Notes
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[1]
Sous la direction de Bruno Barroca, Penser la ville et agir par le souterrain, Paris, Presses des Ponts, 2014.
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[2]
Ce qui en fait un ouvrage dont la surface est de plus de 2,5 fois celle de la Sainte-Chapelle de Paris.
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[3]
Édouard Utudjian, « Urbanisme souterrain » (manifeste du GECUS), 1933.
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[4]
Qui sera suivie d’une seconde édition du même titre par Sabine Barles et André Guillerme, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1995.
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[5]
Marc-Emmanuel. Privat, Édouard Utudjian et l’urbanisme souterrain. Paris, École speciale d’architecture, 2012.
-
[6]
David Mangin et Marion Girodo (avec Seura Architectes), Mangroves Urbaines. Du métro à la ville. Paris, Montréal, Singapour, Paris, Éditions Carré, 2016.
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[7]
Ponctuellement, diverses communautés avaient déjà utilisé le sous-sol pour y vivre. Ainsi, la cité de Derinkuyu construite en Turquie entre le ve et le viie siècle pouvait accueillir plus de onze mille habitants en souterrain. Plus qu’un espace choisi, elle était un refuge pour les premiers chrétiens grecs, face aux persécutions de l’Empire romain.
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[8]
Serge Thibault, Composition urbaine, Projets et Territoires, actes du Congrès national des Sociétés historiques et scientifiques, Tours, Composition(s) urbaine(s), 2012, p. 3.
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[9]
Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, G. Crès, « Collection de l’Esprit nouveau », 2e édition, 1924.
-
[10]
Monique Labbé, « Offre et demande d’espace souterrain », in Pierre Von Meiss et Florinel Radu (dir.), Vingt Mille Lieux sous les terres. Espaces publics souterrains, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2004, p. 33.
-
[11]
Michael Robert Doyle, Philippe Thalmann et Aurèle Parriaux, « Underground Potential for Urban Sustainability : Mapping Resources and Their Interactions with the Deep City Method », Sustainability, 8 (9), 2016, p. 830.
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[12]
Collectif d’auteurs de l’Institut d’urbanisme de Paris, L’abc de l’urbanisme, Paris, IUP, université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, 2010.
-
[13]
Michel Boisvert, Montréal et Toronto. Villes intérieures, Montréal, QC, Canada, Presses de l’université de Montréal, 2011.
-
[14]
Sabine Barles et André Guillerme, « L’environnement souterrain urbain. Une mine pour la recherche », Les Annales de la recherche urbaine, 64 « Parcours et positions », 1994, p. 64-70.
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[15]
À Tokyo le plus grand réservoir de crue jamais construit (le G-Cans) soulage les débordements fluviaux.
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[16]
Grégoire Chelkoff, « Expérimenter l’ambiance par l’architecture », Ambiances, 4, 2018 : https://journals.openedition.org/ambiances/1558
1Cet article pour Vivants sous terre prolonge les éléments exposés dans Penser la ville et agir par le souterrain [1] et s’ancre dans les travaux menés par le projet national Différentes dimensions pour un développement urbain durable et désirable, décliné dans une dynamique « dessus-dessous ». Les éléments présentés ici concernent différents lieux, réceptacles de la vie humaine dans les espaces souterrains. Ces derniers, notamment lorsqu’ils sont intégrés à la ville, ne peuvent être dissociés des espaces construits au sol. L’imbrication plus ou moins forte et les synergies spatiales selon les usages intéressent la vie sous et sur terre. Alors que les villes cherchent à réduire leurs impacts, à accroître leur résilience et leur bienveillance, l’espace souterrain devient une question fondamentale qui touche des aspects cognitifs (données, visibilité), économiques (coût global, opportunités), environnementaux (eau, énergie) et sociétaux (accessibilité et désirabilité des usages).
2La première partie propose une relecture en trois temps des principaux usages du souterrain et s’attache à donner quelques éléments historiques sur l’usage des espaces souterrains construits par l’homme. Puis, dans un second temps, cet article présente des aspects morphologiques des espaces souterrains urbains en lien avec la qualité des espaces et les fonctions urbaines. Les espaces publics « souterrains », et en particulier ceux concernant les transports en commun existants (et à venir), s’envisagent alors plus légitimement selon une distinction « intérieure-extérieure ». Cela est d’autant plus vrai pour des sites où les connexions entre les éléments urbains sont nombreuses et variées.
Les usages du souterrain
3Entre ressource et refuge : la demande directe d’utilisation d’espaces souterrains existe spontanément depuis l’origine de l’homme. Après l’utilisation de cavités déjà présentes, la construction d’espaces souterrains est également très ancienne. En Europe, le site archéologique de Spiennes, l’un des plus anciens et des plus vastes centres d’extraction de silex, fut creusé plus de six millénaires avant notre ère. Ces extractions servaient à fabriquer des armes et des outils. Le site s’étendait alors sur 100 hectares ponctués de milliers de puits de mine allant jusqu’à 16 mètres de profondeur qui desservent encore actuellement des galeries de plusieurs centaines de mètres. Ces ouvrages construits par l’homme du néolithique montrent le développement de différentes techniques minières et de savoir-faire permettant d’extraire de grandes dalles de silex pesant parfois plusieurs centaines de kilos.
4Plus proches de notre ère, l’extraction du sel de mine et le génie minier vont amener au développement de véritables villes industrielles souterraines et à des séjours prolongés des mineurs et des animaux dans les espaces souterrains. L’une des plus importantes est située en Pologne à Wieliczka. Ses origines remontent au xiiie siècle. La mine comporte plus de 300 kilomètres de galeries qui sont réparties sur neuf niveaux sous la surface. Le génie minier s’exprime par des soutènements élaborés et des espaces de plusieurs centaines de mètres carrés qui composent un ensemble d’espaces souterrains où des milliers d’hommes travaillaient. La grande profondeur de la mine allant jusqu’à plus de 320 mètres sous la surface induisait des temps d’accès importants et les mineurs y passaient au minimum une journée sans ressortir. Les animaux, principalement des chevaux, pouvaient eux y rester des décennies. Les tunnels nécessaires à l’extraction du sel étaient complétés par une diversité d’espaces fonctionnels, d’espaces récréatifs, de lieux de culte, dont les plus importants se trouvent à plus de 100 mètres de profondeur. Aujourd’hui, le site est exploité à des fins touristiques avec un musée et des espaces privatisables pour des banquets, tels que la chambre Varsovie qui peut accueillir jusqu’à cinq cents personnes. Les lieux de culte devenus des lieux touristiques attractifs se composent notamment de la chapelle de la Bienheureuse Kinga (Kaplica Blogoslawionej Kinga) qui est une église de 54 mètres de longueur par 17 mètres de largeur [2] avec une hauteur de plus de 12 mètres. Construite de 1895 à 1927 dans un unique bloc de sel, elle était destinée aux mineurs. Elle reste décorée de nombreuses sculptures et bas-reliefs réalisés dans le sel et représentant les étapes de la vie de Jésus. Les archives montrent que les conditions de travail étaient plus favorables à la mine que dans d’autres activités et l’espérance de vie des mineurs était plus importante que celle des ouvriers d’autres industries.
5Espace des systèmes techniques : outre les ressources, silex, sel, calcaire, etc., qui constituent encore bon nombre de nos matériaux actuels, l’espace souterrain a des capacités intrinsèques de protection. Protection des hommes dans le cas de conflits militaires ou d’événements climatiques mais également protection et conservation des aliments souvent indispensables à notre survie. Son usage à travers les temps a répondu aux contraintes et moyens de chaque époque, et le xixe siècle fut l’occasion d’une diversification des fonctions qu’il abrite. Ainsi entre 1852 et 1870 à Paris, Eugène Belgrand a conçu sous la direction du baron Haussmann un réseau d’infrastructures pensé pour la ville. La valorisation s’est poursuivie avec l’usage de l’espace souterrain pour les grandes infrastructures de transports publics comme le réseau du métro parisien. Si le sous-sol joue un rôle important dans les flux urbains, il peut certainement être mobilisé bien au-delà de la gestion du transport de marchandises, de la mobilité urbaine, du parking et du report modal.
6Espaces urbains : au cours du xxe siècle avec la nécessité pour les agglomérations d’accompagner la densification urbaine, les usages inscrits dans les espaces souterrains se sont fortement diversifiés. Des réflexions plus théoriques et des visions d’un nouvel urbanisme apparaissent. Les liens entre dessus et dessous et la diversité des espaces, des types d’objets architecturaux et des connexions dans l’épaisseur de la ville rendent cette dernière plus complexe et sont autant de lieux qui inventent des façons de se mouvoir en terrain sensible. La réflexion est active autour d’un ensemble de spécialistes qui constitue en 1933 le Groupe d’études et de coordination de l’urbanisme souterrain (GECUS) et rédige un manifeste [3]. La revue Le Monde souterrain est lancée à la même époque, elle constitue une « Encyclopédie du monde souterrain », complétée en 1952 par une première édition [4] du « Que sais-je ? » sur L’Urbanisme souterrain. Il y a une forme de modernité à vivre sous terre dans les théories du milieu du xxe siècle. Alors que les espaces souterrains construits étaient presque exclusivement utilisés pour des services techniques (comme le métro ou les égouts) ou pour des projets architecturaux, l’expérimentation urbaine va apparaître vers la fin des années 1960 en lien avec les théories d’un « pré-urbanisme souterrain », développées quelques décennies auparavant par Édouard Utudjian et le GECUS [5]. La combinaison de bâtiments souterrains et de bâtiments construits au sol contribue alors au développement de grandes structures multifonctionnelles connectées verticalement. Les transports en commun y sont souvent un élément déclencheur [6]. Différentes villes (Osaka, Helsinki…) expérimentent alors un urbanisme qui (ré)investit l’espace souterrain pour en faire un lieu de vie [7]. À Montréal, les principes urbains apparaissent à travers les connexions piétonnes et le développement d’une approche de la planification qui utilise les trois dimensions. Trente-deux kilomètres de galeries publiques innervent le RESO de Montréal et confirment la capacité d’une ville à évoluer, à permettre l’adaptation des mobilités pédestres, des loisirs, du commerce en fonction des contraintes climatiques. La construction montréalaise de la « ville intérieure », en partie souterraine et en partie aérienne, permet aux piétons de vivre la ville sans devoir passer par l’extérieur. Ce réseau répond aux évolutions temporaires de l’environnement climatique dans lequel le système est inscrit (de la même manière que les passerelles de Calgary fournissent un réseau piéton en aérien). De tels objets urbains assemblant diverses architectures sans limites claires des espaces souterrains, des espaces de surface et des espaces aériens naissent alors et expriment le formidable potentiel de développement urbain de la ville en profondeur.
Le souterrain : un espace de projet qui renouvelle les pratiques
7En termes de construction et de conceptualisation de l’espace, construire en sous-sol constitue une chance de développer une architecture « creusée » qui renouvelle totalement la pratique. La juxtaposition des fonctions s’affranchit de la construction de volumes aériens qui répondent autant à des logiques internes qu’à des logiques d’intégration de l’architecture, imposant des gabarits, limitant les emprises, respectant des alignements, des hauteurs de planchers, etc. L’orientation n’y est pas non plus dictée par la course du soleil, par les ombres, les vis-à-vis, les vents. La construction en sous-sol s’affranchit de l’alignement des façades, de leurs modénatures, de l’illusion donnée par la « peau » des bâtiments et du « façadisme » qui consiste à ne conserver que les façades jugées intéressantes des bâtiments anciens lors de reconstructions… Le superficiel n’existe plus, les formes sont libérées et l’architecture peut pleinement s’exprimer. Il est commun, dans les milieux de l’urbanisme comme dans ceux de l’architecture, de distinguer les métiers de la discipline. Les métiers, ce sont les pratiques professionnelles réelles, la discipline, c’est l’objet théorique supposé qui fonde le métier. Ces métiers et discipline sont attachés au « projet », entendu dans des sens parfois différents mais qui donne nécessairement de la cohérence et intègre des éléments hétérogènes, que ce soit à l’échelle du bâtiment ou du projet urbain. Selon Serge Thibault, « nous appelons sciences du projet celles qui visent à rendre intelligible le projet comme processus organisé et qui servent à conduire un projet et à en établir le résultat [8] ».
8Au-delà d’un « art majeur », d’une « science de l’espace », ou encore d’un « jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière » [9], dans les constructions souterraines l’architecture se réinvente à partir des fondements de la discipline. Car l’architecture vise à organiser et assembler des volumes, mais aussi des compétences, des programmes, des idées, des phases… Organiser, c’est d’abord créer les interactions, les connexions orientées autour d’un objectif collectif. Même si les règles de la statique des ouvrages s’appliquent également en souterrain, l’usager et son parcours deviennent les principaux éléments qui dictent la conception des volumes intérieurs et l’architecture de l’ouvrage.
9Mener un projet c’est aussi prendre en considération des avis divergents, trier, structurer, réajuster, partager autour de principes directeurs. L’architecture des espaces souterrains redonne la primauté à l’espace vécu et renoue ainsi avec « la démarche pratique d’aménagement immédiat et de construction qui se faisait autour des pas, des mouvements, des besoins de l’homme avant que la conception de l’espace construit ne passe par la conceptualisation du dessin et ne s’éloigne de ses composantes essentielles : le mouvement et le temps [10] ». La qualité de l’architecture souterraine associe ainsi fortement l’usager, qui est d’autant plus exigeant qu’il se trouve dans un espace atypique, dans un espace confiné et privé de lumière naturelle.
Qualité des espaces souterrains
10L’espace souterrain, comme la majorité des espaces habités, est un espace clos et couvert mais qui, contrairement aux autres, est tourné vers lui-même. À l’image d’un casino ou d’un grand centre commercial, les espaces construits placent l’usager dans un milieu qui peut contribuer à le désorienter ; la stratégie assumée a pour objectif de lui faire perdre ses repères afin de le placer dans une ambiance favorisant la consommation. Ce principe d’isolement n’est pas seulement mis en place à des fins commerciales mais aussi spirituelles ou contemplatives, par exemple dans les espaces religieux ou les musées. De tels espaces effacent les repères visuels et suppriment les perspectives qui permettent de s’orienter afin de favoriser des qualités spatiales d’immersion. Le souterrain possède naturellement ces caractéristiques et y ajoute une inversion de la verticalité tout à fait spécifique. En effet, l’entrée se réalise par l’étage le plus haut, il faut donc monter pour trouver la sortie d’un bâtiment enterré. Pour les usagers des transports en commun souterrains, cela est bien ancré dans les habitudes et les repères, ce n’est cependant pas le cas pour d’autres programmes urbains. Des études faites sur le logement en duplex ont montré que, pour deux appartements équivalents, les usagers jugent d’une qualité moindre l’appartement dont l’entrée se fait par l’étage supérieur, préférant l’entrée par l’étage inférieur. L’espace souterrain procède de la même inversion, ce qui induit ainsi un changement important des repères naturels des usagers.
11Ce changement peut générer des effets de stress et compliquer les problématiques de la sécurité et de l’évacuation. Au contraire, l’inversion de la verticalité est une qualité intrinsèque pour divers usages et programmes urbains. Le bâtiment de la Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, propose cette expérience de la descente vers les espaces de consultation et de lecture dédiés à la recherche. La mise en scène de la descente et des seuils participe indéniablement à la cohérence des espaces souterrains avec la fonction de consultation et de conservation d’un patrimoine. Plus que la perte des repères, la fonction donnée à l’espace souterrain et la cohérence verticale des espaces paraissent les éléments principaux du bien-être des usagers.
Métro de la ville de Kaohsiung, Taïwan
Métro de la ville de Kaohsiung, Taïwan
Formosa Boulevard Station, Interstation des lignes Rouge et Orange, « Dome of light » de Maestro Narcissus Quagliata.Synergies spatiales
12Pour expliciter le processus d’intégration des espaces urbains du dessus et du dessous, la notion de synergie spatiale peut être mobilisée. Des synergies apparaissent quand un espace renforce l’efficacité et l’efficience d’un autre lors d’actions menées conjointement. Dans ce cas, les deux espaces forment un ensemble dont la qualité est plus forte que les qualités individuelles des espaces initiaux. Ainsi, la synergie spatiale augmente la qualité globale, c’est une stratégie qui se donne pour double objectif d’améliorer les espaces (généralement en admettant leurs spécificités) et d’augmenter la qualité de l’ensemble.
13Des synergies entre aménagement et géologie peuvent être étudiées de manière déterministe [11], mais les synergies verticales ne peuvent se résumer sous la forme d’un ensemble de pratiques vertueuses concernant les espaces du dessus et du dessous. Les liens entre le sol, qui dispose naturellement de la lumière, de la visibilité, du soleil, etc., et les espaces souterrains isolés, protecteurs, tempérés, etc., sont riches et complexes. Il serait réducteur de penser qu’il suffit de superposer des espaces posés au sol avec des espaces inscrits dans le sol pour mettre en place des synergies spatiales. La morphologie urbaine correspond à des caractéristiques de la forme matérielle et des tissus urbains qui se présentent différemment selon les espaces construits qui les composent, les époques et les groupes sociaux qui s’y expriment [12].
14L’espace souterrain est loin d’être uniforme et présente une grande diversité qui est déterminante pour la réussite des synergies dessus-dessous. Le rapport à la profondeur et à la surface est un élément important. S’agit-il d’espaces souterrains ouverts sur le ciel tels que ceux de la bibliothèque François-Mitterrand ou d’espaces fermés comme une station de métro ? Dans le cas d’espaces fermés, à quelle profondeur se situent-ils ? Une grande profondeur induit nécessairement un temps d’accès et des dispositifs plus importants pour les connexions verticales, ce qui va naturellement isoler l’espace souterrain de la surface. Quelle est l’envergure du projet ? S’agit-il d’un projet isolé, d’un projet lié à une station de métro, d’un réseau piétonnier intérieur ? Dans ce dernier cas s’agit-il d’un réseau piétonnier monofonctionnel visant à réduire les conflits de circulation, à protéger des intempéries, à maximiser l’utilisation des transports en commun ou d’une « ville intérieure » ? Ces derniers fonctionnent véritablement en synergie avec la ville de surface et améliorent la qualité globale de la ville à destination des citoyens. Généralement leur profondeur est variable, mais ils sont majoritairement proches de la surface et trouvent des ouvertures nombreuses.
15La ville de Montréal est l’exemple le plus connu. L’espace piétonnier connecte une succession de bâtiments plus ou moins hauts et profonds reliés par des tunnels. Les piétons peuvent ainsi se promener à l’intérieur d’un vaste réseau souterrain et aérien sans sortir à l’extérieur tout en disposant de l’ensemble des services urbains, bibliothèques, transports en commun, travail, loisirs, sports, culture, commerces, parkings (quinze mille places), etc. Il en résulte un réseau intérieur qui connecte également des campus universitaires et qui a été construit en plus de cinquante ans simultanément à la rénovation du centre-ville [13]. Ce réseau était de onze kilomètres en 1984, vingt et un en 1989 et plus de trente-deux aujourd’hui. Sur les quelque cent vingt immeubles actuellement raccordés au réseau intérieur, seulement 10 % sont antérieurs à 1960 et 80 % sont postérieurs à la construction du métro. Cette ville intérieure connectée au métro et aux immeubles dispose de plus de cent cinquante entrées et sorties qui en font un espace intérieur non disjoint de la ville extérieure. Avec une température parfois inférieure à – 20 °C, de la neige et du verglas sur les trottoirs, le parcours souterrain tempéré est parfois préférable à celui de la surface, même si une partie des espaces peut paraître labyrinthique pour des usagers occasionnels. La qualité spatiale intrinsèque est variable, parfois excellente, elle est médiocre dans diverses zones qui peuvent être perçues comme sombres et exiguës. À l’instar d’une ville de surface, il existe aussi de fortes disparités dans l’animation et dans la densité commerciale des espaces souterrains. Au début des années 2000, des enquêtes ont montré que l’affluence y est plus importante lors du déjeuner, plus de la moitié de la fréquentation est alors assurée par des clients des commerces et services proposés dans la ville intérieure. En 2004, on a estimé qu’environ 10 % sont des personnes qui visitent la ville intérieure pour son attrait touristique.
16Si à Montréal les espaces souterrains sont bien perçus, la ville intérieure reste labyrinthique et n’est pas figée. Chaque opération a la possibilité de se raccorder au réseau existant et construire un nouveau maillon qui se diffuse de proche en proche et augmente ainsi les imbrications des espaces.
Conclusion
17Si l’attention portée aux espaces souterrains milite en faveur d’un urbanisme plus intégré associant le dessus et le dessous, sous l’argument d’une modernité conquérante, l’espace souterrain a surtout été un gisement de matière première, un réceptacle d’opérations isolées, un espace d’invisibilité qui permet de cacher des éléments urbains. Depuis le xixe siècle, le sol urbain est « l’assise technique visant à assainir [la ville] et à gérer ses flux [14] », et au xxe siècle, les flux d’énergie et de télécommunication furent dissimulés dans le sol par l’enfouissement des infrastructures. Les réflexions sur la vie urbaine et l’aménagement ont ainsi longtemps été réduites à la hauteur des constructions et aux espaces urbains de surface. La planification urbaine se trouve dans une situation paradoxale, notamment en France. Son activité n’a jamais été aussi intense que lors des deux dernières décennies, avec une multiplication du nombre de documents d’urbanisme, mais rien ou presque ne traite du souterrain. Des ouvrages exceptionnels [15] et techniques au service de la ville existent dans la planification, mais, pour les espaces vécus, le souterrain est encore très majoritairement investi dans le cadre d’opérations individuelles non planifiées telles que les iceberg homes de Londres, les extensions de commerces, les parkings…
18Au-delà des différences fonctionnelles, spatiales, architecturales entre les constructions au sol et les constructions souterraines, la pérennité de ces espaces construits est également différente. Les espaces souterrains ne sont que très rarement détruits (et reconstruits), ils mutent, se développent, sont abandonnés, réinvestis, transformés, adaptés. Lorsque l’espace souterrain devient la partie d’un tout « urbain », il n’est plus perçu comme étant la sous-face de la vie urbaine. Dans un espace urbain prenant de l’épaisseur, l’interface de la surface devient moins visible, moins perçue, la surface perd sa pertinence dans la distinction des espaces. Plus que dans des espaces construits au sol, dans l’espace souterrain le ressenti devient le centre de l’attention pour la conception de lieux de vie. Le développement de villes intérieures ou de villes épaisses brouille grandement la perception des usagers. Les changements architecturaux et urbains induits par les spécificités de ces espaces sont à même de favoriser, d’entraîner, de modifier, de diversifier les ambiances urbaines habituelles. La qualité de ces espaces épais ou intérieurs, pour la plupart invisibles depuis l’extérieur, s’évalue alors essentiellement à l’épreuve du corps en mouvement, des facteurs d’ambiances (lumière, chaleur, son, odeur…), de la clarté de leurs organisations [16].
19Si le territoire de l’opération isolée demande une faible maîtrise collective et technique, celui de l’opération multiple en réseau nécessite au contraire un régime de fabrication plus organisé, structuré. Le contrôle de la collectivité ne s’exerce plus par la voirie, même si la programmation, la densité, le raccordement aux réseaux existants restent des valeurs essentielles pour le développement cohérent de ces espaces. On retiendra des nombreux exemples étudiés pour leur réussite qu’ils ont été fabriqués à partir d’une matière première existante. La vie urbaine était déjà là. Elle fut le terreau de la mise en place, ni totalement spontanée ni totalement planifiée, d’un nouveau tissu urbain. Un tissu épais dans lequel les individus eux-mêmes provoquent des transformations à travers leurs perceptions et acceptations et sont changés par elles.
Remerciements
L’auteur remercie le comité Espace souterrain de l’Association française des tunnels et de l’espace souterrain. Les sujets présentés dans cet article sont en lien avec les objectifs et les discussions internes du comité. Celui-ci a pour but de concourir à la complémentarité entre urbanistes, architectes et ingénieurs et à la rencontre entre la conception spatiale souterraine et l’ingénierie pour des questions relatives à l’aménagement du sous-sol et à son architecture.Notes
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[1]
Sous la direction de Bruno Barroca, Penser la ville et agir par le souterrain, Paris, Presses des Ponts, 2014.
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[2]
Ce qui en fait un ouvrage dont la surface est de plus de 2,5 fois celle de la Sainte-Chapelle de Paris.
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[3]
Édouard Utudjian, « Urbanisme souterrain » (manifeste du GECUS), 1933.
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[4]
Qui sera suivie d’une seconde édition du même titre par Sabine Barles et André Guillerme, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1995.
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[5]
Marc-Emmanuel. Privat, Édouard Utudjian et l’urbanisme souterrain. Paris, École speciale d’architecture, 2012.
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[6]
David Mangin et Marion Girodo (avec Seura Architectes), Mangroves Urbaines. Du métro à la ville. Paris, Montréal, Singapour, Paris, Éditions Carré, 2016.
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[7]
Ponctuellement, diverses communautés avaient déjà utilisé le sous-sol pour y vivre. Ainsi, la cité de Derinkuyu construite en Turquie entre le ve et le viie siècle pouvait accueillir plus de onze mille habitants en souterrain. Plus qu’un espace choisi, elle était un refuge pour les premiers chrétiens grecs, face aux persécutions de l’Empire romain.
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[8]
Serge Thibault, Composition urbaine, Projets et Territoires, actes du Congrès national des Sociétés historiques et scientifiques, Tours, Composition(s) urbaine(s), 2012, p. 3.
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[9]
Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, G. Crès, « Collection de l’Esprit nouveau », 2e édition, 1924.
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[10]
Monique Labbé, « Offre et demande d’espace souterrain », in Pierre Von Meiss et Florinel Radu (dir.), Vingt Mille Lieux sous les terres. Espaces publics souterrains, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2004, p. 33.
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[11]
Michael Robert Doyle, Philippe Thalmann et Aurèle Parriaux, « Underground Potential for Urban Sustainability : Mapping Resources and Their Interactions with the Deep City Method », Sustainability, 8 (9), 2016, p. 830.
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[12]
Collectif d’auteurs de l’Institut d’urbanisme de Paris, L’abc de l’urbanisme, Paris, IUP, université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, 2010.
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[13]
Michel Boisvert, Montréal et Toronto. Villes intérieures, Montréal, QC, Canada, Presses de l’université de Montréal, 2011.
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[14]
Sabine Barles et André Guillerme, « L’environnement souterrain urbain. Une mine pour la recherche », Les Annales de la recherche urbaine, 64 « Parcours et positions », 1994, p. 64-70.
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[15]
À Tokyo le plus grand réservoir de crue jamais construit (le G-Cans) soulage les débordements fluviaux.
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[16]
Grégoire Chelkoff, « Expérimenter l’ambiance par l’architecture », Ambiances, 4, 2018 : https://journals.openedition.org/ambiances/1558