionnaire, par exemple.
3Quelle image choisit-on ?
4Pour cette unique représentation et à l’exception de cas particuliers, acteurs jeunes connus pour cette raison (Shirley Temple), l’enfance est exclue. L’apparence d’une personne ne semble chargée de sens qu’à partir du moment où elle a accompli ce pour quoi elle est devenue célèbre.
5À l’inverse, l’image des dernières années s’impose fréquemment. Elle est choisie quand la personne est demeurée fameuse jusqu’au terme de sa vie, de préférence aux traits que cette personne avait au moment des faits qui l’ont rendue célèbre. Sur la page Wikipédia de Simone Veil [1], la photographie de tête date de 1984 : ni la jeune fille emmenée en déportation (1944), ni la ministre de la Santé qui fit passer la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (1974), mais la femme à l’allure seyante, rassurante, de la maturité – et pas non plus, pour cette femme qui fut très belle, l’aspect du très grand âge (Veil est morte en 2017). Plus frappant encore : la photographie représentant Albert Einstein le jour de son soixante-douzième anniversaire, en 1951, en train de tirer la langue, recouvre, occulte le souvenir de ses autres images. Or les travaux essentiels d’Einstein datent des années 1905-1935.
6Montrer le dernier âge d’une personne repose sur une interprétation téléologique, que ce choix soit assumé ou inconscient. Une vie s’écoule, sa fin la transforme en destin.
7Mais il est clair que les trajectoires personnelles sont parfois fracturées et que la vieillesse, même égarée, peut donner un autre sens à l’action de la jeunesse et en condamner la mémoire.
8Ainsi de Philippe Pétain : l’image unique impossible à choisir serait celle du commandant à Verdun et au Chemin des Dames. Le maréchal instaurateur du régime de Vichy frappe d’une indignité rétrospective le soldat de la Première Guerre mondiale.
9Prenons un exemple contraire, celui de Charles de Gaulle. La vie de De Gaulle est plus uniformément héroïque, ou en tout cas moins caricaturalement contrastée. Même alors : est-ce le général, l’homme de l’Appel du 18 Juin et l’organisateur de la Résistance française qu’il faut célébrer ? De Gaulle a alors cinquante ans, à peine moins que Pétain à Verdun. Ou est-ce le président de la Ve République, septuagénaire revenu au pouvoir avec la crise algérienne et qui le quitte en 1969, à près de quatre-vingts ans, en laissant des souvenirs mitigés ?
10La question de l’image n’est bien entendu pas la seule. Dans le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse, deux entrées décrivent une seule vie – mais non pas une seule existence. L’entrée « Bonaparte » est ainsi rédigée : « né à Ajaccio (île de Corse) le 15 août 1769, mort au château de Saint-Cloud le 18 brumaire an VIII de la République française, une et indivisible (9 novembre 1799) ». Pour le reste, il faut aller voir à l’article « Napoléon ».
11Le contexte peut aussi être plus privé qu’un texte publié dans un journal ou qu’une notice de dictionnaire. Lors d’une table ronde à propos de la chapelle peinte par Mark Rothko, située à Houston près de la Menil Collection – il s’agit d’un lieu de méditation sans culte, il n’est dédié à aucun dieu –, le grand rabbin de France Haïm Korsia s’interrogeait sur les images admissibles par le judaïsme. Il n’excluait que celles qui jouent le rôle d’idoles. Et il ajoutait qu’à titre personnel et non plus doctrinal, il y avait pour lui un autre type de représentation intolérable : les photographies des défunts qu’on cimente quelquefois sur les tombes et qui figent en une plaque d’émail le souvenir d’existences par essence dynamiques, comme si elles avaient pour finalité de mener à cet aspect ultime, le seul, dès lors, dont on soit invité à se souvenir.
12Peut-être est-ce pour cela que les portraits de prestige signés par le studio Harcourt ont ou ont eu longtemps un succès considérable. Les stars y apparaissent sans âge ni personnalité : des icônes auxquelles le choix du noir et blanc confère une forme idéale, que la lumière magnifie dans un halo clair, auxquelles maquillage et retouches donnent un faux air de jeunesse si les modèles sont âgés et, s’ils sont jeunes, une maturité qui compense ce que leurs traits peuvent avoir d’indécis.
Les âges de la vie.
13Partant de cette question de l’image photographique, choisie par d’autres et en l’occurrence sans l’aval des modèles, on veut examiner ici comment la tradition visuelle occidentale a représenté les âges de la vie et comment les artistes – quelques-uns d’entre eux du moins – ont créé par le passé un ou des portraits d’eux-mêmes, à tel âge ou à tels âges.
14Une tradition datant des débuts de l’histoire de la gravure figure les âges de la vie sous la forme de degrés qui montent et descendent, inventant une image efficace pour un thème dont les origines remontent à Pythagore puis Galien. « L’escalier des âges » connaît au xviie et au xviiie siècle un succès considérable, qui culmine après les années 1800 en France et participe du succès des images d’Épinal : des feuilles volantes imprimées, coloriées au pochoir et vendues bon marché par colportage.
15Sur l’une de ces images, datée de 1826 [2], on distingue dix paliers dans « le cours de la vie de l’homme » – en réalité il s’agit aussi de celui de la femme, présente en tant que compagne.
16Se succèdent de gauche à droite, en montant puis en descendant au fil des décennies : l’âge de « puérilité » ou enfance, jusqu’à dix ans ; l’adolescence ; la jeunesse ; l’âge « viril » (la prise en compte de la femme est décidément subsidiaire…) ; la maturité ; puis un plateau ou sommet, de cinquante à soixante ans, dénommé l’âge « de discrétion » ; puis l’âge « déclinant », justement nommé puisque commence la descente ; celui de la « décadence » ; l’âge « caduc » (de quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans) ; la « décrépitude » ; et enfin la mort, tout en bas, qui survient tard, à cent ans, « âge d’imbécillité, ou d’enfance ».
17Le nombre des degrés étonne : à une époque où la mort interrompt souvent les vies dans l’enfance, aux accouchements ou encore à tout âge, lors d’épidémies, les images d’Épinal figurent des centenaires. Le chiffre rond est symbolique (dix paliers, comme le nombre de commandements du Décalogue), et il permet de distribuer l’image autour de l’arc abritant le Jugement dernier, qui doit inspirer l’existence. Dans cette organisation, cependant, la moitié de la vie est un désolant déclin, et il a dû falloir aux rédacteurs des légendes un peu d’imagination pour trouver les qualificatifs successifs des cinq décennies de sénescence. D’autres gravures adoptent des termes distincts, aussi dépréciatifs, pour cette moitié de vie : déclinaison, caducité. Au xviie siècle, une gravure attribuée à Henri Noblin le Jeune et titrée Misère humaine ou les Passions de l’homme détaille en légende les maux liés à ces âges tardifs : les maladies qui « prennent séance » (le sexagénaire), l’« humeur chagrine » (le septuagénaire), le « bâton marchant » (l’octogénaire), le dos « tout courbé » (nonagénaire) ; et de nouveau l’« imbécillité » des centenaires qu’enfin la mort frappe [3].
18La structure en escalier qui fonde ces images révèle une conception de ce qu’est la vie : elle commence comme une ascension – montée à l’éden, chemin clair et radieux ; se poursuit par un bref plateau ; puis, littéralement, elle prend la forme d’une descente aux enfers, cet enfer qui est représenté à gauche de la résurrection des corps, alors qu’étrangement le paradis n’est pas visible. L’escalier mène à une scène qui répète en miroir celle de la naissance et des premiers mois sur l’horizontale du bas : l’homme et la femme centenaires sont couchés dans un lit comme les nouveau-nés dans le berceau. L’esprit connaît le même cycle, revenant à l’ineptie puérile.
19Au début du xxie siècle, l’échelle des âges influence toujours l’imaginaire de la représentation de la vie. On ne figure plus des marches, mais la taille de l’individu vaut pour les degrés de son existence. Dans l’image reproduite ci-dessous, quatre étapes de croissance conduisent à une cinquième qui figure le nouvel âge idéal (trente ans ?), suivi de deux autres moments où le corps alourdi, puis rapetissé, représente la maturité (soixante ans ?) et la vieillesse (quatre-vingts ans ?). La sémantique est éloquente : le petit enfant à quatre pattes se redresse (s’humanise) à l’âge de l’école (le cartable sur le dos) et du jeu (du sport : un ballon de rugby). À vingt ans il est prêt à conquérir le monde, étudiant brandissant haut son diplôme. À trente, le voici en costume, la démarche calme, une serviette, qu’on imagine en cuir, à la main. La dégradation de son corps, par la suite, le reconduit à son passé : il penche vers la terre, comme le très petit enfant qu’il fut, et il souffre du dos. Il est proche de se coucher dans la tombe : RIP (requiescat in pace).
20Le topos persistant présente donc l’existence comme une montée vers un apogée – trente ans aujourd’hui, cinquante ans auparavant. Avant cet âge béni, elle n’est que préparation. Après l’acmé, elle n’est qu’amertume, déclin et ressassement.
L’autoportrait et le parti pris de l’âge.
21Ces préconceptions influencent l’autoportrait. Quand il se peint, l’artiste médite la transformation de son apparence et constate le passage du temps : son pinceau dresse l’état des lieux. Il ne s’agit pas seulement d’une méditation pour soi-même. Sauf s’il n’est pas destiné à être vendu, l’autoportrait livre et diffuse une iconographie dont l’artiste sait ou présume qu’elle influencera la façon dont le public apprécie les œuvres de la même époque : l’âge constaté du peintre permettra de conclure qu’il travaille dans la fougue de la jeunesse, au maximum de ses moyens, ou au contraire dans son déclin, voire aux approches dangereuses de « l’âge d’imbécillité ».
Albrecht Dürer : à la recherche de l’image glorieuse.
22Albrecht Dürer (1471-1528) dessine son premier autoportrait à treize ans : un buste, d’un travail un peu sec, exercice d’apprentissage sur un papier léger, émouvant comme l’artiste lui-même en fut conscient [4]. En recourant toujours au dessin, c’est-à-dire à un médium qui n’était pas alors destiné à la diffusion, il réalise d’autres portraits de lui, et à plusieurs reprises il s’y montre partiellement ou entièrement nu [5].
23Le premier autoportrait peint à l’huile date de 1493. Il a vingt-deux ans. C’est l’Autoportrait au chardon du musée du Louvre, peinture sur parchemin et de petite taille (56 x 44 cm). Le chardon, Mannstreu en allemand, désignant la fidélité de l’homme, on considère que l’artiste l’a exécuté alors qu’il accomplissait son premier voyage (1490-1494) et en vue du mariage que son père projetait alors pour lui [6] (il épousa Agnes Frey peu après son retour). Il s’agit donc d’une œuvre destinée, comme les dessins, à un usage privé.
24Cinq ans plus tard, à vingt-six ans, Dürer se peint, sans symbole intime apparent, sur une toile et non plus sur un parchemin, mais dans un format encore relativement modeste : 52 cm sur 41 cm [7].
25Puis en 1500, date ronde, celle du siècle, le voici encore [8], dans un format cette fois plus grand : 67 cm sur 48,9 cm, sur bois – matériau plus pérenne – et avec, écrit Dürer à même la surface du tableau, « des couleurs appropriées [9] » : préoccupation mimétique ou, de nouveau, souci de durabilité ?
26À deux ans seulement de distance, donc, deux tableaux à destination publique… Car les peintures ont appartenu à une instance officielle, le Conseil de Nuremberg. On ne sait quand ni comment la première fut acquise, mais le Conseil l’avait depuis longtemps en sa possession quand, en 1636, il la donna au roi Charles Ier d’Angleterre. Pour la seconde, on sait plus sûrement qu’elle fut cédée au Conseil par Dürer lui-même.
27L’autoportrait de 1500 est-il venu « corriger » l’image que Dürer donnait de lui dans le précédent tableau, aujourd’hui au Prado, qui pourrait ne lui avoir plus convenu, deux ans plus tard – ou un peu davantage, si la date inscrite est symbolique ? Par la composition et le décor, la peinture précédente, conservée à Madrid, s’inscrit dans la tradition flamande, donc une tradition étrangère, au moment où naît l’idée d’une spécificité nationale germanique et, pour Dürer, le projet de fonder un « art allemand [10] ». Le modèle peint de trois quarts et, sur le côté, la fenêtre ouvrant sur un paysage en font l’héritière d’une formule compositionnelle utilisée par la génération qui a suivi Van Eyck (ainsi Dirk Bouts dans un Portrait de jeune homme en 1462 [11]) et qui, au moment où un nouveau siècle commençait, a pu paraître subitement obsolète.
28Aussi l’autoportrait de 1500 rompt-il doublement avec le tableau qui précède. Il ne comporte plus d’ouverture sur l’extérieur, Dürer s’y représente de face – position traditionnellement réservée à Dieu [12] ; il imagine sa posture et conçoit sa chevelure de façon à ménager une parfaite symétrie ; il ose fixer du regard le spectateur – comme Dieu peut regarder les humains, de nouveau – et il ramène par le geste de sa main d’artiste le monde à lui, ou y affirme tout au moins sa présence : ego sum qui sum, semble-t-il dire, en quelque sorte [13].
29Le tableau est le dernier où le peintre se représente, à l’huile, de façon autonome, c’est-à-dire hors de toute composition dévotionnelle ou narrative [14]. Il lui reste pourtant encore vingt-huit ans à vivre, soit presque la moitié de sa vie et l’essentiel de son existence d’adulte.
30Il n’est probablement pas très risqué d’affirmer ce qui suit : Albrecht Dürer n’a pas peint « des » autoportraits ; il a peint, il a voulu laisser au monde, ou du moins à la ville où il était né et où il a vécu et travaillé, une image de lui et une seule, parfaite ; l’apothéose magnifique de ce qu’il était ou voulait être. Il a saisi son aspect en l’idéalisant, à l’âge du Christ, ou à peu de chose près, au moment de la Passion, et il l’a fait à une date – c’est du moins celle qu’il a inscrite – également symbolique, un millénaire et demi après la naissance du Sauveur.
31Deux faits confortent cette hypothèse. L’un est le signe léger d’un commencement de dégradation physique : le recul des cheveux sur le haut du front de ce visage autrement parfait. Dürer a perçu cette calvitie naissante, il s’en est soucié, puisqu’il l’a reproduite. On peut imaginer qu’elle fut pour lui un avertissement de l’urgence qu’il y avait à fixer son apparence. Le second est le fait que le tableau – qu’il s’agisse d’histoire ou de légende n’importe pas en l’occurrence – ait été continûment exposé au public, à Nuremberg, après la mort de l’artiste et jusqu’en 1805, où il fut vendu à la collection royale de Bavière. Dürer a donc atteint son but : c’est bien ce portrait-là, à l’exception de tout autre, qui fut donné à voir aux générations postérieures.
Rubens et Poussin : le statut de l’image ultime.
32Un siècle plus tard, le Flamand Pierre Paul Rubens (1577-1640), dont la carrière se déroule en Italie, en France, en Espagne, en Angleterre, et non seulement dans les Pays-Bas du Sud, est conscient de la nécessité d’élaborer un autoportrait qui le flatte. Les autoportraits à l’huile de Rubens s’échelonnent entre 1602 et la fin de sa vie. Les premiers, au commencement du siècle, le représentent en compagnie d’humanistes [15] ou avec son épouse [16]. Ils célèbrent une réussite et un bonheur personnels, l’amitié combinée avec l’amour fraternel, le mariage, mais ils livrent aussi une image flatteuse : celle d’un intellectuel, d’un mari modèle. Puis trois autres tableaux le figurent tout seul. Le premier est une commande destinée au futur Charles Ier d’Angleterre : il s’agit donc d’une image incontestablement promotionnelle. Le peintre, comme il l’inscrit lui-même sur le tableau, a quarante-cinq ans [17]. Il se représente vêtu de noir, en gentilhomme, l’air altier, le cheveu roux (un vaste chapeau masque son crâne dégarni) et la bouche vermeille : les marqueurs, selon la médecine du temps, d’un tempérament « sanguin » caractéristique du glorieux « âge viril » (les trente ans que Rubens a largement dépassés), mais qui demeurent chez lui comme des traits consubstantiels puisque le patronyme Rubens, en latin, signifie « rouge ». La jeunesse de Rubens est éternelle, ou du moins sa fougue demeure-t-elle et demeurera-t-elle inentamée, proclame le tableau [18].
33Comme pour Dürer avec l’Autoportrait au manteau de fourrure, l’Autoportrait de 1623 fige l’image de Rubens. Nous en connaissons des variantes – à vrai dire, le deuxième autoportrait connu du peintre, en 1628, n’en est qu’une dérivation – et le peintre le fit graver. Mais Rubens, dix-sept ans plus tard, produit une dernière image de lui, constat de son état physique d’alors. Le tableau, conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne, est le plus grand des trois autoportraits de la maturité [19]. Le peintre s’y figure avec un cadrage élargi, à mi-jambes, appuyé sur une canne, le visage évidemment vieilli, la peau lâche et le regard usé. Son costume est noble et l’une de ses mains, gantée : il reste un gentilhomme – il ne se figure pas en peintre –, mais un gentilhomme fatigué. Ce portrait-ci, memento possible d’une « vie réussie » et avertissement intime d’avoir à mourir, n’est pas gravé.
34La tentation de l’image unique et contrôlée marque encore l’œuvre de Nicolas Poussin (1594-1665), qui appartient à la génération suivante.
35Le Français n’est pas un peintre de portrait. Il pratique la « grande peinture », celle qui raconte des histoires, et il se plaît aux paysages à la fin de sa vie. Dès la fin des années 1640, il se sait souffrant, atteint d’un tremblement qui va l’obliger à abandonner ses pinceaux. À cinquante-six ans, il cède à l’insistance d’un premier puis d’un second commanditaire, qui sont tous deux des amis chers, Paul Fréart de Chanteloup et Jean Pointel, et réalise en quelques mois deux autoportraits, des huiles sur toile dont la plus grande, conservée à Paris, fixe son apparence pour la postérité. Les deux tableaux portent une inscription qui précise son âge, son origine (il est normand, né aux Andelys), le lieu où il vit et peint (Rome), ainsi que la date. On considère que le tableau du Louvre a été peint en premier, celui de Berlin étant destiné à ne pas rendre jaloux Pointel. Cependant, l’inscription de cette dernière peinture porte la date 1649 et précise que Poussin a cinquante-cinq ans [20], tandis que l’autoportrait du Louvre indique l’année du jubilé, 1650, soit de nouveau un chiffre rond et symbolique [21].
Léonard et Rembrandt, des vieillards avant l’heure.
36Les autoportraits de Poussin montrent un homme mûr, vêtu d’une sobre robe noire, tenant à la main un portefeuille de dessins (version du Louvre) ou un porte-crayon et un traité esthétique (version de Berlin) : un homme vieillissant, certes, mais au travail et dont le corps (les cheveux drus, bruns, à peine marqués de touches de gris dans le tableau allemand) ne montre aucun signe d’empêchement. Le peintre se donne à voir alors qu’il se sait souffrant, mais au moment où personne ne peut encore faire le constat de sa dégradation.
37Un tel choix est sans doute le plus fréquent, au moins dans les périodes anciennes : il ne fait pas bon alors, pour un artiste, livrer de soi une image déclinante.
38Toutefois, il arrive aussi que des peintres assument leur vieillissement ou même qu’ils le devancent : qu’ils se représentent avant l’heure en vieillards, élaborant une contre-figure héroïque et glorieuse, elle aussi, mais située à la marge finissante de la vie.
39Léonard de Vinci (1452-1519) appartient à une génération où le portrait est encore le privilège des grands : princesses et princes, belles aimées par ces princes. Nous ne possédons de l’artiste aucun autoportrait à l’huile, mais un dessin à la sanguine conservé à Turin [22] et qui représente un visage à la barbe et aux cheveux longs est regardé comme autographe et traditionnellement désigné comme l’image de Léonard par lui-même. Les experts le datent de 1512-1515.
40Or dans ce dessin, le dessus du crâne chauve, les traits marqués, le nez rude, les lèvres minces, les rides d’amertume et les poches sous les yeux aux sourcils en broussaille – tous les traits – montrent un homme qui paraît bien plus âgé que ne l’est Léonard de Vinci en 1512 (il a soixante ans) ou même à sa mort en 1519. Portrait idéal et purement imaginaire, alors ? La comparaison avec une peinture de Raphaël montre qu’il n’en est rien : dans le célèbre Parnasse au palais du Vatican, la physionomie que Raphaël prête à Platon est regardée comme un portrait de Léonard de Vinci. Et l’apparence du modèle est, en plus jeune, celle qu’on voit sur l’Autoportrait de Turin : mêmes cheveux longs, même calvitie sommitale commençante, même barbe.
41En réalité, Léonard, loin de s’épargner, aime à se représenter plus vieux que nature : en patriarche ou Dieu le Père, dépassant pour ainsi dire les âges humains. Il est possible que, réputé pour sa beauté dans sa jeunesse, il ait choisi de souligner plutôt que de dissimuler son vieillissement à mesure que son apparence s’altérait, qu’il ait voulu imposer de lui, qui fut un élégant et séduisant adolescent, l’image d’un noble vieillard avant l’heure. De plus, si le dessin a été exécuté avant le départ de l’artiste pour la France en 1516, cette sénescence affirmée est peut-être aussi une réponse à la situation où il se trouvait alors, doyen, de beaucoup, d’une scène dominée par des générations bien plus jeunes, celles de Michel-Ange (né en 1475), de Raphaël (1483) et, à Venise, de Titien (né sans doute à la fin des années 1480). Il se pose en sage, et en père – fondateur – de l’art.
42Rembrandt (1606-1669) est le peintre qui a le plus systématiquement exploré, ou peut-être exploité, sa propre apparence. De 1625 ou 1628 à sa mort, il est l’auteur d’une quarantaine d’autoportraits à l’huile, outre des dessins et des gravures, certains cadrés sur son visage, d’autres le représentant déguisé, au début de sa vie, par exemple, en mendiant. Par sa continuité et sa densité, cette exploration nous intéresse comme une expérience introspective, le journal de la perception qu’un homme a de son corps et de ses transformations. Mais les autoportraits ont aussi permis à Rembrandt, tout au long de sa carrière, d’abord de se passer de modèles qu’il ne pouvait payer, puis dans le milieu calviniste où il vivait, de pratiquer une peinture sans sujet historié et qui fasse de la matière, la facture, la forme, les vrais critères d’appréciation d’un tableau.
43Notre étude ne portant pas sur les autoportraits mais sur leur rapport avec l’âge, on dressera ce constat : le format de ces tableaux grandit à mesure que l’âge de Rembrandt augmente.
44Les autoportraits de jeunesse sont de petite taille, une trentaine de centimètres de haut en moyenne, avec un cadrage borné à la tête ou au haut du buste [23]. Dans la décennie 1630, la composition s’élargit (buste entier) et avec elle le format, presque 60 cm de haut [24]. En 1639, l’Autoportrait avec un butor de la Gemäldegalerie de Dresde marque un net accroissement (120,7 cm de haut) et, jusqu’en 1645, la hauteur moyenne est d’un peu plus de 87 cm [25]. Cette moyenne reste identique après 1652 [26] (on ne connaît pas d’autoportrait pour la période 1645-1652), mais à cette époque, Rembrandt peint quatre sur cinq des plus vastes tableaux où il se montre lui-même, des œuvres cadrées aux cuisses et hautes de plus d’un mètre : il s’agit du Grand Autoportrait, bien nommé, de Vienne (111,2 cm), de l’Autoportrait aux deux cercles de Kenwood House (114,3 cm), de l’Autoportrait au chevalet du Louvre (111 cm), et du plus considérable, l’Autoportrait au tablier jaune de la Frick Collection de New York (133,7 cm de haut).
45Premier constat : les changements de format ne correspondent pas à des décennies. Les agrandissements qu’on constate avec l’Autoportrait de Liverpool (69,7 cm, 1630-1631), puis avec l’Autoportrait avec un butor – agrandissements que confirment les œuvres suivantes – ne suivent pas la logique des marches décennales dans les âges de la vie, autrement dit à des anniversaires symboliques. Les variations tiennent à un mixte de considérations biographiques, économiques et sans doute psychologiques.
46Ainsi, le petit format des autoportraits de jeunesse, à la fin des années 1620, alors que Rembrandt est encore fixé à Leyde, s’explique peut-être non seulement par la modestie d’un artiste débutant, doutant de son droit à se peindre lui-même, mais davantage encore par le coût du matériau : du chêne qui, une fois préparé, coûterait cher dans de grandes dimensions, alors que le peintre a des moyens financiers encore modestes et qu’il n’est pas certain de vendre. Précédée par de minuscules eaux-fortes de son visage exprimant différentes émotions [27], cette série à l’huile vise sans doute aussi, cependant, à donner des modèles à copier aux premiers élèves que le jeune maître admet auprès de lui.
47La décennie 1630 est celle des grands changements : mort du père, installation à Amsterdam, mariage, constitution d’une clientèle, premières commandes importantes. L’augmentation du format s’inscrit dans ce contexte : Rembrandt, assuré par cette réussite, mesure l’enjeu de diffuser son image, il peut payer ses matériaux, il vend.
481639, l’année du premier très grand autoportrait (celui où il se représente avec un butor), est aussi celle du déménagement dans une grande et belle maison : sa première épouse, Saskia, se porte encore bien – tout semble sourire à celui qui est sans conteste un maître reconnu. L’augmentation de format, décidément, est proportionnelle à la confiance du peintre en ses capacités et à la conviction que ses créations, y compris celles, de grand format, qui le représentent, trouveront preneurs.
49Mais cette dernière raison ne vaut plus – ou vaut moins – pour les autoportraits tardifs de Rembrandt, à une époque, à partir des années 1650, où les amateurs de sa peinture sont moins nombreux. Le grand nombre d’autoportraits peints à cette époque (seize sont achevés entre 1652 et la mort du peintre), dont quatre sont d’un vaste format, supposant un long travail, correspond alors, peut-on présumer, au besoin de continuer à peindre malgré l’absence de commandes et à celui d’imposer de soi, dans cette adversité, une image dramatique et puissante. Cette image est celle, non pas d’un érudit comme Poussin, non d’un philosophe comme Léonard, mais d’un vieillard en tenue de peintre, rivé à son chevalet.
50Or une telle apparence, qui souligne le délabrement du corps autant que la fonction ou la passion qui fait vivre, est fixée par Rembrandt à une date si précoce qu’elle en devient, comme chez Léonard, suspecte : l’Autoportrait au tablier jaune de la Frick Collection, le plus grand des autoportraits, qui date de 1658, est peint alors qu’il n’a que cinquante-deux ans. Saskia est morte, il vit avec sa nouvelle compagne Hendrickje – la belle femme représentée en Bethsabée au bain quatre ans plus tôt –, et ses enfants, un fils de dix-sept ans, qu’il a eu de Saskia, et une fille de quatre ans, née de Hendrickje : on peine à croire à l’image de vieux roi déchu et solitaire que veut donner ce tableau, évidemment magnifique et exécuté, incontestablement, dans une période économique très pénible pour le peintre. Cinq ans plus tard, l’Autoportrait en Zeuxis du Wallraf-Richartz-Museum de Cologne [28] nous rapproche de la mort de Rembrandt, mais celui-ci n’a encore que cinquante-six ou cinquante-sept ans et il lui reste sept ans à vivre (il meurt à la fin de l’année 1669, le 4 octobre). Or le tableau, d’une part, raconte la mort d’un célèbre artiste grec qui agonise d’avoir trop ri en peignant une vieille femme – la vieillesse riant de la vieillesse –, d’autre part, il donne à Zeuxis les traits de Rembrandt sur ses autoportraits, mais en exagérant la sénescence de sa physionomie jusqu’à donner du peintre l’image d’un grand vieillard tremblant [29].
Conclusion.
51On pourrait, sans doute utilement, prolonger et étendre cette étude en la faisant porter sur d’autres artistes plus proches de nous dans le temps. Pablo Picasso (1881-1973), avec la complicité de son ami, le photographe Edward Quinn, a construit dans les années 1950 et 1960 l’image d’un créateur non pas vieux, mais solaire, en short, marcel ou torse nu ; une force de la nature – buste épais, poilu, bronzé –, amuseur se plaisant à amuser, entouré de femmes, et dont l’énergie s’exprime dans un corps à corps sexuel avec les tableaux. La question mériterait autant d’être posée pour les artistes femmes : si, aux époques anciennes, la perte de la beauté juvénile paraît, pour elles, presque une faute de goût – la portraitiste Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842) se peint pour la dernière fois en 1790, à trente-cinq ans [30], alors qu’il lui reste un demi-siècle à vivre –, Louise Bourgeois (1911-2010), en un temps où la carrière de ses consœurs prend son essor plus tard que celle des hommes, cultive son image de vieille femme indigne, en salopette et béret masculin sur la tête, ou tenant dans ses mains la sculpture Fillette, un pénis aux dimensions démesurées.
52La question de l’âge et de l’image qu’en donnent les peintres ne saurait en réalité être abordée simplement et encore moins en fonction d’un système qui prétendrait l’expliquer. Elle dépend du rapport que les individus entretiennent avec le temps et leur propre vieillissement, c’est-à-dire de leur angoisse face au déclin et à la mort, ou de la paix relative qu’ils éprouvent devant ce qui est le cycle de la vie. La manière dont les artistes l’appréhendent varie selon qu’ils appartiennent à une génération qui continue à bénéficier de la faveur du public ou que celui-ci, au contraire, préfère les œuvres de plus jeunes. Elle est liée aux préjugés de leur époque : le regard que l’on porte sur le grand âge, vu comme le moment de la sagesse ou celui d’une inéluctable régression. Elle dépend enfin du fait que chaque artiste s’approprie ou non ces préconceptions. Certains y adhèrent et refusent de transmettre une image d’eux-mêmes qu’ils jugent en effet dégradée (Dürer, Rubens, Poussin, ou encore Vigée Le Brun). D’autres rusent avec les a priori négatifs et les retournent le cas échéant. Anticipant la vieillesse, ils en élaborent avant l’heure une vision idéale (Léonard de Vinci) ; ils assument le pire au point de faire de la représentation de leur corps en train de se défaire le sujet même de leurs œuvres (Rembrandt) ; et ils revendiquent cette apparence ultime, comme le point conclusif et la résolution manifeste d’une destinée (Bourgeois).
Mots-clés éditeurs : peinture, stratégies artistiques, âge moderne, autoportrait, vieillesse
Mise en ligne 07/10/2021
https://doi.org/10.3917/commu.109.0035Notes
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[1]
Disponible à l’adresse suivante : https://fr.wikipedia.org/wiki/Simone_Veil, consultée le 10 mai 2021.
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[2]
Le Cours de la vie de l’homme ou L’Homme dans ses différents âges – © Photo RMN-Grand Paris – J.-G. Berizzi. [En ligne]. Disponible sur : L’Histoire par l’image, https://histoire-image.org/de/node/5532
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[3]
L’estampe est conservée à Paris à la Bibliothèque nationale.
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[4]
Vienne, Albertina. Dürer a écrit, manifestement bien plus tard : « J’ai fait ce portrait de moi devant un miroir en 1484. Je n’étais encore qu’un enfant » (trad. de l’auteure, d’après l’inscription autographe accompagnant le dessin).
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[5]
Autoportrait malade, Brême, Kunsthalle ; Autoportrait en Homme de douleur, New York, Metropolitan Museum ; Autoportrait nu, Weimar, musée du Château.
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[6]
Paris, musée du Louvre. L’inscription, « MIN SACH DIE, GAT ALS ES OBEN SCHTAT » (« Les choses m’arrivent comme il est écrit là-haut »), peut avoir de nombreux sens – dont celui de remettre à son père et au vouloir divin son avenir d’époux.
-
[7]
Autoportrait aux gants, dit aussi Autoportrait au paysage, Madrid, musée du Prado. Inscription en allemand : « Das malt ich nach meiner gestalt / Ich war sechs und zwenzig Jor alt / Albrecht Dürer » (« J’ai peint ce tableau d’après mon aspect quand j’avais vingt-six ans. Albrecht Dürer »).
-
[8]
Albrecht Dürer, Autoportrait au manteau de fourrure, signé et daté de 1500, Munich, Alte Pinakothek. [En ligne]. Disponible sur le site Bayerische Staatsgemäldesammlungen : Albrecht Dürer, Selbstbildnis im Pelzrock, 1500, Alte Pinakothek München, https://www.sammlung.pinakothek.de/en/artwork/Qlx2QpQ4Xq (mis à jour le 19 février 2020).
-
[9]
L’inscription est en latin, langue des humanistes, et non plus en allemand, et la mention des couleurs ainsi formulée : « propriis… coloribus ».
-
[10]
Ce qui est le but des écrits de Dürer, médités à partir du second séjour au moins à Venise, en 1505, qui aboutiront notamment à la publication des Quatre livres des proportions du corps humain peu après sa mort (Vier Bücher von menschlicher Proportion).
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[11]
Londres, National Gallery.
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[12]
Voir par exemple Hans Memling, Le Christ bénissant, 1478, Pasadena, Norton Simon Museum.
-
[13]
« Je suis celui qui suis », Vulgate, Exode, III, 14.
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[14]
Dans La Vierge de la fête du Rosaire en 1506 (Prague, Galerie nationale), dans Le Martyre des 10 000 chrétiens en 1508 (Vienne, Kunsthistorisches Museum) et dans L’Adoration de la Sainte Trinité ou Retable Landauer, en 1511 (Vienne, Kunsthistorisches Museum), Dürer se représente debout, avec un papier, une pancarte, un cartouche portant son nom et la date.
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[15]
Autoportrait dans un cercle d’amis de Mantoue, 1602-1605, Cologne, musée Wallraf-Richartz ; Les Quatre Philosophes, 1611-1612, Florence, Galerie palatine (Palais Pitti).
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[16]
Sous la tonnelle de chèvrefeuille, autoportrait de Rubens avec Isabella Brant, 1609, Munich, Alte Pinakothek.
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[17]
« Petrus Paulus Rubens / Se ipsum expressit / A. D MDCXXIII / Ætatis Suae XXXXV » (« P. P. Rubens s’est peint lui-même en l’an de Dieu 1623 à l’âge de quarante-cinq ans »).
- [18]
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[19]
109,5 x 85 cm contre 87,5 x 62,2 cm pour la peinture de Londres, et 61,5 x 45 cm pour l’autoportrait de 1626, conservé à la Maison de Rubens (Rubenshuis) à Anvers.
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[20]
L’inscription, en latin, souligne l’origine, Les Andelys, et la double réussite en Italie et en France (le peintre officiel du roi) : « NICOLAVS POVSSINVS ANDELYENSIS ACADEMICVS ROMANVS PRIMVS/ PICTOR ORDINARIVS LUDOVICI IVSTI REGIUS GALLIÆ. ANNO Domini/1649. Romae. ÆTATIS SUÆ. 55 ».
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[21]
« Effigies Nicolai Poussini Andelyensis Pictoris. Anno Aetatis 56. Romae Anno jubilei » – l’âge que Poussin indique, cinquante-six ans, est juste, bien que le tableau ait été peint en vérité en 1649, puisque c’est la date du jubilé, 1650, qui est énoncée. Ce tableau est visible en ligne, sur le site des collections du musée du Louvre : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010065384 (dernière mise à jour le 22 octobre 2020).
-
[22]
Une photographie de ce dessin est visible en ligne sur Wikimedia Commons : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Leonardo_da_Vinci_-_presumed_self-portrait_-_WGA12798.jpg (consulté le 10 mai 2021).
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[23]
Ce chiffre, exactement 31,54 cm, est obtenu à partir de la liste fournie à l’entrée « Autoportraits de Rembrandt » pour les années 1628, soit 7 tableaux, dont un seul, l’autoportrait de Boston, dépasse nettement les autres (89,7 cm). Tableaux pris en compte : Amsterdam, 1628-1629 ; Los Angeles, Getty Center, vers 1628 ; Munich, Alte Pinakothek, 1629 ; Boston, Isabella Stewart Gardner Museum ; Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum ; Indianapolis, The Clowes Fund Collection ; Stockholm, National Museum.
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[24]
Même source. 59,93 cm exactement. Tableaux pris en compte : Liverpool, Walker Art Gallery ; Paris, Grand Palais (dépôt) ; Glasgow, Kelvingrove Art Gallery and Museum ; Maastricht, coll. privée Noortman ; Paris, musée du Louvre (Autoportrait à la toque et à la chaîne d’or) ; Paris, musée du Louvre (Autoportrait à la chaîne en or) ; Berlin, Gemäldegalerie ; Florence, musée des Offices ; Cassel, Gemäldegalerie ; São Paulo, musée d’Art ; Devon Buckland Gallery ; Londres, Wallace Collection (autographie cependant incertaine) ; Paris, musée du Louvre (Autoportrait sur fond d’architecture).
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[25]
Idem 87,4 cm de haut exactement. Dresde, Gemäldegalerie (Autoportrait avec un butor) ; Londres, National Gallery ; Pasadena, Norton Simon Museum ; Ottawa, musée des Beaux-arts du Canada ; Coll privée ; Madrid Thyssen Bornemizsa ; Karlsruhe, Kunsthalle.
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[26]
Idem 87,59 cm de haut. Vienne, Kunsthistorisches Museum (112,1 x 81 cm) ; Cassel, Gemäldegalerie (autographie incertaine) ; Vienne, musée d’Histoire de l’art ; San Francisco, De Young Museum ; New York, The Frick Collection ; Washington, National Gallery of Art ; New York, The Metropolitan Museum ; Londres, Kenwood House, 1660 (Autoportrait aux deux cercles) ; Paris, musée du Louvre, 1660 (Autoportrait au chevalet) ; Amsterdam, Rijksmuseum ; Cologne, Wallraf-Richartz-Museum ; Florence, galerie des Offices ; La Haye, Mauritshuis ; Londres, National Gallery. Nous n’avons pas pris en compte l’Autoportrait du musée Granet, inachevé.
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[27]
De l’Autoportrait incliné en avant au Rembrandt aux cheveux crépus, gravures conservées au Rijksmuseum d’Amsterdam, ces autoportraits, à partir de 1626, mesurent moins de 5 cm de large sur moins de 5 cm de haut.
-
[28]
Une photographie de ce tableau est visible en ligne sur Wikimedia Commons : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Rembrandt_Harmensz._van_Rijn_142.jpg (consulté le 10 mai 2021).
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[29]
La prise de vue aux rayons X du tableau renforce encore l’impression d’extrême vieillesse : comme si Rembrandt tâchait de faire le portrait-robot de ce qu’il pourrait devenir, s’il survivait, des années plus tard. Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Autoportrait_en_Zeuxis#/media/Fichier:Rembrandt_zeuxis_roentgen.jpg Indice fort de la perplexité suscitée par ce visage trop vieux, sur le site du Wallraf-Richartz-Museum, la notice du tableau contient une contradiction entre une première date avancée, 1663 (plus tardive que la date traditionnelle de 1662), et une seconde, plus bas, 1668 (voir https://www.wallraf.museum/sammlungen/barock/meisterwerke/rembrandt-harmenz-van-rijn-selbstbildnis-um-1668/das-meisterwerk/).
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[30]
Florence, musée des Offices.