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Article de revue

Rwanda : « le triomphe de l’idée ». Constructions identitaires et génocide

Pages 163 à 176

Notes

  • [1]
    Cet article se fonde en partie sur les données d’une enquête ethno-historique – travail d’écoutes, d’entretiens et d’observations – menée auprès de bourreaux, victimes et témoins du génocide de 2014 à 2019 au Rwanda, au Bénin et en Afrique du Sud. Il permit de recueillir plus de 250 entretiens dont l’analyse est fondée, entre autres, sur la méthodologie de la théorisation ancrée. Le contenu des entretiens est souvent rendu en verbatim. Quand il fallut passer d’un propos oral à un écrit plus lisible, l’entretien fut sujet à une réécriture relue avec l’interviewé – et le traducteur s’il y en avait un, pour le passage du kinyarwanda au français. Le triple ancrage géographique avait pour but la multiplication des contextes de récupération des sources orales pour épuiser les répétitions et mieux contourner les biais contextuels (situations politiques et culturelles du pays, influences ou impacts des milieux carcéraux, etc.).
  • [2]
    Je considère comme une participation au génocide toute activité liée à l’encouragement, à la dénonciation, à l’humiliation, au pillage (relais de l’entreprise de disparition), à la violence, au viol, au meurtre ou à l’outrage au cadavre d’un individu parce qu’il est tutsi ou parce qu’il a voulu aider un Tutsi (dans le cas d’un individu alors considéré comme Hutu ou Twa). Le chiffre des participants est très disputé. Selon un rapport de Human Rights Watch intitulé « Justice compromise. L’héritage des tribunaux communautaires Gacaca du Rwanda », publié en 2011, les quelque 12 000 tribunaux communautaires Gacaca avaient alors jugé environ 1,2 million d’affaires.
  • [3]
    José Kagabo, « Après le génocide : notes de voyages », in Claudine Vidal et Marc Le Pape (dir.), Les Temps modernes, « Les Politiques de la haine : Rwanda, Burundi. 1994-1995 », n° 583, juillet-août 1995, p. 102-125.
  • [4]
    José Kagabo et Claudine Vidal, « L’extermination des Rwandais tutsi », Cahiers d’études africaines, n° 136, 1994, p. 537-547.
  • [5]
    William Haglund et al., « Recherches effectuées sur le site de l’église de Kibuye », vol. 1, Boston, Physicians for Human Rights, 1997.
  • [6]
    Entretien (en français) avec Émilienne Mukansoro, rescapée et thérapeute, Mushubati, Rwanda, 30 janvier 2019.
  • [7]
    Voir aussi Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013, p. 27-34.
  • [8]
    Déo Byanafashe, « Les sources de l’histoire du Rwanda », in Déo Byanafashe et Paul Rutayisire (dir.), Histoire du Rwanda. Des origines à la fin du xxe siècle, Huye, université nationale du Rwanda, 2011, p. 13-31, p. 13.
  • [9]
    Entretien (français) avec José Kagabo, Paris, 10 juillet 2015.
  • [10]
    Jan Vansina, Le Rwanda ancien. Le Royaume Nyiginya, Paris, Karthala, 2001, 289 p., p. 249-250.
  • [11]
    Courrier d’Innocent Ruzigana, guide du mémorial de Ntarama, Rwanda, 10 février 2017.
  • [12]
    Jean-Pierre Chrétien, « L’émergence de l’idéologie hamitique au xixe siècle : entre la science et la Bible », in Jean-Pierre Chrétien, L’Invention de l’Afrique des Grands Lacs. Une histoire du xxe siècle, Paris, Karthala, 2010, p. 147-182.
  • [13]
    Cette hypothèse du nombre de vaches détenues (plus ou moins dix) comme critère de distinction hutu/tutsi retenu par l’administration coloniale belge est soutenue par Laurien Ntezimana (cité par Laure De Vulpian, Rwanda : un génocide oublié ? Un procès pour mémoire, Bruxelles, Éditions Complexe, 2004, p. 68). Mais d’autres auteurs tels Raphael Nkaka ou Petra Vervust ne l’attestent pas. Voir Raphael Nkaka, « L’emprise d’une logique raciale sur la société rwandaise, 1894-1994 », thèse de doctorat en histoire, université Paris 1, 2013 ; Petra Vervust, « The Relative Importance of Ethnicity. Class and Race in Colonial Rwanda. The Cases of Prison Policies, Corvées, Taxation, Census and Identity Booklets », Journal of Belgian History, XLII, 4, 2012, p. 74-109.
  • [14]
    Léon Saur, « Catholiques belges et Rwanda : 1950-1964. Les pièges de l’évidence », thèse de doctorat en histoire, université Paris 1, 2013.
  • [15]
    Paul Rutayisire, « Le Rwanda sous la colonisation allemande et belge », in Déo Byanafashe et Paul Rutayisire (dir.), Histoire du Rwanda, op. cit., p. 172-422, p. 269.
  • [16]
    Voir : Léon Saur, « La frontière ethnique comme outil de conquête du pouvoir : le cas du Parmehutu », Journal of Eastern African Studies, III, 2, juillet 2009, p. 303-316.
  • [17]
    Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, op. cit., p. 163.
  • [18]
    Voir notamment Déo Byanafashe et Paul Rutayisire (dir.), Histoire du Rwanda : des origines à la fin du xxe siècle, Huye, université nationale du Rwanda, 2011.
  • [19]
    Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide…, op. cit., p. 163. Sur la question des réfugiés, voir aussi : André Guichaoua, Le Problème des réfugiés rwandais et des populations banyarwanda dans la région des grands lacs africains, Rapport pour le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), Genève, URA 363, université des sciences et techniques de Lille, mai 1992.
  • [20]
    Cours de José Kagabo, EHESS, Paris, 4 novembre 2014.
  • [21]
    République du Rwanda, Commission nationale de lutte contre le génocide, « État de l’idéologie du génocide au Rwanda, 1995-2015 », Kigali, 2016.
  • [22]
    Entretien (en français) avec Isaac N., prison de Nyarugenge, Kigali, Rwanda, 9 mars 2016.
  • [23]
    Entretien (en français) avec José Kagabo, Paris, 15 juillet 2015.
  • [24]
    Emily Badger, « The showdown over how we define fringe views in America », The New York Times, 21 août 2017.
  • [25]
    Claudine Vidal, « Enquêtes sur l’histoire et sur l’au-delà. Rwanda, 1800-1970 », L’Homme, vol. 24, n° 3, 1984, p. 61-84.
  • [26]
    Fredrik Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières », in Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart (dir.), Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995.
  • [27]
    Françoise Héritier, « Quels fondements de la violence ? », Cahiers du genre, « La violence, les mots, le corps », vol. 2, n° 35, 2003, p. 21-44.
  • [28]
    Jean-Paul Kimonyo, Rwanda. Un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008, p. 34-35.
  • [29]
    Henri Tajfel, Human groups and social categories. Studies in Social psychology, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, 389 p.
  • [30]
    Henri Tajfel et John Turner, « An integrative theory of intergroup conflict », in William G. Austin et Stephen Worchel (dir.), The Social Psychology of Intergroup Relations, Monterey, CA, Brooks/Cole, 1979, p. 33-47.
  • [31]
    Ibid.
  • [32]
    Dominique Franche, « Sommes-nous tous des Tutsi ? », Nouveaux Cahiers de l’IUED, Gilbert Ris (dir.), « La mondialisation des anti-sociétés », Genève, PUF, 1997, p. 85-97.
  • [33]
    Entretien (en français), avec Emmanuel Ndindabahizi, ministre des Finances du gouvernement intérimaire (1994), prison d’Akpro-Missérété, Bénin, 7 août 2014.
  • [34]
    Échange de courriers avec Valens Kabarari, rescapé, 7 décembre 2015.
  • [35]
    Bernard N. Grofman et Edward N. Muller, « The strange case of relative gratification and potential for political violence : The V-curve hypothesis », American Political Science Review, 57, 1973, p. 514-539.
  • [36]
    Entretien (du kinyarwanda au français) avec Marie-Chantal, rescapée, Kibuye, 14 novembre 2017.
  • [37]
    Entretien (en français), avec Isaac N., prison de Nyarugenge, Kigali, Rwanda, 14 septembre 2015.
  • [38]
    Gérard Prunier, The Rwanda Crisis : History of a Genocide, New York, Columbia University Press, 1995, p. 38-39.
  • [39]
    José Kagabo et Théo Karabayinga, « Les réfugiés, de l’exil au retour armé », in Claudine Vidal et Marc Le Pape (dir.), Les Temps modernes, « Les Politiques de la haine : Rwanda, Burundi. 1994-1995 », n° 583, 1995, p. 63-90.
  • [40]
    Sur la crise dans la région voir aussi : José Kagabo, « À l’ombre des ethnies. Essai d’interprétation de la crise des Grands Lacs », Limes, Paris, Gallimard, 2000, p. 115-132.
  • [41]
    Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995 (nouvelle édition, Paris, Karthala, 2002, avec les contributions de Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda et Joseph Ngarambe).
  • [42]
    Jean-Paul Kimonyo, op. cit., p. 84.
  • [43]
    Entretien (en français) avec Modeste, prêtre, Trappes, France, 5 janvier 2015.
  • [44]
    José Kagabo et Vincent Mudandagizi, « Complainte des gens de l’argile : les Twa du Rwanda », Cahiers d’études africaines, n° 53, 1974, p. 75-87.
  • [45]
    Entretien (en français) avec Modeste, prêtre, Trappes, France, 5 janvier 2015.
  • [46]
    Voir : AVEGA « AGAHOZO », « Étude sur les violences faites aux femmes », document de l’association, Kigali, décembre 1999.
  • [47]
    Voir José Kagabo, « Le génocide des Tutsi : comment penser une “barbarie” en apparence aveugle ? », in José Kagabo et Juliette Simont (dir.), Les Temps modernes, « Le génocide des Tutsi. Quelle histoire ? Quelle mémoire ? », n° 680-681, 2014, p. 5-18.
  • [48]
    Entretien (en français) avec Florence et Ella, rescapées, Ntongwe, Rwanda, 6 février 2019.
En mémoire de José Kagabo, mon éclaireur, Yari urumuri kuri njye.

1Rwanda, avril-juillet 1994 : Claudine, tutsi, est cachée par le chef d’une famille hutu voisine. L’homme qui la dissimule tue dehors. Tous les soirs, il lui fait lécher sa machette encore rouge. Tandis que la langue de sa captive se pose tremblante sur le métal qui suinte, chaque fois l’homme lui décrit : « J’ai tué tes vaches, j’ai tué tel – ton frère, ton neveu, etc. – tu es en train de boire le sang des tiens. » C’était un grand ami de son mari [1].

2Du million de morts que produisit la campagne moderne d’extermination de toute la population tutsi du Rwanda et des Hutu opposés à cette politique par les centaines de milliers de participants appelés au crime et qui y répondirent [2], il n’y eut pas de mode d’emploi [3] : il fallait tuer du plus petit être retenu encore sous le nombril à ceux qui affichaient les rides les plus profondes. C’était la seule injonction [4]. À chaque coin du pays pourtant se retrouvent une découpe des corps aux mêmes lieux de peau et de muscles (nez et mâchoires, doigts, chevilles, membres inférieurs), la pratique d’exsanguination, l’obligation de lécher ou de boire le sang d’un proche, le cannibalisme forcé des cervelles d’un frère ou d’un père et les castrations ou viols systématiques [5]. Ce sont tous les fluides conducteurs de la vie et constitutifs symboliquement de la « race » – sang et sperme – qui inondent les pratiques : le sang « impur » extrait des corps tutsi irrigue peut-être là une terre dont ils auraient injustement tiré profit. Celui « donné » à boire tient lui peut-être de l’âcreté de son goût sur la langue, de cette amertume ferreuse des veines comme de la lame qui les tranche et rappelle aux agonisants le relent infect de leur groupe dit « ethnique ». Quand enfin le sang honni n’arrose pas la terre ou les gorges, le sperme à l’écoulement rompu par la castration ou fécondant sans limite par le viol sert de courroie à la réaffirmation du groupe qui sectionne ou pénètre. La puissance symbolique accordée là à ce petit bout de chair rétractile, étrange roi phallus porté ici aux nues comme un lingam, tient lieu d’arme comme les lances. Après avoir léché la machette de ses lèvres et incorporé en elle le sang de « son » peuple, Claudine est systématiquement violée [6].

3Il y eut là une haine – la volonté de faire du mal et de se réjouir de ce mal – dont on ne peut saisir l’ampleur si l’on ne s’est pas assis une fois à côté d’un rescapé pour qu’il en fasse le récit. Une haine inextinguible qui réussit à corrompre les pensées jusqu’à en faire vomir un jour les corps et dont presque tous les actes sont l’expression d’un génocide qui fut une fabrique de purification et de déshonneur ancrée dans une idéologie viscéralement misogyne et raciste. Une haine pour laquelle, sans nier la culpabilité de ses auteurs directs, les historiographes et les colons mais aussi les gouvernements rwandais ont une responsabilité essentielle.

Un silence d’encre, des mythes utiles.

4Lorsqu’à la fin du xixe siècle, les premiers européens, allemands puis belges, parviennent au Rwanda, ils sont confrontés à la somme contradictoire de leurs préjugés. Dans cet ensemble dissymétrique de hautes terres enclavées sur les pourtours ouest de la vallée du grand rift, ils découvrent, au mépris de ce qu’ils pensent être l’« anhistorisme congénital » des « nègres », une administration territoriale particulièrement subtile dont ils ne peuvent concevoir toute la complexité. Au miracle pour eux d’un tel ordonnancement (en Afrique ?), s’ajoute une multitude de chefferies qui rend la prise du territoire difficile. Mais à l’époque où la physiognomonie et le darwinisme social règnent sur le monde savant en Europe, toute manifestation humaine un tant soit peu raffinée est le fruit de quelques anciennes lignées pâles : le mystère ne demeure pas inexpliqué longtemps.

5Et de fait : des nez et doigts fins jusqu’au front dit « haut » de certains appelés « Tutsi », tout semble venu d’ailleurs. Leur taille même, décrite comme plus étirée, peut-être pour s’approcher des cieux, semble les distinguer de certains autres appelés « Hutu » et perçus comme petits, crasseux et sombres, stagnant, terrestres, dans un âge enfant, intermédiaire entre le singe et l’homme. Voilà révélé le secret du raffinement rwandais : les Tutsi sont des pêcheurs blancs en exil, arrivés sur le tard et noircis pour leurs fautes. Dans l’imagerie coloniale, ils deviennent les hamites, fils de Cham (Ham en hébreu) lui-même fils de Noé, maudit parmi les hommes pour avoir moqué la nudité de son père enivré des fruits de son premier pied de vigne [7]. C’est ce que des Européens avaient déjà supposé des Égyptiens pour comprendre les civilisations du Nil inférieur.

6Comme toute l’Afrique centrale, l’histoire du Rwanda se heurte au manque de sources écrites antérieures au xixe siècle [8]. Ce silence d’encre permet l’élaboration d’un récit national historiquement faux mais qui alimente tous les discours politiques jusqu’en 1994 : celui d’un pays peuplé par trois mouvements migratoires successifs, twa, hutu puis tutsi, chaque mouvement étant respectivement marqué par trois types d’hommes biologiquement distincts et aux activités différenciées dès avant leur rencontre, comme si aucun arrangement social ou politique n’avait préexisté à leur statut. Chacun y est comme tombé du ciel avec ses outils ou son bétail, se surajoutant au territoire et soumettant ensuite les précédents occupants. Chaque venue ultérieure est supérieure à l’ancienne. C’est sans parler bien sûr des messies coloniaux et de leurs dieux fusils.

7Les Rwandais ne forment pourtant alors qu’une seule ethnie. Ils ont le territoire, la langue, les rites, la cosmogonie et la foi en partage, et si la société est divisée en trois catégories sociales héréditaires par voies patrilinéaires, hutu (majoritairement agriculteurs), tutsi (majoritairement éleveurs), twa (majoritairement potiers), l’élaboration ancienne de ces catégories ne résulte pas d’immigrations successives mais de la division du travail agropastoral. Malgré des statuts inégalitaires parfois déjà un peu incarnés par les hommes [9], ces rôles maintiennent une grande flexibilité. Des Hutu peuvent détenir un cheptel et des Tutsi n’avoir rien qu’un lopin de terre. Un Hutu peut devenir tutsi, un Tutsi devenir hutu [10]. Un dicton partagé par tous dit d’ailleurs : « Turi bene mugabo umwe » (« Nous sommes tous fils et filles du même père ») [11].

8Mais à récit mensonger l’avantagé veut croire. Et quand, au début du xxe siècle, forces et pouvoirs sont promis par les colons à quelques chefs tutsi contre la centralisation du royaume, aucun ne refuse l’offre juteuse qui lui est faite. Les accords conclus, la métropole intronise. Elle destitue surtout. Une genèse inédite du peuple rwandais se propage : il résulte désormais d’une immigration en millefeuille. Les quelques Tutsi élus, premiers rassembleurs de terre de la région, sont dits « gracieux », « distingués », de peu de muscles pour les labours mais avec la « subtilité » et la « verve » des grands gouvernants [12]. Les autres, l’immense majorité des paysans tutsi et l’ensemble des Hutu comme des Twa, chefs et élites instruites compris, deviennent seulement des serfs, un peu « laids », un peu « bêtes », corvéables : pour les colons donc, vraiment « nègres » après tout.

L’institutionnalisation des inégalités.

9Dans les années 1920, le tutorat belge met en place des mesures qui consacrent ces inégalités. La plus importante est l’introduction d’un livret d’identité à mention ethnique pour des levées d’impôts. Alors que la majorité des Rwandais sont désormais agriculteurs-éleveurs, ils se voient attribuer une identité selon des critères arbitraires, peut-être en fonction du nombre de vaches. Selon certaines hypothèses, mais non vérifiées, un homme qui détenait un cheptel de plus de dix têtes devenait tutsi, les autres restaient ou devenaient hutu [13]. Une fois le livret établi, il n’y a plus de changement possible. Toute personne née d’un père hutu est hutu, toute personne née d’un père tutsi est tutsi. L’exclusion systématique d’une grande partie des « petits » Tutsi [14] – les Tutsi pauvres – et de tous les Hutu comme des Twa suit implacablement. Cette exclusion est associée à un système répressif brutal qui terrorise ceux qui ne respectent pas les règles [15]. À ces mesures, des chefs tutsi supervisent. Le seul horizon possible des Hutu est souvent l’intégration d’un séminaire pour devenir enseignant ou occuper un petit poste d’employé tout en bas d’un bureau local, sans prestige et sans salaire équitable. La situation dure trente ans.

10À l’indépendance, une contre-élite hutu formée dans les petits séminaires renverse les élites tutsi. L’ancienne métropole la soutient. Le Congo, réservoir minier de la Belgique, vient d’être perdu et les vestes se retournent sans rougir : il faut garder une place dans la région. Mais le changement ne défait pas les hommes du manteau d’idées raciales qui les couvrait depuis cinquante ans : il les emmène plus loin. Le nouveau gouvernement inverse le système de discriminations, crée des quotas et généralise le livret d’identité à mention ethnique [16]. Plus important encore : il innove par le sang. Entièrement hutu, il purge tous les milieux sociaux des intellectuels tutsi, fomente des pogroms et spolie les terres. Dès 1959, l’intelligentsia tutsi en débâcle fuit le pays. Elle est suivie de centaines de milliers de « petits » paysans tutsi dont les responsabilités ne sont pas distinguées de celles de l’élite. Ces hommes constituent bientôt une des plus grandes diasporas d’exilés au monde [17]. Pour ceux qui restent, le gouvernement écrase toute possibilité d’évolution sociale et diffuse l’idéologie hamitique. En classe, chaque enfant apprend l’illégitimité des Tutsi face aux vrais nationaux, leur « beauté » (sournoise), leur « intelligence » (perverse). Quand, en 1973, un général hutu du nord du pays, Juvénal Habyarimana, prend le pouvoir, les violences s’apaisent. Mais l’accalmie ne bouleverse pas les habitudes paranoïaques de l’ancien régime. Les recensements et quotas ethniques s’accroissent, l’enseignement des distinctions se poursuit [18].

Le triomphe de l’idée.

11Mais pourquoi maintenir les mentions ethniques alors qu’en 1980 il n’y a plus aucune raison pragmatique à ces mesures ? Car ce qui put être vrai au regard du décalage entre les niveaux d’instruction des Tutsi et des Hutu avant 1960, expliquant plus que justifiant leurs mises en retrait du système scolaire dès l’instauration de la première république, qu’en est-il vingt ans plus tard ? Si dans les temps coloniaux les Tutsi avaient en plus grand nombre bénéficié des séminaires, ils étaient donc nécessairement plus instruits. Mais comment, une génération après, penser encore les enfants hutu moins capables que les enfants tutsi de leur âge ? Car que veut dire cette obsession, ces calculs qui veillent à ce qu’aucun Tutsi, ou presque, ne soit représenté dans les classes intellectuelles ? Et pourquoi poursuivre inlassablement l’instruction de la jeunesse sur l’histoire dite « féodale » des Tutsi seigneurs oisifs, arrogants et brutaux, et des Hutu serfs, purs et honnêtes ?

12Après 1973, le nouveau gouvernement peut se passer d’un tel investissement idéologique. C’est ce que suggèrent ses appuis internationaux et son omnipotence nationale. Habyarimana avait longtemps fait l’objet d’un culte pour tout son peuple. Tous l’appelaient umubyeyi (le « père »), et jusqu’à ce que la problématique des 600 000 réfugiés refasse surface à la fin des années 1980 [19], surtout, il n’avait rien à craindre des Tutsi. L’État en aurait même eu moins de craintes s’il les avait intégrés. Pour l’historien José Kagabo, c’est la manifestation de l’imprégnation de la construction identitaire sur les esprits. Une logique qui avait fait en sorte que même lorsque les distinctions les plus notables de la colonisation avaient absolument disparu (le monopole et la brutalité de chefs et sous-chefs tutsi seulement sélectionnés parmi deux clans) et alors qu’aucune contre-élite tutsi ne pouvait menacer le gouvernement puisqu’elles n’existaient plus, les catégories identitaires rwandaises étaient devenues un critère de représentation fondamental, même sans avantage pratique : le triomphe de l’idée [20].

13Le triomphe d’une idée, aujourd’hui encore vive [21], et qui guida les décisions politiques jusqu’au génocide. Car « voilà ce qui se disait sous le manteau, dans les hautes sphères » explique Isaac N., ancien homme d’affaires et proche du cercle présidentiel de 1990 : « si les Tutsi continuent à être éduqués, ils auront les moyens de reprendre les rênes ». Dans l’entourage de Habyarimana, poursuivait-il, on pensait les Tutsi redoutablement intelligents, si bien que dans un système juste, la concurrence leur serait automatiquement favorable. « C’est parce qu’il y avait le sentiment d’infériorité qu’il y a eu la discrimination. Il fallait se préserver de la supériorité de l’autre [22]. » Le mythe avait d’ailleurs fonctionné des deux côtés :

14

Il se trouve, nous racontait José Kagabo lors d’un entretien, que j’en ai connu quelques-uns parmi ces membres des élites tutsi… De ceux qui me faisaient assez confiance pour me parler en intime. Et un jour, l’un, alors qu’il jure ses grands dieux son rejet de la colonisation, sans que je ne discute de sa vision du récit national, me raconte incidemment sa première expérience sexuelle avec une Hutu. Après avoir fait l’amour, il se rappelle qu’elle n’est pas de son ethnie. Il en a dégueulé. Tu vois où vont se loger les préjugés ? Une fois le mensonge répété sous des allures de sciences, il s’enlise jusqu’à l’estomac [23].

15Mais qu’une certaine idée d’un soi hutu ou tutsi ait triomphé chez des élites lettrées et « européanisées » impliquait-il une prise de conscience similaire chez tous les Rwandais ?

Hutu/Tutsi : une distinction moins forte chez les paysans mais défendue par tous.

16On sait l’importance des leaders politiques et des institutions quant à l’établissement des normes. C’est à partir des années 1970, lorsque l’American Psychological Association retira l’homosexualité de la catégorie « maladie mentale », que l’opinion publique américaine évolua sur le sujet. C’est après le second conflit mondial également, quand l’armée américaine entama la déségrégation de ses contingents, que l’idée d’égalité raciale chemina progressivement dans les têtes [24]. De fait, si l’écrasante majorité de la population rwandaise, à 95 % paysanne et peu scolarisée, continua tardivement à se penser en termes d’identité lignagère [25], l’officialisation des catégories ethniques avait eu des effets sur elle.

17Premièrement, le sentiment d’appartenance à un groupe ne se restreint pas à des intérêts ou des traits culturels communs : une distinction physique peut suffire à un sentiment d’affiliation. La question de l’appartenance, toujours contextuelle, est plus fondamentalement celle-ci : « Qui est membre et qui ne l’est pas [26] ? » Les critères choisis importent peu. Dans la mesure où l’État rwandais associait aux statuts ethniques des traitements qui impliquaient une distinction dans les sphères de possibilités des individus (ce qu’il leur était ou non permis de faire dans le domaine des études ou du travail, etc.), la situation induisait inclusion et exclusion. Pour les paysans, secteur pour lequel les possibilités d’avenir se limitaient généralement à la culture d’un champ, les distinctions étaient infimes. Toutefois elles existaient (se lever en classe à l’appel de son groupe ethnique par exemple), ce qui nourrissait les sentiments d’appartenance.

18À cela venaient s’ajouter des distinctions culturelles infimes. Elles se retrouvaient dans différents domaines dont celui des codes vestimentaires ou des rites et interdits commensaux (longueur plus importante des jupes, usages des produits de la vache chez les Tutsi, viandes de mouton réservées aux Twa, etc.). Si la base de différenciation paraît primaire, dans un contexte de proximité et de similarité sociales, elle est anthropologiquement aussi structurante que des différences a priori plus grandes [27].

19Les mémoires, rendues concomitamment douloureuses par le mépris des colons et la cruauté des chefs tutsi pour les Hutu, par les discriminations, les pogroms et la dispersion des familles en exil pour les Tutsi, accentuèrent ces sentiments. Un grand nombre d’humiliations vécues par les deux groupes concernaient ensuite des figures masculines et paternelles. Ce sont surtout les hommes adultes valides, particulièrement les Hutu, qui furent soumis à une discrimination systémique dans le cadre du travail salarié et des études avant les années soixante [28]. Ce sont surtout les hommes tutsi qui furent les cibles prioritaires des pogroms et qui furent évincés de la vie politique après l’indépendance. Dans un pays fondamentalement patriarcal, où l’offense d’un père est un affront au-dessus de tous les autres, cette mémoire ne pouvait qu’avoir une connotation affective forte et marquer les identités.

20Enfin, dans une culture essentiellement orale, la très faible espérance de vie avait eu raison des mémoires vives : en 1990, peu d’hommes savaient encore ce que signifiaient originellement les appellations de tutsi, hutu et twa. À la méconnaissance de l’histoire se rajoutaient l’éloignement et la difficile accessibilité des campagnes. L’expérience de la diversité était inexistante et les sentiments d’appartenance en étaient accrus.

21Mais les effets de ce formatage identitaire furent plus pervers encore : générant de nouvelles perceptions, il créait aussi de nouvelles manières d’être.

Bouleversements des perceptions et prophéties.

22Le simple fait d’être socialement catégorisé a des effets dont toute la psychologie sociale a rendu compte, la théorie de l’identité sociale de Henri Tajfel en particulier [29]. Ces effets incluent presque systématiquement le favoritisme pour son groupe d’appartenance (la circonscription de ce groupe dépendant du contexte), la perception de la similarité des membres des groupes extérieurs à celui-ci (sentiment d’interchangeabilité des individus) et la menace du stéréotype (activation d’une représentation mentale qui a pour risque d’activer des comportements en cohérence avec cette représentation). Ces effets répondent à deux raisons principales : la première est que les catégorisations sont des outils cognitifs d’organisation du monde, elles permettent de penser et d’anticiper les actions humaines en simplifiant les flux d’informations ; la seconde est liée au besoin primaire d’estime de soi, la perception de l’estime personnelle d’un individu se déclinant aussi par la valeur octroyée à ses groupes d’appartenance, d’où la tendance à les voir plus favorablement [30].

23Par l’étiquetage obsessionnel imposé par l’État rwandais, les membres du groupe catégorisés hutu pour un Tutsi, les membres du groupe catégorisés tutsi pour un Hutu apparaissaient donc souvent avec moins de singularités individuelles. Mais dans un cadre historique où les catégories avaient été si « méchamment » distinguées, il y avait une conséquence plus grave : comment l’image sociale de « Hutu », si dégradée, pouvait-elle se maintenir ? Dans le cas de l’association d’un statut social peu favorable à un groupe d’appartenance, l’individu essaie généralement de quitter ce groupe d’appartenance. Mais si le degré de stratification de la société empêche la mobilité sociale, l’individu s’emploie à redresser le statut de ce groupe de référence [31]. À cet égard, si la catégorisation « hutu » retint longtemps un capital symbolique moindre que celle de « tutsi », devenir tutsi ne représentait plus aucun intérêt matériel depuis l’indépendance. Être tutsi était même terriblement risqué. Mais surtout, les Rwandais évoluaient dans une société aux identités binaires et racialisées. Elles étaient inchangeables. Que restait-il aux Hutu s’ils voulaient gagner en statut et garder les avantages concrets de la discrimination ? Avancer des arguments en démenti de la valeur du groupe de comparaison principal (les Tutsi) tout en se préservant une position matériellement avantageuse : les Tutsi étaient-ils « nés » pour gouverner ? C’est qu’ils étaient « fourbes » et avaient menti aux « Blancs ». Étaient-ils plus soignés ? C’est qu’ils faisaient travailler les autres par flemme ou mépris et ne se salissaient pas. En plus de la crainte « intellectuelle » que les Tutsi provoquaient chez les élites, le besoin essentiel d’estime de soi et l’impossibilité de l’évolution sociale rendaient le ressentiment propice.

24Mais la catégorisation avait agi parfois de manière plus concrète.

25Par le blanc-seing colonial et l’introduction de l’argent qui fit accroître les charges paysannes (le surplus du troc ne sert à rien), les excès de certains chefs tutsi, autrefois limités par leur nombre, s’étendirent faute de frein [32]. Leur réputation d’avidité s’incarnait. Mais à l’indépendance, c’est la « brutalité » fantasmée par les colons chez les Hutu qui se matérialisa parfois à son tour : dans un contexte de permissivité à l’égard des actes commis contre les Tutsi, un Hutu pouvait plus facilement insulter ou frapper un Tutsi sous le prétexte de la « légitimité » de son origine [33]. Associée à la pauvreté du pays, cette impunité accentua les vols des biens des Tutsi [34] et fit craindre leur retour quand ils avaient pris l’exil : il faudrait que les pillards rendent ce qu’ils leur avaient pris. Cette crainte favorisa leur diabolisation, les facteurs motivationnels (et matériels) jouant un rôle déterminant dans l’activation ou l’inhibition des stéréotypes [35].

26Mais que dire encore de l’« élégance » des Tutsi vantée par la geste coloniale ? Cette qualité qui leur fut étiquetée a-t-elle aussi agi sur eux ? « C’était un honneur d’avoir été un jour si bien regardé », témoigne Marie-Chantal, rescapée. « L’élégance existait sans doute déjà dans les coutumes vestimentaires tutsi. Mais dans l’éducation donnée par mes parents, il fallait que je poursuive ce regard là où il avait été porté [36]. » Qui veut défaire ce qui le valorise ? Une fois la réputation acquise et si elle vaut, elle nous engage à la maintenir plus fortement. Elle conditionne. Cette attention particulière de certains Tutsi à leur toilette fut parfois tant rattachée à eux et à la finance, que des hommes hutu dont les familles étaient bien loties furent perçus puis traités comme des Tutsi. Isaac N., né dans les années 1950, en subira des discriminations : à l’école, ses professeurs convoquent ses parents pour vérifier son identité. Son habit, toujours soigné, semble ne pas être celui d’une classe appropriée à la définition que l’on s’est étrangement faite des Hutu [37] : les pièges de l’exclusion ou la fabrique de l’autre qui devient autre parce qu’on le désigne ainsi [38].

27Bien sûr, il faut distinguer entre le sentiment d’appartenance identitaire et l’idéologie : être hutu ou tutsi ne signifie pas encore être « le » Hutu ou « le » Tutsi. On pouvait bien projeter sur les membres d’un groupe des caractéristiques propres qu’ils auraient fantasmatiquement en partage, il reste qu’on donnait encore de la singularité à chacun. L’idéologie raciste n’était pas l’idéologie génocidaire. Mais la politique ethnique obsessionnelle des gouvernements maintenait une force sourde, quelque chose en apparence endormi, mais si consciencieusement nourri depuis trente ans qu’il y avait là comme une terre non cultivée encore mais retournée, creusée, arrosée et prête à recueillir ses graines : une base mentale de racisme qui pouvait être réutilisée si le système d’ententes était confronté à une crise.

Guerre et recrudescence virulente du racisme.

28Le 1er octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), force politique constituée en 1987 et majoritairement (mais non exclusivement) constituée par des descendants de réfugiés tutsi des pogroms des années 1960, attaque le nord du pays. Il réclame le retour de tous les exilés et le partage du pouvoir [39]. Dans le refus du multipartisme né de la crise [40], le gouvernement rwandais tente de rallier une majorité hutu dispersée. Son instrumentalisation suscite trois ans d’appels à la haine envers l’ensemble des Tutsi, devenus, dans ses termes, soutiens biologiques de l’armée rebelle [41].

29Depuis le début des années 1980 et malgré une polarisation politique désormais ancienne, les liens socioculturels qui unissent Hutu à Tutsi se sont renforcés. Intermariages, pactes d’amitié et alliances sont la norme. Un réel mouvement d’« assimilation » des Tutsi est en cours [42]. Pourtant, l’instrumentalisation des esprits fonctionne. À l’origine des massacres qui viennent clore la guerre se trouvent bien sûr toute la contemporanéité et la modernité d’un génocide sans lesquelles il n’aurait jamais eu lieu : tous les procédés de manipulations psychiques, instrumentalisation et mystification de l’histoire, polarisation sur une seule de toutes les catégories pourtant possibles de l’identité sociale, prolifération de discours anxiogènes, détournement du langage et de la vindicte populaire, formation de milices armées promises à l’impunité, manipulations des informations pour justifier des « représailles » qui n’en sont jamais. Mais on ne peut douter que le déchaînement de violences proprement extraordinaire de 1994 n’ait des origines essentielles dans ce formatage préalable des identités et de ce qu’il a nourri de rancunes et d’envies.

30« Dans un tel déploiement de haines, la première chose à laquelle je pense, me disait Modeste, un prêtre rwandais, c’est qu’il y eut la guerre. » C’était comme si soudain les propos passés s’ancraient dans le réel. Tout ce qui avait été dit des Tutsi pendant des décennies mais demeuré dans un certain flou de l’histoire était désormais vécu : leur « cruauté » (celle du FPR, donc des Tutsi), leur « soif de pouvoir » ou leur « fourberie » (associées à la logique de guérilla menée par le Front patriotique rwandais, les difficultés de négociations avec ses dirigeants ou leurs ruptures des accords de paix). La discrimination quittait soudain son abstraction et s’imprimait dans les consciences comme la démonstration palpable des raisons des peurs du passé. Mais à l’origine c’est l’étiquetage qui servit à séparer en valeurs les individus à partir d’une catégorisation étroite de leur identité sociale, qui permit au discours de prendre avec une telle force : « Sans ces enseignements, pas de peurs, pas d’inimitiés de nature comme nous l’avions appris puis intégré comme une donnée de nos êtres collectifs [43]. » Sans ce racisme parfois viscéral chez des cadres du gouvernement et qui bloquait tout processus de changement individuel, la guerre elle-même n’aurait pas eu lieu. Une guerre débutée en 1990 parce que des centaines de milliers d’hommes avaient été massacrés ou chassés depuis trente ans du pays et condamnés à l’exil non seulement pour des enjeux de pouvoir mais par la peur que ces hommes inspiraient parce qu’ils étaient perçus Tutsi. Une peur qui n’était pas seulement liée à un danger physique, à un autre craint parce qu’il était puissant, mais à un autre craint parce qu’il était perçu comme « mieux ». Et y a-t-il chez l’individu plus douloureux et plus toxique que ce sentiment-là ?

31À cet égard, si dans le Rwanda ancien les Twa étaient relativement exclus de la société, ce qui montre que l’idéologie raciale y avait trouvé un cadre propice [44], les Hutu furent peut-être plus blessés encore. Non seulement ils s’étaient vus privés de commandements qu’ils avaient eus pendant des siècles mais ils étaient plus humiliés peut-être que tous les autres colonisés du monde, soumis pourtant à une même idéologie de bazar. Car à la honte extrême d’être considérés comme des « nègres » face au miroir supposément supérieur des Blancs, s’était ajoutée la blessure narcissique supplémentaire d’être encore comparés négativement « avec leurs jumeaux, leurs frères », celle d’être « doublement inférieurs » [45].

De l’inégalité tissée dans une proximité visible.

32L’histoire de Claudine n’est pas isolée. Ce furent d’ailleurs majoritairement des femmes qui durent subir le spectacle du théâtre sadique que leurs bourreaux faisaient des corps de leurs proches masculins, tués avant les autres parce que les règles de transmissions catégorielles (l’enfant d’une femme tutsi mariée à un Hutu est hutu, l’enfant d’une femme hutu mariée à un Tutsi est tutsi) et les clichés de genre sur la force masculine en faisaient des cibles prioritaires [46]. Dans les supplices infligés aux Tutsi, l’entreprise de vengeance d’une humiliation due à la prétendue supériorité de leur « race » est partout [47]. Ainsi Colette et son petit frère Janvier dont la tête est tranchée quand ils sont débusqués ensemble dans la brousse et dont les assaillants forcent la sœur à goûter la cervelle, la cervelle « intelligente » d’un Tutsi. Ainsi les petits doigts des quatre fils d’Ella découpés un à un et donnés à leur grand-mère pour qu’elle les mange avant d’être abattue à son tour, les mains dites fines et « sournoises » des Tutsi. Ainsi encore ces pagnes que l’on arrache à leurs corps morts, non seulement pour en faire usage mais pour s’approprier aussi quelque chose d’eux, leur supposée grâce, leur beauté, et dont l’aura invisible s’est peut-être imprégnée dans quelques bouts d’étoffe [48].

33Après le récit qu’elle fait de l’assassinat de ses enfants, Ella se redresse. « Pourra-t-on tout comprendre ? », murmure-t-elle. Non. Mais de ce génocide peut-être pouvons-nous du moins retenir quelque chose : le danger des distinctions qui restreignent absolument un être pour en grandir un autre et tissent leur inégalité dans une proximité visible.

34Entretien (en français) avec Florence et Ella, rescapées, Ntongwe, Rwanda, 6 février 2019.


Mots-clés éditeurs : colonialisme, Rwanda, identité, racialisation, génocide

Mise en ligne 23/11/2020

https://doi.org/10.3917/commu.107.0163

Notes

  • [1]
    Cet article se fonde en partie sur les données d’une enquête ethno-historique – travail d’écoutes, d’entretiens et d’observations – menée auprès de bourreaux, victimes et témoins du génocide de 2014 à 2019 au Rwanda, au Bénin et en Afrique du Sud. Il permit de recueillir plus de 250 entretiens dont l’analyse est fondée, entre autres, sur la méthodologie de la théorisation ancrée. Le contenu des entretiens est souvent rendu en verbatim. Quand il fallut passer d’un propos oral à un écrit plus lisible, l’entretien fut sujet à une réécriture relue avec l’interviewé – et le traducteur s’il y en avait un, pour le passage du kinyarwanda au français. Le triple ancrage géographique avait pour but la multiplication des contextes de récupération des sources orales pour épuiser les répétitions et mieux contourner les biais contextuels (situations politiques et culturelles du pays, influences ou impacts des milieux carcéraux, etc.).
  • [2]
    Je considère comme une participation au génocide toute activité liée à l’encouragement, à la dénonciation, à l’humiliation, au pillage (relais de l’entreprise de disparition), à la violence, au viol, au meurtre ou à l’outrage au cadavre d’un individu parce qu’il est tutsi ou parce qu’il a voulu aider un Tutsi (dans le cas d’un individu alors considéré comme Hutu ou Twa). Le chiffre des participants est très disputé. Selon un rapport de Human Rights Watch intitulé « Justice compromise. L’héritage des tribunaux communautaires Gacaca du Rwanda », publié en 2011, les quelque 12 000 tribunaux communautaires Gacaca avaient alors jugé environ 1,2 million d’affaires.
  • [3]
    José Kagabo, « Après le génocide : notes de voyages », in Claudine Vidal et Marc Le Pape (dir.), Les Temps modernes, « Les Politiques de la haine : Rwanda, Burundi. 1994-1995 », n° 583, juillet-août 1995, p. 102-125.
  • [4]
    José Kagabo et Claudine Vidal, « L’extermination des Rwandais tutsi », Cahiers d’études africaines, n° 136, 1994, p. 537-547.
  • [5]
    William Haglund et al., « Recherches effectuées sur le site de l’église de Kibuye », vol. 1, Boston, Physicians for Human Rights, 1997.
  • [6]
    Entretien (en français) avec Émilienne Mukansoro, rescapée et thérapeute, Mushubati, Rwanda, 30 janvier 2019.
  • [7]
    Voir aussi Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013, p. 27-34.
  • [8]
    Déo Byanafashe, « Les sources de l’histoire du Rwanda », in Déo Byanafashe et Paul Rutayisire (dir.), Histoire du Rwanda. Des origines à la fin du xxe siècle, Huye, université nationale du Rwanda, 2011, p. 13-31, p. 13.
  • [9]
    Entretien (français) avec José Kagabo, Paris, 10 juillet 2015.
  • [10]
    Jan Vansina, Le Rwanda ancien. Le Royaume Nyiginya, Paris, Karthala, 2001, 289 p., p. 249-250.
  • [11]
    Courrier d’Innocent Ruzigana, guide du mémorial de Ntarama, Rwanda, 10 février 2017.
  • [12]
    Jean-Pierre Chrétien, « L’émergence de l’idéologie hamitique au xixe siècle : entre la science et la Bible », in Jean-Pierre Chrétien, L’Invention de l’Afrique des Grands Lacs. Une histoire du xxe siècle, Paris, Karthala, 2010, p. 147-182.
  • [13]
    Cette hypothèse du nombre de vaches détenues (plus ou moins dix) comme critère de distinction hutu/tutsi retenu par l’administration coloniale belge est soutenue par Laurien Ntezimana (cité par Laure De Vulpian, Rwanda : un génocide oublié ? Un procès pour mémoire, Bruxelles, Éditions Complexe, 2004, p. 68). Mais d’autres auteurs tels Raphael Nkaka ou Petra Vervust ne l’attestent pas. Voir Raphael Nkaka, « L’emprise d’une logique raciale sur la société rwandaise, 1894-1994 », thèse de doctorat en histoire, université Paris 1, 2013 ; Petra Vervust, « The Relative Importance of Ethnicity. Class and Race in Colonial Rwanda. The Cases of Prison Policies, Corvées, Taxation, Census and Identity Booklets », Journal of Belgian History, XLII, 4, 2012, p. 74-109.
  • [14]
    Léon Saur, « Catholiques belges et Rwanda : 1950-1964. Les pièges de l’évidence », thèse de doctorat en histoire, université Paris 1, 2013.
  • [15]
    Paul Rutayisire, « Le Rwanda sous la colonisation allemande et belge », in Déo Byanafashe et Paul Rutayisire (dir.), Histoire du Rwanda, op. cit., p. 172-422, p. 269.
  • [16]
    Voir : Léon Saur, « La frontière ethnique comme outil de conquête du pouvoir : le cas du Parmehutu », Journal of Eastern African Studies, III, 2, juillet 2009, p. 303-316.
  • [17]
    Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, op. cit., p. 163.
  • [18]
    Voir notamment Déo Byanafashe et Paul Rutayisire (dir.), Histoire du Rwanda : des origines à la fin du xxe siècle, Huye, université nationale du Rwanda, 2011.
  • [19]
    Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide…, op. cit., p. 163. Sur la question des réfugiés, voir aussi : André Guichaoua, Le Problème des réfugiés rwandais et des populations banyarwanda dans la région des grands lacs africains, Rapport pour le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), Genève, URA 363, université des sciences et techniques de Lille, mai 1992.
  • [20]
    Cours de José Kagabo, EHESS, Paris, 4 novembre 2014.
  • [21]
    République du Rwanda, Commission nationale de lutte contre le génocide, « État de l’idéologie du génocide au Rwanda, 1995-2015 », Kigali, 2016.
  • [22]
    Entretien (en français) avec Isaac N., prison de Nyarugenge, Kigali, Rwanda, 9 mars 2016.
  • [23]
    Entretien (en français) avec José Kagabo, Paris, 15 juillet 2015.
  • [24]
    Emily Badger, « The showdown over how we define fringe views in America », The New York Times, 21 août 2017.
  • [25]
    Claudine Vidal, « Enquêtes sur l’histoire et sur l’au-delà. Rwanda, 1800-1970 », L’Homme, vol. 24, n° 3, 1984, p. 61-84.
  • [26]
    Fredrik Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières », in Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart (dir.), Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995.
  • [27]
    Françoise Héritier, « Quels fondements de la violence ? », Cahiers du genre, « La violence, les mots, le corps », vol. 2, n° 35, 2003, p. 21-44.
  • [28]
    Jean-Paul Kimonyo, Rwanda. Un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008, p. 34-35.
  • [29]
    Henri Tajfel, Human groups and social categories. Studies in Social psychology, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, 389 p.
  • [30]
    Henri Tajfel et John Turner, « An integrative theory of intergroup conflict », in William G. Austin et Stephen Worchel (dir.), The Social Psychology of Intergroup Relations, Monterey, CA, Brooks/Cole, 1979, p. 33-47.
  • [31]
    Ibid.
  • [32]
    Dominique Franche, « Sommes-nous tous des Tutsi ? », Nouveaux Cahiers de l’IUED, Gilbert Ris (dir.), « La mondialisation des anti-sociétés », Genève, PUF, 1997, p. 85-97.
  • [33]
    Entretien (en français), avec Emmanuel Ndindabahizi, ministre des Finances du gouvernement intérimaire (1994), prison d’Akpro-Missérété, Bénin, 7 août 2014.
  • [34]
    Échange de courriers avec Valens Kabarari, rescapé, 7 décembre 2015.
  • [35]
    Bernard N. Grofman et Edward N. Muller, « The strange case of relative gratification and potential for political violence : The V-curve hypothesis », American Political Science Review, 57, 1973, p. 514-539.
  • [36]
    Entretien (du kinyarwanda au français) avec Marie-Chantal, rescapée, Kibuye, 14 novembre 2017.
  • [37]
    Entretien (en français), avec Isaac N., prison de Nyarugenge, Kigali, Rwanda, 14 septembre 2015.
  • [38]
    Gérard Prunier, The Rwanda Crisis : History of a Genocide, New York, Columbia University Press, 1995, p. 38-39.
  • [39]
    José Kagabo et Théo Karabayinga, « Les réfugiés, de l’exil au retour armé », in Claudine Vidal et Marc Le Pape (dir.), Les Temps modernes, « Les Politiques de la haine : Rwanda, Burundi. 1994-1995 », n° 583, 1995, p. 63-90.
  • [40]
    Sur la crise dans la région voir aussi : José Kagabo, « À l’ombre des ethnies. Essai d’interprétation de la crise des Grands Lacs », Limes, Paris, Gallimard, 2000, p. 115-132.
  • [41]
    Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995 (nouvelle édition, Paris, Karthala, 2002, avec les contributions de Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda et Joseph Ngarambe).
  • [42]
    Jean-Paul Kimonyo, op. cit., p. 84.
  • [43]
    Entretien (en français) avec Modeste, prêtre, Trappes, France, 5 janvier 2015.
  • [44]
    José Kagabo et Vincent Mudandagizi, « Complainte des gens de l’argile : les Twa du Rwanda », Cahiers d’études africaines, n° 53, 1974, p. 75-87.
  • [45]
    Entretien (en français) avec Modeste, prêtre, Trappes, France, 5 janvier 2015.
  • [46]
    Voir : AVEGA « AGAHOZO », « Étude sur les violences faites aux femmes », document de l’association, Kigali, décembre 1999.
  • [47]
    Voir José Kagabo, « Le génocide des Tutsi : comment penser une “barbarie” en apparence aveugle ? », in José Kagabo et Juliette Simont (dir.), Les Temps modernes, « Le génocide des Tutsi. Quelle histoire ? Quelle mémoire ? », n° 680-681, 2014, p. 5-18.
  • [48]
    Entretien (en français) avec Florence et Ella, rescapées, Ntongwe, Rwanda, 6 février 2019.
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