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Article de revue

Espace du rêve et espaces rêvés. Une topologie onirique à 'Uvea (Wallis, Polynésie occidentale)

Pages 155 à 165

Notes

  • [1]
    Wallis est le nom attribué à une île abordée en 1767 par le capitaine Samuel Wallis. Pour les habitants, elle est appelée 'Uvea en langue vernaculaire. Pour leur accueil et leur aide précieuse, je remercie Zoé et Salomone Hanisi, Mikaele Tui, Kimi Seo, Nadia Kavakava, Topie Poi, Falakika Fuahea, Pelelina Fakataulavelua, Epifania Toa, Petelo Hanisi, Erika Fuahea.
  • [2]
    En référence à Michel de Certeau, l’espace est défini comme « un lieu pratiqué » impliquant mouvement, orientation, temporalité et circonstance (Michel de Certeau, L’Invention du quotidien (1980), Paris, Gallimard, 1990, p. 173). La notion de topologie désigne les pratiques de l’espace, alors que l’adjectif « topique » renvoie à la stabilité et à l’ordonnancement des lieux (ibid., p. 189).
  • [3]
    Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique (1894), Paris, PUF, « Quadrige », 2013.
  • [4]
    Roger Bastide, Le Rêve, la transe et la folie (1972), Paris, Seuil, « Points Essais », 2003 ; Jean-Claude Schmitt, Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2001 ; Bernard Lahire, L’Interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », 2018.
  • [5]
    Sylvie Poirier, « La mise en œuvre sociale du rêve. Un exemple australien », Anthropologie et Sociétés, vol. 18, n° 2, 1994 ; Marianne George, « Dreams, Reality, and the Desire and Intent of Dreamers as Experienced by a Fieldworker », Anthropology of Consciousness, vol. 6, n° 3, 1995, p. 17-33 ; Barbara Glowczewski et Barbara Nakamara Gibson, « Rêver pour chanter. Apprentissage et création onirique dans le désert australien », Cahiers de littérature orale, n° 51, 2002, p. 153-168 ; Roger Ivar Lohmann (dir.), Dream Travellers. Sleep Experiences and Culture in the Western Pacific, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003 ; Jadran Mimica, « Dreams, Laki, and Mourning : A Psychoanalytic Ethnography of the Yagwoia “Inner Feminine” », Oceania, vol. 76, n° 1, 2006, p. 27-60 ; Isabelle Leblic, « Les Kanak et les rêves ou comment redécouvrir ce que les ancêtres n’ont pas transmis (Nouvelle-Calédonie) », Journal de la Société des océanistes, n° 130-131, 2010, p. 105-118 ; Katie Glaskin, « Dreams, Memory and the Ancestors : Creativity, Culture and the Science of Sleep », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 17, n° 1, 2011, p. 44-62.
  • [6]
    Françoise Douaire-Marsaudon, « Droit coutumier et loi républicaine dans une collectivité d’outre-mer française (Wallis-et-Futuna) », Ethnologie française, 1, n° 169, 2018, p. 81-92.
  • [7]
    Par exemple, le verbe moe'ala'ala signifie « se reposer, être allongé sans fermer les yeux ».
  • [8]
    Les missionnaires maristes ont regroupé l’intégralité des anciennes déités ('atua) sous les termes de temonio ou tevolo, substantifs dérivés de « démon » et de l’anglais « devil » (Sophie Chave-Dartoen, Royauté, chefferie et monde socio-cosmique à Wallis ('Uvea), Marseille, Pacific-Credo Publications, « Monographies », 2017, p. 70).
  • [9]
    À 'Uvea, le cadre d’interlocution coconstruit par les participants répond à une forme d’interaction focalisée autour du narrateur (Erving Goffman, Comment se conduire dans les lieux publics (1963), Paris, Economica, « Études sociologiques », 2013, p. 24).
  • [10]
    Le terme misi désigne le sifflement, l’appel, l’interpellation ainsi que l’étourneau (Apolonis brevirostris). Pourvus de statuts particuliers, les oiseaux (manulele) ont la capacité de communiquer en trahissant les non-dits et les apparences trompeuses.
  • [11]
    Communication personnelle, Mikaele Tui, 6 novembre 2019.
  • [12]
    Ce terme générique renvoie à l’art de raconter en général, et induit l’idée d’une prouesse personnelle du narrateur dont la parole se déploie. Il désigne une fleur en pleine floraison, au moment le plus propice pour la cueillir avant son épanouissement total. Ce terme signifie également « épanouir », « dérouler », « ouvrir », « déchirer », « défaire », « écarter », « rire aux éclats ».
  • [13]
    En wallisien, les adjectifs possessifs se déclinent sous deux formes : la particule a rend le sujet de l’action actif et établit une détermination possessive aliénable, tandis que la particule o rend le sujet passif et instaure une détermination possessive dite inaliénable (Claire Moyse-Faurie, Te lea faka'uvea : le wallisien, Paris, Peeters, « Les Langues du Monde », 2016, p. 73).
  • [14]
    Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éd. de l’EHESS, « Recherches d’histoire et de sciences sociales », 1998.
  • [15]
     Marc Augé, La Guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction, Paris, Seuil, « La librairie du xxe siècle », 1999, p. 97.
  • [16]
    Communication personnelle, Kimi Seo, 16 juillet 2016.
  • [17]
    Roger Caillois, L’Incertitude qui vient des rêves (1956), Paris, Gallimard, « Idées », 1983.
  • [18]
    D’après un récit raconté par Topie Poi le 8 juin 2016, chez lui à 'Utufua, en présence de Pelelina Fakataulavelua et de ses enfants. Dans ce récit, les dons délivrés en rêve suivent les principes de la transmission des savoirs hérités ou reçus, ainsi que les méthodes pédagogiques à l’œuvre, fondées sur la démonstration et l’observation, plutôt que l’explication.
  • [19]
    Le toponyme Futuna désigne ici une île volcanique de l’arc vanuatais située en mer de Corail.
  • [20]
    Ce résumé condense une version de « la légende de la prédiction de Sogotautau » (Te fāgona o te kikite a Sogotautau) racontée par Mikaele Liufau le 14 octobre 2006, dans le cadre d’un projet orchestré par le comité de recherche historique Tāvaka (Malia Sosefo Drouet-Manufekai et al., Tavaka lanu’imoana. Mémoires de voyages, Nouméa, Agence de développement de la culture kanak – Centre culturel Tjibaou, 2009, p. 25-26).
  • [21]
    À ce sujet, voir Arianna Cecconi, « Lieux où l’on dort, lieux des rêves : un regard ethnographique sur la nuit dans une cité des quartiers nord de Marseille », Anthropologie et Sociétés, à paraître.

1N’est pas rêveur qui veut. Tel pourrait être formulé l’argument de cette réflexion sur les rêves à partir d’une étude ethnographique menée à 'Uvea [1]. Autrement dit, il ne suffit pas de faire un rêve pour être considéré comme rêveur et la définition du rêve n’englobe pas tous les scénarios oniriques. Loin de résulter d’une libre fantaisie du sujet, émancipé du poids des contraintes sociales, les rêves sont inclus dans la vie quotidienne. Leurs usages sociaux dépendent du rapport entre l’espace du rêve et les espaces rêvés, c’est-à-dire l’endroit où le dormeur a sommeillé et les espaces fréquentés au cours du rêve. Les expériences et les récits oniriques sont essentiellement des pratiques de l’espace qui mettent en jeu une topologie onirique [2].

2Les phénomènes du rêve et du sommeil ont fasciné les anthropologues dès les débuts de la discipline. Pourtant, le rêve reste un sujet mineur, souvent appréhendé comme une production solitaire, intime et incontrôlée, par contraste avec les activités sociales propres à l’éveil. En France, Émile Durkheim a attribué une scientificité à la sociologie en lui assignant pour objet d’étude les faits sociaux, définis par leur caractère collectif, coercitif et externe aux individus [3]. Dans cet héritage, le domaine de l’onirisme a été écarté pour être l’apanage de la psychologie et connaître son heure de gloire avec l’avènement de la psychanalyse. Les rêves sont progressivement devenus un objet d’étude à part entière pour souligner que le social ne s’arrête pas aux frontières de l’éveil [4]. Dans le Pacifique, l’ethnographie des rêves atteste qu’ils sont vecteurs de connaissance, de créativité et de communication avec les ancêtres et les non-humains [5].

3Ce texte propose de caractériser le rêve comme une pratique sociale en questionnant son articulation aux espaces. À 'Uvea, le statut de la parole et l’inaliénabilité de la terre sont deux caractéristiques socioculturelles remarquables. Dans ce territoire français de Polynésie occidentale appartenant à l’archipel de Wallis-et-Futuna, qui forme une collectivité d’outre-mer et compte près de 12 000 habitants, la loi statutaire admet la cohabitation des institutions républicaines et « coutumières [6] ». Échappant à tout cadastre, la gestion du foncier relève de la juridiction coutumière, qui repose sur l’art oratoire. Les décisions émanant des conseils (fono) et les compétences des orateurs maniant la rhétorique et le langage honorifique s’appuient sur l’autorité des différents niveaux de la chefferie selon la gravité des polémiques. Dans ce contexte, les expériences oniriques et les récits qui en sont faits constituent des arguments qui influencent les représentations et les pratiques liées à l’espace.

Le monde de la nuit et du sommeil.

4Février 2014. Un matin, je me réveille envahie par une sensation de malaise. J’ai rêvé que celui chez qui je vis est mort cette nuit. Or, dans ce rêve, je suis seule à la maison : ni sa femme L., ni leur fils unique ne sont présents. Non sans inquiétude, je dois préparer l’arrivée de ceux qui s’apprêtent à venir chez nous pour prendre part à la veillée funéraire et déclamer des lamentations (tagi). Avec empressement, je nettoie le salon et la terrasse, rassemble les paquets de gâteaux, mets l’eau à bouillir pour remplir les thermos de café et de tisane. À mon réveil, je rejoins L. autour d’un café sur la terrasse et lui raconte ce rêve. Ce n’est pas la première fois que nous partageons nos rêves. Assez rarement toutefois, elle me raconte ceux dans lesquels j’apparais et je lui raconte ceux qui concernent sa famille, surtout lorsqu’il s’agit de rêves déroutants ou angoissants. Une fois mon récit achevé, elle me répond : « Ah, c’est la voisine, tu sais F., la femme de S., qui est morte dans la nuit. » Ainsi formulé, ce rapprochement paraissait être une évidence. Or, la circulation de ce rêve ne s’est pas arrêtée à cette conversation au lever du jour, car les enfants de ma famille d’accueil sont venus me demander de le leur raconter. Non seulement ce récit a été directement et explicitement interprété en rapport avec des événements concomitants, mais aussi sa rapide diffusion l’a transformé en objet collectif. Cette expérience m’a incitée à prendre au sérieux la question des rêves pour les appréhender comme une pratique sociale à laquelle les adultes et les enfants sont sensibles. Dans le cadre de mon enquête, pour ceux que je fréquentais comme pour moi-même, raconter un rêve et discuter son sens ont été un moyen de renforcer nos relations et d’éclairer les événements concomitants. Ces situations de partage m’ont donné l’occasion de basculer dans le langage et la culture des rêves à 'Uvea, tout en prenant du recul vis-à-vis des conceptions occidentales liées à l’onirisme.

5En wallisien, les états de sommeil impliquent des postures du corps et font l’objet de nuances à partir d’un champ lexical fondé sur le radical moe qui désigne l’activité de dormir [7]. Le réveil (fafagu, 'ala'ala) peut suivre une codification précise lorsqu’il s’agit des 'aliki (« nobles » ou « chefs »). En juin 2016, l’une des filles de l’ancien Lavelua (hau, « roi ») m’a raconté avoir assisté à une telle scène. Alors qu’elle accompagnait son père pour un déplacement politique en Nouvelle-Calédonie, l’un des représentants de la « grande chefferie » a réveillé le Lavelua en lui pinçant trois fois l’orteil et en lui chuchotant un message à l’oreille avant de repartir prendre sa place en marchant à genoux et à reculons.

6Propice au sommeil et au rêve, le monde de la nuit (, pō'uli) contraste avec celui du jour, 'aho, et celui de la lumière et des vivants, mālama nei. Le noctambulisme et la somniloquie (maumoe, vale lau, valemuna) sont redoutés. Une anthropologie de la nuit révèle combien les mouvements, les interactions, les sonorités, les couleurs et les odeurs créent une expérience sensorielle nocturne qui se distingue de la vie diurne. Parce que le monde des vivants devient particulièrement perméable aux défunts et aux « êtres extraordinaires » (temonio[8]), l’univers nocturne est dangereux, surtout pour les femmes qui peuvent devenir victimes de la prédation des hommes. Les temonio peuvent par exemple provoquer des insomnies, des maladies, des troubles de démence ou la mort. Pour éviter tout risque, il est conseillé de se faire discret dès le déclin du soleil, de ne jamais appeler quelqu’un à voix haute, ni marcher seul sans lumière. La clarté rassurante de l’aube et le crépuscule inquiétant rythment les temporalités du quotidien et des récits. Pour autant, si les domaines de la nuit et du jour sont distincts, le rêve tisse leur complémentarité et les relations unissant les états de veille et de sommeil. Or, puisque toute production onirique n’est pas reconnue comme un rêve, comment celui-ci est-il défini ?

Raconter un rêve.

7Juin 2014. F. m’emmène chez une famille pour consulter une femme sur l’histoire de son village. Cette dernière étant absente, F. s’empare alors de l’occasion pour raconter un rêve au couple qui nous a accueillies : « Je viens vous raconter mon rêve » (E au ha'u fakamatala taku moemisi). Après avoir indiqué le contexte dans lequel son rêve a eu lieu, elle rapporte avoir voyagé jusqu’à une terre située à proximité, où un ancêtre lui a révélé un anthroponyme. Assis en face de nous, le couple l’écoute attentivement, en accompagnant sa narration par de brèves interventions [9]. F. n’a pas voulu que j’en ébruite le propos, car l’enjeu du rêve était bien ce nom personnel, qu’il faut savoir transmettre ou préserver. Elle tendait ici à affirmer une relation privilégiée avec l’ancêtre et l’espace rêvé, ainsi qu’avec ceux à qui elle se confiait.

8Désignés par les termes misi ou moemisi[10], les rêves apportent des messages délivrés par les « morts » (mate) ou les « êtres extraordinaires » (temonio) : « Lié à l’au-delà, le rêve n’est pas un hasard : lorsqu’un individu rêve, c’est un passage qui vient d’ailleurs. Avant, le rêve avait un sens émanant des cultes et de la religion qui était polythéiste. Le rêve est interprété avec ce qui arrive à se concrétiser dans la vie [11]. » Certains rêves qualifiés par le terme kikite relèvent de prémonitions, lesquelles sont particulièrement sollicitées lors des situations dont l’issue et le succès sont attendus (préparation d’élections, jeux d’argents, fêtes patronales). S’il n’existe pas de moment préétabli réservé à leur énonciation, la situation de transmission est initiée par le rêveur dans de multiples contextes, par exemple au réveil ou lorsqu’il se trouve dans l’espace dont il a rêvé. Les rêves n’ont pas d’existence tangible sans leur mise en mots, qui suit des principes participant de la socialisation langagière. Dès les formules d’ouverture, les narrateurs définissent le rêve partagé comme un récit (fakamatala[12]) :

9– J’ai rêvé (Ne'e au moemisi).

10– Voici mon rêve (Ko taku moe/misi/moemisi).

11– Attends d’abord que je te raconte mon rêve (Tali mu'a ke fakamatala atu taku moemisi).

12– Je vous raconte mon rêve (E au fakamatala atu taku moemisi).

13– J’ai fait un rêve éveillé (Ne'e au moemisi mālama).

14– J’ai fait un mauvais rêve (Ne'e au fai taku moemisi kovi).

15Par ces incipit, les narrateurs indiquent qu’ils élaborent un récit subjectif rendu légitime par la relation existentielle entre le rêveur et son expérience. Au moyen du pronom personnel « je » (au) ou possessif « mon » (taku[13]), les récits autobiographiques du vécu onirique sont envisagés comme un objet aliénable (que l’on peut s’approprier) voué à circuler. Mobilisant couramment l’expression « j’ai vu » (ne'e au sio), le rêveur est un témoin oculaire certifiant les événements vécus en rêve pour les factualiser et les instituer avec l’auditoire [14].

16Une fois le récit introduit, celui-ci se poursuit par la contextualisation de la situation de sommeil. Les indices apportés s’étendent de la phase de l’endormissement jusqu’à celle du réveil (date, ambiance sonore, aliments consommés). Ensuite, l’exégèse est tributaire de la cohérence narrative donnée au rêve, comme me l’expliqua une institutrice :

17

Tous les rêves ne peuvent être écoutés ou racontés. Il faut dire l’heure ou l’endroit, se rappeler de son récit de A à Z et le raconter seulement s’il y a une trame narrative. Ils sont racontés par le monde parallèle, donc ils délivrent un message. Il faut regarder la montre au réveil. Par exemple, si j’entends le grondement des vagues, je vais associer la nature à mon rêve. Toujours dans la situation d’énonciation, il faut expliquer quand je rentre dans le rêve, quand je sors du rêve, quelle est la trame du rêve. Ce sont les éléments qui font les moemisi. C’est une sensibilité à travailler qui permet l’existence des rêves. Pour lire son moemisi, qui est un monde des illusions, il faut le faire interpréter par un autre. (17 juillet 2016.)

18Sans soulever la question de savoir si les rêves sont vrais ou faux, l’exégèse est une épreuve collective de discernement qui permet de ne pas rester confiné au seuil du contenu onirique manifeste. D’après les propos d’une jeune fille, « les anciens disent que ce n’est jamais la personne [rêvée] qui est directement concernée : le premier sens est un loi » (22 juin 2016). Si le terme loi se rapporte au mensonge dans son acception la plus courante, son usage est plus complexe qu’un qualificatif dépréciatif, traduisant le fait de taire sciemment une vérité, ne le laisserait entendre. Cette notion suggère l’humilité, la simplicité, l’extraordinaire, la créativité, et fonde la définition de la raison, comme en témoigne l’aphorisme : « Un fou ressemble toujours à un fou, mais est incapable d’inventer » (E valeavalea pē te vale kae vale i te loi). À la différence du fou (vale), l’individu sensé est capable d’invention (loi). S’il n’existe pas de spécialiste à proprement parler concernant l’onirocritique, il convient de consulter des personnes d’un âge avancé, appartenant surtout au cercle des groupes de parenté (kāiga, kutuga, fāmili). Le déchiffrement s’appuie sur des symboles et des signes par ailleurs perçus et décryptés dans la vie éveillée. La scolopendre est de mauvais augure, les sauterelles vertes annoncent la chance et les brunes la malchance.

19Il existe ainsi une façon de raconter et d’élucider les rêves pour qu’ils soient désignés et définis comme misi ou kikite. Les narrateurs contextualisent le récit onirique à partir de la situation de sommeil, en suivant une cohérence narrative, pour aboutir à son interprétation et obtenir de la reconnaissance sociale. Ces conditions forment le processus par lequel le sujet-rêveur devient « rêveur-narrateur », pour faire du récit un objet social destiné à circuler [15]. Le rêve est présenté comme une expérience incorporée, dont la trame repose sur des situations de rencontre qui dépendent de l’espace où le dormeur a sommeillé et des espaces pratiqués en rêve.

Situations de rencontre et corporéité.

20Les rêves consistent dans des interactions avec des défunts ou des « êtres extraordinaires » (temonio), associés à des espaces. Les révélations onomastiques (moemisi te higoa) sont des motifs oniriques courants : « Ce sont des noms d’origine royale, 'aliki, ou poétiques, inconnus des générations actuelles. Il faut prouver que “c’est un nom à nous” et chercher dans les talatuku [récits historiques] pour trouver une signification et une appartenance [16]. » Le rêve est un moyen de consolider ou d’infirmer des droits fonciers et d’exprimer des relations d’inclusion et d’exclusion vis-à-vis des entités rencontrées, et donc la place des personnes au sein de la parenté. Un homme m’a raconté le rêve de la mère de son épouse, dans lequel elle avait eu la révélation d’un nom familial oublié grâce à une grand-mère décédée. Il m’a dépeint la colère de son épouse, vexée que la transmission du nom ne lui soit pas échue. Il est attendu que les messages véhiculés par les rêves parviennent à ceux qui ont une relation privilégiée avec les ancêtres qui les diffusent. Si tel n’est pas le cas, des controverses et des vols de noms sont susceptibles de se produire et de resurgir lors des conflits fonciers.

21Les récits de la vie onirique posent la question de leur fiabilité, en raison de l’incertitude qui caractérise les rêves [17]. Le rêve apparaît ainsi comme un témoignage fragile qui incite à ouvrir des enquêtes sur les stratégies individuelles déployées par les rêveurs, ou auprès des auditeurs pour mesurer si leur point de vue et celui du narrateur se recoupent ou s’opposent. Une étude ethnographique sur ce qu’il est possible d’appeler les « tricheurs de rêve » pourrait être éclairante. Elle porterait sur les personnes malintentionnées qui s’attribuent des rêves factices pour parvenir à leurs fins (par exemple hériter d’une terre en inventant des liens familiaux ou en se targuant d’une proximité avec un ancêtre, nuire à quelqu’un en divulguant des signes prémonitoires et anxiogènes).

22Les rêves peuvent éclairer des histoires passées lacunaires, légitimer des généalogies et des droits fonciers, mais aussi susciter l’incertitude et questionner les normes établies. En 2016, une jeune fille a été retrouvée morte et le rapport des deux médecins légistes de Nouméa en charge de déterminer les causes du décès a confirmé la thèse d’une mort accidentelle. Or, l’une de ses sœurs a déclaré sur Facebook avoir vu en rêve la défunte qui, pour démentir cette conclusion, avait révélé les terribles circonstances de son meurtre. La circulation de ce récit a contribué à faire en sorte qu’une poursuite de l’enquête soit sollicitée. La pratique du rêve est donc susceptible de bouleverser un consensus officiellement et scientifiquement établi.

23Le corps du rêveur est directement engagé dans le cadre du rêve, notamment en cas de cauchemars (moemuna) dont les répercussions débordent la vie onirique. Le rêveur peut se réveiller malade ou ensorcelé (avea) lorsqu’il subit une interaction pernicieuse avec un temonio qui est « entré dans son corps » (ulusino). Pour se protéger, des règles de conduite sont préconisées : soit agresser physiquement l’entité malveillante, soit lui donner à boire ou à manger. L’inverse rend le rêveur vulnérable, car tout ce qui est incorporé et ingéré s’avère nocif et difficile à extraire. D’après une professeure de wallisien, la guérison suppose que l’on considère l’espace du rêve pour identifier les dommages et l’entité responsable :

24

Le lieu où le rêveur a rêvé est important, car il se peut que le rêveur soit quelqu’un qui a dormi chez d’autres gens et qui s’avère être détesté par les esprits gardiens de ce lieu. Cette personne détestée ou mal accueillie rêve et voit quelqu’un, une personne de la famille chez qui il a dormi, venir lui tordre le cou ou le chasser. (25 juillet 2018.)

25La dimension située, incorporée et relationnelle des rêves prédomine. Les principes proposés quant à l’énonciation et à la circulation des rêves – contexte, cohérence, interprétation – mériteraient d’inclure un quatrième élément : la réception. À la différence de ce qui se produit lors de leur auto-interprétation immédiate ou dans un cercle restreint, la réception des rêves fait appel aux savoirs et aux innovations qui sont intégrés dans une plus large sphère, relevant de la mémoire collective et de l’histoire locale.

Inspiration et créativité.

26Par la médiation des rêves, les entités rencontrées augmentent les connaissances pour enrichir la vie sociale. Un guérisseur a obtenu en rêve un remède (vai) de la part de Moso, une déité célèbre et redoutée. Au zénith, Moso est apparu à P., qui dormait entre deux pirogues près desquelles se trouvait une série de remèdes disposés par ordre de taille croissant, inversement proportionnel à leur efficacité. Moso lui soumit l’épreuve d’en choisir un seul. P. sut sélectionner le remède le plus ancien et puissant. L’espace du rêve est précisément le rivage de l’océan où, selon de nombreuses histoires que les habitants racontent, Moso rôde pour se venger, car ses parents l’ont abandonné à la dérive. Les récits de ce rêve circulent sur l’île et renforcent le crédit du guérisseur qui maîtrise le nom et l’usage de ce remède.

27Les rêves favorisent l’inspiration créative, comme en témoigne la composition des poèmes d’amour (ta'aga lave) que les rêveurs entendent sur les îlots. Le rêve de la danse fidjienne à 'Utufua, village situé au sud de l’île, a suscité une innovation : des ancêtres d’origine fidjienne offrirent une danse étrangère à Ativote, qui sommeillait près de leurs sépultures [18]. Ce dernier parvint à mémoriser instantanément la chorégraphie et les paroles, pourtant dans une langue inconnue, ce qui était la condition ultime de ce don fait par les ancêtres rattachés à l’espace du rêve. Transmise, répétée et exécutée par les villageois, cette danse est devenue un marqueur identitaire de 'Utufua.

28Les rêves visionnaires peuvent devenir la matière prémonitoire d’espaces inconnus, précédant leur réalité. Guidés par les indices d’un kikite, les insulaires s’aventurèrent jusqu’à Ouvéa (îles Loyauté, Nouvelle-Calédonie), destination rêvée avant sa découverte par Sogotautau, nom qui est également celui de la terre où la prophétie a été reçue :

29

Une pirogue du nom d’Ifilaupakola était construite par les 'aliki assistés par les tufuga [maîtres artisans]. Un jour, le fils cadet du roi se blessa. Redoutant les représailles, ils décidèrent de fuir. En chemin, Kulitea et son groupe rencontrèrent Sogotautau, une pipiki [ermite], qui leur fit une prédiction : « Quand vous arriverez à hauteur de Fuga'uvea [nom d’une passe], vous entendrez les pleurs d’un enfant. Il vous faudra ruser avec la mère pour lui enlever l’enfant qui sera le 'aliki de l’expédition. » Sogotautau poursuivit : « Naviguez, et quand vous verrez des feuilles de palétuviers à la dérive avec des mulets sautant par-dessus, accostez ces rivages, car c’est là le terme de votre voyage. »
L’équipage d’Ifilaupakola fit halte à Futuna, où d’autres pirogues les rejoignirent. Les voyageurs voguèrent et atteignirent un archipel plus à l’ouest. Ils firent escale sur une des îles de cette terre, certaines pirogues de Futuna qui avaient rejoint Ifilaupakola décidèrent de s’y installer. Cette île s’appelle aujourd’hui Futuna (au Vanuatu) [19]. Les voyageurs abordèrent ensuite une grande terre, où certains restèrent. Naviguant plus à l’ouest encore, ils aperçurent une pléiade d’îlots, puis des mulets qui sautaient au-dessus des flots et des feuilles de palétuviers à la surface de l’eau, évoquant la prédiction. Cette île fut appelée 'Uvea lalo en souvenir de l’île de leurs ancêtres [20].

30Les prémonitions sont des fragments poétiques connus et récités en suivant un rythme scandé pour faciliter la transmission du récit. Ce kikite a suscité l’idée de l’existence de l’île, pour la faire advenir dans la cartographie des migrations océaniennes.

31À 'Uvea, les rêves sont moins une transfiguration imaginaire et arbitraire du réel qu’une expérience incorporée qui, source de connaissances, crée une continuité entre l’éveil et le sommeil. La vie onirique présente des situations de rencontre, aussi bien bénéfiques que maléfiques, avec des entités dont les interventions dépendent des lieux pratiqués. La condition d’existence des rêves est tributaire du travail de remémoration du rêveur qui les contextualise et les raconte. Les pratiques sociales du rêve s’étendent ainsi de l’expérience subjective à la mise en récit, pour aboutir à sa réception et à son interprétation. Les entrelacs entre espace du rêve et espaces rêvés influencent ce que le rêveur vit en rêve et la manière dont ce dernier le raconte pour l’interpréter avec ceux qui l’écoutent. La spatialité est une donnée significative pour concevoir une anthropologie du rêve [21]. Parler de topologie onirique invite à explorer le sens des expériences et des enjeux sociaux relatifs aux pratiques de l’espace que sont les rêves.


Mots-clés éditeurs : Polynésie), rêve, récit, 'Uvea (Wallis, corps, espace, anthropologie

Mise en ligne 03/09/2021

https://doi.org/10.3917/commu.108.0155

Notes

  • [1]
    Wallis est le nom attribué à une île abordée en 1767 par le capitaine Samuel Wallis. Pour les habitants, elle est appelée 'Uvea en langue vernaculaire. Pour leur accueil et leur aide précieuse, je remercie Zoé et Salomone Hanisi, Mikaele Tui, Kimi Seo, Nadia Kavakava, Topie Poi, Falakika Fuahea, Pelelina Fakataulavelua, Epifania Toa, Petelo Hanisi, Erika Fuahea.
  • [2]
    En référence à Michel de Certeau, l’espace est défini comme « un lieu pratiqué » impliquant mouvement, orientation, temporalité et circonstance (Michel de Certeau, L’Invention du quotidien (1980), Paris, Gallimard, 1990, p. 173). La notion de topologie désigne les pratiques de l’espace, alors que l’adjectif « topique » renvoie à la stabilité et à l’ordonnancement des lieux (ibid., p. 189).
  • [3]
    Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique (1894), Paris, PUF, « Quadrige », 2013.
  • [4]
    Roger Bastide, Le Rêve, la transe et la folie (1972), Paris, Seuil, « Points Essais », 2003 ; Jean-Claude Schmitt, Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2001 ; Bernard Lahire, L’Interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », 2018.
  • [5]
    Sylvie Poirier, « La mise en œuvre sociale du rêve. Un exemple australien », Anthropologie et Sociétés, vol. 18, n° 2, 1994 ; Marianne George, « Dreams, Reality, and the Desire and Intent of Dreamers as Experienced by a Fieldworker », Anthropology of Consciousness, vol. 6, n° 3, 1995, p. 17-33 ; Barbara Glowczewski et Barbara Nakamara Gibson, « Rêver pour chanter. Apprentissage et création onirique dans le désert australien », Cahiers de littérature orale, n° 51, 2002, p. 153-168 ; Roger Ivar Lohmann (dir.), Dream Travellers. Sleep Experiences and Culture in the Western Pacific, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003 ; Jadran Mimica, « Dreams, Laki, and Mourning : A Psychoanalytic Ethnography of the Yagwoia “Inner Feminine” », Oceania, vol. 76, n° 1, 2006, p. 27-60 ; Isabelle Leblic, « Les Kanak et les rêves ou comment redécouvrir ce que les ancêtres n’ont pas transmis (Nouvelle-Calédonie) », Journal de la Société des océanistes, n° 130-131, 2010, p. 105-118 ; Katie Glaskin, « Dreams, Memory and the Ancestors : Creativity, Culture and the Science of Sleep », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 17, n° 1, 2011, p. 44-62.
  • [6]
    Françoise Douaire-Marsaudon, « Droit coutumier et loi républicaine dans une collectivité d’outre-mer française (Wallis-et-Futuna) », Ethnologie française, 1, n° 169, 2018, p. 81-92.
  • [7]
    Par exemple, le verbe moe'ala'ala signifie « se reposer, être allongé sans fermer les yeux ».
  • [8]
    Les missionnaires maristes ont regroupé l’intégralité des anciennes déités ('atua) sous les termes de temonio ou tevolo, substantifs dérivés de « démon » et de l’anglais « devil » (Sophie Chave-Dartoen, Royauté, chefferie et monde socio-cosmique à Wallis ('Uvea), Marseille, Pacific-Credo Publications, « Monographies », 2017, p. 70).
  • [9]
    À 'Uvea, le cadre d’interlocution coconstruit par les participants répond à une forme d’interaction focalisée autour du narrateur (Erving Goffman, Comment se conduire dans les lieux publics (1963), Paris, Economica, « Études sociologiques », 2013, p. 24).
  • [10]
    Le terme misi désigne le sifflement, l’appel, l’interpellation ainsi que l’étourneau (Apolonis brevirostris). Pourvus de statuts particuliers, les oiseaux (manulele) ont la capacité de communiquer en trahissant les non-dits et les apparences trompeuses.
  • [11]
    Communication personnelle, Mikaele Tui, 6 novembre 2019.
  • [12]
    Ce terme générique renvoie à l’art de raconter en général, et induit l’idée d’une prouesse personnelle du narrateur dont la parole se déploie. Il désigne une fleur en pleine floraison, au moment le plus propice pour la cueillir avant son épanouissement total. Ce terme signifie également « épanouir », « dérouler », « ouvrir », « déchirer », « défaire », « écarter », « rire aux éclats ».
  • [13]
    En wallisien, les adjectifs possessifs se déclinent sous deux formes : la particule a rend le sujet de l’action actif et établit une détermination possessive aliénable, tandis que la particule o rend le sujet passif et instaure une détermination possessive dite inaliénable (Claire Moyse-Faurie, Te lea faka'uvea : le wallisien, Paris, Peeters, « Les Langues du Monde », 2016, p. 73).
  • [14]
    Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éd. de l’EHESS, « Recherches d’histoire et de sciences sociales », 1998.
  • [15]
     Marc Augé, La Guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction, Paris, Seuil, « La librairie du xxe siècle », 1999, p. 97.
  • [16]
    Communication personnelle, Kimi Seo, 16 juillet 2016.
  • [17]
    Roger Caillois, L’Incertitude qui vient des rêves (1956), Paris, Gallimard, « Idées », 1983.
  • [18]
    D’après un récit raconté par Topie Poi le 8 juin 2016, chez lui à 'Utufua, en présence de Pelelina Fakataulavelua et de ses enfants. Dans ce récit, les dons délivrés en rêve suivent les principes de la transmission des savoirs hérités ou reçus, ainsi que les méthodes pédagogiques à l’œuvre, fondées sur la démonstration et l’observation, plutôt que l’explication.
  • [19]
    Le toponyme Futuna désigne ici une île volcanique de l’arc vanuatais située en mer de Corail.
  • [20]
    Ce résumé condense une version de « la légende de la prédiction de Sogotautau » (Te fāgona o te kikite a Sogotautau) racontée par Mikaele Liufau le 14 octobre 2006, dans le cadre d’un projet orchestré par le comité de recherche historique Tāvaka (Malia Sosefo Drouet-Manufekai et al., Tavaka lanu’imoana. Mémoires de voyages, Nouméa, Agence de développement de la culture kanak – Centre culturel Tjibaou, 2009, p. 25-26).
  • [21]
    À ce sujet, voir Arianna Cecconi, « Lieux où l’on dort, lieux des rêves : un regard ethnographique sur la nuit dans une cité des quartiers nord de Marseille », Anthropologie et Sociétés, à paraître.
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