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Article de revue

Rêves de confins. Esquisses sur la vie onirique au temps du Covid-19 et du confinement (entretien avec Jacqueline Carroy)

Pages 227 à 243

Notes

  • [1]
    Au regard des règles typographiques en vigueur, il nous faut justifier l’absence de majuscule ici. Essayant de faire dialoguer à nouveau l’histoire, la psychanalyse et les sciences sociales autour de notre vie inconsciente, nous avons pris le parti de ne pas d’emblée hypostasier l’inconscient. Nous ne souhaitons pas l’essentialiser, le penser comme une substance, mais comme un espace de relations en constant devenir. Ajoutons que l’inconscient des psychanalystes, des sociologues, des anthropologues et des historiens n’est pas le même et que nous souhaitons ici travailler à davantage de convergence.
  • [2]
    Bernard Lahire et Hervé Mazurel (dir.), Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales, n° 4, « La société des rêves », Paris, Anamosa, 2018, et Hervé Mazurel, L’Inconscient ou l’Oubli de l’histoire. Profondeurs et métamorphoses de la vie affective, Paris, La Découverte, mars 2021.
  • [3]
    Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich (1966), Paris, Payot, 2004.
  • [4]
    Association de formation psychanalytique et de recherches freudiennes, fondée en 1995 par Maud Mannoni avec des psychanalystes issus du CFRP.
  • [5]
    Jacques Lacan, « Entretien avec Madeleine Chapsal », L’Express, n° 310, 31 mai 1957.
  • [6]
    Cornélius Castoriadis, « Freud, la société, l’histoire », Les Carrefours du labyrinthe. IV, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 2007 [1996], p. 179.
  • [7]
    Monique David-Ménard, Deleuze et la psychanalyse : l’altercation, Paris, PUF, 2005, p. 21-30.
  • [8]
    Gilles Deleuze, « Cinq propositions pour la psychanalyse », L’Île déserte et autres textes : textes et entretiens, 1953-1974, Paris, Éd. de Minuit, 2002, p. 382. Voir aussi : Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. I, L’Anti-Œdipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972.
  • [9]
    Norbert Elias, La Société des individus, Paris, Pocket, 1997 [1987]. Voir aussi Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003 [1997], p. 198.
  • [10]
    Bernard Lahire, L’Interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte, 2018.
  • [11]
    Roger Bastide, Le Rêve, la transe et la folie, Paris, Seuil, 2003 [1972], p. 48.
  • [12]
    Id., Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion, 1977 [1965], p. 9.
  • [13]
    Je songe ici, par exemple, à DreamBank, cette immense banque de rêves lancée aux États-Unis par William Domhoff et Adam Schneider, riche de 20 000 récits de rêves de femmes, d’hommes et d’enfants écrits juste après le réveil, et permettant, par son détail même, bien des analyses statistiques.
  • [14]
    Cet élément n’est cependant pas très nouveau. En 1979, les époux Duvignaud et Jean-Pierre Corbeau soulignaient déjà combien les femmes semblaient être plus attentives à leurs rêves, être devenues en quelque sorte « les gardiennes du rêve » – ce qui n’était pas le cas au xixe siècle, comme le suggère Jacqueline Carroy. Cf. Jean Duvignaud, Françoise Duvignaud et Jean-Pierre Corbeau, La Banque des rêves. Essai d’anthropologie du rêveur contemporain, Paris, Payot, 1979. Voir aussi Jacqueline Carroy, « Les rêves entre littérature, psychanalyse et sociologie. À propos d’une enquête et d’un livre (1976-1979) », in Marie Bonnot et Aude Leblanc (dir.), Les Contours du rêve. Les sciences du rêve en dialogue, Paris, Hermann, 2017, p. 269-289.
  • [15]
    Sur cette réduction excessive du polysémantisme du symbole par la psychanalyse : Gaston Bachelard, L’Air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie générale française, 1992 [1943].
  • [16]
    Michel Foucault, « Introduction au livre de Ludwig Binswanger Le Rêve et l’Existence », Dits et Écrits. I. 1954-1988, Paris, Gallimard, 2001 [1954], p. 124.
  • [17]
    Abram Kardiner, Mon analyse avec Freud, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 117. Voir aussi : Abram Kardiner, L’Individu dans sa société. Essai d’anthropologie psychanalytique (1939), Paris, Gallimard, 1969 et Ralph Linton, Le Fondement culturel de la personnalité (1945), Paris, Dunod, 1986.
  • [18]
    Sur le sens du toucher : Constance Classen (dir.), The Book of Touch, Oxford, New York, Berg, 2005 ; David Le Breton, La Saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006.
  • [19]
    Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. I. La présentation de soi, Paris, Éd. de Minuit, 1973.

Les raisons d’une collecte.

Jacqueline Carroy : D’où est venu ce projet de collecter les rêves au temps du confinement ?

1Élizabeth Serin : D’une certaine manière, c’est par le surréalisme que je suis entrée en analyse et que j’en suis venue à étudier Freud et la Traumdeutung. Très tôt, la figure d’André Breton et la recherche des surréalistes autour de l’inconscient [1] m’ont intéressée. J’étais intriguée par cette poésie de l’écriture automatique, par toute cette galaxie d’expérimentations. Et, en tant qu’analyste, c’est dans cet esprit d’invention, indispensable pour soutenir le travail face au réel de la pandémie et du confinement, que l’idée de la collecte de rêves a surgi. Elle s’est présentée comme une occasion de rejoindre l’horizon de la subjectivité de notre époque, comme disait Lacan, même si seul l’après-coup de cette période nous permettra vraiment d’en dire quelque chose.

2Ce qui nous intéresse, avec Hervé, c’est de tenter de repérer le point de coïncidence entre le moment historique que nous vivons, son climat, et l’inconscient de chacun. D’où cette question directrice : comment et jusqu’où le social et l’histoire viennent-ils s’inscrire dans nos rêves ?

3Hervé Mazurel : Pour ma part, j’ai été d’autant plus sensible à la proposition d’Élizabeth que je venais de terminer une longue recherche sur les relations de l’inconscient et de l’histoire. En 2018, j’avais fait paraître au préalable, avec le sociologue Bernard Lahire, un numéro de la revue Sensibilités, intitulé « La société des rêves ». Il était consacré à la question de la possibilité d’une interprétation des rêves qui ne soit pas seulement psychanalytique, mais aussi sociologique, ethnographique et historique [2]. Je crois également souhaitable d’envisager le rêve comme un capteur, comme un sismographe de la vie social-historique. Pour l’historien que je suis, il faut donc non seulement chercher à réinscrire les rêves individuels dans les cadres culturels et sociaux qui les rendent possibles, mais comprendre aussi à quel point les rêves constituent des voies d’accès privilégiées à des strates de vécu intime inaccessibles autrement. Ils peuvent devenir une sorte de révélateur culturel des sensibilités et des imaginaires collectifs.

4Bien sûr, nous avions aussi à l’esprit certains précédents. Au premier rang desquels l’ouvrage de Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, lui-même fruit d’une collecte de près de 300 rêves, étalée de 1933 à 1939 – collecte qui n’était certes pas dénuée de défauts méthodologiques, mais qui est néanmoins parvenue à recueillir des rêves de toutes les classes sociales tout en faisant acte de résistance au régime hitlérien [3].

5Enfin, tout début mars, nous avons créé ensemble un laboratoire dit de « psychanalyse nomade », réunissant une trentaine de psychanalystes et de chercheurs en sciences sociales, tous soucieux de rouvrir ce vieux dialogue plein de malentendus entre psychanalyse et sciences sociales – histoire, sociologie et anthropologie en tête. Nous en avons conclu que ces récits de rêves pourraient peut-être servir de matériau privilégié à cette rencontre transdisciplinaire.

JC : En quoi consiste justement ce « laboratoire de psychanalyse nomade » ?

6ÉS : Il résulte d’abord de notre inspirant et solide dialogue avec Hervé, engagé il y a une quinzaine d’années, tissé de curiosité mutuelle mais aussi d’incompréhensions. De ces conversations au long cours, discontinues, ainsi que de la précieuse rencontre de quelques analystes avec qui je travaille et de la collaboration de longue date d’Hervé avec quelques autres des sciences sociales, a lentement émergé l’envie de créer un collectif de recherche, particulièrement dans ce temps où de nouvelles formes de résistances apparaissent, à la fois à la psychanalyse mais aussi de la psychanalyse, relançant la question de son enseignement, de sa transmission et de sa place dans le social. Le laboratoire, accueilli par Espace Analytique [4], n’est pas d’ailleurs sans s’inspirer de la tradition d’une Universitas litterarum[5] que Lacan reprend au Freud de L’Analyse profane (1926).

7Au principe du laboratoire, il y a ce désir partagé d’articuler pleinement, comme y invitait Cornelius Castoriadis, la psyché individuelle au social-historique [6]. De là, la nécessité de nous installer aux confins de nos disciplines, d’explorer leurs bords et les no man’s land frontaliers, dans l’idée de les éclairer depuis ce point. Notre ambition est que ce travail de friche – cette attention portée aux herbes folles – dans la pluralité des discours, produise la levée de quelques refoulements de nos raisons disciplinaires et autorise dépaysements, passages et hybridations, qui renouvelleront nos questionnements et nos pratiques. Sortir des logiques et traditions héritées, ouvrir à des formulations qui viendraient nous surprendre, prises dans le rapport singulier de chacun au savoir.

8HM : J’ajouterais juste que l’adjectif « nomade » est aussi un clin d’œil. Puisque notre projet vise à prolonger, du moins jusqu’à un certain point, quelques-unes des intuitions ou idées développées dans les années 1970 par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Deux idées en particulier. Celle qui consiste à refuser justement de domestiquer dans sa seule forme familiale un désir qui, selon eux, est toujours nomade, multiple et incandescent. On se souvient du fameux mot de Deleuze « le désir ne manque de rien » – une sorte de défi lancé à la conception lacanienne du désir [7]. Ensemble, et en réaction à un certain réductionnisme familialiste, ils insistaient sur ce fait potentiellement capital : l’inconscient, disaient-ils, ne tourne pas seulement en boucle sur le seul roman familial (même si ce dernier en constitue un matériau privilégié), mais brasse en réalité et tout aussi fondamentalement tout le champ social et historique : l’inconscient délire les peuples, les classes, les cultures, les continents [8]… On l’imagine, une telle assertion est d’une importance décisive pour qui s’intéresse aux relations de l’histoire, de la psychanalyse et des sciences sociales. Et c’est pourquoi nous voudrions ici tenter de pousser l’idée jusqu’à ses dernières conséquences.

JC : Pouvez-vous nous en dire plus sur la méthodologie de votre recueil de rêves ?

9HM : Soyons très clairs. Elle n’a pas toute la rigueur que nous lui aurions souhaitée. Pour une raison très simple : l’urgence à laquelle nous étions confrontés. Comme tout un chacun, l’épidémie nous a saisis par surprise. Nous n’avons pas pu peaufiner longuement nos questionnaires au préalable, ni affiner nos protocoles de recherche durant des semaines… Du fait du confinement, nous n’étions pas même en mesure de nous voir. Aussi avons-nous finalement tout réalisé à distance.

10Une chose est sûre : il eût été regrettable de ne pas chercher à provoquer ces traces, de ne pas tenter malgré tout de produire ces archives du rêve, fussent-elles imparfaites. Il fallait le faire à même l’événement, avant justement qu’il ne soit trop tard. D’où cet empressement à tenter coûte que coûte de collecter ces rêves de confins – lesquels, bien sûr, ne furent que pour partie des rêves de confinement. Car le risque était grand de ne plus pouvoir documenter ensuite cette période ô combien singulière, d’ailleurs si propice à la rêverie, à toutes les fantaisies nocturnes comme à tous les cauchemars.

11Il faut dire ici, en effet, combien l’expérience du confinement a souvent bouleversé en profondeur la relation à nos rêves, leur souvenir notamment. Et ce parce que la confusion soudaine de nos rythmes de vie engendrée par le confinement (qui a modifié non seulement l’arithmétique des travaux et des jours, mais aussi toute la trame de la veille et du sommeil) nous a maintenus plus longtemps le matin « dans le cercle enchanté du rêve » (Walter Benjamin). Tout s’est passé comme si la fracture s’était faite moins nette entre le monde de la nuit et le monde du jour. Sauf pour ceux qui continuaient de travailler normalement (dans le monde médical et hospitalier, les magasins d’alimentation, chez les manutentionnaires et logisticiens, etc.) et qui sont apparus comme autant de piliers de notre société, pour la plupart, nous avons dormi plus longtemps que d’ordinaire, en nous souvenant mieux de nos rêves que d’habitude. Sans doute parce que la phase du sommeil paradoxal, où se concentre jusqu’à 80 % de notre activité onirique, ne se trouvait pas brutalement interrompue. De sorte que nous restions en effet plus longtemps dans cet état incertain entre le rêve et la veille, propice à la mise en récit et au déchiffrement de notre vie onirique.

12ÉS : Je rejoins Hervé sur le fait que la méthodologie est une vraie question, d’autant que l’enjeu sera de croiser nos approches. À ce propos, je voudrais souligner ceci que nous n’avons pas collecté des rêves de confinement, mais des rêves pendant le confinement. Par ailleurs, pour la psychanalyse, il n’y a pas d’interprétation de rêve en dehors de la parole du rêveur et nous demandions d’accompagner les récits d’associations d’idées et interprétations liées. Et s’il est vrai que bon nombre de ces rêveurs insistent sur le lien entre leurs rêves et l’actuel que l’on traverse, d’autres associent les éléments de leurs récits à des questions très personnelles, sans liens avec la pandémie. Cela permet de reposer la question de ce qui fait événement pour le sujet. On s’aperçoit bien qu’il en va différemment pour chacun. C’est pour cela que tous les récits nous intéressent, y compris dans ce qui motive leur envoi, dans cette adresse indissociable de leur contenu même. C’est cet ensemble, in fine, qui organise le récit et sa lecture, et nous avons à nous garder de l’idéalisation de symboles et d’une recherche a priori de récurrences. Cela dit, il faut bien admettre que l’insistance de certains motifs est troublante. On voit d’ailleurs les thématiques des récits changer au fil de l’évolution de la situation sanitaire et des manières dont elle est parlée dans le social et par le politique, soulignant ainsi leurs résonances sur la vie psychique. Pour l’instant, ce que l’on peut évoquer ce sont les imaginaires que cette crise convoque et les mémoires collectives auxquelles elle semble renvoyer. Là où la psychanalyse peut peut-être saisir quelque chose des enjeux majeurs de l’histoire, en écho à la question de Willibald Steinmetz, c’est dans la répétition de traces, qui peu à peu, ici dans le contenu manifeste des rêves, tisse sa maille, le tricot d’un imaginaire collectif qui redessine sans cesse nos représentations et remodèle les corps et les symptômes, questionnant ainsi la construction du souvenir, la fabrique de l’histoire et de ses récits, de ses écritures et de ses sources, toujours prises dans le lien social.

13HM : Et c’est aussi pourquoi, soucieux de ne pas dissocier le psychologique du sociologique, de ne pas nous laisser prendre une fois encore à cette opposition scientifiquement ruineuse entre « société » et « individu » [9], nous avons également invité ces rêveuses et rêveurs – sans le même succès cependant – à nous délivrer un certain nombre d’informations de type sociologique et ethnographique sur eux-mêmes. Comme y invite Bernard Lahire [10], je crois qu’il faut savoir rouvrir l’interprétation des rêves à d’autres couches significatives parfois délaissées par le regard psychanalytique. D’abord, parce que le sujet qui rêve ne renvoie pas à un homme éternel, universel et abstrait. Ensuite, parce qu’il n’est pas non plus le produit de sa seule histoire personnelle et familiale. Quand nous rêvons, nous ne sommes pas seulement des pères, des mères, des fils, des filles, des amants, etc. Comme tout individu, celui qui rêve doit être appréhendé à la croisée de ses multiples appartenances sociales, qui le font être aussi ce qu’il est. De là l’importance de connaître son milieu social d’origine, son genre, sa génération, sa communauté linguistique, professionnelle, politique, confessionnelle, ses préférences sexuelles, son attachement à un territoire, à une ville, à des paysages, etc. Toutes ces données sociales et culturelles, à mon sens, sont hautement signifiantes à l’heure de décrypter un rêve. Tout cela interfère dans la trame des songes comme dans la matière qu’ils charrient. Soyons sans ambiguïté : il ne s’agit pas ici de réduire l’individu au social, mais d’éviter le déni du social dans des approches exclusivement psychologisantes.

14Depuis Freud et même avant lui, je crois, nous avons tant psychologisé le rêve qu’il nous faut aujourd’hui apprendre aussi à le sociologiser [11]. Car le social, comme disait Roger Bastide, depuis les marges de l’ethnopsychiatrie, n’est pas tant en dehors de l’individu qu’en lui-même [12]. Et c’est pourquoi la société ne s’arrête pas aux portes du sommeil ; elle s’invite – singulièrement à travers nos rêves – jusqu’au tréfonds de notre psychisme, jusque dans ses couches les plus inconscientes.

JC : Maintenant que nous connaissons mieux les « enquêteurs », est-il possible de dresser le portrait de ces « enquêté-e-s » ?

15ÉS : Nous avons recueilli 400 récits environ, parvenus tout d’abord par nos réseaux personnels et professionnels, via des sociabilités de psychanalystes et d’analysants, de chercheurs et d’étudiants, puis par leurs cercles familiaux et amicaux. Sans oublier l’effet d’entraînement propre aux réseaux sociaux. Puis de nombreux articles de quotidiens et d’hebdomadaires nationaux, des émissions de radio, ont donné à cette collecte un écho et une dynamique auxquels nous ne nous attendions pas. Une dépêche AFP a permis des relais locaux, via la presse régionale. Et au fil des semaines, le spectre des appartenances sociales n’a cessé de s’élargir. La prédominance première de récits d’analysants et de rêveurs sensibles aux questions de l’inconscient, ne cherchant pas à organiser leurs récits, y laissant les néologismes, annotant leurs lapsus, a laissé place à des messages de personnes simplement curieuses de notre démarche ou plus attentives en cette période à leurs rêves, inquiets aussi parfois de cette traversée, sollicitant nos éclairages pour poursuivre leur réflexion. Nous avons également reçu de nombreuses propositions de collaboration émanant d’artistes, de passionnés et de cueilleurs de rêves qui proposent généreusement de mettre à disposition leurs collectes. Autant de témoignages du réel intérêt que portent les gens à leur vie psychique.

16HM : Étant au tout début de notre enquête, il est encore trop tôt pour réaliser une sociologie un peu fine. Nous n’avons pas encore brassé la totalité des données sociologiques reçues, lesquelles, malheureusement, sont souvent partielles, incomplètes. Ce qui ne permettra sans doute pas l’usage d’armes statistiques, comme dans une banque de rêves [13]. En cela, notre travail ressemble davantage à une collection et notre traitement sera plus qualitatif que quantitatif. Il n’en restera pas moins quelques chiffres à interpréter : comment expliquer que plus de 70 % des récits de rêves dont nous disposons proviennent de femmes ? Pourquoi les hommes ont-ils été moins enclins à nous livrer leurs rêves [14] ? Ici comme ailleurs, il est clair que tout invite à la prudence. Et nous ne devons pas être dupes des biais induits par la forme de l’enquête elle-même. Nous devons surtout garder à l’esprit que nous n’avons pu réunir un échantillon de récits de rêves qu’on pourrait dire représentatif de la société française. Mais, en même temps, qui a pu et su le faire ? Qui en a eu les moyens et le temps suffisant ?

17Nous serions déjà heureux, au fond, si nous parvenions à éclairer quelques aspects méconnus de cet inconscient sous confinement, en montrant notamment qu’il n’existe pas de coupure radicale entre le psychique et le social (ou le culturel). Nos états crépusculaires prolongent le social tout comme le social se nourrit de nos songes. De surcroît, contre la tentation récurrente d’avoir recours à l’invariant, il faut rappeler à quel point, selon les cultures, les milieux et les générations, nous ne rêvons pas des mêmes choses, ni de la même manière, ni à l’aide du même vocabulaire symbolique. L’historicité et le polysémantisme du symbole sont essentiels à mes yeux [15]. D’ailleurs, le rêve étant peut-être avant tout une rhapsodie d’images – on l’oublie parfois –, il faudrait dans l’idéal savoir faire parler les images plus encore que les mots. C’est pourquoi le jeune Michel Foucault, dans son texte fameux de 1954 sur Rêve et existence de Binswanger, invitait à ne pas s’en tenir à la seule psychanalyse freudienne, pour mieux déployer une véritable anthropologie de l’imagination, à même de dévoiler tout ce qu’il y a de richesse sensorielle dans l’imagerie du rêve [16].

18Pour notre part, nous tenterons déjà de montrer en quoi la période de confinement qui a accompagné la pandémie du Covid-19 constitue un poste d’observation privilégié de la coïncidence des constellations sociales et psychiques – pour user des termes d’Abram Kardiner, ce grand psychanalyste américain, féru de dialogue avec l’anthropologie culturelle. Bien conscient que le sujet n’est pas une île, Kardiner savait en effet mieux que quiconque l’indissociabilité foncière du psychique, du social et du culturel [17].

JC : Si vous aviez à conclure, que diriez-vous ?

19ÉS & HM : Une chose doit être précisée ici, pour ne pas prêter à confusion : le temps de l’analyse approfondie et de l’interprétation serrée de ces rêves de confins n’est pas venu. L’heure de la conclusion encore moins. L’enquête en étant encore à ses débuts, le recul presque inexistant, il nous faudra des mois, sinon des années, avant de pouvoir en dire quelque chose d’un peu ferme et de pouvoir ainsi déployer l’ambition évoquée. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons proposer ici qu’une brève et incertaine traversée du matériau collecté. Notre propos n’a au fond qu’une visée : faire affleurer la parole des rêveurs et rêveuses et mettre en exergue quelques émotions communes au peuple des dormeurs confinés. Car, au printemps dernier, au cours de ces semaines sans guère d’équivalent, où la moitié de la population mondiale se trouvait recluse chez elle, il y eut, la nuit tombée, bien des rêves partagés, pétris d’images et de symboles communs, plein de correspondances et d’échos entre eux – ce qui, précisons-le, n’ôte rien in fine à leur caractère irréductiblement singulier.

20De quoi est faite avant tout cette matière ? De songes pénibles le plus souvent, où le funèbre et l’angoisse l’emportent largement. Mais le fait est qu’il en est aussi de très lumineux, voire d’hédonistes. Car, à cette occasion, le rêve s’est aussi fait un puissant instrument d’évasion. Surtout : ces rêves n’ont rien d’une matière inerte et répétitive ; au fil des semaines, ils furent même en constante métamorphose. Puisque, les jours passant, les endormis se sont mis à ne plus rêver des mêmes choses. Ils furent manifestement en proie à d’autres priorités et obsessions, à d’autres vibrations et intensités aussi.

21Une chose, en particulier, se laisse deviner : à quel point l’incertitude extrême née de la pandémie a bouleversé en profondeur les manières d’être au temps, nos façons ordinaires d’articuler le passé, le présent et le futur. Transparaît en premier lieu la difficulté qu’il y avait alors pour certains et certaines à vivre dans la prison de ce pur présent, de ce présent étale, doté d’un futur bien plus opaque encore qu’à l’accoutumée. Celui-là même qu’incarnait, de la façon la plus tangible, cet agenda qui se vidait chaque jour sous nos yeux de tous les événements prévus, anticipés, espérés. Frappe aussi, dans l’expérience de la catastrophe, le poids mémoriel extrême des expériences collectives traumatiques du passé – des guerres mondiales en particulier. C’est d’abord à leur aune, semble-t-il, qu’on s’est efforcé de donner sens à l’ébranlement collectif survenu. Enfin, pointent aussi les tentatives nombreuses, les dernières semaines surtout, visant à ouvrir des brèches dans le mur de l’avenir. Pour s’offrir d’abord, au moyen du rêve, quelques échappées belles. Mais aussi, bien souvent, pour mieux inscrire, dans nos horizons d’attente, la nécessité d’une profonde transformation du monde.

JC : Pouvez-vous donner des exemples oniriques recueillis et commentés par chacun d’entre vous et proposer une anthologie thématique exploratoire permettant d’ébaucher une histoire de rêves de confinement ?

22ÉS & HM : Ne sachant trop pour l’instant comment donner corps à cette traversée incertaine, permettez-nous ici, chère Jacqueline Carroy, d’emprunter la voie d’un montage de textes explorant, un à un, et tour à tour, les motifs oniriques les plus partagés comme leurs transformations silencieuses au cours de ce printemps 2020 à nul autre pareil.

Montage : les entraves du présent.

TROUBLE DANS LE RÊVE (Hervé Mazurel)

23Parmi les habitués du récit de rêve – analysés, analysants et autres passionnés de griffonnages nocturnes ou matinaux –, un certain nombre disent avoir été fortement perturbés par la forme qu’ont prise leurs rêves pendant le confinement. Bien qu’accoutumés à la bizarre ordonnance des songes, ils se sont étonnés de ne plus les reconnaître désormais. Certains témoignages expriment ainsi de l’agacement devant tous ces rêves brisés « qui n’arrivent pas au bout ». D’autres se disent également surpris devant leur soudaine incapacité à se souvenir. D’autres encore, et parfois les mêmes, manifestent leur frustration devant cette succession d’images chaotiques, sans fil narratif associé, donc sans possibilité de récit.

24

Ces derniers temps, depuis le confinement, écrit F. F., jeune femme de nationalité italienne, je n’arrive que très rarement à me rappeler de la totalité de mes rêves… Tout se résume à des sensations assez vagues, à des visions très fragmentaires de ce que j’ai vécu la nuit. Voilà qui me perturbe énormément. Je n’ai plus accès à cette autre partie de moi-même que je chéris tant et qui me permet d’ordinaire d’être ailleurs, très discrètement, en dehors de mon corps physique.

25Ou encore, cet aveu de F., jeune homme de vingt-neuf ans, rêveur passionné et collecteur patenté : « Au cours du confinement, un sentiment est apparu à mes réveils, celui de n’avoir rêvé que de fouillis, d’être soudainement en proie à des rêves plus brouillons et plus “communs” que d’habitude. »

LABYRINTHES DU MONDE (Hervé Mazurel)

26Les « routes barrées », les « portes closes », les « tunnels sans fin », « l’hôtel affreux sans portes ni fenêtres », « les vols de rapatriement tous annulés », « le port entouré de glaces »… Rien ne dit mieux sans doute les sens uniques ou interdits qui ont caractérisé le monde du confinement, cet univers clos sur lui-même, celui de la porte qui enferme, non du pont qui relie, comme l’aurait dit Georg Simmel. Tout autour, comme au-dedans, le monde est soudain devenu labyrinthe. On ne reconnaît plus rien alentour ; les repères habituels se sont éclipsés. Comme pour cette jeune femme, étudiante en psychologie, qui, dans un rêve d’une particulière intensité, s’épuise à tenter de retrouver son appartement aux prises avec une ville dont « les couloirs interminables » la font « tourner en rond ». Ou cette autre encore, qui, se trouvant sur le parvis d’une grande place où la foule déambule, décide, pour échapper à une pluie torrentielle, d’entrer dans un immeuble :

27

J’entre par la porte principale. Je vois le grand escalier devant moi. Je suis à l’entrée des bureaux à l’étage, je traverse les bureaux, cherche à descendre par le second escalier, il n’est pas là… Je reviens au premier, plus accessible, c’est la porte des toilettes qui se trouve à la place… Je repasse de l’autre côté des bureaux, et ouvre la porte de l’escalier, une autre porte des toilettes s’y trouve…

28C’est par où la sortie ?

L’ANGOISSE DU TOUCHER (Hervé Mazurel)

29Qui n’a pas senti au cours des derniers mois la mort soudain possible, et jusqu’alors inimaginable, au bout de ses dix doigts ? Pointe dans ces rêves collectés l’angoisse nouvelle liée à la palpation contrainte des choses, à la peur soudaine d’effectuer tous ces gestes d’ordinaire si anodins : faire nos courses, taper nos codes de carte bleue, saisir les chiffres de nos digicodes, actionner le bouton de l’ascenseur, partager nos claviers et écrans tactiles [18]… Surtout, s’y expriment plus intensément encore la crainte des frôlements inopinés, de la trop grande proximité des corps, de l’oubli des gestes barrières. Comme cette femme, d’une quarantaine d’années, rêvant qu’elle s’enfuyait à toutes jambes d’un supermarché où tous les gens alentour faisaient exprès de la frôler. Pire : une fois sortie, elle devait encore traverser un long tunnel où elle ne cessait de se cogner « contre les murs que des gens touchaient avec leurs mains… » Une autre, plus âgée, dit à son tour l’extrême anxiété qui l’envahit lorsqu’elle vit, en rêve, des dizaines d’enfants se jeter sur elle pour l’embrasser, sans comprendre un mot à ses réprimandes. À l’inverse, grande paraît aussi l’inquiétude de contaminer autrui : « V. entend ma voix, me reconnaît et se dirige vers moi pour m’embrasser probablement… Je l’arrête aussitôt d’un geste, tout en faisant un vif mouvement vers l’arrière pour l’éviter… Je ne veux pas l’infecter. »

30Plus largement, affleure ici la soudaine étrangeté qu’ont revêtue nos gestes les plus communs, les plus familiers. Le Covid-19, en créant un mur entre les corps, est venu bouleverser tout le théâtre de nos interactions ordinaires, toutes nos petites partitions sociales traditionnelles [19] (poignées de main, embrassades, proximité des corps, prises de congé…). Or, ce que trahissent ces rêves, c’est aussi le délicat travail d’intériorisation des interdits, la difficulté persistante pour chacun à réprimer ses pulsions, ses élans, ses gestes, même les plus communs, à l’égard des autres. Frappe aussi, dans ce matériau onirique, la fréquence des références historiques à d’autres grandes pandémies du passé, aux pestes d’autrefois notamment. Une jeune femme, par exemple, nous fait part d’un rêve à forte connotation historique, duquel elle se réveilla, bouleversée, après avoir découvert « un nid de rats dans sa main ».

THANATOS (Élizabeth Serin)

31Les médias ont d’ailleurs évoqué le fait que les gens relisaient en cette période La Peste de Camus. Très présents, surtout au début du confinement, les rêves de contamination sont également de nature sexuelle. Ce baiser de la mort apparaît peut-être pour certaines générations comme un après-coup des années sida qui ont façonné nos imaginaires, nos inhibitions, et durant lesquelles la crainte de toucher ou d’embrasser les malades était présente. Puis émergeront, au fil des semaines, des références à la peste, à la tuberculose, aux explosions nucléaires ainsi qu’aux gaz utilisés dans les camps. Une angoisse de respirer la mort. L’énigme du dernier souffle laissée en héritage, en contrepoint de celle de notre origine. Contamination aussi par cette situation même, qui nous envahit, et ses implications qui conditionnent notre quotidien. Ici apparaît la notion de masse qui vient résonner avec l’abattoir et la guerre, parfois économique. Un individualisme de masse, protocolaire, sans sujet, dont le rêve qui suit évoque un inquiétant scénario.

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J’ai rêvé d’un tunnel très très très long, mi-obscur, avec des ouvertures au plafond tous les cinq mètres environ, ou l’on pouvait voir des étoiles extrêmement brillantes, la nuit, et un ciel extrêmement bleu, le jour ; on était nombreux à marcher dans ce tunnel interminable… et beaucoup de gens tombaient au sol, ne pouvant plus avancer. Certains les ignoraient… d’autres les soignaient… certains les aidaient et d’autres les piétinaient… C’était très oppressant, révoltant, stressant et écœurant… nausées… la seule issue était le rêve ou la mort…

Montage : mémoires de la catastrophe.

ON AVAIT MIS LES MORTS À TABLE (Élizabeth Serin)

33

À la table, il y a papy qui est mort. On l’a assis là, et il a les yeux fermés. Je suis triste, aussi je pleure. Philippe parle d’un film dans lequel un enfant va jouer, et papy ouvre les yeux et raconte tranquillement que ce n’est pas un endroit pour les enfants, le cinéma. Lui, quand il était petit, il avait joué dans Citizen Kane et il avait été maltraité.

34La mort donc rôde, très souvent sous les traits de proches disparus, préparant leur départ, signant leurs derniers adieux ou mettant des mots sur leur absence. Vêtements de deuil, cérémonies, cimetières. En revers de ces représentations prises dans le langage et le souvenir, une autre dimension plus réelle, plus nue, plus morcelée aussi, apparaît par le jeu de cadavres, parfois dans des linceuls ou des housses plastifiées, jetés dans des rues jonchées. Des morts et vifs à la fois qui ouvrent les yeux, suscitent l’effroi dans le contexte d’une épidémie où, pendant un temps, les mourants n’ont pas eu l’occasion d’être accompagnés pour le dernier acte. C’est un rendez-vous manqué qui, peut-être, n’en finit pas de ne pas s’écrire. Car on touche ici à une question fondamentale de la civilisation : quels rituels pour nos morts, pour border ce trou-là ? L’absence de cérémonie et de sépulture renvoie dans les constructions oniriques de nos rêveurs à la question des charniers et à la mémoire collective de la guerre. Un champ sémantique guerrier dominant dans le corpus, en partie suggéré par le discours du président de la République du 16 mars – ce « c’est la guerre », ce signifiant déjà employé en 2015 au moment des attentats parisiens, en écho d’ailleurs à l’effondrement des Twin Towers en 2001. Les références à la Seconde Guerre mondiale se retrouvent dans de nombreux récits, comme une tentative de donner du sens et d’inscrire le réel de cette période dans un passé connu de tous, dans une généalogie historique : champs de bataille, mines, bombardements, disparitions, enlèvements… La figure du soldat revient, surtout russe et allemand. Et puis des foules. Et des trains.

DES TRAINS DE NUIT (Élizabeth Serin)

35De nombreux rêveurs nous livrent ce que le travail du rêve a produit de scénarios d’exode, de zone libre, d’un imaginaire des trains de la mort. D’autres se retrouvent embarqués dans des trains qui n’arriveront pas à destination et dont ils se voient parfois obligés de descendre, en rase campagne. Dans le même temps, leurs proches restent à quai ou se trouvent retenus dans un wagon voisin, aux fenêtres également condamnées. Dans la panique, les bagages disparaissent, quelque chose se perd de ce qui fait notre histoire, notre vie. Et, insistant, le sentiment de ne pas savoir où l’on va, l’impuissance face à ceux que l’on laisse derrière soi, ici encore sans mots, sans promesse de retrouvailles. Une représentation du train surdéterminée, prise dans une chaîne signifiante renvoyant à des destinations parfois tragiques, dont la médiatisation des trains médicalisés pendant le pic de l’épidémie a peut-être influencé la reviviscence. Comme dans ce rêve où Mme Z, dans un train qui file, entend une annonce répétant en boucle que « le train ne fera aucun arrêt jusqu’à destination ». Elle voit au fil des gares ses enfants sur le quai, puis ses parents, des proches, tous avec des valises, qui restent là. « Je veux casser les vitres avec mes mains. Je n’y arrive pas. »

DHOMICIDE (Élizabeth Serin)

36On repère en effet de manière récurrente un glissement du soin et des gestes d’hygiène vers le carcéral, voire l’extermination : les lieux du soin se transforment parfois en lieux hybrides, sortes d’asiles-prisons-sanatoriums ou bien ce qui s’apparente à des douches-chambres à gaz, faisant surgir dans ces collisions la trace d’autres moments historiques, non sans liens d’ailleurs (on peut penser à l’affaire du sang contaminé, aux cancers liés à l’amiante…), et suscités peut-être par ces hôpitaux de campagne montés par l’armée dans l’urgence de la situation. Ici les rêves renvoient à des pratiques autoritaires d’une médecine du nombre accentuant l’anonymat et la négation de ce qui fonde la subjectivité. Science toute-puissante qui retentit comme une extermination de masse. Soin de masse, nudité de masse, extermination de masse.

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Dans ce village, il y a un centre climatique. C’est un ancien sanatorium, un centre pour les enfants tuberculeux, un endroit où attendre la mort le plus en douceur. À mes quinze ans, j’y viens parce que je suis suicidaire. C’est une mesure d’éloignement préconisée par ma psy. Seulement je suis seul à en mourir. Si je reconnais avoir quitté cette claustrophobie de l’appartement d’où je viens, au bout de quelque temps, j’ai aussi l’impression qu’on s’est débarrassé du problème. Et comme c’est moi qui incarne le problème, la famille s’en porte peut-être mieux comme ça, et moi je vais crever ici en terre inconnue, face aux Alpes.
J’entends les trains passer quand je me lève la nuit pour fumer à la fenêtre des douches. Car c’est un moyen que nous avons trouvé pour pouvoir fumer entre deux rondes. Deux fois par nuit, nous avons droit au faisceau des lampes de poche des gardiennes, qui nous aveugle.

POÈTES, VOS PAPIERS (Élizabeth Serin)

38Une dernière métonymie, remarquable, est celle de la transformation de la pièce d’identité ou du ticket de train en carnet de notes, en journal intime. Des feuillets qui parlent de soi et que l’on devrait donner à lire nous échappent, se mélangent, se perdent. S’ensuit une difficulté à justifier auprès des autorités ce que l’on fait là. Il s’agit de retrouver la page perdue, ce refoulé, et d’y remettre bon ordre. Tout cela pris dans un sentiment de honte et de culpabilité. Ces images, apparues dans les premières semaines du confinement, font écho, bien sûr, à l’attestation à fournir alors pour justifier nos sorties. On touche là à un flagrant délit de désirer au temps du coronavirus. Faire la preuve que l’on n’est pas hors la loi, légitimer son désir en quelque sorte : est-ce que l’on sort bien pour répondre à un besoin de première nécessité ? Et de quoi avons-nous besoin pour vivre ? De produits ? Fussent-ils de première nécessité ? Ou de contacts avec l’autre ? L’on sait avec Freud que l’intensité du symptôme et du retour de la pulsion est le corollaire de la férocité de la censure et du Surmoi. Et de ce point de vue, la réclusion est une dimension très préoccupante de cette période où il s’agirait de satisfaire des besoins primaires délestés de l’érotisation indispensable au lien social. Ce qui n’est pas sans renvoyer à la question précédente et au fait que le soin ne se réduit probablement pas non plus aux indispensables gestes curatifs.

Montage : brèches dans l’à-venir.

DÉSIRS DE COMMUNION (Hervé Mazurel)

39Bien des récits, en effet, disent la douleur des solitudes accrues, le manque cruel de contact charnel, le vif désir de fête ou de liesse. D’évidence, cette brusque et durable rupture du lien social a eu un coût psychique certain. Affleure avec netteté ici la souffrance induite par la désensualisation ou désérotisation de notre vie sociale. « Mes rêves se peuplent de réunions où l’on mange ensemble, où l’on danse, où l’on se touche. La frustration déborde de mon inconscient », explique P. C. S., artiste d’une cinquantaine d’années, originaire d’une ville moyenne de l’Ouest. Beaucoup rêvent tour à tour de dîners entre vieux amis, d’errances de bar en bar, mais aussi de foires, de carnavals ou de concerts géants. L’un s’imagine avec joie « dans une immense AG communiste » ; un autre organise un grand festival culturel pour « faire quelque chose qui a du sens ». Et tous ainsi, pour ne pas mourir de solitude et d’ennui, de s’imaginer retrouver un surcroît de liberté en brisant l’enclosure et l’assignation à résidence. Pour affronter le soliloque de la claustration au long cours reste le régime nocturne de l’imaginaire et le retour urgent aux vibrations de l’être-ensemble. Peut-être parce que c’est justement par la circulation de l’affect, par le partage des émotions, qu’une communauté continue d’exister. Et l’individu avec elle.

L’ÉCHAPPÉE BELLE (Élizabeth Serin)

40La trace de ce retrait libidinal des investissements sociaux fait retour sur le rêveur, alimentant les scènes de banquets, de fêtes à l’envergure conjuratoire, nettoyées de la contrainte sociale dans un contre-investissement psychique de la période actuelle. Et les rêves érotiques, apparus dès le début du confinement sont d’abord sans scénario lié à la pandémie. Mais cette promesse de retrouvailles lointaines dans le contexte d’un toucher interdit évolue. Mme V., quarante-neuf ans, se trouve avec un inconnu dans un taxi. Sur la banquette arrière, l’homme la frôle sans qu’elle distingue l’intentionnalité de ses caresses. Ce récit annonce un virage dans le contenu manifeste des rêves. Liées au voisinage, les figures évoluent peu à peu dans cette proximité physique : un membre de la famille, le conjoint d’un proche avec qui l’on est confiné, une voisine. Des personnes pour lesquelles nos rêveurs précisent souvent ne pas avoir d’attirance dans la réalité.

SOIFS D’AILLEURS (Hervé Mazurel)

41La perte de liberté de mouvement, le long retrait chez soi, la clôture des horizons et chemins, ont naturellement fait naître chez les rêveurs la nostalgie de l’errance, du voyage, de l’aventure. Se mettre en route, larguer les amarres, prendre la fuite, voilà qui sont autant de topoï des rêveries confinées. Les semaines passant, dans l’attente d’une libération qui ne vient pas, on les voit même devenir sans cesse plus prégnants. Dans les esprits, on mesure ainsi toute la force des interdits, toute la résistance des frontières. Une personne, ici, raconte s’être rêvée prisonnière d’un enclos à bestiaux ; une autre, ailleurs, s’échine à sauter par-dessus une barrière sans jamais y parvenir (comprenant trop tard qu’il suffisait en réalité de passer par les côtés).

42Au cours de ce printemps reclus, est montée chez les rêveurs l’aspiration à se promener librement en forêt, à arpenter sans réserve cimes et rivages, à profiter aussi, loin des contrôles policiers, de bains de mer ou de soleil interdits. Ces rêves de liberté, pétris d’hédonisme, se sont prolongés parfois en rêveries de lointains. Jusqu’« aux chutes du Zambèze » ou au « milieu de l’Atlantique ». On s’imagine alors partir de nouveau en voyage, si besoin dans des zones reculées, dans des territoires perdus, voire jusqu’aux confins du monde, où, rêve-t-on, la pandémie n’aurait miraculeusement pas sévi. Et pourquoi pas « une île déserte » où connaître de nouveau les joies d’une vie ouverte, d’une existence pleine et entière ?

DÉPLIER LE MONDE (Élizabeth Serin)

43Les métamorphoses de lieux peuplent davantage notre corpus dans les dernières semaines de cette assignation à résidence. Lieux composites, mythiques. Mais aussi habitats bricolés dans des rêves de monde en pleine transformation : trains-roulottes, balcons-cabanes, intérieurs retroussés en dehors, ou bien l’inverse. L’escalier mène à l’étage, dans un jardin ou sur une rue qui, elle, est parfois meublée, agencée comme un intérieur. Dans le même temps, des villes entières sont envahies par la nature.

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Je commence la descente de la rue. En effet, il n’y a personne. Après avoir fait quelques pas, je commence à me rendre compte que le sol, en pierre, commence progressivement à se transformer en un champ de blé coupé… je sens sous mes chaussures les tiges dures et jaunes qui déstabilisent mon pas. Dans un premier temps, je les écrase sans me faire trop de souci, mais au fur et à mesure que j’avance, elles grandissent, s’allongent, jusqu’à rejoindre la hauteur de mes genoux. Mon pas est déstabilisé. Elles rendent presque impossible l’avancée.

45On trouve également tremblements de terre et montées des eaux, dont une très intéressante référence à Noé et son arche. Une autre manière d’inscrire la période dans une continuité signifiante, celle de la catastrophe naturelle mais aussi du paradis à venir, probablement la question de notre destinée dans un monde qui subit les premiers effets d’un changement climatique annoncé. Ni la Terre, ni l’Homme, ni son Moi ne sont au centre de l’univers, et l’humain n’est pas non plus maître de cette Terre bleue comme une orange qui n’est déjà plus sa demeure. Rêves de l’obsolescence de l’homme. Mais ces cataclysmes et les paysages qu’offre ce monde déchiré font ouvertures, terrains de jeu propices à produire des formes, des hétérotopies. Et si l’on pense que la création a un effet sur le réel, alors on peut penser avec Walter Benjamin que chaque époque rêve la suivante.

46Une adresse email pour enrichir la collecte : revesdeconfins@gmail.com


Mots-clés éditeurs : rêves, interprétation, confinement, histoire, psychanalyse

Mise en ligne 03/09/2021

https://doi.org/10.3917/commu.108.0227

Notes

  • [1]
    Au regard des règles typographiques en vigueur, il nous faut justifier l’absence de majuscule ici. Essayant de faire dialoguer à nouveau l’histoire, la psychanalyse et les sciences sociales autour de notre vie inconsciente, nous avons pris le parti de ne pas d’emblée hypostasier l’inconscient. Nous ne souhaitons pas l’essentialiser, le penser comme une substance, mais comme un espace de relations en constant devenir. Ajoutons que l’inconscient des psychanalystes, des sociologues, des anthropologues et des historiens n’est pas le même et que nous souhaitons ici travailler à davantage de convergence.
  • [2]
    Bernard Lahire et Hervé Mazurel (dir.), Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales, n° 4, « La société des rêves », Paris, Anamosa, 2018, et Hervé Mazurel, L’Inconscient ou l’Oubli de l’histoire. Profondeurs et métamorphoses de la vie affective, Paris, La Découverte, mars 2021.
  • [3]
    Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich (1966), Paris, Payot, 2004.
  • [4]
    Association de formation psychanalytique et de recherches freudiennes, fondée en 1995 par Maud Mannoni avec des psychanalystes issus du CFRP.
  • [5]
    Jacques Lacan, « Entretien avec Madeleine Chapsal », L’Express, n° 310, 31 mai 1957.
  • [6]
    Cornélius Castoriadis, « Freud, la société, l’histoire », Les Carrefours du labyrinthe. IV, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 2007 [1996], p. 179.
  • [7]
    Monique David-Ménard, Deleuze et la psychanalyse : l’altercation, Paris, PUF, 2005, p. 21-30.
  • [8]
    Gilles Deleuze, « Cinq propositions pour la psychanalyse », L’Île déserte et autres textes : textes et entretiens, 1953-1974, Paris, Éd. de Minuit, 2002, p. 382. Voir aussi : Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. I, L’Anti-Œdipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972.
  • [9]
    Norbert Elias, La Société des individus, Paris, Pocket, 1997 [1987]. Voir aussi Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003 [1997], p. 198.
  • [10]
    Bernard Lahire, L’Interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte, 2018.
  • [11]
    Roger Bastide, Le Rêve, la transe et la folie, Paris, Seuil, 2003 [1972], p. 48.
  • [12]
    Id., Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion, 1977 [1965], p. 9.
  • [13]
    Je songe ici, par exemple, à DreamBank, cette immense banque de rêves lancée aux États-Unis par William Domhoff et Adam Schneider, riche de 20 000 récits de rêves de femmes, d’hommes et d’enfants écrits juste après le réveil, et permettant, par son détail même, bien des analyses statistiques.
  • [14]
    Cet élément n’est cependant pas très nouveau. En 1979, les époux Duvignaud et Jean-Pierre Corbeau soulignaient déjà combien les femmes semblaient être plus attentives à leurs rêves, être devenues en quelque sorte « les gardiennes du rêve » – ce qui n’était pas le cas au xixe siècle, comme le suggère Jacqueline Carroy. Cf. Jean Duvignaud, Françoise Duvignaud et Jean-Pierre Corbeau, La Banque des rêves. Essai d’anthropologie du rêveur contemporain, Paris, Payot, 1979. Voir aussi Jacqueline Carroy, « Les rêves entre littérature, psychanalyse et sociologie. À propos d’une enquête et d’un livre (1976-1979) », in Marie Bonnot et Aude Leblanc (dir.), Les Contours du rêve. Les sciences du rêve en dialogue, Paris, Hermann, 2017, p. 269-289.
  • [15]
    Sur cette réduction excessive du polysémantisme du symbole par la psychanalyse : Gaston Bachelard, L’Air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie générale française, 1992 [1943].
  • [16]
    Michel Foucault, « Introduction au livre de Ludwig Binswanger Le Rêve et l’Existence », Dits et Écrits. I. 1954-1988, Paris, Gallimard, 2001 [1954], p. 124.
  • [17]
    Abram Kardiner, Mon analyse avec Freud, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 117. Voir aussi : Abram Kardiner, L’Individu dans sa société. Essai d’anthropologie psychanalytique (1939), Paris, Gallimard, 1969 et Ralph Linton, Le Fondement culturel de la personnalité (1945), Paris, Dunod, 1986.
  • [18]
    Sur le sens du toucher : Constance Classen (dir.), The Book of Touch, Oxford, New York, Berg, 2005 ; David Le Breton, La Saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006.
  • [19]
    Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. I. La présentation de soi, Paris, Éd. de Minuit, 1973.
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