Notes
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[1]
Je remercie Camila Giorgetti, Jules Naudet, Dominique Schnapper, François-Xavier Schweyer, les directeurs de ce numéro, les relecteurs anonymes ainsi que les participants de mon séminaire de direction d’études à l’EHESS pour leurs remarques et suggestions sur ce texte.
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[2]
On lira notamment : Bronisław Geremek, La Potence ou la Pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours (1978), Paris, Gallimard, 1987 ; Frances F. Piven, Richard Cloward, Regulating the Poor. The Functions of Public Welfare (1971), New York, Vintage, 1993 ; Wim van Oorschot, Loek Halman, « Blame or Fate, Individual or Social? An International Comparison of Popular Explanations of Poverty », European Societies, vol. 2, no 1, 2000, p. 1-28 ; Serge Paugam, Marion Selz, « La perception de la pauvreté en Europe depuis le milieu des années 1970. Analyse des variations structurelles et conjoncturelles », Économie et Statistique, nos 383-384-385, 2005, p. 283-305 ; Serge Paugam, « Les cycles de la solidarité envers les pauvres », in Robert Castel, Nicolas Duvoux (dir.), L’Avenir de la solidarité, Paris, PUF, coll. « La vie des idées », 2013, p. 23-41.
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[3]
Serge Paugam, Les Formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2005.
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[4]
Émile Durkheim, De la division du travail social (1893), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 394.
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[5]
Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie (1897), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007 (nouvelle édition).
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[6]
Émile Durkheim, L’Éducation morale (1902-1903), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2012 (nouvelle édition).
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[7]
Serge Paugam, Le Lien social (2008), Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2013 (3e édition).
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[8]
Mark Grannoveter, « The Stength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, no 4, 1973, p. 1360-1380.
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[9]
Dans les sociétés totalitaires, où le droit de vote n’existe pas et où les libertés fondamentales ne sont pas reconnues, il est improbable de parler de lien de citoyenneté. On parlera plutôt d’un lien qui peut attacher les individus à leur nation en dépit du régime politique de restrictions dans lequel ils vivent.
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[10]
En parlant de « facteurs associés » et non pas de « facteurs explicatifs », nous entendons souligner que la causalité ne repose pas sur ces facteurs pris séparément ; en revanche, ces derniers peuvent jouer en même temps. Ils sont le plus souvent interdépendants, et c’est cette interdépendance qui constitue, nous semble-t-il, la clé de l’explication causale la plus probable.
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[11]
Voir Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962, réédition coll. « Folio Essais », 1988.
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[12]
Gøsta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, London, The Polity Press, 1990 (traduction française : Les Trois Mondes de l’État-providence, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 1999).
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[13]
Robert D. Putnam, Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon and Schuster, 2000.
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[14]
Serge Paugam, Les Formes élémentaires de la pauvreté, op. cit.
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[15]
Même dans une relation d’assistance, il existe des formes de résistance au stigmate et de négociation du statut. Voir sur ce point Serge Paugam, La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991 ; réédition coll. « Quadrige », 2013 ; voir aussi Nicolas Duvoux, L’Autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2009.
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[16]
Dans certains pays, la Constitution indique clairement que la famille est la cellule de base de la société.
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[17]
Il existe en effet des exceptions. Par exemple, la référence à la théologie de la libération en Amérique latine a eu pour effet de structurer des luttes paysannes ou populaires dans de nombreuses régions pauvres au nom d’une lecture spécifique de l’Évangile, non reconnue – ou reconnue seulement de façon partielle et minoritaire – par l’Église catholique.
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[18]
Il s’agit d’un programme ANR intitulé « L’élite et les pauvres » reposant sur une recherche comparative réalisée dans les beaux quartiers de Paris, São Paulo et Delhi. L’équipe est composée de Serge Paugam, en tant que coordinateur, et de Bruno Cousin, Camila Giorgetti et Jules Naudet pour la réalisation respective des trois terrains.
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[19]
Sur la théorie du karma, on se reportera notamment à Max Weber, Hindouisme et Bouddhisme, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2003. Jules Naudet présente cette théorie, à la suite de Louis Dumont, en la confrontant aux autres formes de justification du phénomène hiérarchique : « Postface : les sociodicées ou la justification des privilèges », in Christophe Jaffrelot, Jules Naudet, Justifier l’ordre social, Paris, PUF, coll. « La vie des idées », 2014, p. 77-93.
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[20]
Camila Giorgetti, « Comment les catégories supérieures de São Paulo parlent de leurs employées domestiques : analyse d’un rapport de classe », Brésil(s). Sciences humaines et sociales, no 8, 2015, p. 73-96.
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[21]
L’intitulé de ce programme (« Bourse familiale ») est en lui-même révélateur de la conception familialiste de la protection sociale. L’aide apportée à la famille – et non à l’individu – est conditionnée à l’obligation des parents de scolariser leurs enfants.
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[22]
Plusieurs travaux ont été consacrés à la méritocratie : Michael Young, The Rise of Meritocraty, London, Penguin Books, 1958 ; Stephen J. McNamee, Robert K. Miller, The Meritocracy Myth, Lanham, Rowman and Littlefield, 2004.
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[23]
Serge Paugam, Marion Selz, « La perception de la pauvreté en Europe depuis le milieu des années 1970 », art. cité.
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[24]
Martin Evans, Serge Paugam, Joseph Prélis, « Chunnel Vision : Poverty, Social Exclusion and the Debate on Social Welfare in France and Britain », London, London School of Economics, STICERD, Discussion Paper, Welfare State Programme/115, 1995.
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[25]
Michael Harrington, L’Autre Amérique. La pauvreté aux États-Unis (1962), Paris, Gallimard, 1967.
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[26]
Robert Castel, « La guerre à la pauvreté aux États-Unis : le statut de la misère dans une société d’abondance », Actes de la recherche en sciences sociales, no 19, 1978, p. 47-60.
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[27]
Charles Murray, Losing Ground : American Social Policy, 1950-1980, New York, Basic Books, 1984.
-
[28]
Lawrence M. Mead, Beyond Entitlement : The Obligations of Citizenship, New York, Free Press, 1986.
-
[29]
Michael B. Katz, In the Shadow of the Poorhouse. A Social History of Welfare in America, New York, Basic Books, 1986 ; id., The Undeserving Poor. From the War on Poverty to the War on Welfare, New York, Pantheon Books, 1989.
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[30]
Sylvie Morel, « Le workfare aux États-Unis », in Serge Paugam (dir.), L’Exclusion. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996, p. 472-483 ; Nicolas Duvoux, « L’institutionnalisation de la précarité sur le marché du travail en France et aux États-Unis », in Serge Paugam (dir.), L’Intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens sociaux, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2014, p. 279-297.
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[31]
Serge Paugam, Nicolas Duvoux, La Régulation des pauvres, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2008 ; Nicolas Duvoux, Le Nouvel Âge de la solidarité, Paris, Seuil/La République des idées, 2012.
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[32]
Yoann Boget, « Le travail en dehors de l’emploi : la régulation du lien de participation organique et ses effets en Allemagne », in Serge Paugam (dir.), L’Intégration inégale, op. cit., p. 299-312.
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[33]
En qualifiant d’« organiciste » ce type de configuration, nous ne nous inscrivons pas pour autant dans la perspective théorique de l’organicisme, qui a été un courant contesté des sciences sociales. Il ne s’agit pas de dire que toutes les sociétés peuvent être analysées comme des organismes vivants ; au contraire, la typologie des configurations d’attachement est fondée sur la reconnaissance de la diversité des sociétés. Nous utilisons cette expression pour qualifier de façon métaphorique et idéal-typique un mode particulier d’organisation de la société en nous inscrivant dans le prolongement de la réflexion de Durkheim, qui était lui-même très critique à l’égard des théories organicistes.
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[34]
Dominique Schnapper, « Rapport à l’emploi, protection sociale et statuts sociaux », Revue française de sociologie, XXX-1, 1989, p. 3-29.
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[35]
Christian Baudelot, Roger Establet, L’Élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, Paris, Seuil/La République des idées, 2009.
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[36]
Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
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[37]
Voir sur ce point le livre de Yohann Aucante, Démocraties scandinaves, Paris, Armand Colin, 2013.
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[38]
Dans un article récent, Lars Tragardh examine d’un point de vue théorique la conjonction dans les pays nordiques d’un haut niveau d’intervention de l’État et d’une mobilisation importante de la population pour la vie collective ; voir « Rethinking the Nordic Welfare State through a Neo-Hegelian Theory of State and Civil Society », Journal of Political Ideologies, 15 (3), 2010, p. 227-239.
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[39]
Yvar Lødemel, The Welfare Paradox. Income Maintenance and Personal Social Services in Norway and Britain, 1946-1966, Oslo, Scandinavian University Press, 1997.
1Dans certaines sociétés, la pauvreté est si répandue qu’elle apparaît comme la condition inéluctable d’une fraction importante de la population [1]. Elle est alors associée dans les représentations sociales à un ordre social immuable où les pauvres sont tout à la fois infériorisés et intégrés. Ces derniers ont le sentiment d’appartenir à ce que l’on peut appeler une « communauté de destin » : le système des inégalités est si rigide qu’ils savent n’avoir aucune chance d’améliorer leur sort ; la seule solution pour survivre est de compter sur leurs proches, d’autant qu’aucune action publique de grande ampleur n’est menée pour leur venir en aide. Cette communauté, appartenant de génération en génération à la dernière strate de la société, a une forte probabilité d’être perçue par les autres comme l’expression d’inégalités de nature biologique ou culturelle. Il s’agit, autrement dit, d’un processus de naturalisation de la pauvreté. A contrario, dans d’autres sociétés, il est commun de juger que la pauvreté est l’expression d’injustices intolérables. La condition matérielle et la souffrance des pauvres remettent en question les principes fondateurs et régulateurs de la cohésion sociale et citoyenne ; la pauvreté doit être combattue au nom de l’ambition collective de vivre dans une société de semblables. En d’autres termes, les pauvres sont des victimes et c’est avant tout à la société de se réformer pour qu’ils ne le soient plus. La « naturalisation » et la « victimisation » de la pauvreté peuvent être considérées comme deux pôles extrêmes ; entre ces deux derniers, il existe une perception intermédiaire que l’on peut appeler la « culpabilisation » des pauvres. Certaines sociétés ne se réfèrent pas à un ordre social naturel où les pauvres seraient appelés à occuper des fonctions inférieures, mais elles n’adhèrent pas non plus pleinement à l’image opposée où ils seraient des victimes pour lesquelles il faudrait se mobiliser collectivement. Les pauvres y sont priés de se prendre en charge eux-mêmes en saisissant les opportunités que le système social peut leur procurer ; à défaut d’y parvenir, ils sont légitimement jugés incapables, irresponsables ou paresseux.
2Ces trois grands types de perception de la pauvreté peuvent être présents simultanément dans chaque société, au sens où les représentations sociales ne sont pas totalement homogènes et où elles sont susceptibles de varier selon la classe sociale, le genre, l’âge, la trajectoire biographique, et même selon la conjoncture ou les phases de la croissance économique et de la protection sociale [2]. Mais ils peuvent être également associés à certains types de sociétés, au sens où l’une ou l’autre de ces trois perceptions peut être dominante et s’imposer comme un trait anthropologique et historique de leur développement [3]. C’est dans cet esprit que nous souhaitons poser la problématique de cet article. Il semble en effet possible de dépasser, sans la rejeter, l’explication de ces perceptions différentielles par les variables sociodémographiques et conjoncturelles et d’envisager une analyse plus structurelle impliquant un cadre théorique déterminé : celui de l’attachement, considéré comme un système d’entrecroisement normatif des liens sociaux. Nous nous emploierons dans un premier temps à présenter ce dernier, avant dans un second temps de le soumettre à la vérification empirique à partir de travaux comparatifs menés essentiellement à l’échelon européen, mais aussi à partir de travaux plus récents ou en cours sur des terrains non européens.
Analyser la tessiture de la société.
3Nous faisons ici l’hypothèse que la perception de la pauvreté telle qu’elle peut être étudiée à l’échelon d’une société tout entière est en quelque sorte l’expression d’une représentation collective plus globale, celle qui renvoie aux liens qui attachent les individus entre eux et à la société dans son ensemble. Cette hypothèse est fortement influencée par la définition de la morale que donne Durkheim dans la conclusion de De la division du travail social : « Est moral, peut-on dire, tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l’homme à compter sur autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est d’autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et plus forts [4]. » Selon lui, la société est la condition nécessaire de la morale. Autrement dit, dans cette perspective analytique, la perception de la pauvreté est en grande partie déterminée par une morale collective, laquelle ne peut se comprendre que comme le reflet des liens sociaux ou de solidarité.
4Quels sont ces liens ? La question, on le sait, anime Durkheim depuis sa thèse sur la division du travail social, et on la retrouve dans son étude sur le suicide [5] et dans ses leçons professées à Bordeaux dans la dernière décennie du xixe siècle, où intervient de façon explicite l’attachement aux groupes comme l’une des sources essentielles de L’Éducation morale [6]. Nous distinguerons quatre types de liens sociaux : le lien de filiation (au sens des relations de parenté), le lien de participation élective (au sens des relations entre proches choisis), le lien de participation organique (au sens de la solidarité organique et de l’intégration professionnelle) et le lien de citoyenneté (au sens des relations d’égalité entre membres d’une même communauté politique) [7]. Chaque lien peut être défini à partir des deux dimensions de protection et de reconnaissance, la protection renvoyant à l’ensemble des supports que l’individu est susceptible de mobiliser face aux aléas de la vie (ressources familiales, communautaires, professionnelles, sociales…), la reconnaissance renvoyant à l’interaction sociale qui stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et de sa valorisation par le regard de l’autre ou des autres. L’expression « compter sur » résume assez bien ce que l’individu peut espérer de sa relation aux autres et aux institutions en termes de protection, tandis que l’expression « compter pour » exprime son attente tout aussi vitale de reconnaissance.
5Ce cadre analytique s’écarte assez fortement des travaux classiques menés dans la sociologie des réseaux sur la force des liens faibles [8]. Selon notre définition, la force ne se mesure pas uniquement dans une relation interpersonnelle, mais aussi dans l’attachement au système social que rendent ou non possible un ensemble de relations interpersonnelles s’inscrivant dans des sphères normatives distinctes. Le lien tel que nous l’entendons est un lien au sens durkheimien de l’attachement à la société, ce qui implique de prendre en compte le système normatif qui le fonde, en faisant l’hypothèse que les individus sont plus ou moins contraints de se conformer à ce dernier pour être intégrés. Dans le lien de filiation, par exemple, on étudie bien la relation entre des parents et des enfants, mais en la rapportant aux normes qui encadrent ce lien dans une société donnée, sachant que la filiation peut prendre des formes différentes d’une société à l’autre. Dans le lien de participation élective, l’intensité de la relation entre individus au sein de communautés organisées sur le mode du regroupement affinitaire sera variable selon les attentes de ces communautés, mais aussi selon l’ampleur de l’incitation normative que les sociétés exercent auprès de leurs membres pour qu’ils s’engagent dans ce type de structures, au nom de valeurs partagées et susceptibles d’assurer la cohésion sociale. Dans le lien de participation organique, on étudie la relation entre des agents qui prennent part à la vie professionnelle, sachant que cette relation s’apprécie différemment selon que l’on se place dans une société salariale accomplie ou dans une société salariale incomplète, dans une société salariale en crise ou dans une société salariale en expansion. Enfin, dans le lien de citoyenneté, ce qui en jeu, ce sont la protection des individus par des droits civils, politiques, économiques et sociaux et la reconnaissance de leur qualité respective d’individu souverain [9].
6Cette typologie permet aussi d’analyser comment les liens sociaux sont entrecroisés de façon normative dans chaque société et comment à partir de cet entrecroisement spécifique s’élabore la régulation de la vie sociale, distinction qui recoupe, au moins partiellement, celle qu’opérait Durkheim entre les deux concepts d’intégration et de régulation : le premier renvoie à l’intégration des individus à la société, le second à l’intégration de la société. On pourrait poursuivre en disant que l’intégration à la société est assurée par les liens sociaux que les individus s’efforcent de construire au cours de leur socialisation en se conformant aux normes sociales en vigueur et que la régulation procède de l’entrecroisement normatif de ces liens sociaux qui permet l’intégration de la société dans son ensemble. C’est dans le sens de cette régulation sociale globale que nous parlons de configuration d’attachement ; il s’agit en quelque sorte de la tessiture de la société. Une configuration d’attachement a pour fonction de produire une cohérence normative globale afin de permettre aux individus et aux groupes de faire société, au-delà de leurs différenciations et de leurs rivalités. Pour faire société, il n’est pas nécessaire, selon Durkheim, que les représentations collectives soient présentes dans chaque conscience individuelle, la pluralité étant considérée comme une des caractéristiques fondamentales des sociétés modernes. Mais il est important que certaines représentations soient partagées par le plus grand nombre, sinon par tous. C’est aussi dans ce sens que l’on peut parler d’une économie morale des liens sociaux.
7Définir le type de configuration d’attachement caractérisant telle ou telle société revient à rechercher, dans les différentes strates de son histoire et les racines anthropologiques de son développement, ce qui a constitué sa tessiture spécifique. Autrement dit, l’enjeu consiste à passer d’une typologie des liens sociaux (au sens de l’attachement des individus à des groupes) à une typologie des configurations d’attachement (au sens de la régulation normative des liens sociaux dans les sociétés modernes). Dans chaque régime d’attachement les quatre types de liens peuvent avoir une fonction d’intégration et/ou une fonction de régulation. Un lien intégrateur est un lien qui attache l’individu aux groupes alors qu’un lien régulateur a une fonction supplémentaire de tessiture, qui consiste à produire un ensemble de règles et de normes susceptibles de se traduire par une extension de son influence aux autres liens, jusqu’à infléchir leur conception normative initiale. Elle génère des valeurs et des principes d’éducation morale susceptibles de se répandre dans l’ensemble de la société. Un lien régulateur est en quelque sorte un lien prééminent.
8À partir de cette définition préliminaire, quatre types de configuration – ou de régime – d’attachement peuvent être définis : la configuration de type familialiste, la configuration de type volontariste, la configuration de type organiciste et la configuration de type universaliste (voir tableau ci-dessous).
Typologie des configurations d’attachement
Liens intégrateurs | Lien prééminent, intégrateur et régulateur | |
---|---|---|
Configuration de type familialiste | LPE/LPO/LC | LF |
Configuration de type volontariste | LF/LPO/LC | LPE |
Configuration de type organiciste | LF/LPE/LC | LPO |
Configuration de type universaliste | LF/LPE/LPO | LC |
Typologie des configurations d’attachement
LF : lien de filiation – LPE : lien de participation élective – LPO : lien de participation organique – LC : lien de citoyenneté9Dans chaque configuration il existe donc un lien prééminent. Dans la configuration de type familialiste, c’est le lien de filiation, dans la configuration de type volontariste le lien de participation élective, dans la configuration de type organiciste le lien de participation organique et, enfin, dans la configuration de type universaliste le lien de citoyenneté.
10Intéressons-nous maintenant aux facteurs le plus souvent associés à ces quatre types de configuration [10] : le niveau de développement économique, le rapport aux inégalités, le système de protection sociale et le civisme.
11Le niveau de développement économique est parfois difficile à apprécier de façon satisfaisante, les indicateurs de référence étant le plus souvent discutables. Nous n’entrerons pas dans les débats infinis de nature philosophique qu’ils suscitent. Nous retiendrons qu’une société économiquement développée, qu’elle soit émergente ou postindustrielle, se définit avant tout par l’organisation du travail, par l’usage des sciences et des techniques et par les conséquences économiques et sociales de cette rationalisation de la production [11]. Il est clair qu’il existe des écarts importants entre les pays et les régions, y compris au sein de l’Union européenne. Il y a également à l’intérieur des pays des régions qui restent plus rurales que d’autres et où l’artisanat et la petite entreprise constituent la base de l’activité économique.
12Le rapport aux inégalités est un autre facteur que l’on peut associer aux régimes d’attachement. La perception des inégalités varie fortement d’une société à l’autre : dans certaines, elles sont considérées comme inévitables et ne suscitent pas d’indignation morale particulière alors que dans d’autres, au contraire, elles sont l’expression d’un dysfonctionnement ou d’un malaise social qu’il convient de combattre en priorité. La sensibilité sociale à cette question peut varier aussi selon la conjoncture économique.
13Le système de protection sociale peut être appréhendé à partir du critère de « démarchandisation » (decommodification). Faire des individus autre chose qu’une marchandise échangeable : tel a été le grand défi de l’État social à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais ce processus de « démarchandisation » n’a pas été conduit aussi loin dans tous les pays du monde occidental et il existe de ce fait de fortes variations que l’on doit prendre en compte, comme l’a montré Gøsta Esping-Andersen [12].
14Enfin, le civisme est une notion fondamentale pour mesurer le degré d’engagement des individus au service de la collectivité, qu’ils constituent par leur association. Robert Putnam en a fait une dimension du capital social. Dans ce sens, ce terme renvoie aussi bien à une caractéristique individuelle – les individus sont plus ou moins engagés dans des relations sociales – qu’à une exigence morale du système social [13].
Configuration de type familialiste et naturalisation de la pauvreté.
15La configuration de type familialiste est régulée par l’emprise qu’assure le lien de filiation sur les autres types de lien. Il est plus répandu dans des régions caractérisées par un faible développement industriel, dans des zones rurales où l’économie repose encore en grande partie sur de petites unités de production relativement repliées sur elles-mêmes ou sur un secteur géographiquement limité. Mais il peut se maintenir dans des régions plus développées, offrant ainsi une base familialiste à un capitalisme de petits entrepreneurs solidaires entre eux. Il peut aussi caractériser le mode de développement d’un pays émergent où les structures modernes de l’économie se conjuguent avec la survivance de traditions empreintes de solidarisme familial. Ce régime s’accompagne de fortes inégalités sociales, sans que celles-ci soient pour autant fortement combattues. Le système de protection sociale est non seulement lacunaire, mais également, le plus souvent, de nature clientéliste. L’application du principe de « démarchandisation » (decommodification) est si limitée que les individus et les ménages les plus pauvres ne peuvent accéder à une réelle sécurité d’existence face aux aléas de la vie. Enfin, le civisme y est très faible : le marché du travail peut être contrôlé par la mafia ou par des réseaux locaux organisés ; le personnel politique est souvent corrompu et les institutions publiques en général sont parfois détournées au profit d’intérêts individuels ou catégoriels. La configuration de type familialiste encourage une très forte solidarité familiale pour faire face à la pauvreté, laquelle reste massive tant le marché de l’emploi procure peu de protections généralisées et laisse se développer une économie informelle aux franges de la condition salariale minimale.
16Ce type de configuration constitue en lui-même le facteur explicatif de ce que nous avons appelé la pauvreté intégrée [14] ; nous pouvons y voir les conditions sociologiques de la « naturalisation » de la pauvreté. Les pauvres exercent une fonction précise dans le système social et ne sont pas stigmatisés à titre individuel. Les fins domestiques ne sont pas subordonnées aux fins nationales et l’État peine à imposer une réflexion d’un niveau supérieur susceptible de se détacher de la seule préservation des intérêts personnels. Autrement dit, les sentiments obscurs et les préjugés qui travaillent la société persistent en dépit de l’influence que peuvent exercer au niveau mondial des représentations opposées. Or la « naturalisation » de la pauvreté en fait partie. Elle constitue une croyance collective qui permet que chaque couche sociale conserve sa place dans le système de stratification sociale sans que l’on ait le sentiment que cela est injuste ou le produit d’un dysfonctionnement de la société – croyance d’autant plus forte qu’elle peut être dans certains cas partagée aussi bien par les riches, qui en tirent quelques privilèges, que par les pauvres, qui s’assurent par l’acceptation de ce destin d’une intégration sociale minimale. Cela dit, l’intériorisation en est rarement totale et les pauvres ne sont pas toujours entièrement convaincus d’appartenir à une catégorie naturellement inférieure ; ils ne sont pas passifs et sans capacité de résistance ou de contestation – les enquêtes sociologiques ont maintes fois démontré le contraire [15]. En revanche, on constate dans ce type de configuration une certaine routinisation de la domination, surtout lorsqu’elle est associée à des formes de protection paternaliste, qui contribue à entretenir dans le substrat social l’idée d’une naturalisation de la pauvreté.
17Dans une configuration de type familialiste, aussi bien les riches que les pauvres ont la conviction que l’enveloppe principale de leur intégration et de leur bien-être est la famille : c’est elle qui constitue le support privilégié de leur protection et de leur reconnaissance [16]. Soulignons que cette représentation de la pauvreté comme un destin est renforcée par le rôle que joue la religion catholique – qui valorise la pauvreté –, notamment dans les régions pauvres, où le taux de pratique religieuse régulière est plus élevé. En Europe, la particularité des pays du Sud par rapport aux pays du Nord est que les plus pauvres sont nettement plus nombreux à partager durablement la même condition. La pauvreté y est plus diffuse et peut s’amortir plus facilement au sein du groupe, notamment par la pratique religieuse : dans une région pauvre, cette dernière consacre en quelque sorte une forme d’appartenance à la communauté locale des pauvres – rappelons qu’il existe encore dans ces régions rurales peu développées une très forte piété populaire. Comme la religion chrétienne valorise aussi la famille, les pauvres y puisent également la rationalisation de leur existence de parents et de leurs efforts quotidiens pour prendre en charge leurs enfants, y compris lorsqu’ils sont devenus adultes. Être pauvre parmi les pauvres de ces régions revient en définitive à être pauvres en famille et unis par la même pratique religieuse ; en ce sens, il serait possible de dire que la pauvreté est intégrée socialement et religieusement. Il ne s’agit pas ici de conclure que le discours de naturalisation de la pauvreté est entretenu et déterminé par la religion catholique dans les pays et régions très pauvres [17], mais de souligner que les pauvres peuvent trouver dans leur pratique religieuse des formes de compensation à leurs difficultés quotidiennes et les riches une confirmation de leur domination « naturelle », qu’une charité régulière à l’égard des miséreux peut rendre socialement acceptable.
18Cette représentation de la pauvreté est toujours très répandue en Inde, où les solidarités familiales sont puissantes. Mais ces dernières sont en quelque sorte intégrées à des logiques d’assignation statutaire que l’on retrouve dans le système des castes, même si cette forme de discrimination est officiellement interdite. Dans l’enquête qualitative sur la perception de la pauvreté menée récemment par Jules Naudet dans les quartiers riches de Delhi [18], la naturalisation de la pauvreté s’opère tout d’abord sous un registre religieux : selon la théorie du karma, les pauvres naissent pauvres en raison de leurs actes dans des vies précédentes. Mais les entretiens recueillis confirment aussi, au-delà de cette dimension religieuse, la croyance très répandue que les groupes sociaux, du fait de leur culture de caste et de classe, de leur origine régionale, ne peuvent se mélanger. Les pauvres seraient donc naturellement disposés à certains modes de vie [19]. Notons que, dans sa forme extrême, la naturalisation de la pauvreté peut même conduire à sa négation : ceux que l’on qualifie de « pauvres » le sont par rapport aux autres catégories sociales, ils ne le sont pas si l’on considère qu’ils appartiennent à un autre monde, dont les critères d’organisation familiale et d’intégration sociale sont spécifiques. Si la naturalisation de la pauvreté est très présente en Inde, la plupart des chercheurs admettent toutefois aujourd’hui que les « intouchables » ne sont pas entièrement convaincus de leur impureté et qu’il existe également chez eux une distance critique au stigmate. Mais que ce processus soit ou non entièrement intériorisé par les pauvres eux-mêmes, le fait est qu’il perdure. Il faut donc l’attribuer au système des castes et, par-delà, à une configuration de type familialiste, à condition de souligner la particularité indienne de l’implication statutaire, rigide et persistante, du lien de filiation. Dans ce cas, l’attachement à la famille est inévitablement lié à l’attachement à une communauté ethnoraciale ou à un groupe de caste.
19On trouve aussi ce processus de naturalisation de la pauvreté dans des pays comme le Brésil, où les inégalités sont également très fortes et les solidarités familiales importantes. Il est présent notamment dans le discours des habitants des beaux quartiers. Ces derniers voient en effet dans les pauvres une population tellement en marge de la société, tellement en dehors de la civilisation, qu’il faut soit s’en protéger par tout un système raffiné de sécurité (clôture marquée de l’espace privé, vidéosurveillance, vigiles permanents aux entrées d’immeuble…) soit reprendre à zéro leur éducation, ce qui est d’ailleurs envisagé lorsqu’il s’agit d’en faire des employés de maison [20]. Un rapport de domination traditionnelle, en partie héritée de l’époque de l’esclavage (très tardivement aboli dans ce pays), éventuellement teintée de paternalisme bienveillant, se greffe alors sur cette représentation de l’infériorité naturelle des pauvres. Toutefois, ces derniers ont pu mener là-bas des luttes pour tenter d’améliorer leur condition – le Mouvement des sans-terre en est l’une des expressions les plus marquantes de ces dernières années. Par ailleurs, le programme national de lutte contre la pauvreté (« Bolsa familia [21] ») ainsi que les lois sociales qui encadrent de plus en plus le monde du travail imposent progressivement une autre représentation de la pauvreté et les pauvres eux-mêmes prennent peu à peu conscience de leurs droits, ce qui se traduit dans certains cas par des rapports plus conflictuels avec les catégories supérieures. Autrement dit, c’est quand les pauvres commencent à se détacher de l’emprise qu’exerce sur eux leur environnement familial – surtout quand elle est exclusive – et du rapport de domination qui les relie aux riches qu’ils en viennent à juger leur condition inférieure comme non naturelle, à envisager pour eux et leur famille un autre destin et à imposer ainsi un autre système de représentation de la pauvreté. Ce processus de « dénaturalisation » de la pauvreté est amplifié quand ils se savent protégés par un État qui leur assure non seulement des droits civils et politiques, mais aussi des droits sociaux.
20Les exemples que nous venons de donner confirment qu’il existe dans le type de configuration familialiste un terreau favorable au processus de naturalisation de la pauvreté. Deux points méritent d’être précisés. Premièrement, ce n’est évidemment pas le fait d’être, à titre individuel, fortement attaché à sa famille qui renforce la naturalisation de la pauvreté, mais le fait de vivre dans une société dont la cohésion repose sur la prééminence du lien de filiation sur les autres types de lien. Dans ce type de configuration, la famille est la cellule de base de la société et toutes les couches sociales, les pauvres comme les riches, sont appelées à s’y conformer puisqu’elles sont censées y trouver les ressources qui leur sont nécessaires. Si la pauvreté doit être combattue – ce qui ne fait pas consensus –, c’est avant tout par l’effort de chacun dans la relation qu’il tisse avec les membres de sa famille, qu’elle soit nantie ou défavorisée. Lorsque la morale domestique est appelée à réguler de façon prioritaire la vie sociale en général, les intérêts personnels prennent souvent le pas sur les intérêts collectifs, la tolérance à l’égard des inégalités rencontre peu de limites et la naturalisation de la pauvreté en constitue un puissant mode de rationalisation. Deuxièmement, cela ne veut pas dire que ce processus de naturalisation ne peut apparaître dans les autres types de configuration d’attachement. Des formes plus ou moins radicalisées de racisme sont présentes dans toutes les sociétés et se fondent sur un principe d’infériorité « naturelle » de certaines catégories de la population. La perversité du racisme est qu’il permet en effet à certaines couches de la population, sans renier les idéaux fondateurs de leur communauté politique, de justifier leur souhait commun d’exclure des groupes minoritaires, lesquels sont aussi le plus souvent en situation de pauvreté, au prétexte qu’ils seraient « naturellement » différents. Nous faisons l’hypothèse toutefois que ce processus de naturalisation des pauvres sera moins développé dans les autres types de configuration et que, lorsqu’il y sera visible, ce sera sous une forme différente, en étant associé à d’autres représentations de la pauvreté.
Configuration de type volontariste et culpabilisation des pauvres.
21La configuration de type volontariste est régulée, on l’a vu, par le lien de participation élective. Celui-ci est fondamentalement lié au principe selon lequel rien ne doit entraver la liberté d’association guidée par des choix affinitaires, qu’ils soient ou non mus par la recherche de l’intérêt individuel. Cette configuration entretient de ce fait une forte connivence avec le principe de la liberté d’entreprise, lequel est partagé par la grande majorité de la population, qui accepte d’autant plus facilement les règles du marché qu’elles sont conformes au désir jugé légitime d’enrichissement individuel. Il est donc logique que cette configuration offre toutes les conditions nécessaires au développement capitaliste. Mais si le libéralisme – et donc le marché – trouve un terrain favorable dans la configuration de type volontariste, il n’en constitue pas pour autant une dimension exclusive. Le marché est présent dans tous les régimes, y compris dans le régime familialiste. De nos jours, la croissance des pays émergents est d’une certaine manière rendue possible socialement par cette configuration de type familialiste.
22Dans le régime volontariste, les inégalités sont fortes et le plus souvent légitimées par le mérite des plus volontaires et des plus audacieux. Le système de protection sociale est laissé en grande partie à l’appréciation libre de la prise de risque par l’intermédiaire des assurances privées, il se concentre surtout sous la forme d’une assistance minimale sur les cibles les plus pauvres de la population. Dans cette configuration, le civisme est en revanche particulièrement fort, à l’image de la vie associative, florissante, et des fondations privées pour défendre les intérêts de la société civile, très dynamiques. Il est ancré prioritairement dans un système d’appartenance communautaire éclairé par des aspirations collectives de citoyenneté. La configuration de type volontariste associe en définitive un faible niveau de protection sociale et une incitation à l’engagement solidaire dans des groupements affinitaires.
23La pauvreté est souvent perçue comme un effet social inévitable puisqu’elle est censée sanctionner les moins capables et/ou les moins courageux. Dans ces conditions, les plus pauvres n’ont pas d’autre solution que de compter sur eux-mêmes pour échapper à leur condition, ce qui accompagne le mythe du self-made man, et lorsqu’ils dépendent pour leur survie des mécanismes institutionnels de l’assistance, ils sont souvent jugés irresponsables, fraudeurs ou paresseux. La culpabilisation des pauvres est le reflet de l’importance donnée à la notion de mérite. Les pauvres ne sont pas naturellement pauvres, comme dans la configuration précédente, puisque l’on attend d’eux qu’ils ne se satisfassent pas de leur condition ; mais la particularité de l’idéologie du volontarisme et du mérite ne se débarrasse pas pour autant entièrement de la croyance partagée que la pauvreté peut consacrer aussi les inégalités de dons et, par conséquent, les qualités considérées comme « innées » [22]. L’ambiguïté des discours fondés sur le mérite est qu’ils entremêlent très souvent des arguments qui s’appuient sur des caractères aussi bien innés qu’acquis.
24Plusieurs eurobaromètres spécifiques sur la perception de la pauvreté ont été réalisés depuis le milieu des années 1970 [23]. Parmi l’ensemble des questions posées dans ces enquêtes, l’une portait notamment sur les causes de la pauvreté. Les réponses permettaient de distinguer deux explications traditionnelles et radicalement opposées, l’une mettant en avant la paresse ou la mauvaise volonté des pauvres, l’autre soulignant, au contraire, l’injustice qui règne dans la société. Il est frappant de constater que le Royaume-Uni apparaît, quelle que soit la date de l’enquête, comme le pays où la proportion de personnes qui expliquent la pauvreté par la paresse est le plus élevée. L’écart entre le Royaume-Uni et la France était particulièrement grand en 1976 puisque plus de 44 % des Anglais pensaient ainsi, contre 17 % environ des Français. En 2009, après quarante ans de crise, l’écart restait substantiel : près d’un Anglais sur quatre donnait encore cette explication, contre moins d’un Français sur dix. Il existe entre ces deux pays des représentations différentes de la pauvreté, comme d’autres travaux ont pu le montrer [24]. Tous deux sont fortement centralisés, et le mode de régulation des problèmes sociaux s’y prête à des débats d’envergure nationale. La question sociale y est formulée de façon différente. La vision française s’inscrit sans aucun doute dans la tradition durkheimienne de la solidarité organique, jugée aujourd’hui menacée par la montée de l’« exclusion », tandis que la vision britannique est fondée sur une conception de la société dans laquelle les individus doivent pouvoir disposer de ressources suffisantes non pour éviter la marginalisation, mais pour affronter la compétition avec les autres sur un marché ouvert où les différences statutaires sont faibles, voire inexistantes. Dans le premier cas, la société préexiste aux individus et doit se réguler pour permettre le bien-être de chacun et la cohésion de l’ensemble ; dans le second, ce sont les individus qui, en acceptant la logique du marché et de la concurrence, doivent se prendre en charge eux-mêmes pour assurer leur protection, même si l’on s’accorde sur le fait qu’ils doivent être aidés de façon minimale en cas de besoin.
25La culpabilisation des pauvres est également très courante aux États-Unis. L’ascétisme protestant a fortement imposé les représentations à la fois de la réussite et de la pauvreté et celles-ci demeurent structurantes. Dans les années 1960, au moment où l’on a redécouvert la pauvreté dans ce pays [25], elle était perçue comme une anomalie, comme l’envers du progrès dans une société riche. La « guerre inconditionnelle contre la pauvreté » déclarée par le président Johnson en 1964 comportait de nombreuses réformes du système d’aides, mais, comme l’a souligné Robert Castel, l’intervention sociale a toujours conservé dans ce pays une nature psychologisante, les pauvres y étant avant tout considérés comme présentant des signes de handicap ou de défaillances individuelles [26]. Dans les années 1980, avec l’arrivée de Reagan à la présidence, le discours dénonciateur de la « pauvreté volontaire » a trouvé des relais puissants parmi des universitaires conservateurs, notamment Charles Murray [27], pour qui l’AFDC (Aid to Families with Dependent Children) avait un effet désincitatif au travail, et Lawrence M. Mead [28]. C’est dans cet esprit qu’ont alors été développés les programmes de workfare [29], lesquels, loin de représenter uniquement l’aile traditionnelle de la société américaine, ont été menés par la suite, notamment dans les années 1990, de façon consensuelle aussi bien par les libéraux (c’est-à-dire les progressistes, au sens américain) que par les conservateurs [30]. Certes, les États-Unis et le Royaume-Uni ne sont pas les seuls pays à s’être orientés vers ce type de programme et à juger sévèrement les pauvres dépendant de l’assistance : la France, on le sait, s’est inspirée récemment de ce type de politique en mettant en œuvre le RSA (revenu de solidarité active), dont l’objectif est bien d’inciter les pauvres à accepter des petits boulots en complément de leur revenu minimum [31], et l’Allemagne a également réformé son système de protection sociale dans un sens comparable [32]. Il existe néanmoins aux États-Unis et au Royaume-Uni une propension plus grande à trouver un consensus social et politique autour de ce type de programme. Sans doute faut-il voir là l’effet de la configuration d’attachement de type volontariste, dont ces deux pays sont particulièrement proches.
Configuration de type organiciste et victimisation contrôlée des pauvres.
26La configuration de type organiciste est dominée par le lien de participation organique, qui gouverne par sa force régulatrice tous les autres liens [33]. Dérivée de la terminologie durkheimienne, il serait possible de la voir comme l’aboutissement de la société industrielle, la solidarité organique étant l’expression de la société moderne fondée sur la différenciation des individus et sur la complémentarité des fonctions. La configuration de type organiciste est donc logiquement associée au développement économique, à l’intensification des échanges dans le monde du travail et dans la société marchande. Mais elle ne correspond pas seulement à une phase avancée de développement historique des sociétés modernes – si cela était le cas, le type organiciste pourrait à la limite caractériser toutes les sociétés développées. Ce type particulier renvoie aussi et surtout à un rapport spécifique des individus à l’État et à une société où l’attachement social repose principalement sur une logique de protection statutaire en grande partie orchestrée par la puissance régulatrice de l’État. Dans cette configuration, la participation aux échanges passe par l’attachement quasi obligatoire à un corps intermédiaire (au sens d’une corporation professionnelle) qui procure un statut considéré comme une garantie face aux aléas de la vie. Chaque groupe ainsi constitué cultive de ce fait une médiation avec les autres et avec l’État, permettant des relations d’interdépendances assises sur le principe de complémentarité. Ce type de configuration implique que l’État soit capable de créer et d’entretenir des corporations dans des secteurs stratégiques – on parlera de « corporatisme d’État » –, mais aussi de réguler les autres secteurs comme autant d’organes distincts susceptibles d’assurer le bon fonctionnement de l’économie et de la société.
27Dans cette configuration, si les différents groupes sont autant d’organes appelés à coopérer, ils peuvent aussi être en rivalité les uns avec les autres. De ce fait, les inégalités apparaissent comme constitutives de la vie sociale, non pas au sens de la naturalisation de ces dernières, comme dans la configuration du type précédent, mais plutôt au sens des luttes pour le classement dans l’échelle du prestige et des avantages matériels que procure la domination. En définitive, dans le régime organiciste, l’État intervient de façon nettement plus visible que dans les régimes familialiste et volontariste. Il s’emploie à assurer son rôle de régulation des corps professionnels et d’organisation de la négociation collective. La tolérance à l’égard des inégalités diminue, bien que des formes de rationalisation des différences statutaires subsistent en raison de leur caractère fonctionnel. En réalité, les groupes qui composent le corps social sont inévitablement à la fois complémentaires et rivaux, à tel point qu’un travail de coordination et de pacification des luttes par l’État est nécessaire.
28Dans ce type de configuration, le système de protection est plus avancé dans la voie de la « démarchandisation », mais il reste fragmenté en une kyrielle de sous-systèmes distincts, exprimant ainsi une logique de distinction statutaire et de revendication catégorielle pour la conquête de droits spécifiques et pour la défense des avantages acquis. Dans ce régime, l’État exerce une fonction classificatrice : il hiérarchise aussi bien les statuts des agents qui le servent que ceux des groupes socioprofessionnels qui émanent de la société civile [34]. Son action procède enfin par ciblage des catégories susceptibles de faire l’objet de politiques spécifiques. Le civisme est globalement moins développé que dans la configuration de type volontariste, car l’intérêt général passe souvent après les intérêts particuliers des groupes rivaux, lesquels attendent d’ailleurs de l’État un arbitrage qu’ils sont le plus souvent incapables d’assurer seuls.
29Dans une configuration de type organiciste, les pauvres ne sont pas en dehors du système social, quand bien même ils constituent en quelque sorte la dernière strate de la société. Ils sont le plus souvent perçus comme des victimes auprès de qui il faut intervenir de façon plus massive. Dans ce type de configuration, toutes les catégories, si différentes soient-elles, ont droit à un statut social acceptable au regard du principe d’égalité citoyenne, mais cela n’implique pas pour autant une égalité des conditions de vie. C’est la raison pour laquelle le mérite continue d’être mobilisé pour justifier les différences socio-économiques. La référence à cette notion n’a pas cependant la même implication idéologique que dans la configuration de type volontariste : il s’agit là non d’accuser l’ensemble des pauvres de paresse, car ces derniers peuvent avoir des circonstances atténuantes liées à des conditions d’existence sévères, mais de valoriser celles et ceux qui réussissent par leur travail en leur attribuant des titres privilégiés de distinction statutaire – une sorte de victimisation contrôlée des pauvres. Autrement dit, au nom de valeurs républicaines, on valorise aussi bien la solidarité envers les couches les plus défavorisées de la société que le mérite qui consacre les élites dirigeantes – c’est dans ce dernier sens que l’on parle d’« élitisme républicain » pour qualifier l’inspiration idéologique du système scolaire français [35]. Il est frappant de constater que les catégories supérieures interviewées à Paris, contrairement à celles qui ont été interrogées à São Paulo et à Delhi, tiennent un discours souvent assez nuancé sur les pauvres, duquel peuvent ressortir aussi bien la justification du « solidarisme » et de l’État social comme garantie de la cohésion sociale minimale que celle des inégalités statutaires nécessaires à l’organisation de la société. Dans les deux cas, c’est bien au nom d’une idée d’appartenance à un tout social composé de parties différentes et complémentaires que l’on évite la culpabilisation excessive des pauvres – ce qui ne veut pas dire que cette tendance soit totalement absente dans les représentations sociales – de même que toute idée de justice sociale pouvant conduire au nivellement social ou à l’égalitarisme absolu. La victimisation contrôlée des pauvres conduit dans ce sens à entretenir, souvent sans le formuler de façon explicite, un système de tolérance à l’égard des inégalités statutaires, surtout quand on y voit une condition de la régulation économique et sociale fondée sur l’interdépendance des fonctions et des individus.
30La crise de la société salariale [36], dont la précarité professionnelle et le chômage de masse sont les signes les plus visibles, remet en question, au moins partiellement, le mode de régulation caractéristique de la configuration de type organiciste. Lorsque les individus ont intériorisé les normes qui sous-tendent le modèle d’intégration fondée sur la prééminence du lien de participation organique et qu’ils continuent de vivre, en dépit de leurs efforts, dans des conditions précaires, ils peuvent éprouver un sentiment de frustration et, dans certains cas, d’inutilité sociale.
Configuration de type universaliste et victimisation aboutie des pauvres.
31La configuration de type universaliste est régulée avant tout par le lien de citoyenneté. Il implique une très forte capacité à rendre effectif le principe démocratique de l’égalité des individus, non seulement face aux droits, mais aussi de façon plus générale dans le fonctionnement de la vie économique et sociale. Ce régime est compatible avec un haut niveau de développement économique. Les règles du marché sont acceptées et paraissent, à bien des égards, plus consensuelles que dans la configuration de type organiciste. La question n’est pas de les rejeter, ni de les contourner, mais de les socialiser. Pour y arriver, de nombreuses concertations sont organisées entre les partenaires sociaux, qui parviennent ainsi à dépasser leurs intérêts catégoriels pour faire prévaloir l’intérêt général et les valeurs de l’appartenance à une communauté de citoyens.
32Dans un régime universaliste, l’État est l’affaire de tous, il se confond avec la notion même de société. Conjurer les inégalités extrêmes et la pauvreté est aussi l’expression d’un consentement quasi général à vivre les uns près des autres sans manifester de façon ostentatoire la supériorité éventuelle de tel ou tel statut. L’idée d’une subordination contrainte et étouffante est contraire aux principes de la vie sociale ordinaire ; rien ne doit venir entraver la volonté d’émancipation individuelle, sous réserve bien entendu de respecter les institutions qui en sont l’expression. Le système de protection sociale y est avancé : financé aussi bien par l’impôt que par les assurances sociales, il permet d’atteindre une « démarchandisation » d’un niveau très élevé. Enfin, le civisme y est également très fort : l’associationnisme peut y être développé, peut-être autant sinon plus que dans la configuration de type volontariste, mais il prend un autre sens, l’engagement civique passant avant tout par le respect des institutions publiques. Ce type de configuration conjugue, au final, une condition salariale hautement protectrice avec une conception de la citoyenneté et des droits individuels qui rend possible l’autonomie par rapport aux formes primaires de solidarité.
33Même s’il faut se garder de considérer les pays nordiques comme un ensemble parfaitement homogène [37], ils ont en commun d’être proches de cette configuration d’attachement de type universaliste. La victimisation de la pauvreté y est le plus aboutie puisqu’elle est en elle-même l’expression d’une incapacité de la société à être conforme à son idéal d’égalité des citoyens. Dans ces pays, l’industrialisation a été plus tardive, mais un consensus a rapidement été trouvé pour accorder à toutes les couches de la société – les paysans comme les ouvriers – un système commun de protection sociale dont l’efficacité pour réduire de façon préventive la pauvreté a été maintes fois démontrée. Cette recherche de consensus est présente aussi bien dans le monde du travail que dans la vie associative en général [38], si bien que rien n’oppose l’État dans ses fonctions de régulation à la société civile tant cette dernière est appelée à y participer elle-même.
34Une des caractéristiques de la réalité de la vie en société est que la pauvreté est nettement moins visible que dans les autres pays. Dans les eurobaromètres sur la pauvreté, il est frappant de constater que le Danemark est toujours le pays de l’Union européenne où les personnes interrogées sont proportionnellement les moins nombreuses à reconnaître voir la pauvreté – et encore moins l’extrême pauvreté – autour d’elles. Les interroger sur les causes de la pauvreté en est même problématique, car ce phénomène leur est en grande partie étranger. Cela ne signifie pas qu’elle n’existe pas, mais elle reste une question marginale traitée avant tout par des services spécialisés de l’action sociale, lesquels se préoccupent de l’éradiquer en intervenant notamment de façon très intense auprès des enfants. Il ne faudrait toutefois pas voir dans la victimisation aboutie des pauvres une absence totale de violence symbolique dans les rapports sociaux entre les récipiendaires des aides sociales et les professionnels de ces services. Les pays nordiques se réfèrent à une éthique du travail et exercent auprès des pauvres sans activité une pression pour qu’ils reprennent rapidement une place sur le marché de l’emploi ; peu nombreux, ils font l’objet d’un contrôle social qui s’accompagne presque inévitablement d’une forte stigmatisation. Yvar Lødemel a étudié de façon très approfondie le système d’assistance tel qu’il fonctionne dans son pays, la Norvège, en le comparant au système anglais [39]. Il en ressort un paradoxe : alors que ce pays, à l’instar des autres pays nordiques, est doté d’un système de protection sociale fondé sur le principe le plus abouti d’universalité des droits, la sphère de l’assistance n’en reste pas moins marquée par des pratiques humiliantes à l’égard d’une frange résiduelle de la population qui en bénéficie. Puisque les pauvres jugés « méritants », notamment les personnes âgées et les handicapés, ont été en quelque sorte absorbés par le système d’assurance, les travailleurs sociaux interviennent alors auprès des autres pauvres en ayant vis-à-vis d’eux le pouvoir de décider de leur octroyer ou non les aides qu’ils sollicitent. Le risque est grand que ces pauvres puissent être soupçonnés de ne pas mériter d’être aidés. Ils sont alors traités comme des personnes dont le droit à l’assistance n’est pas automatique. Cette dualisation de traitement, qui correspond à une opération de filtrage des pauvres, a contribué à accroître le stigmate de l’assistance. Il ne faudrait pas toutefois faire du système norvégien d’assistance l’exemple type des pays nordiques, et l’analyse détaillée de ces systèmes conduit à mettre l’accent sur les différences qui existent entre eux. Ainsi, le niveau des aides est défini de façon standardisée et inscrit dans la loi nationale en Finlande et au Danemark, alors qu’il est défini localement en Suède et en Norvège ; il relève d’une détermination locale encadrée par des recommandations nationales en Suède, tandis qu’il dépend entièrement de la décision municipale en Norvège. On peut donc observer de grandes variations régionales en Suède et plus encore en Norvège. Notons enfin que l’accès aux aides relève de critères d’éligibilité variables, souvent laissés à l’appréciation des travailleurs sociaux, en Norvège mais également, dans une moindre mesure, en Suède. En dépit de ces différences, le paradoxe étudié par Ivar Lødemel vaut, me semble-t-il, pour l’ensemble des pays nordiques. Il existe un risque plus élevé de stigmatisation des assistés lorsque ces derniers sont pris en charge comme le complément résiduel d’un traitement global et préventif de la pauvreté qui consiste à inscrire le plus grand nombre dans la sphère volontairement la plus large possible de l’assurance. Dans un système qui vise l’universalité des droits, ils ne peuvent être perçus que comme l’expression d’un dysfonctionnement. Ils reflètent à eux seuls le seuil sans doute infranchissable de l’éradication de la pauvreté. Néanmoins, le processus de victimisation aboutie des pauvres est ce qui légitime dans ces pays un traitement le plus global et le plus préventif possible de la pauvreté. Il est en lui-même l’expression d’une volonté politique et d’un consensus de refuser que des citoyens, en raison de leur condition économique et sociale, puissent rester durablement en dehors de la société.
35* * *
36On ne voudrait pas ici laisser entendre que la naturalisation, la culpabilisation et la victimisation de la pauvreté ne s’expliquent que par la tessiture de la société ou, comme nous l’avons vu, par la configuration spécifique des liens qui attachent les individus entre eux et avec cette dernière. Ces formes de perception de la pauvreté sont diffuses et se retrouvent inévitablement dans toutes les sociétés. On pourrait même à la limite les retrouver successivement chez le même individu selon les moments spécifiques de sa trajectoire et les phases de la construction de sa personnalité. Mais nous avons voulu rechercher, au-delà des facteurs de variation généralement pris en compte dans l’analyse sociologique, ce qui renvoie plus spécifiquement à des modes de régulation des liens sociaux que l’on peut étudier à partir d’une typologie de configurations d’attachement. Ce cadre analytique constitue en cela une clé de compréhension supplémentaire et un instrument efficace dans les recherches comparatives.
37La naturalisation de la pauvreté a ainsi pu être analysée comme un facteur associé à une configuration de type familialiste alors que la culpabilisation peut être interprétée comme une dimension liée à une configuration de type volontariste. La victimisation des pauvres renvoie, quant à elle, aussi bien à la configuration de type organiciste qu’à la configuration de type universaliste, mais elle est plus aboutie dans le second type que dans le premier. Autrement dit, plus on se rapproche d’une configuration de type universaliste, plus la pauvreté apparaît dans les représentations collectives comme une menace absolue pour la cohésion sociale. Elle ne peut vraiment être éradiquée qu’au moyen de politiques de prévention des risques menée à l’échelon de la société dans son ensemble et au prix d’une volonté partagée de tous les citoyens de vivre dans une société de semblables, c’est-à-dire dans une société apaisée, démocratique et ouverte à tous.
38La typologie des configurations d’attachement utilisée dans cet article relève d’une construction idéal-typique. Elle n’a pas pour fonction de classer de façon statique toutes les sociétés, mais, au contraire, s’efforce de déterminer de manière dynamique les facteurs qui les conduisent à être à un moment donné de leur histoire proches de tel ou tel type. Ce raisonnement théorique accroît la possibilité d’interpréter le changement. La relation que nous avons établie entre des configurations d’attachement et des formes de perception sociale de la pauvreté ne doit pas non plus être pensée comme la marque immuable de telle ou telle société : la possibilité de constater dans la durée des transformations de ces perceptions de la pauvreté est en réalité aussi forte que la possibilité de voir une société passer progressivement d’une configuration d’attachement à une autre. Dans ces transformations à l’œuvre dans le temps long, on mesure toute l’importance du rôle de l’État non seulement pour protéger et libérer les individus, mais aussi pour produire un récit collectif fondé sur une connaissance éclairée des mécanismes de l’intégration de tous les citoyens.
Notes
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[1]
Je remercie Camila Giorgetti, Jules Naudet, Dominique Schnapper, François-Xavier Schweyer, les directeurs de ce numéro, les relecteurs anonymes ainsi que les participants de mon séminaire de direction d’études à l’EHESS pour leurs remarques et suggestions sur ce texte.
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[2]
On lira notamment : Bronisław Geremek, La Potence ou la Pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours (1978), Paris, Gallimard, 1987 ; Frances F. Piven, Richard Cloward, Regulating the Poor. The Functions of Public Welfare (1971), New York, Vintage, 1993 ; Wim van Oorschot, Loek Halman, « Blame or Fate, Individual or Social? An International Comparison of Popular Explanations of Poverty », European Societies, vol. 2, no 1, 2000, p. 1-28 ; Serge Paugam, Marion Selz, « La perception de la pauvreté en Europe depuis le milieu des années 1970. Analyse des variations structurelles et conjoncturelles », Économie et Statistique, nos 383-384-385, 2005, p. 283-305 ; Serge Paugam, « Les cycles de la solidarité envers les pauvres », in Robert Castel, Nicolas Duvoux (dir.), L’Avenir de la solidarité, Paris, PUF, coll. « La vie des idées », 2013, p. 23-41.
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[3]
Serge Paugam, Les Formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2005.
-
[4]
Émile Durkheim, De la division du travail social (1893), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 394.
-
[5]
Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie (1897), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007 (nouvelle édition).
-
[6]
Émile Durkheim, L’Éducation morale (1902-1903), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2012 (nouvelle édition).
-
[7]
Serge Paugam, Le Lien social (2008), Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2013 (3e édition).
-
[8]
Mark Grannoveter, « The Stength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, no 4, 1973, p. 1360-1380.
-
[9]
Dans les sociétés totalitaires, où le droit de vote n’existe pas et où les libertés fondamentales ne sont pas reconnues, il est improbable de parler de lien de citoyenneté. On parlera plutôt d’un lien qui peut attacher les individus à leur nation en dépit du régime politique de restrictions dans lequel ils vivent.
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[10]
En parlant de « facteurs associés » et non pas de « facteurs explicatifs », nous entendons souligner que la causalité ne repose pas sur ces facteurs pris séparément ; en revanche, ces derniers peuvent jouer en même temps. Ils sont le plus souvent interdépendants, et c’est cette interdépendance qui constitue, nous semble-t-il, la clé de l’explication causale la plus probable.
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[11]
Voir Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962, réédition coll. « Folio Essais », 1988.
-
[12]
Gøsta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, London, The Polity Press, 1990 (traduction française : Les Trois Mondes de l’État-providence, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 1999).
-
[13]
Robert D. Putnam, Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon and Schuster, 2000.
-
[14]
Serge Paugam, Les Formes élémentaires de la pauvreté, op. cit.
-
[15]
Même dans une relation d’assistance, il existe des formes de résistance au stigmate et de négociation du statut. Voir sur ce point Serge Paugam, La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991 ; réédition coll. « Quadrige », 2013 ; voir aussi Nicolas Duvoux, L’Autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2009.
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[16]
Dans certains pays, la Constitution indique clairement que la famille est la cellule de base de la société.
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[17]
Il existe en effet des exceptions. Par exemple, la référence à la théologie de la libération en Amérique latine a eu pour effet de structurer des luttes paysannes ou populaires dans de nombreuses régions pauvres au nom d’une lecture spécifique de l’Évangile, non reconnue – ou reconnue seulement de façon partielle et minoritaire – par l’Église catholique.
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[18]
Il s’agit d’un programme ANR intitulé « L’élite et les pauvres » reposant sur une recherche comparative réalisée dans les beaux quartiers de Paris, São Paulo et Delhi. L’équipe est composée de Serge Paugam, en tant que coordinateur, et de Bruno Cousin, Camila Giorgetti et Jules Naudet pour la réalisation respective des trois terrains.
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[19]
Sur la théorie du karma, on se reportera notamment à Max Weber, Hindouisme et Bouddhisme, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2003. Jules Naudet présente cette théorie, à la suite de Louis Dumont, en la confrontant aux autres formes de justification du phénomène hiérarchique : « Postface : les sociodicées ou la justification des privilèges », in Christophe Jaffrelot, Jules Naudet, Justifier l’ordre social, Paris, PUF, coll. « La vie des idées », 2014, p. 77-93.
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[20]
Camila Giorgetti, « Comment les catégories supérieures de São Paulo parlent de leurs employées domestiques : analyse d’un rapport de classe », Brésil(s). Sciences humaines et sociales, no 8, 2015, p. 73-96.
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[21]
L’intitulé de ce programme (« Bourse familiale ») est en lui-même révélateur de la conception familialiste de la protection sociale. L’aide apportée à la famille – et non à l’individu – est conditionnée à l’obligation des parents de scolariser leurs enfants.
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[22]
Plusieurs travaux ont été consacrés à la méritocratie : Michael Young, The Rise of Meritocraty, London, Penguin Books, 1958 ; Stephen J. McNamee, Robert K. Miller, The Meritocracy Myth, Lanham, Rowman and Littlefield, 2004.
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[23]
Serge Paugam, Marion Selz, « La perception de la pauvreté en Europe depuis le milieu des années 1970 », art. cité.
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[24]
Martin Evans, Serge Paugam, Joseph Prélis, « Chunnel Vision : Poverty, Social Exclusion and the Debate on Social Welfare in France and Britain », London, London School of Economics, STICERD, Discussion Paper, Welfare State Programme/115, 1995.
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[25]
Michael Harrington, L’Autre Amérique. La pauvreté aux États-Unis (1962), Paris, Gallimard, 1967.
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[26]
Robert Castel, « La guerre à la pauvreté aux États-Unis : le statut de la misère dans une société d’abondance », Actes de la recherche en sciences sociales, no 19, 1978, p. 47-60.
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[27]
Charles Murray, Losing Ground : American Social Policy, 1950-1980, New York, Basic Books, 1984.
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[28]
Lawrence M. Mead, Beyond Entitlement : The Obligations of Citizenship, New York, Free Press, 1986.
-
[29]
Michael B. Katz, In the Shadow of the Poorhouse. A Social History of Welfare in America, New York, Basic Books, 1986 ; id., The Undeserving Poor. From the War on Poverty to the War on Welfare, New York, Pantheon Books, 1989.
-
[30]
Sylvie Morel, « Le workfare aux États-Unis », in Serge Paugam (dir.), L’Exclusion. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996, p. 472-483 ; Nicolas Duvoux, « L’institutionnalisation de la précarité sur le marché du travail en France et aux États-Unis », in Serge Paugam (dir.), L’Intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens sociaux, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2014, p. 279-297.
-
[31]
Serge Paugam, Nicolas Duvoux, La Régulation des pauvres, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2008 ; Nicolas Duvoux, Le Nouvel Âge de la solidarité, Paris, Seuil/La République des idées, 2012.
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[32]
Yoann Boget, « Le travail en dehors de l’emploi : la régulation du lien de participation organique et ses effets en Allemagne », in Serge Paugam (dir.), L’Intégration inégale, op. cit., p. 299-312.
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[33]
En qualifiant d’« organiciste » ce type de configuration, nous ne nous inscrivons pas pour autant dans la perspective théorique de l’organicisme, qui a été un courant contesté des sciences sociales. Il ne s’agit pas de dire que toutes les sociétés peuvent être analysées comme des organismes vivants ; au contraire, la typologie des configurations d’attachement est fondée sur la reconnaissance de la diversité des sociétés. Nous utilisons cette expression pour qualifier de façon métaphorique et idéal-typique un mode particulier d’organisation de la société en nous inscrivant dans le prolongement de la réflexion de Durkheim, qui était lui-même très critique à l’égard des théories organicistes.
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[34]
Dominique Schnapper, « Rapport à l’emploi, protection sociale et statuts sociaux », Revue française de sociologie, XXX-1, 1989, p. 3-29.
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[35]
Christian Baudelot, Roger Establet, L’Élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, Paris, Seuil/La République des idées, 2009.
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[36]
Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
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[37]
Voir sur ce point le livre de Yohann Aucante, Démocraties scandinaves, Paris, Armand Colin, 2013.
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[38]
Dans un article récent, Lars Tragardh examine d’un point de vue théorique la conjonction dans les pays nordiques d’un haut niveau d’intervention de l’État et d’une mobilisation importante de la population pour la vie collective ; voir « Rethinking the Nordic Welfare State through a Neo-Hegelian Theory of State and Civil Society », Journal of Political Ideologies, 15 (3), 2010, p. 227-239.
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[39]
Yvar Lødemel, The Welfare Paradox. Income Maintenance and Personal Social Services in Norway and Britain, 1946-1966, Oslo, Scandinavian University Press, 1997.