Notes
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[1]
Sur l’influence du darwinisme social dans les pays anglo-saxons à la fin du xixe siècle et au début du xxe, voir Peter Dickens, Social Darwinism : Linking Evolutionary Thought to Social Theory, Philadelphia, Open University Press, 2000.
-
[2]
Sur la réception de Darwin en Russie, voir Daniel P. Todes, « Darwins malthusische Metapher und russische Evolutionsvorstellungen », in Eve-Marie Engels (dir.), Die Rezeption von Evolutionstheorien im 19. Jahrhundert, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1995, p. 281-308.
-
[3]
Sur le néo-lamarckisme et sa doctrine de l’hérédité des caractères acquis, voir Torsten Rüting, Pavlov und der Neue Mensch. Diskurse und Disziplinierung in Sowjetrussland, München, Oldenbourg, 2012 ; Aage A. Hansen-Löve, « Vom Paradigma zur Serie : Zwischen früher und später Avantgarde », in Nikolaj Plotnikov (dir.), Kunst als Sprache – Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, Hamburg, Meinen, 2013, p. 147-178.
-
[4]
Sur la creatio organiciste avec sa fertilité et sa « production » d’artefacts dans l’art, voir Aage A. Hansen-Löve, « “Geschaffen – nicht gezeugt…” Antigenerisches erzeugen vs. genetisches Erzeugen », in Lars Schneider, Aage A. Hansen-Löve, Michael Ott (dir.), Natalität. Geburt als Anfangsfigur in Literatur und Kunst, München, Fink, 2013, p. 195-224.
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[5]
Pour une étude approfondie de la théorie formaliste de l’évolution, voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus. Methodologische Rekonstruktion seiner Entwicklung aus dem Prinzip der Verfremdung, Wien, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1978, p. 369-425. Voir en particulier Iouri Tynianov (Jurij Tynjanov), « Le fait littéraire » (1924) et « De l’évolution littéraire » (1927), in Formalisme et histoire littéraire, traduit, annoté et présenté par Catherine Depretto-Genty, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1991, p. 212-231 et 232-247 respectivement. Pour un commentaire détaillé, voir Jurij Tynjanov, Poètika. Istorija literatury. Kino, Moskva, Nauka, 1977, p. 507-530.
-
[6]
Chez Tynjanov comme chez Šklovskij, on trouve plusieurs références à Ferdinand Brunetière, le premier à avoir élaboré une théorie évolutionnaire des genres littéraires. Pour une présentation de cette théorie, voir Jean-Marie Schaeffer, « La lutte des genres », in Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989, p. 47-63.
-
[7]
Voir Hilary L. Fink, Bergson and Russian Modernism, Evanston, Northwestern University Press, 1999.
-
[8]
Wolf Schmid, Elemente der Narratologie (2005), Berlin / Boston, De Gruyter, 2014 (3e édition), p. 223-230.
-
[9]
Le mouvement d’échecs nommé « saut du cavalier » joue également un rôle symbolique chez Nabokov. On en trouve un exemple dans son roman Le Don (1937) où, dans un long chapitre, il se moque de l’esthétique matérialiste d’un ancêtre de l’« esthétique radicale » dans les années 1860.
-
[10]
Victor Chklovski (Viktor Šklovskij), « La littérature extérieure à la “fable” », in Sur la théorie de la prose (1929), trad. Guy Verret, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 271-300 (citation p. 272). Sur le principe de l’écriture générique et anti-générique, voir Aage A. Hansen-Löve, « “Geschaffen – nicht gezeugt…” », art. cité, p. 197, n. 7.
-
[11]
Cf. Iouri Tynianov, « De l’évolution littéraire », art. cité, p. 233, § 3.
-
[12]
Cf. Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 214.
-
[13]
Cf. Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence, Paris, Aux forges de Vulcain, 2013.
-
[14]
Les Khlysts ou flagellants étaient les adeptes d’une secte gnostique russe active de la fin du xviie siècle jusqu’au début du xxe. Ils rejetaient les Écritures et la vénération des saints.
-
[15]
Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 215.
-
[16]
Roman Jakobson, « La dominante » (1935), in Questions de poétique, Tzvetan Todorov (dir.), trad. Jean-Paul Colin et al., Paris, Seuil, 1973, p. 145-151 (citation p. 145).
-
[17]
Iouri Tynianov (Jurij Tynjanov), Le Vers lui-même. Les problèmes du vers, trad. Jean Durin et al., présentation de Léon Robel et al., Paris, Union générale d’éditions, 1977, p. 44.
-
[18]
Voir, par exemple, Victor Chklovski (Viktor Šklovskij), Vsevolod Ivanov, Gaz moutarde (roman d’aventures) (Iprit, 1925), trad. Marion Thévenot, Paris, Le Temps des cerises, 2013.
-
[19]
Victor Chklovski (Viktor Šklovskij), « Rapports entre procédés d’affabulation et procédés généraux du style » (1919), in Sur la théorie de la prose, op. cit., p. 29-79 (citation p. 37).
-
[20]
En français dans l’original (NdE).
-
[21]
Concernant l’influence de Nietzsche en Russie, voir Hilary L. Fink, Bergson and Russian Modernism, op. cit. ; et Aage A. Hansen-Löve, « Die Kunst ist nicht gestürzt », in Aage A. Hansen-Löve (dir.), Kazimir Malevič. Gott ist nicht gestürzt ! Schriften zu Kunst, Kirche, Fabrik, München, Carl Hanser, 2004, p. 369-376.
-
[22]
Victor Chklovski (Viktor Šklovskij), La Marche du cheval (1923), trad. Michel Pétris, Paris, Éditions Champ libre, 1973, p. 84.
-
[23]
Ibid., p. 96.
-
[24]
Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 219.
-
[25]
Voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus, op. cit., p. 376 sq., 381 sq. et 510 sq. « L’œuvre est un système de facteurs en corrélation les uns avec les autres. La corrélation de chaque facteur par rapport aux autres est sa fonction dans le système » (Jurij Tynjanov, « Oda kak oratorskij žanr » [L’ode comme genre oratoire] [1927], in Poetika. Istorija literatura. Kino, Moskva, Nauka, 1977, p. 227-254 [citation p. 227, traduite par Catherine Depretto]).
-
[26]
Sergej Ėjzenštejn, « Montaž attrakcionov » (Montage des attractions), LEF, 3, 1923, p. 70-72. Pour un commentaire, voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus, op. cit., p. 338-358.
-
[27]
Voir Aage A. Hansen-Löve (Der russische Formalismus, op. cit.) sur l’évolution de la méthodologie du formalisme russe en trois modèles distincts : le modèle paradigmatique réducteur (l’art comme assemblage de procédés), le modèle syntagmatique fonctionnel, le modèle pragmatique et la sociologie de la littérature.
-
[28]
Voir notamment Victor Chklovski, « Rapports entre procédés d’affabulation et procédés généraux du style », art. cité.
-
[29]
Voir Wolf Schmid, « Fabel und Sujet », in Wolf Schmid (dir.), Slavische Erzähltheorie, Berlin / New York, De Gruyter, 2009, p. 1-45.
-
[30]
Le formalisme tardif distinguait la « personnalité biographique » (la vie personnelle de l’auteur) et la « personnalité littéraire » (sa personnalité publique). Voir Boris Tomaševskij, « Literatura i biografia » (Littérature et biographie), Kniga i revoljucija (Livre et révolution), 4, 1923, p. 6-9. Pour un commentaire, voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus, op. cit., p. 414 sq. La contribution de Catherine Depretto traite également de cette question (voir supra).
-
[31]
Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 227 sq.
-
[32]
Iouri Tynianov, « De l’évolution littéraire », art. cité, p. 236, § 4. À noter que les termes proposés par Tynjanov sont, respectivement, « autofonction » et « synfonction » ; Depretto propose les termes saussuriens (voir ibid., p. 246, n. 3). Todorov, lui, les traduit par « fonction autonome » et « fonction synnome » (Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », in Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, préface de Roman Jakobson, Paris, Seuil, 1966, p. 120-137, particulièrement p. 135).
-
[33]
Iouri Tynianov, « De l’évolution littéraire », art. cité, p. 245, § 15.
-
[34]
Cette notion est explicitée par Tynjanov et Jakobson dans « Problèmes des études littéraires et linguistiques » (1928), in Roman Jakobson, Questions de poétique, op. cit., p. 56-58, particulièrement p. 57 sq., § 8.
- [35]
-
[36]
Ce processus est expliqué dans les premières pages du « Fait littéraire ».
-
[37]
Voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus, op. cit., p. 384 sq.
-
[38]
Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 214 sq.
-
[39]
Victor Chklovski (Viktor Šklovskij), La Troisième Fabrique (1926), trad. Valérie Posener et Paul Lequesne, Paris, L’Esprit des péninsules, 1999, respectivement p. 62 et 76.
-
[40]
Zoo, in Viktor Šklovskij, Sentimental’noe putešestvie, Moskva, Novosti, 1990, p. 279-347 (ici, respectivement p. 283, 288 et 302-303 – traduit par Catherine Depretto).
-
[41]
Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 226.
-
[42]
Roman Jakobson, « La génération qui a gaspillé ses poètes » (1930), in Questions de poétique, op. cit., p. 73-101.
- [43]
Les traces du darwinisme en Russie
1Comme c’est le cas pour nombre d’idées importées d’Europe de l’Ouest, celles de Charles Darwin – ou faut-il dire le darwinisme ? – ont connu une réception particulièrement complexe dans la Russie du xixe siècle. Le « Darwin russe » n’a, en fait, pas grand-chose en commun avec l’original. En réalité, la réception du darwinisme renseigne bien davantage sur le récepteur et sur son état d’esprit que sur ce qu’écrivirent l’inventeur anglais de la « lutte pour la vie » ou Herbert Spencer (1820-1903) à propos de la « survie du plus apte » [1]. Le Darwin russe s’est très vite transformé en un dogmatisme féroce qui enseignait une doctrine de salut promettant aux utopistes de gauche des années 1860, en particulier les membres du Cercle de Černyševskij, une issue optimiste à la lutte pour la vie dans un monde surpeuplé. Mais de quelle surpopulation pouvait-il s’agir en Russie, en Sibérie ou dans le Caucase ?
2Le darwinisme des « critiques radicaux », représentés principalement par Nikolaj Černyševskij (1828-1889), Nikolaj Dobroljubov (1836-1861) et Dmitrij Ivanovič Pisarev (1840-1868), intellectuels et critiques littéraires, prônait l’action violente pour renverser le régime et établir un socialisme utopique ; il se concentra sur la nature des êtres humains et non sur les hommes comme partie intégrante de la nature et de l’environnement [2]. La nature était quelque chose que l’on devait conquérir et transformer par le travail et par la science, et cela demandait une révolution contre les lois de la nature en même temps qu’une révolution politique et sociale. C’est ainsi que l’hypothèse lamarckienne, de plus en plus violemment débattue, de la transmission des caractères acquis entrait facilement en résonance avec la revendication morale d’une rééducation permanente de la « populace », apparemment primitive et inorganisée. De plus, parallèlement à la thèse lamarckienne, existait le concept darwinien de sélection naturelle, qui devait déboucher, en Russie, sur l’idée fixe de la sélection sociale et culturelle : durant la période stalinienne, cette idée fut saillante dans la doctrine du néo-lamarckisme et du lavage de cerveau comme moyen de transformation de la réalité, ou du moins de ce qui en restait [3].
3Étant donné les circonstances, la nature (en tant que totalité) devait être transformée en une sorte d’« institution morale » rigoriste, où la fonction principale des artistes et des écrivains serait soumise à des instructions didactiques ou normatives visant à organiser une sorte d’ordo naturalis.
4Pendant la première période de la culture bolchevique, les tenants du bio-cosmos prônaient une recréation totale de la nature. Par la suite, ils considérèrent que la biosphère devait être organisée dans la langue des oukazes et conformément aux objectifs des plans quinquennaux. Éros et Thanatos, les deux principaux ennemis des régimes totalitaires, devaient perdre leur indépendance et être incorporés dans le royaume de l’ananké (la nécessité), construit à partir de la socialisation des forces de la nature et de la privatisation des victimes. Suivant en cela les expériences pavloviennes sur les « réflexes conditionnés », le champ individuel et social était tout entier soumis aux lois de la neurologie et de la réflexologie, là où, pour reprendre le titre de la nouvelle fantastique et satirique interdite de Mixail Bulgakov (Sobac’e serdce, 1925), le « cœur du chien » a cessé de battre.
La théorie formaliste de l’évolution et l’idée d’anti-histoire
Évolution contre genèse
5Si l’on se tourne vers les débats enflammés mais peu fructueux, en particulier aux États-Unis, entre tenants de la conception créationniste du cosmos et tenants de sa conception biologique, on peut se demander si les concepts d’auto- ou d’hétéro-originalité sont applicables à la sphère de la culture et des arts. Le créationnisme invite à penser la dynamique des développements artistiques et culturels comme le produit d’un acte de création réalisé par un auteur, en général un mâle, un auctor mundi, créateur du ou de son monde [4]. Le point de vue évolutionniste stipule que les origines et les développements suivent des règles autonomes selon lesquelles les cas individuels sont à considérer comme les produits de combinatoires systémiques.
6La première théorie formaliste de l’évolution, particulièrement chez Jurij Tynjanov, mais aussi jusqu’à un certain point chez Viktor Šklovskij [5], nous offre l’exemple d’un tel modèle semi-biologique des processus artistiques et culturels [6]. Ces deux chercheurs ont tenté de cartographier les lois du développement conduisant des textes verbaux aux unités littéraires ou culturelles, qu’ils analysaient comme des ensembles de séquences ou de motifs, libres de causalités génétiques ou historiques. Il s’agissait pour eux de découvrir les règles autonomes présidant à l’organisation d’une systématique et au libre élan des motifs au sein de textes et de lignes évolutionnelles. Cette démarche conduisit directement à une critique anti-générique du statut d’auteur ainsi que des structures narratives telles qu’elles apparaissent dans les récits historiques.
7La syntactique des textes et de la culture fut appréhendée sans faire appel à la notion de temporalité (au sens que Bergson lui donne dans Matière et mémoire en 1896) [7]. Dans les deux cas, la « recherche du temps » proustienne, propre à l’impressionnisme littéraire tardif, devait prendre la forme d’une « sortie » du temps – en direction non de l’éternité et du paradis, mais du momentané, du soudain et de l’intensité des sensations, de l’évasion et de la conscience.
8En lieu et place d’une vision de l’historiographie génétique ou générique, avec des héros actifs et des victimes passives, des généraux et des soldats, des chevaliers et des dames, on se concentrait sur la reconstruction de lignes de lutte formant le processus d’évolution. D’une certaine manière, cela revenait à proposer l’idée de bessjužetnost’, c’est-à-dire de construction de textes verbaux sans histoire et sans système de perspective narrative. Au lieu du récit réaliste et mimétique conventionnel des romans, les formalistes nous mettaient face à une structure syntagmatique, non fictionnelle et non narrative, de motifs et de périodes historiques dans une séquence et une texture de chaînes d’éléments successifs.
9Ainsi la dérivation causale et génétique des thèmes et des motifs artistiques et littéraires fondés sur le personnage, sur l’« histoire » ou la biographie des auteurs et de leurs héros était-elle remplacée par des lois d’évolution trans-individuelles, par le lien unissant motifs et motivations. Selon les termes du modèle à quatre niveaux de Wolf Schmid, le niveau des « événements » (Geschehen) est structuré en une « histoire » (Geschichte) qui, à son tour, est soumise à l’ordo naturalis de la « narration » (Erzählung) et à la « présentation de la narration » (Präsentation der Erzählung) ou « pheno-niveau [8] ».
10L’idée initiale reposait sur un modèle hautement mécaniste de l’évolution, entendue comme un mouvement pendulaire entre le plus et le moins, la thèse et l’antithèse (par exemple : baroque et classicisme, romantisme et réalisme, symbolisme et naturalisme, etc.). Par la suite, Šklovskij tenta d’introduire un schéma d’évolution plus complexe, sous la forme de la « marche du cheval » (Xod konja, 1923) [9]. Dans le jeu d’échecs, le cheval (ou cavalier) parcourt les rangées verticales et horizontales en un mouvement diagonal (deux cases vers l’avant, une case vers la gauche ou la droite). Cette marche du cheval associe les options de la linéarité et de la dialectique, l’avancée en deux pas et celle en trois, la ligne dominante et la déviation. Ainsi comprise, l’évolution a lieu non de manière générique, du père vers le fils, mais de l’oncle vers le neveu – « la succession des écoles littéraires, l’héritage ne se transmet pas de père en fils mais d’oncle à neveu [10] » – et il devient dès lors possible de reconstruire une anti-histoire des liens oncle-neveu, depuis l’oncle Toby dans Tristram Shandy de Laurence Sterne jusqu’à Donald Duck et sa famille heureuse sans père ni mère, en passant par l’oncle d’Onéguine dans Eugène Onéguine de Puškin. D’une certaine façon, le jeune Šklovskij a favorisé un modèle hérétique de filiation, au détriment du lignage générique, normal et traditionnel.
Système contre genèse
11Très tôt dans les développements du formalisme russe apparaît une nette distinction entre la logique interne présidant à l’évolution des phénomènes littéraires et les influences non littéraires, venant de champs tels que la psychologie, l’idéologie, la sociologie, etc. Ceux-ci, regroupés sous le concept de « genèse » ou de facteurs génétiques, n’ont rien en commun avec la sphère autonome de la littérature, des arts ou, même, des faits culturels [11]. Cette confrontation rigide entre évolutionnisme et génétisme, entre facteurs fonctionnels et facteurs génétiques et causaux, entre syntagmatique formelle et récits historiques, est typique du tour d’esprit régnant dans les premiers temps du formalisme et des avant-gardes dont il est le contemporain.
12Il y avait, sans aucun doute, à cette période, une homologie évidente entre la tendance à la scientifisation et à la biologisation des phénomènes culturels et le remplacement du facteur humain par des règles naturelles, physiologiques et intersubjectives culminant dans l’idée de la mutation des traits et des caractères. Tynjanov a même utilisé le terme de « gène » pour décrire la nature des genres [12].
13À suivre les grandes lignes de ce raisonnement, on peut parler de la nature « néo-marxiste » de la première théorie de l’évolution littéraire élaborée par Tynjanov et, dans une moindre mesure, par Šklovskij. L’idée principale du changement et de la dynamique du développement réside dans la figure de la brisure, de la dislocation (sdvig) et dans tout l’arsenal d’explosions et de ruptures qui caractérisent les « lignes » de l’art et les « chaînes » de séquences démembrées telles que le « système des digressions » dans le roman de Sterne, le « roman le plus représentatif de la littérature mondiale ».
14La « ligne principale » de l’évolution est « systématiquement » effacée ou remplacée par une ramification, la branche aînée est vaincue par une branche plus jeune (mladšaja linija).
15La critique formaliste de l’influence ne ressemble en rien à l’« anxiété de l’influence » développée par Harold Bloom dans sa théorie bien connue de l’envie littéraire [13]. Elle est plutôt le refus d’une compréhension passive de la notion d’influence et une tentative pour surmonter les idées patriarcales de tradition, de succession, de filiation, et l’étroitesse de la familiarité et de la parenté. Cette façon de penser les influences génétiques suit les règles de la possession bourgeoise, d’un monde déterminé par des attributs ontologiques et par l’obsession de la propriété et de l’héritage. L’anti-modèle de ce monde de convoitise et de possessions se retrouve particulièrement, en Russie, dans la tradition extrêmement vivace des sectaires, dans le monde hétérodoxe des Khlysts [14] et autres hérétiques, adeptes de la prescription biblique radicale selon laquelle il faut quitter père et mère pour rejoindre le monde inconnu de la fraternité.
16Plus concrètement, les formalistes rejettent l’histoire des rois et des généraux au profit de celle de l’homme de la rue. Ils ne sont pas les propriétaires des richesses muséales ou des biens historiques, mais leurs usagers, les lecteurs professionnels et les auteurs de récits culturels.
La bataille des genres
17Chez Tynjanov, la recherche des lois de mutation dans les processus littéraires résulte d’une définition explicitement anti-générique du genre, compris non plus comme une catégorie générique, comme genus, mais comme une configuration dynamique et variable de traits et de marques distinctives. L’idée est donc d’analyser des types de configurations plutôt que le statut ou le caractère ontologique d’attributs et d’éléments faisant partie d’un « tout » ou d’une « totalité intégrale » :
En élaborant une définition « stable », « ontologique » de la littérature, prise comme une « essence », les historiens de la littérature devaient considérer les phénomènes de relève historique comme le produit d’une filiation pacifique, comme le développement paisible et régulier de cette « essence ». On avait alors un tableau bien construit : Lomonossov engendrait Dierjavine, Dierjavine – Joukovski, Joukovski – Pouchkine et Pouchkine – Lermontov [15].
19Ce qui importe, ici, n’est pas le moment magique construisant la nature d’une totalité, qui ne peut être réduite à l’agrégation de ses composants. Tynjanov s’intéresse à la vitalité pure des « principes de construction », capable de transformer n’importe quelle configuration d’éléments en un champ toujours mouvant de potentialités (= construction) dans lequel facteurs dominants et facteurs dominés luttent en permanence pour leur survie. Ou, mieux, pour l’effet de l’appariement de l’« expérience », de la « sensibilité » et de la « réflexivité » (« oščuščenie formy ») en tant que résultat d’un « mode de pensée » fondamentalement esthétique ou poétique utilisant la structure des signifiés.
La dominante peut se définir comme l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la cohésion de la structure [16].
21Dans cette façon de voir, la lutte pour la vie est transformée en une révolution permanente (au sens où Trotsky l’entendait) ou en une lutte sans fin pour la domination. Mais l’idée principale est celle de la nature compétitive et civilisée de la domination, dans laquelle les « facteurs dominés » ne sont ni en extinction ni, d’aucune manière, annihilés ; ils sont simplement mis en réserve, attendant, pour ainsi dire, leur tour, l’occasion de gagner à nouveau une position dominante.
La forme de l’œuvre littéraire doit être perçue comme dynamique.
Ce dynamisme joue 1) dans le concept de principe constructif. Les facteurs du mot n’ont pas la même valeur ; la forme dynamique n’est pas constituée par leur assemblage, par leur fusion (cf. le concept fréquemment utilisé de « correspondance »), mais par leur interaction et, par conséquent, par la mise en relief d’un groupe de facteurs aux dépens d’un autre. Ceci implique que le facteur mis en relief déforme ceux qui lui sont subordonnés. 2) la perception de la forme est toujours, ce faisant, la perception du flux (et, par conséquent, du changement) du rapport entre le facteur constructif dominant et les facteurs subordonnés. […] L’art vit de cette interaction de cette lutte. Sans cette perception de subordination, de déformation de tous les facteurs à partir d’un facteur jouant le rôle constructif, il n’y a pas de fait d’art. […]
Mais si la perception de l’interaction des facteurs (qui suppose nécessairement deux éléments, le dominant et le dominé) disparaît, le fait d’art est gommé : il s’automatise [17].
23Les « facteurs dominés » sont transformés, rendus étranges (au sens de l’ostranenie, ou défamiliarisation), libres de former d’autres combinaisons et de remplir d’autres fonctions. Lors d’une phase plus tardive du formalisme, ce concept de dynamisme fonctionnel sera lié à l’idée de l’économie de marché (à l’époque de la Nouvelle Politique économique, la NEP) et à d’autres règles d’équité et de compétition dans tous les domaines de la concurrence culturelle non violente.
24Le concept de systématicité découle des règles du jeu et de la frontière qu’elles tracent entre bestialité et violence d’un côté, compétition et fair play de l’autre. Les formalistes russes tardifs, en particulier Tynjanov, ont ainsi fait leur la culture anglo-saxonne de l’économie et de l’économie de la culture, où règnent les principes de la concurrence et du jeu et non ceux de la volonté du plus fort, de la contrainte, de la force et du pouvoir brutal. L’idée qui est celle du genre dans cette « économie » formaliste découle, d’une part, des principes de l’apprentissage démocratique par essai et par erreur, d’autre part, de la perspicacité des quelques professionnels compétents, capables d’élucider les règles de l’évolution et le degré de prévisibilité des processus culturels et littéraires et des règles du marché.
25Au moment du pic de cet optimisme utopique, les formalistes, et particulièrement Šklovskij, ont cherché à intervenir directement dans la lutte entre courants littéraires, en faisant non seulement œuvre de critiques mais aussi d’écrivains, de romanciers, de metteurs en scène ou de feuilletonistes [18].
La défamiliarisation comme moteur universel de l’évolution
26Aux yeux des formalistes, les règles et les lois, les canons et les normes ne sont pas, en tant que tels, pertinents pour le processus de l’évolution. Les canons existent pour être transgressés, non pour être adoptés. Les normes ne sont pas censées être suivies, mais perverties, utilisées comme « critères d’arrière-fond », « terrain d’aperception » qu’il faut nier ; elles sont l’arrière-plan, sur le fond duquel le premier plan se détache :
En tant que règle générale j’ajouterai ceci : l’œuvre d’art est perçue sur le fond et au moyen de ses relations avec les autres œuvres d’art. La forme de l’œuvre d’art se définit par ses rapports avec les autres formes ayant existé avant elle. LES ÉLÉMENTS DE L’ŒUVRE LITTÉRAIRE SONT OBLIGATOIREMENT FORCÉS, C’EST-À-DIRE ACCUSÉS, « VOCIFÉRÉS ». Ce n’est pas seulement la parodie mais, d’une façon générale, toute œuvre d’art qui se crée en parallèle et en opposition à un modèle. UNE FORME NOUVELLE N’APPARAÎT PAS POUR EXPRIMER UN CONTENU NOUVEAU MAIS POUR REMPLACER UNE FORME ANCIENNE QUAND CELLE-CI A PERDU SA VERTU LITTÉRAIRE [19].
28Paradoxalement, le principe de « décanonisation » affirme et nie tout à la fois les normes et les arrière-plans, car, sans normes, nous ne nous écartons de rien ; les exceptions confirment les règles, qu’elles tiennent pour acquises. Ce calcul et cette algèbre de la négation, de la venue au premier plan ou de la relégation à l’arrière-plan ne peuvent être suspendus que si l’on est d’accord pour transgresser la différence sémiotique entre idée et réalité, entre conscience réflexive et immédiateté (au sens où l’entend Kierkegaard). De telles transgressions nous mènent au bord de l’horreur, là où la négation signifie la destruction, là où la force et la conviction deviennent brutalité et là où la victoire résulte de la disparition de l’adversaire, pensé comme un ennemi mortel.
29Mais la force qui sous-tend la décanonisation (et l’ensemble des procédés visant à la faire apparaître comme étrange) et les forces destructrices corporelles et physiques réelles ne sont semblables qu’en apparence. Elles présentent en fait la même différence que celle qui existe entre « survivre » (über-leben) et « vivre » (er-leben), entre l’« extrême » d’une situation existentielle et le « supremum » (au sens de Malevič) de la validité et de la force esthétique. La même chose vaut pour les artistes de cirque : nous ne sommes pas censés percevoir leurs efforts physiques, leurs craintes et leurs angoisses, la difficulté de leurs efforts ni les indices, chez eux, de la mort et de la souffrance. Les artistes de scène et les danseurs de ballet sourient en permanence, et les jeunes formalistes, joyeux artisans (comme Šklovskij l’a dit dans son Voyage sentimental), sont assis à leur bureau, ils sifflent sous l’effet du plaisir du texte [20].
30L’élan de la « décanonisation » n’est donc pas une tendance destructrice visant à éliminer la domination ennemie d’une classe régnante d’écrivains et d’artistes ; il procède plutôt de la joie, plus ou moins infantile ou adolescente, que l’on éprouve aux blagues et aux farces de potaches. En ce sens, on peut dire que les symbolistes et les futuristes se situent au pôle infantile du développement (cf. la poétique du zaum), tandis que le pôle tardif de l’avant-garde (en particulier avec l’Oberiu) est celui des blagues d’étudiants ou de prisonniers. Aux débuts de l’avant-garde et du formalisme, derrière toute forme de « décanonisation » et de déviation, on trouve une sorte d’élan vital bergsonien, un désir permanent de décevoir et de surprendre la classe dominante des lecteurs et des « Kulturträger » (détenteurs de la culture) qui souffrent intensément, et souvent avec joie, sous le fardeau des conventions et de leur sérieux ennuyeux [21].
31Du point de vue formaliste, les conventions littéraires changent non pas, prioritairement, du fait des bouleversements qui peuvent intervenir dans les domaines philosophiques, éthiques, sociaux ou idéologiques, mais à cause des variations des réactions aux procédés, ou d’un affaiblissement de la sensibilité esthétique, au sens littéral du terme :
Toute forme artistique naît, vit et meurt entre le moment de la vision et de la perception sensible […] et la simple reconnaissance [22].
Il ne faut pas croire que l’art se perfectionne en se modifiant. La notion même de perfectionnement par un mouvement ascendant est une notion anthropomorphique.
Les formes de l’art se remplacent les unes les autres [23].
34Loin de toute détermination externe, ces variations dépendent des seules règles des potentialités immanentes. Elles n’ont ni finalité ni but, si ce n’est le processus de variation lui-même – une dynamique héraclitéenne du monde, où tout se meut (pantha rhei). Cette idée est adoptée par Tynjanov dans « Le fait littéraire » :
Est invariable ce qui semble aller de soi : la littérature est une construction verbale, perçue précisément comme construction, c’est-à-dire que la littérature est une construction verbale dynamique.
C’est cette exigence continue de dynamisme qui est le moteur de l’évolution car chaque système dynamique s’automatise forcément et l’on voit alors se dessiner de façon dynamique le principe dynamique opposé.
L’originalité d’une œuvre littéraire réside dans l’application d’un facteur constructif à un matériau, dans la « mise en forme » (c’est-à-dire, en fait, dans la déformation) de ce matériau. Chaque œuvre d’art est comme un mécanisme excentrique : le facteur constructif ne se fond pas avec le matériau, ne lui « correspond » pas, mais il lui est relié de façon excentrique, il lui impose sa pression [24].
Homologie entre séquences textuelles et séquences diachroniques : la syntactique de l’évolution
36L’une des idées les plus originales et les plus subtiles du premier formalisme est qu’il existe un transfert structurel entre la syntactique des textes et les séries des périodes diachroniques. La corrélation reliant texte et contexte, synchronie et diachronie, succession d’objets ouvrés et séquences évolutionnistes est généralement fondée sur un principe d’homologie [25]. La première et la plus radicale des homologies, entre déroulement synchronique et déroulement diachronique, entre la génération du texte et la succession des périodes et des formes artistiques, est le principe cubo-futuriste du montage dans les arts et au cinéma (voir le « montage des attractions » chez Ėjzenštejn [26]), ou le concept avant-gardiste de l’alternance des tendances à la mode.
37À l’opposé, dans le symbolisme russe, la même relation de corrélation suit le principe de l’analogia entis, à savoir celui de la correspondance d’éléments, de motifs et de symboles thématiquement et axiologiquement semblables. Dans ce monde d’analogies, les notions dominantes sont l’émanation et la sublimation, le descendus et l’ascendus. Dans le monde métonymique du formalisme et de l’avant-garde, le principe génératif des mots et des figures sémantiques est transposé au niveau de la création du texte et il est, à partir de là, « réalisé » ou « déployé » dans des séries de motifs vitaux, de séquences de processus littéraires et culturels, et dans la formation de périodes et d’époques [27].
38Dans ses premiers travaux sur la théorie de la prose, Šklovskij soulignait le lien existant entre, d’une part, les procédés au niveau des mots et de la succession de morphèmes et lexèmes et, d’autre part, le niveau du sjužet, à savoir la sphère des structures textuelles ou narratives [28]. Dans la relation dualiste ou binaire de la fabula et du sjužet, la fabula représente la sphère de l’« histoire » qui est racontée, et le sjužet la sphère de l’« évolution » [29]. Du point de vue de l’évolution, les motifs et les événements historiques peuvent être transformés en séquences susceptibles de s’éloigner fortement de la chronologie linéaire ou de la construction narrative de la fiction et du cheminement historique. Le sjužet résulte, pour Šklovskij, d’un acte agressif de destruction, de segmentation analytique et de reformation des éléments existants, puisque ces éléments sont les objets passifs d’une combinaison (ars combinatoria), d’un remodelage et d’une réécriture perpétuels des rapports de causalité.
39Ce n’est que durant la seconde moitié du xxe siècle qu’on assiste à une extension de cette conception anti-mimétique et anti-réaliste des rapports de la littérature et de la vie. Nous pensons ici à la théorie formaliste du literaturnyj byt, de la « vie littéraire » (le monde des lettres, la scène littéraire, en allemand Lebenswelt) comme objet de littérature. Ce champ pragmatique est déterminé par un processus complexe de corrélations, de type feedback, qui transforme les déterminations causales / consécutives de départ en une lutte de positions et de tendances au sein des structures et des institutions socio-économiques de la littérature, du literaturnyj rynok, ou du marché des textes et des valeurs culturelles (critiques littéraires, revues, bibliothèques, salons, maisons d’édition).
40Le parti pris anti-biographique du formalisme dans sa première période ouvre ici sur une nouvelle approche des questions de l’obraz avtora, de la structure narrative ou des « points de vue » lyriques, et de la relation entre la personne biographique, privée, d’un écrivain et ses manifestations en tant que personne / personnalité littéraire (literaturnaja ličnost’), dans le contexte des procédés littéraires à l’œuvre à l’intérieur comme hors des textes concrets [30].
Certains phénomènes de style nous mènent à la figure de l’auteur : on peut l’observer, à l’état d’ébauche, dans un récit ordinaire : les particularités du vocabulaire, de la syntaxe et – ce qui est essentiel – le dessin d’intonation de la phrase, tout cela suggère plus ou moins de traits insaisissables et, en même temps, concrets du narrateur ; si le récit est construit avec une orientation vers le narrateur, s’il est fait en son nom, ces traits insaisissables deviennent concrets jusqu’à la matérialité et forment une image (il va de soi que ce caractère concret est spécifique, bien différent de la netteté picturale ; si l’on nous demandait par exemple à quoi ressemble ce narrateur, notre réponse serait malgré nous subjective). Le dernier degré de concrétude littéraire de ce personnage stylistique, c’est le nom [31].
42Dans le modèle fonctionnel ou systémique du formalisme tardif, la corrélation entre génération de textes et génération de périodes et d’époques est beaucoup plus différenciée et elle est présentée comme une conséquence de la hiérarchisation des fonctions artistiques et culturelles dans l’interface entre l’usage littéraire et l’usage non littéraire de la langue et des textes. De ce fait, les faits littéraires (procédés, motifs, motivations, etc.) peuvent être entendus selon deux types de fonction :
La fonction paradigmatique, c’est-à-dire la corrélation d’un élément quel qu’il soit avec la série des éléments semblables appartenant à d’autres systèmes et à d’autres séries, est la condition de la fonction syntagmatique, de la fonction constructive d’un élément donné [32].
44Et, plus loin, Tynjanov écrit :
L’étude de l’évolution de la littérature n’est possible que si l’on considère la littérature comme une série, comme un système dépendant des autres systèmes et séries avec lesquels elle se trouve en corrélation. L’étude doit aller de la fonction constructive à la fonction littéraire, de la fonction littéraire à la fonction verbale. Elle doit montrer l’interaction évolutionnelle des fonctions et des formes [33].
46Si, cependant, on considère la littérature comme une série parmi d’autres, elle devient alors un aspect du système des systèmes [34], et elle doit être traitée comme telle si on veut la comprendre comme il convient. Autrement dit, la littérature est interconnectée avec tous les aspects de… eh bien… la culture, la société, la nature, etc. :
J’appelle fonction de construction le rapport de corrélation de tout élément d’une œuvre littéraire, prise comme système, avec les autres éléments et avec, de fait, l’ensemble du système.
Si l’on poursuit l’analyse, on constate que cette fonction est une notion complexe. Un élément se trouve d’emblée dans un double rapport de corrélation : d’une part avec la série des éléments semblables d’autres œuvres-systèmes et même d’autres séries, de l’autre avec les autres éléments de son système (fonction paradigmatique et fonction syntagmatique).
Ainsi le vocabulaire d’une œuvre donnée est-il d’emblée en corrélation avec le vocabulaire littéraire et de la langue courante d’un côté, et avec les autres éléments de l’œuvre, de l’autre [35].
48Tandis que, dans le formalisme des débuts, les objets du re-travail (à savoir les faits extra-littéraires) sont considérés seulement comme des matériaux passifs, plus tard, dans ce tableau bien plus différencié des processus évolutionnels et des lignées hétérogènes, ces « objets en chantier » sont activés et bénéficient d’un « retour d’information » bien plus dynamique, si bien qu’ils se trouvent dans un processus constant de recontextualisation et de réinterprétation [36].
49Les facteurs extra-littéraires sont ainsi devenus les facteurs de plus en plus autonomes d’un modèle culturel qui, au bout du compte, a été interprété comme un champ de signes et de textes ou, plus concrètement, comme l’intention ou comme l’attitude envers un autre texte ou envers le texte de l’Autre [37]. Déporter l’attention d’une interprétation purement littéraire des faits littéraires vers le domaine des phénomènes causaux, empiriques et hétérogènes, aboutit à accorder à ces phénomènes une dimension littéraire ou esthétique accrue.
« Circulation » et « recyclage » entre centre et périphérie
50Tout comme le domaine de la production de textes requiert l’inclusion de nouveaux matériaux venus de l’extérieur, la sphère propre à la littérature appelle un flux permanent de genres et de médias nouveaux transitant de la périphérie vers le centre du système littéraire, et instaurant un mouvement de va-et-vient entre l’une et l’autre.
Les définitions de la littérature opérant à partir de ses traits « essentiels » se heurtent au fait littéraire vivant. Alors qu’il est de plus en plus difficile de donner une définition stable de la littérature, n’importe quel contemporain vous montrera du doigt ce qui est fait littéraire. […] Et ce qui est fluctuant ici, ce ne sont pas seulement les frontières de la littérature, sa « périphérie », ses zones limitrophes, mais son « centre » même : on n’a pas affaire à un grand courant continu qui se déplacerait et évoluerait au cœur de la littérature tandis que sur les côtés seulement de nouveaux phénomènes se formeraient ; non, ces nouveaux phénomènes occupent précisément le centre, et le centre, lui, se déplace vers la périphérie [38].
52De ce point de vue, les faits et lignes, les genres et les auteurs dominés ne sont pas détruits et ne disparaissent pas, ils sont mis en réserve pour un usage ultérieur. Le gagnant ne « rafle pas toute la mise » mais observe les règles de l’époque, en espérant que, si ses pratiques deviennent un jour démodées, certaines d’entre elles pourront être réactivées ou actualisées dans d’autres contextes historiques. Les lignes de tradition, les domaines culturels ou les genres tombés en disgrâce continuent de vivre en tant que prétendants à de futurs renouveaux et à des résurrections. Cela inclut le fait troublant que ces matériaux et ces fragments recyclés sont susceptibles de remplir de nouvelles fonctions, dont ils ne s’acquittaient pas dans leur contexte et dans leur système de genres antérieurs.
53Sur le fond du déterminisme officiel des années 1920, tout spécialement pour ce qui regarde le pouvoir du Parti sur l’individu, la personne de l’artiste, de l’écrivain, du formaliste, vit sous un « système contemporain » en pleine transformation – ou, selon les termes de Šklovskij dans La Troisième Fabrique :
55Dans Zoo, lettres qui ne parlent pas d’amour, ou la Troisième Héloïse, Šklovskij se lamente :
57Tout comme le texte individuel requiert un apport continu de matériaux ou de procédés nouveaux non encore automatisés en provenance de la périphérie des genres et des styles, de même, la dynamique culturelle pour vivre, a besoin, en son centre, de matériaux frais, non encore utilisés, venus de la périphérie du système littéraire ou culturel. Il s’agit d’un cycle et d’un recyclage permanents de matériaux nouveaux-anciens-nouveaux, d’un processus de recréation des méthodes et des motifs démodés et vieillots. Les genres et les styles dépassés sont repêchés des profondeurs du sous-sol culturel, de la périphérie vers le courant dominant. Le « fils prodigue » retourne chez lui triomphant, mais il n’est ni le même fils, ni le même matériau, ni le même procédé. Les éléments anciens à nouveau à l’honneur charrient avec eux les connotations des contextes passés et ils les inscrivent dans le nouveau contexte :
Un principe de construction qui s’est déjà trouvé un champ d’application cherche à se développer, à s’étendre aux domaines les plus larges possibles.
On pourrait appeler cela l’« impérialisme » du principe de construction. Cet impérialisme, cette volonté de s’étendre au maximum, peut être repéré dans n’importe quel domaine […].
Un principe de construction essaie de sortir des limites qui lui sont habituelles car s’il s’y cantonne, il s’automatise vite [41].
59Ce sont précisément cette renaissance de la mort et de la contingence, de la violence et de la domination brutale au bénéfice du plus fort (et non du plus adapté !), cette redécouverte forcée et rénovée de la vie réelle et authentique, cette nature non symbolique et même non sémiotique de l’Ananke, cet exercice totalitaire du pouvoir, qui ont joué un rôle central dans toutes les tendances de l’avant-garde tardive autour de 1930. Cela vaut pour le groupe Oberiu tout comme pour le Malevič tardif et pour les formalistes tardifs. C’est ainsi que Jakobson, choqué et incrédule, a réagi au suicide de Majakovskij. Analyser les traces, ou plutôt les « signes avant-coureurs », du suicide de Majakovskij dans sa poésie, comme Jakobson l’a fait [42], apparaît un peu comme une tentative de reconstruction impuissante face à la mort, à l’autodestruction et à la montée du totalitarisme stalinien.
60L’aspiration utopique à se libérer de la « gravité de la vie », du « principe de réalité », afin d’atteindre le « royaume de l’esprit » et de la liberté, où la « déesse nécessité » desserre finalement son emprise, cette aspiration fut déçue et remplacée par la conscience d’un repos incommensurable, qui reste comme une sorte d’arbitraire anarchiste de la vie sauvage.
61Dans son roman dystopique Nous, Evgenij Zamjatin affirme que c’est précisément la conscience de ces forces non systémiques qui a permis de percer à jour le système totalitaire une décennie avant la Grande Terreur [43].
62La contingence de l’être humain et de ses créations, qui culmine dans les principes freudiens d’Éros et de Thanatos, a ainsi pu être comprise comme une source profondément ambivalente, celle de la plus haute liberté comme celle de son absence la plus criante. Demeure la question de savoir si l’idée darwinienne d’évolution est déterminée par un modèle universel de règles immanentes de développement ou bien par une lutte pour la vie dans un monde régi par des principes génétiques. Dans le premier cas, Dieu est mort. Dans le second, Dieu est mort et bien mort (Gott ist tot – tot ist Gott).
Mots-clés éditeurs : synchronie, darwinisme, histoire littéraire, Jurij Tynjanov, diachronie, théorie du genre, théorie de l’évolution, formalisme russe
Mise en ligne 23/10/2018
https://doi.org/10.3917/commu.103.0163Notes
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[1]
Sur l’influence du darwinisme social dans les pays anglo-saxons à la fin du xixe siècle et au début du xxe, voir Peter Dickens, Social Darwinism : Linking Evolutionary Thought to Social Theory, Philadelphia, Open University Press, 2000.
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[2]
Sur la réception de Darwin en Russie, voir Daniel P. Todes, « Darwins malthusische Metapher und russische Evolutionsvorstellungen », in Eve-Marie Engels (dir.), Die Rezeption von Evolutionstheorien im 19. Jahrhundert, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1995, p. 281-308.
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[3]
Sur le néo-lamarckisme et sa doctrine de l’hérédité des caractères acquis, voir Torsten Rüting, Pavlov und der Neue Mensch. Diskurse und Disziplinierung in Sowjetrussland, München, Oldenbourg, 2012 ; Aage A. Hansen-Löve, « Vom Paradigma zur Serie : Zwischen früher und später Avantgarde », in Nikolaj Plotnikov (dir.), Kunst als Sprache – Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, Hamburg, Meinen, 2013, p. 147-178.
-
[4]
Sur la creatio organiciste avec sa fertilité et sa « production » d’artefacts dans l’art, voir Aage A. Hansen-Löve, « “Geschaffen – nicht gezeugt…” Antigenerisches erzeugen vs. genetisches Erzeugen », in Lars Schneider, Aage A. Hansen-Löve, Michael Ott (dir.), Natalität. Geburt als Anfangsfigur in Literatur und Kunst, München, Fink, 2013, p. 195-224.
-
[5]
Pour une étude approfondie de la théorie formaliste de l’évolution, voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus. Methodologische Rekonstruktion seiner Entwicklung aus dem Prinzip der Verfremdung, Wien, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1978, p. 369-425. Voir en particulier Iouri Tynianov (Jurij Tynjanov), « Le fait littéraire » (1924) et « De l’évolution littéraire » (1927), in Formalisme et histoire littéraire, traduit, annoté et présenté par Catherine Depretto-Genty, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1991, p. 212-231 et 232-247 respectivement. Pour un commentaire détaillé, voir Jurij Tynjanov, Poètika. Istorija literatury. Kino, Moskva, Nauka, 1977, p. 507-530.
-
[6]
Chez Tynjanov comme chez Šklovskij, on trouve plusieurs références à Ferdinand Brunetière, le premier à avoir élaboré une théorie évolutionnaire des genres littéraires. Pour une présentation de cette théorie, voir Jean-Marie Schaeffer, « La lutte des genres », in Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989, p. 47-63.
-
[7]
Voir Hilary L. Fink, Bergson and Russian Modernism, Evanston, Northwestern University Press, 1999.
-
[8]
Wolf Schmid, Elemente der Narratologie (2005), Berlin / Boston, De Gruyter, 2014 (3e édition), p. 223-230.
-
[9]
Le mouvement d’échecs nommé « saut du cavalier » joue également un rôle symbolique chez Nabokov. On en trouve un exemple dans son roman Le Don (1937) où, dans un long chapitre, il se moque de l’esthétique matérialiste d’un ancêtre de l’« esthétique radicale » dans les années 1860.
-
[10]
Victor Chklovski (Viktor Šklovskij), « La littérature extérieure à la “fable” », in Sur la théorie de la prose (1929), trad. Guy Verret, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 271-300 (citation p. 272). Sur le principe de l’écriture générique et anti-générique, voir Aage A. Hansen-Löve, « “Geschaffen – nicht gezeugt…” », art. cité, p. 197, n. 7.
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[11]
Cf. Iouri Tynianov, « De l’évolution littéraire », art. cité, p. 233, § 3.
-
[12]
Cf. Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 214.
-
[13]
Cf. Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence, Paris, Aux forges de Vulcain, 2013.
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[14]
Les Khlysts ou flagellants étaient les adeptes d’une secte gnostique russe active de la fin du xviie siècle jusqu’au début du xxe. Ils rejetaient les Écritures et la vénération des saints.
-
[15]
Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 215.
-
[16]
Roman Jakobson, « La dominante » (1935), in Questions de poétique, Tzvetan Todorov (dir.), trad. Jean-Paul Colin et al., Paris, Seuil, 1973, p. 145-151 (citation p. 145).
-
[17]
Iouri Tynianov (Jurij Tynjanov), Le Vers lui-même. Les problèmes du vers, trad. Jean Durin et al., présentation de Léon Robel et al., Paris, Union générale d’éditions, 1977, p. 44.
-
[18]
Voir, par exemple, Victor Chklovski (Viktor Šklovskij), Vsevolod Ivanov, Gaz moutarde (roman d’aventures) (Iprit, 1925), trad. Marion Thévenot, Paris, Le Temps des cerises, 2013.
-
[19]
Victor Chklovski (Viktor Šklovskij), « Rapports entre procédés d’affabulation et procédés généraux du style » (1919), in Sur la théorie de la prose, op. cit., p. 29-79 (citation p. 37).
-
[20]
En français dans l’original (NdE).
-
[21]
Concernant l’influence de Nietzsche en Russie, voir Hilary L. Fink, Bergson and Russian Modernism, op. cit. ; et Aage A. Hansen-Löve, « Die Kunst ist nicht gestürzt », in Aage A. Hansen-Löve (dir.), Kazimir Malevič. Gott ist nicht gestürzt ! Schriften zu Kunst, Kirche, Fabrik, München, Carl Hanser, 2004, p. 369-376.
-
[22]
Victor Chklovski (Viktor Šklovskij), La Marche du cheval (1923), trad. Michel Pétris, Paris, Éditions Champ libre, 1973, p. 84.
-
[23]
Ibid., p. 96.
-
[24]
Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 219.
-
[25]
Voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus, op. cit., p. 376 sq., 381 sq. et 510 sq. « L’œuvre est un système de facteurs en corrélation les uns avec les autres. La corrélation de chaque facteur par rapport aux autres est sa fonction dans le système » (Jurij Tynjanov, « Oda kak oratorskij žanr » [L’ode comme genre oratoire] [1927], in Poetika. Istorija literatura. Kino, Moskva, Nauka, 1977, p. 227-254 [citation p. 227, traduite par Catherine Depretto]).
-
[26]
Sergej Ėjzenštejn, « Montaž attrakcionov » (Montage des attractions), LEF, 3, 1923, p. 70-72. Pour un commentaire, voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus, op. cit., p. 338-358.
-
[27]
Voir Aage A. Hansen-Löve (Der russische Formalismus, op. cit.) sur l’évolution de la méthodologie du formalisme russe en trois modèles distincts : le modèle paradigmatique réducteur (l’art comme assemblage de procédés), le modèle syntagmatique fonctionnel, le modèle pragmatique et la sociologie de la littérature.
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[28]
Voir notamment Victor Chklovski, « Rapports entre procédés d’affabulation et procédés généraux du style », art. cité.
-
[29]
Voir Wolf Schmid, « Fabel und Sujet », in Wolf Schmid (dir.), Slavische Erzähltheorie, Berlin / New York, De Gruyter, 2009, p. 1-45.
-
[30]
Le formalisme tardif distinguait la « personnalité biographique » (la vie personnelle de l’auteur) et la « personnalité littéraire » (sa personnalité publique). Voir Boris Tomaševskij, « Literatura i biografia » (Littérature et biographie), Kniga i revoljucija (Livre et révolution), 4, 1923, p. 6-9. Pour un commentaire, voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus, op. cit., p. 414 sq. La contribution de Catherine Depretto traite également de cette question (voir supra).
-
[31]
Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 227 sq.
-
[32]
Iouri Tynianov, « De l’évolution littéraire », art. cité, p. 236, § 4. À noter que les termes proposés par Tynjanov sont, respectivement, « autofonction » et « synfonction » ; Depretto propose les termes saussuriens (voir ibid., p. 246, n. 3). Todorov, lui, les traduit par « fonction autonome » et « fonction synnome » (Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », in Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, préface de Roman Jakobson, Paris, Seuil, 1966, p. 120-137, particulièrement p. 135).
-
[33]
Iouri Tynianov, « De l’évolution littéraire », art. cité, p. 245, § 15.
-
[34]
Cette notion est explicitée par Tynjanov et Jakobson dans « Problèmes des études littéraires et linguistiques » (1928), in Roman Jakobson, Questions de poétique, op. cit., p. 56-58, particulièrement p. 57 sq., § 8.
- [35]
-
[36]
Ce processus est expliqué dans les premières pages du « Fait littéraire ».
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[37]
Voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Formalismus, op. cit., p. 384 sq.
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[38]
Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 214 sq.
-
[39]
Victor Chklovski (Viktor Šklovskij), La Troisième Fabrique (1926), trad. Valérie Posener et Paul Lequesne, Paris, L’Esprit des péninsules, 1999, respectivement p. 62 et 76.
-
[40]
Zoo, in Viktor Šklovskij, Sentimental’noe putešestvie, Moskva, Novosti, 1990, p. 279-347 (ici, respectivement p. 283, 288 et 302-303 – traduit par Catherine Depretto).
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[41]
Iouri Tynianov, « Le fait littéraire », art. cité, p. 226.
-
[42]
Roman Jakobson, « La génération qui a gaspillé ses poètes » (1930), in Questions de poétique, op. cit., p. 73-101.
- [43]