Couverture de COMMU_098

Article de revue

Vivre le manque en Picardie

Les campagnes de la pauvreté

Pages 37 à 51

Notes

  • [1]
    Alexandre Pagès, La Pauvreté en milieu rural (2004), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2011, p. 11.
  • [2]
    Selon l’INSEE, le taux de pauvreté de la ville de B atteint 36 % en 2012.
  • [3]
    Bertrand Hervieu, François Purseigle, Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin, 2013.
  • [4]
    Source : INSEE, Recensement de la population, 2012.
  • [5]
    Directives régionales d’aménagement (DRA), « Développer la mixité des fonctions et préserver le patrimoine naturel dans les nouvelles campagnes », Cahier d’intentions – septembre 2010, mise en œuvre du schéma régional d’aménagement et de développement durable du territoire (SRADDT).
  • [6]
    Martin Vanier, « Métropolisation et tiers espace, quelle innovation territoriale ? », 2003, en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00766942.
  • [7]
    « Les multiples visages de la Picardie rurale », INSEE, juin 2006.
  • [8]
    Henri Mendras, La Fin des paysans (1967), Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1992.
  • [9]
    Rapport de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme, février 2013.
  • [10]
    Il s’agit des habitants de l’Aisne.
  • [11]
    Source : INSEE, Base de données comparatives, 2011.
  • [12]
    France Caillavet, Nicole Darmon, Anne Lhuissier, Faustine Regnier, « L’alimentation des populations défavorisées en France : synthèse des travaux dans les domaines économique, sociologique et nutritionnel », in Les Travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2005-2006, Paris, La Documentation française, 2006, p. 279-322.
  • [13]
    Jean-Noël Retière, « Vivre sa foi, nourrir les pauvres. Sociohistoire de l’aide alimentaire confessionnelle à Nantes des années trente à nos jours », Genèses, vol. 48, no 3, 2002.
  • [14]
    Robert Castel, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003 ; id., La Montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009.
  • [15]
    Paul Cary, Claire-Sophie Roi, « L’assistance entre charité et soupçon. Sur la distribution alimentaire dans une petite ville du nord de la France », Revue du MAUSS, vol. 41, no 1, 2013, p. 327-346.
  • [16]
    Viviana Zelizer, La Signification sociale de l’argent, Paris, Seuil/Liber, 2005.
  • [17]
    Oscar Lewis, Les Enfants de Sanchez. Autobiographie d’une famille mexicaine (1963), Paris, Gallimard, 1978.
  • [18]
    Nicolas Duvoux, Le Nouvel Âge de la solidarité, Paris, Seuil/La République des idées, 2012.
  • [19]
    Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
  • [20]
    Isabelle Astier, Nicolas Duvoux, La Société biographique. Une injonction à vivre dignement, Paris, L’Harmattan, 2006.
  • [21]
    Norbert Elias, John L. Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté (1965), Paris, Fayard, coll. « Sciences humaines », 1997.
  • [22]
    Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
  • [23]
    Howard Beker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1963.
  • [24]
    Georg Simmel, Les Pauvres (1908), trad. par Serge Paugam, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2005.
  • [25]
    Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2001.
  • [26]
    Dominique Schnapper, L’Épreuve du chômage, Paris, Gallimard, 1981, p. 63.
  • [27]
    Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
  • [28]
    Serge Paugam, La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991.
  • [29]
    Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000.
  • [30]
    Philippe Warin, « Qu’est-ce que le non-recours aux droits sociaux ? », La Vie des idées, 2010, en ligne : www.laviedesidees.fr/Qu-est-ce-que-le-non-recours-aux.html.
  • [31]
    Clara Deville, « Le non-recours au RSA des exploitants agricoles. L’intégration professionnelle comme support de l’accès aux droits », Politiques sociales et familiales, no 119, 2015, p. 41-50.

1L’étude des phénomènes de pauvreté se concentre aujourd’hui très largement sur les grandes métropoles, caractérisées, dans certains quartiers, par une misère plus ostentatoire que celle des petites bourgades. Pourtant, la pauvreté n’est pas réservée aux zones urbaines. Comme le souligne en effet Alexandre Pagès, « la pauvreté et les problèmes sociaux ne sont pas une question urbaine logée aux pieds des blocs de béton [1] » : ils concernent tous les territoires sans distinction. Statistiquement, le taux de pauvreté est en moyenne légèrement plus élevé en milieu rural : il y atteint 13,7 %, contre 11,3 % dans les périmètres urbains. Dans certaines zones rurales, toutefois, ce taux peut dépasser les 20 %. De fait, l’augmentation exponentielle du chômage depuis le déclin de l’industrie et la perte de l’agriculture comme véritable fleuron de l’économie rurale font de nombreuses campagnes des zones invisibles pour les médias et les pouvoirs publics, mais que les transformations récentes de la société française n’ont pas épargnées.

2Dès lors, la pauvreté rurale et les relations d’assistance sur ces territoires sont aujourd’hui encore bien peu connues. Pour les explorer, ce travail s’appuie sur une enquête de type ethnographique de trois ans mêlant observation participante et entretiens semi-directifs auprès des usagers et, surtout, des professionnels de l’action sociale, acteurs du centre communal d’action sociale de la ville de B, mais aussi des bénévoles œuvrant dans les associations caritatives présentes sur le canton. Dans une large mesure, il donne ainsi à voir la pauvreté à travers le prisme des aidants, qui constituent une sorte d’encadrement notabilier. C’est pourquoi, si les données de l’enquête recouvrent une certaine réalité objective, elles permettent surtout de saisir les représentations que se font des pauvres les acteurs impliqués dans le tissu associatif – mais aussi, inversement, la manière dont les plus démunis perçoivent le traitement dont ils font l’objet.

3Ce travail repose sur l’hypothèse d’une spécificité de la pauvreté en milieu rural, se traduisant à la fois par une gestion locale spécifique et par les expériences singulières des habitants, ici ceux d’un petit canton situé au nord de la Picardie. Ce canton aux indicateurs socio-économiques dégradés [2], marqué par l’absence de guichets sociaux, est, par bien des aspects, représentatif du sort des nombreuses zones périphériques en France. Enquêter sur ce territoire particulier permet ainsi non seulement de dépasser une représentation essentiellement urbaine de la pauvreté, mais encore, et surtout, d’aller au-delà de la seule pauvreté des petits exploitants agricoles [3]. L’objectif de cette recherche est en effet de croiser le processus « classique » de paupérisation avec les phénomènes propres aux territoires ruraux pour comprendre les tensions, les influences réciproques et, enfin, pour éclairer les différentes facettes de la pauvreté rurale.

4Cet article met en avant, dans les développements à venir, les deux dimensions principales de la pauvreté rurale. La première partie souligne le rôle du contexte et de l’organisation locale du traitement de la pauvreté ; elle montre comment s’articulent difficultés individuelles, désavantages de territoire et gestion de la pauvreté a minima par le biais des structures d’aide alimentaire. La seconde partie examine en quoi ces modalités de traitement de la pauvreté affectent l’expérience des bénéficiaires, et de quelles façons les spécificités villageoises sont au fondement d’un système local de contrôle des pauvres.

La misère au grand air

Des effets de territoires et des situations de désavantage individuelles.

5A priori, la vie semble paisible dans les communes de ce petit canton typique du nord de la Picardie. Et si l’agriculture n’y est plus l’économie dominante, elle conserve une influence évidente sur les paysages en raison, notamment, de la présence de quelques grandes exploitations céréalières. Des plaines et des cultures céréalières à perte de vue éloignent de plus en plus le chercheur du confort, jusqu’à le laisser embourbé, sans filet, dans de petits villages déserts. Ce sont deux petites villes comme B (5 841 habitants) et F (3 110 habitants) [4], représentant une forme d’urbain « immature [5] », à mi-chemin entre la ville et la campagne, qui maillent le territoire [6]. Ces villes connaissent une forte tertiarisation de l’emploi qui contribue à la dynamique économique de la zone tout en permettant un accès relativement aisé à un ensemble de services. Elles s’organisent encore en corons de maisons autour de nombreuses friches industrielles. Les vitrines du centre-bourg (B) sont de mauvaise qualité et arborent d’anciens noms qui ne font plus la fierté que de quelques nostalgiques. Ceux-ci racontent volontiers les histoires de la ville « du temps où Coco Chanel s’approvisionnait en tissu à B, et passait par C pour commander la célèbre dentelle ». Les plus petites de ces communes sont traditionnellement articulées autour d’une rue principale, que les anciens appellent « la Grand-Rue », dont partent plusieurs rues secondaires, réservées aux riverains. Loin du regard idyllique que l’on peut poser sur cet environnement, cette excursion en « ruralie » montre toute l’ambivalence de ces campagnes, qui sont parfois considérées comme des refuges où la vie est forcément plus sereine, plus facile, mais qui sont aussi des pièges pour les plus fragiles. En effet, le manque de dynamisme économique et les faibles chances d’accès ou de retour à l’emploi paralysent une population très peu mobile et souvent sous-qualifiée. L’augmentation du chômage, le recours de plus en plus important à l’habitat locatif et le peuplement disséminé des campagnes inquiètent ainsi les élus locaux [7].

6Dans ce contexte, la prise en charge des populations rurales pauvres ne se limite plus aux vieillards et aux derniers paysans [8]. Les bénéficiaires des interventions sociales se sont diversifiés et les populations les plus touchées sont désormais représentées par les personnes âgées, les femmes, mais aussi les jeunes adultes et les familles. Les ruraux en situation de pauvreté ne désespèrent majoritairement pas de trouver un emploi et d’améliorer leur niveau de vie. Toutefois, nombre d’entre eux rencontrent des obstacles : formation insuffisante, problèmes de santé ou de mobilité, enfants à charge et, surtout, assèchement du bassin d’emploi. La grande durée de présence de ces personnes dans les dispositifs d’aide et d’insertion – parfois une dizaine d’années – traduit bien le fait qu’elles souffrent d’une faible adaptabilité au marché du travail. Les ruraux sont de toute évidence, au même titre que les citadins, confrontés aux réductions d’emplois et à l’étroitesse des offres, mais pour eux l’isolement, l’allongement des périodes d’inactivité et l’absence de réseaux solides liés au travail constituent des facteurs aggravants. Les trois principaux freins évoqués, à cet égard, par les acteurs de l’action sociale sont le manque de mobilité, le rôle des qualifications sur le marché du travail et l’enclavement.

7Selon les professionnels de l’insertion, « le permis [de conduire] n’est pas une évidence » (M. F., conseiller mission locale), et il semble que de nombreux demandeurs d’emploi ne disposent pas de moyens de locomotion. Ainsi, beaucoup d’entre eux connaissent des périodes de chômage chronique à mesure qu’ils s’éloignent des périmètres les plus dynamiques. Au-delà du manque de qualification, les chiffres portant sur l’illettrisme en Picardie sont révélateurs de problématiques bien plus importantes. En effet, ce taux s’élève à 11 % parmi les personnes âgées de 16 à 65 ans ayant été scolarisées en France, alors que la moyenne métropolitaine s’établit à 7 % [9]. Comme le soulignent les professionnels du social, cette situation est « dramatique pour les jeunes » (M. F.). Or la population picarde, comme la population de B, se caractérise par sa jeunesse : 32,2 % des Picards ont moins de 25 ans et 7,9 % ont 75 ans ou plus. Cependant, on constate un fort taux de déscolarisation passé 16 ans. La population jeune non scolarisée de plus de 15 ans souffre d’un cruel manque de qualification : 33,6 % n’ont aucun diplôme et 48,5 % ont un niveau infra V (inférieur au BEP-CAP). Cette classe d’âge (comme les autres) est ainsi fortement touchée par le chômage et la précarisation de l’emploi : 26,7 % de la population de B a un travail, contre 38,62 % des Axonnais [10]. L’enclavement géographique et culturel dont pâtissent les populations pauvres rurales est intimement lié aux problématiques de territoires, mais aussi à des blocages d’ordre psychologique : « Aller travailler à vingt-cinq kilomètres est impossible ! » (M. F.), mais trouver du travail localement l’est davantage encore. Ainsi, le taux de chômage des 15-64 ans sur le canton s’élève à 19,8 % en 2011, et il culmine à 26,9 % dans la ville de B, contre 12,3 % en moyenne au niveau national [11]. De ce fait, une grande partie des actifs n’occupe que des emplois peu qualifiés, associés à une faible rémunération qui ne leur permet pas d’accéder à des ressources suffisantes. Sur l’ensemble du canton, seuls 33 % des foyers fiscaux sont imposables. À B, la médiane du revenu fiscal des ménages (par unité de consommation) n’atteint que 11 568 euros, contre 19 218 euros en France métropolitaine.

8Ce territoire subit donc de manière combinée les effets de l’enclavement et de l’absence de guichets sociaux, mais aussi de la faible priorité accordée aux transports. Selon les professionnels de l’intervention sociale, ces contraintes s’ajoutent aux difficultés individuelles et multiplient les risques de glissement vers des situations de pauvreté dans ces zones rurales.

De l’idéal d’autoproduction à la dépendance alimentaire en milieu rural.

9La question de l’alimentation en milieu rural est préoccupante, surtout si l’on considère que les ménages les plus pauvres ne cultivent pas la terre et n’ont bien souvent pour seul approvisionnement que les distributions alimentaires. En effet, l’équilibre alimentaire ne peut pas être atteint avec de trop faibles revenus et, de fait, un très maigre budget est alloué à l’alimentation dans ces foyers. Dans un contexte de réduction des dépenses, les produits frais sont laissés de côté afin de baisser le prix des rations journalières de toute la famille, de sorte que « les personnes qui ont un faible niveau de revenu ont généralement une alimentation plus déséquilibrée que les autres [12] ». À B, les comportements alimentaires des bénéficiaires sont assimilés à la « malbouffe », au « vite préparé, vite mangé », et ce, en partie parce que « les femmes ne cuisinent plus », nous explique Mme S., conférencière à Saint-Vincent-de-Paul (ci-après SVP). Bien que les différentes associations d’action sociale du canton aient placé la distribution de denrées au centre de leurs interventions, les produits frais sont écartés au profit de nombreux produits secs ou préparés. Une « mauvaise alimentation » peut certes être une conséquence de la pauvreté pour tous, mais celle-ci est surprenante en milieu rural. La capacité d’autoproduction que procurent les zones rurales et l’économie qu’elle permet pour les ménages pauvres sont souvent des atouts loués par les « néoruraux » : les campagnes favoriseraient un mode de vie plus modeste parce que les loyers y sont moins onéreux, que la culture de la terre peut constituer une ressource d’appoint non négligeable et que l’interconnaissance villageoise fonctionne encore comme un filet de sécurité. Toutefois, les personnes en difficulté ne semblent pas toutes recourir à ces « capitaux d’autochtonie » qu’offre leur environnement [13].

10Bien que les ruraux soient plus proches des circuits courts, de l’autoproduction, ils ne s’alimentent pas mieux (d’un point de vue qualitatif) que les personnes résidant en ville. Ainsi, vivre au milieu des champs ne serait pas le gage d’une alimentation saine et, à l’inverse de ce qu’on pourrait spontanément penser, la distribution de denrées alimentaires est bien souvent essentielle sur ces territoires. Plus encore, ce qui relève du monde rural et des pratiques paysannes y est assimilé à la pauvreté : travailler la terre est un signe extérieur de dénuement. On assiste là à une désarticulation du monde rural, de ses traditions et de sa culture : à la campagne, « on ne fait plus de jardin ! » indique M. L., conférencier à SVP. Le « mode de vie rural » serait donc, à bien des égards, dédaigné, voire renié. Cela apparaît a priori paradoxal si l’on songe aux avantages économiques que procure la culture de la terre à ceux qui disposent d’un petit lopin. Toutefois, certains foyers, à travers l’entretien d’un petit potager, participent à la survivance de pratiques issues d’une certaine idée de la « vie à la campagne ». Et c’est pourquoi, d’ailleurs, les personnes âgées ainsi que les membres des associations caritatives, qui sont eux-mêmes souvent âgés, ne comprennent pas le mode de vie et les problématiques financières auxquels font face les personnes en difficulté qu’ils côtoient. Les représentations de la pauvreté seraient pour ainsi dire, dans ce contexte, prisonnières de clivages générationnels. Aujourd’hui, le jardin semble réservé à ceux que l’on pourrait appeler les « jardiniers du dimanche », les « anciens » ou les « raisonnés », ceux qui ne sont pas nécessairement dans le besoin mais qui ont choisi de cultiver la terre, pour diverses raisons (autonomie, loisirs, tradition).

11Dans ce canton, on assiste ainsi à une « reterritorialisation » et à une « repersonnalisation » des secours et des services aux plus démunis, une dynamique qui va à rebours du développement national des dispositifs de protection sociale [14]. La prise en charge des plus démunis est organisée par les notables locaux et par les professionnels de l’action sociale. L’examen des méthodes de distribution alimentaire – le colis, le bon, l’épicerie – montre que cette aide, bien que désuète, perdure, voire augmente de façon significative au fil des ans. Elle est même la principale dispensée, et est sollicitée du fait du manque de supports institutionnels et de guichets sociaux. Ces méthodes de distribution de l’aide alimentaire traduisent un traitement d’urgence des situations de pauvreté et un mode de prise en charge de type traditionnel, fondé sur le principe de la « charité de proximité [15] ». Implantée depuis plus de cent ans dans la ville de B, la petite Conférence de Saint-Vincent-de-Paul délivrait, dans les années 1950, des colis dits « pot-au-feu » de même que des bons de charbon. Aujourd’hui, manquant de moyens humains et financiers, l’association est tributaire de la Banque alimentaire, et désormais son action relève d’une application stricte des principes charitables. Les conférenciers sont ainsi « obligés » de fermer la porte à des ménages dans le besoin venant des villages alentour : parce que « la quête se déroule à B, ce sont les habitants qui donnent pour les pauvres de la ville », et les colis sont réservés à ceux que l’on désigne comme « nos pauvres ». Cette formulation illustre la conception paternaliste, sinon religieuse, que les aidants ont de leur rôle, mais aussi la responsabilité dont les notables de la ville se sentent investis vis-à-vis des plus démunis. Nourrir les pauvres est donc ici une forme d’« assistance par le ventre », une dépendance alimentaire organisée par quelques « bienfaiteurs », souvent critiqués pour leurs méthodes jugées peu satisfaisantes – et à juste titre puisque, dans ce contexte, l’aide alimentaire semble participer activement au sentiment de stigmatisation et d’exclusion qu’éprouvent et expriment ses bénéficiaires.

12L’aide dispensée est scrupuleusement surveillée et contrôlée, comme c’est le cas des bons attribués par les centres communaux d’action sociale (CCAS), tandis que l’aide monétaire paraît exclue [16]. Les distributions en nature de même que l’usage de bons exclusivement destinés à l’achat de certains produits peuvent apparaître quelque peu anachroniques. Ils ont avant tout vocation à contrôler les dépenses des pauvres et à les éduquer : la mise en place d’une épicerie sociale dans la ville de F devait en effet permettre de lutter contre l’assistanat et d’accueillir des usagers dans la dignité. Malheureusement, les situations se pérennisent dans chacune des associations. En effet, certaines personnes sont bénéficiaires de ces aides depuis de nombreuses années : « Lui, il est arrivé à ses 18 ans, il est toujours là, et sa fille vient aussi depuis deux ans » ; « Celle-là elle n’a pas eu trop de chance, elle est revenue depuis sept ans », signale par exemple le président de SVP. La pauvreté semble pour M. L., à la fois conférencier à SVP et président du centre social de B, « être transmise de génération en génération », et selon lui, quand on observe les familles, leur composition et l’évolution de leurs revenus, on remarque bien souvent que les dernières générations sont plus pauvres que les premières. Ainsi les bénévoles sont-ils amenés à parler des « familles pauvres » de la ville, c’est-à-dire des familles qui, n’ayant jamais connu de stabilité financière, sont surendettées, acculées par les interdits bancaires et complètement isolées du monde du travail. Il semble que les traits caractéristiques de la pauvreté définis par Oscar Lewis dans son approche culturaliste [17] soient tragiquement à l’œuvre dans ce canton. D’une part, celle-ci se présente à bien des égards sous la forme d’une « culture » réactive, les pauvres développant un système de valeurs alternatif qui leur permet de faire face à des conditions d’existence défavorables ; d’autre part, la réputation de certaines familles et l’étiquette qui leur est accolée signalent la résurgence de l’idée conservatrice d’une transmission des situations de pauvreté. La pauvreté est ainsi considérée comme « une affaire de famille » : l’accent est mis sur les désorganisations et les défaillances de la vie domestique, lesquelles – nous le verrons – ciblent de manière privilégiée les femmes.

13Le traitement de la pauvreté par l’aide alimentaire en milieu rural est un aspect a priori assez surprenant ; ce traitement local de proximité semble, en outre, avoir de nombreuses incidences sur le vécu des personnes en situation de fragilité.

Avoir une dette au village : vivre l’assistance et lui résister

Les méandres de la charité intra-muros et le désagrément des spécificités villageoises.

14Dans le cadre de cette recherche centrée sur les dispositifs d’aide alimentaire en milieu rural, c’est bien le secours alimentaire qui donne accès aux ressorts intimes de la relation d’assistance. Le traitement de la pauvreté tel qu’il s’organise dans ce canton tient certainement aux effets de l’« ère du soupçon [18] » décrits par Nicolas Duvoux. Le rejet de l’assistance se développe alors que celle-ci est devenue indispensable à la prise en charge des populations pauvres échappant aux protections du travail [19] ; la montée d’un discours sur les méfaits de l’assistance et sur les « fraudeurs » alimente le ressentiment, notamment chez les personnes portant secours à ces populations. L’importance de l’aide dispensée et la qualité de la relation entre aidants et aidés sont désormais conditionnées par les efforts que les bénéficiaires sont en capacité de faire [20] : dorénavant, « nos pauvres » devront se montrer « méritants » et « reconnaissants ». Les différents acteurs locaux de la distribution alimentaire élaborent une vision personnelle du bien commun, localement partagée, de sorte que leur engagement, de même que le don de soi au sein des structures d’action sociale, est parfois à l’origine de bien des exigences. Il s’ensuit une situation de dette souvent difficilement vécue par les bénéficiaires, en particulier dans un contexte de proximité et de forte interconnaissance.

15Les territoires à faible densité de population sont des terrains propices à l’installation d’un contrôle social fort. C’est le cas notamment dans les plus petits bourgs, où l’interconnaissance joue un rôle puissant et où les plus vieilles familles et l’élite locale conservent leur pouvoir [21]. La proximité s’exprime sous différentes formes, synonyme tantôt de voisinage, tantôt de partage de l’espace et de la difficulté à « vivre ensemble ». La familiarité entretenue avec l’environnement constitue à la fois un cadre stable et rassurant et un milieu hostile qu’on ne peut fuir quand on est placé en situation de vulnérabilité. La montée d’un climat de méfiance à l’encontre des pauvres complexifie la prise en charge de ces derniers sur des territoires où ont germé des discours virulents à l’égard de la pauvreté. Les exigences morales envers les plus défavorisés sont de plus en plus fortes dans ce contexte où les formes du contrôle social, dans l’entre-soi des communautés villageoises, produisent des effets puissants sur les plus précaires de leurs membres. Les spécificités traditionnelles du monde rural, comme la proximité, l’interconnaissance, la force des relations sociales de voisinage ou au sein du village, constituent autant d’éléments fondateurs de ce contrôle social que l’on trouve à l’œuvre dans les communautés étudiées.

16La faible distance géographique et la proximité sociale entre les personnes dispensant l’aide et les personnes la recevant sont des facteurs aggravants dans la relation d’assistance. Les aidants ont le sentiment d’avoir « la responsabilité des pauvres », de leurs pauvres, parmi lesquels ils distinguent les « bons » et les « mauvais ». Chaque mois, ces personnes assurent la sécurité alimentaire des ménages les plus en difficulté et exercent par là une forme de domination sur les foyers bénéficiaires. Suspicions et jugements pèsent sur les plus démunis, qui vivent, pour ainsi dire, sous surveillance. Cette surveillance est assurée par les agents traditionnels de l’autorité, qui se donnent pour mission de maintenir les règles du « vivre ensemble ». Mais d’autres formes de contrôle existent également, plus insidieuses. En effet, les comportements sociaux des bénéficiaires de l’aide alimentaire sont en partie régulés par les interactions et le rapport à la norme que ces dernières imposent [22]. Par exemple, les ragots et les rumeurs qui circulent dans les petites villes peuvent avoir des effets néfastes sur leur vie, mais ils peuvent aussi être un moyen d’éviter les comportements déviants en suscitant constamment le retour à la norme. À l’inverse, les formes du contrôle social peuvent, en les stigmatisant, rendre impossible leur conformité à la norme et participer à l’« étiquetage » de familles entières [23]. Les nombreux contrôles visant les pauvres sont orchestrés par tous les acteurs (notamment en ce qui concerne la mise en commun de renseignements sur l’organisation et la vie familiales), par le biais des femmes, ambassadrices des familles auprès des services d’action sociale. Dans un environnement où « tout le monde connaît tout le monde », les faits et gestes de chacun sont ainsi disséqués, discutés et colportés. Les bénévoles évaluent par exemple les comportements alimentaires de leurs bénéficiaires ; certains jugent de la bonne santé et de l’éducation des enfants lors de rendez-vous (inscription et actualisation du dossier) ; d’autres contrôlent le degré de motivation au travail et « la volonté de s’en sortir ». Les femmes, surreprésentées dans ces structures, subissent de plein fouet l’évaluation de leur « bonne parentalité », ce qui suggère un lien implicite entre pauvreté et défaillances parentales. Dans le circuit des renseignements, les voisins des foyers en difficulté font partie des « rapporteurs », biaisant ainsi toutes relations sociales et favorisant le repli sur soi.

17Tensions et inimitiés lors de la distribution alimentaire montrent comment le moment du don est un temps de domination, qui suscite occasionnellement des querelles : « L’un donne de quoi survivre à l’autre », c’est l’expression d’une dette maximale pour le bénéficiaire. Pour les bénévoles de l’aide alimentaire, parfois « les bénéficiaires vont trop loin », et leur comportement est jugé insultant. Cette situation, dans laquelle les premiers ont l’impression d’être « à disposition » des seconds, est la cause de nombreuses frustrations. Il est vrai que certains bénéficiaires se montrent impolis et irrespectueux – ultime rébellion. Selon les organisateurs de la distribution, ils adoptent une conduite consumériste vis-à-vis de l’aide qui leur est apportée. Ces comportements sont mal perçus par les bénévoles, qui estiment que les secours d’urgence se sont banalisés : « Venir chercher un colis est devenu normal », indique par exemple Mme D., directrice du CCAS de B. Malheureusement, dans le contexte de ce canton picard, cette banalisation du recours aux aides n’est pas simplement liée à des attitudes consuméristes ou déplacées, elle procède de la généralisation des situations de pauvreté. Reste que le sentiment de frustration et de déception évoqué par les bénévoles nuit aux relations qu’entretiennent aidants et aidés. Les premiers aspirent en effet à être reconnus pour leur engagement, et le don, comme l’assistance analysée par Simmel [24], est en réalité bien plus profitable à celui qui donne qu’à celui qui reçoit : l’action des bénévoles de l’aide alimentaire, en même temps qu’elle permet la survie des plus démunis, offre aux aidants la place des « grands seigneurs » au sein de la petite communauté.

18À la différence de ce que décrit Ulrich Beck à propos du « desserrage des contrôles » pesant sur les individus dans les sociétés riches [25], en zone rurale ceux-ci restent apparemment encadrés par de multiples contrôles, de sorte que les destins individuels n’échappent guère aux destins collectifs de la communauté villageoise. Ces individus appartiennent, pour ainsi dire, à une population rendue « captive », non parce qu’elle est enfermée dans des couvents ou des espaces de travail forcé mais parce que les pauvres sont ici prisonniers du territoire. Ils sont violemment enchaînés à la nécessité, et, comme tels, tributaires des denrées et des aides financières dont ils peuvent bénéficier à la condition d’être dociles et d’accepter l’intrusion, dans la vie familiale ou intime, qu’induit ici toute prise en charge.

L’épreuve de la pauvreté : de la rationalisation à la mobilisation de soi.

19Dans un environnement social où la valeur-travail est forte, l’absence d’emploi et l’inactivité, qu’elles soient causées par le chômage ou par la perte de leur capacité productive, sont à l’origine d’un déclassement pour les personnes en difficulté. Dominique Schnapper décrit l’« épreuve du chômage » comme une situation d’humiliation vécue par ceux pour qui se succèdent les petits contrats précaires. Cette blessure tient en partie à la notion d’honneur qui réside dans le fait d’occuper un emploi stable, à peu près gratifiant, et de vivre des fruits de son travail. Or on assiste là à une dislocation de l’identité conférée par le travail, à une amputation de soi, une forme d’infirmité sociale ingérable. « La crise des statuts créée par le chômage et l’humiliation qui en résulte tiennent en effet à l’identification de l’honneur au travail, l’honneur fonde le système des valeurs [26]. » Cette perte de statut et la pauvreté qu’elle engendre amènent chaque individu à une rationalisation de ses conditions d’existence, car le besoin de reconnaissance sociale est au cœur du processus de construction identitaire. Dès lors, admettre que la souffrance est liée à un déficit de reconnaissance sociale et que l’expérience de l’injustice sociale est toujours celle du mépris [27] constitue ici un enjeu important – ainsi, pour la directrice du CCAS de B, par exemple, le comportement des bénéficiaires est « une manière de ne pas s’effondrer ». Autrement dit, la rationalisation de l’état de pauvreté et son assimilation à des conditions de vie « normales » permettent aux personnes en grande difficulté de relativiser leur situation.

20Il s’agit là d’une mobilisation de soi qui va de pair avec la volonté de recouvrer une identité positive, loin des statuts de pauvre et d’assisté. En effet, la situation des plus démunis se caractérise par un balancement entre la dépendance et le développement de dispositions à la « débrouille ». Or ces deux traits présentent un aspect négatif, l’un étant attribué à la paresse et l’autre à la ruse ; par ailleurs, si les solidarités familiales revêtent une importance capitale pour les ménages précaires, elles sont largement fluctuantes. L’apprentissage des règles de l’assistance officialise alors l’entrée dans un système rigide [28], où mobiliser des capacités personnelles et des « capitaux d’autochtonie », c’est avant tout conserver son honneur. Ces personnes font l’expérience cruelle de la dépossession de soi, et leur résistance à cette injustice est à la fois une reconversion et une préservation de soi. Pour elles, retrouver l’« estime sociale » est indispensable, et cela repose sur des mécanismes de reconnaissance difficiles à mettre en œuvre, surtout dans un contexte de méfiance à l’égard des pauvres [29].

21L’expérience des femmes en situation de pauvreté vient éclairer ce qui précède en matière de reconnaissance. Il s’agit de voir dans leur position particulière, à elles qui subissent la méfiance des bénévoles et se livrent à de petits marchandages pour assurer le quotidien, la capacité de reconstruire une identité positive au travers de leur rôle de mère. Du fait de leurs faibles qualifications et de leurs maigres chances de retrouver un emploi, elles sont surexposées au risque de basculer dans la pauvreté en cas de rupture familiale. Toutefois, elles jouent un rôle crucial en tant qu’elles assument un rôle de gestionnaire au sein du foyer : elles sont responsables du budget familial, cela en partie parce qu’elles sont les garantes de la sécurité alimentaire du foyer. Pour y arriver, elles mettent en œuvre des réseaux d’entraide exclusivement féminins. Ces pratiques sont définies comme une sorte de « dépannage », de « coup de pouce », qui peut prendre différentes formes selon les besoins et les ressources dont disposent celles qui prêtent. Sauf que, ni leurs familles ni leurs amis n’étant bien plus fortunés qu’elles, l’aide est finalement assez limitée : elle se résume à la monétarisation de menus services (garde d’enfants, ménages, courses, etc.), quelques échanges, des crédits, et quelques nuits sur le canapé lors d’une dispute, d’une rupture ou en cas de changement de domicile. Ces petites transactions financières ou ces échanges en nature entre amies et femmes d’une même famille permettent toutefois d’assurer des dépenses quotidiennes, par exemple le repas du midi. Cela est particulièrement révélateur de la situation de ces femmes vivant « au jour la journée » et empêchées de faire un quelconque projet au-delà du quotidien. Bien que ces prêts et ces secours occasionnels soient normalisés, ils sont rarement évoqués, car de telles pratiques sont plus ou moins tolérées par les hommes. « Les hommes n’aiment pas avoir de dettes », prétendent-elles : ils vivent mal cette situation et préfèrent travailler « au black » pour finir le mois. Reste que les femmes ne ménagent pas leur peine au quotidien pour assurer le fonctionnement de l’économie domestique, mais aussi pour assumer les dépenses masculines, « le coup au bar avec les copains, les clopes, les paris, tout ça » (Mme C., bénéficiaire de SVP). Ces femmes se mobilisent afin de préserver, au quotidien, l’équilibre du foyer ; mais en assumant ce rôle, elles se rendent aussi responsables de potentielles défaillances familiales.

22Les femmes sont les intermédiaires entre les « structures » et les « familles » ; dès lors, elles s’efforcent de négocier des marges de liberté au sein de la relation d’assistance qu’elles entretiennent avec les aidants. En effet, une « meilleure » relation permet à chaque partie de jouer stratégiquement avec ce que les uns connaissent des autres. Pourtant, comme le reconnaît Mme D., directrice du CCAS de B, les rendez-vous avec les services sociaux s’apparentent pour les bénéficiaires à « un mauvais moment à passer » où il faut « à chaque fois réentendre les mêmes choses et dire “oui” pour être tranquille ». De fait, acquiescer, « faire risette » et établir une relation consensuelle sont autant de moyens mis en œuvre pour obtenir plus de liberté ou une plus grande libéralité. Et si l’on peut constater que, même dans un contexte socialement contraignant, les bénéficiaires sont capables, à cet égard, de mobiliser d’importantes capacités individuelles, ces stratégies ne sont pas toujours suffisantes et le contexte d’interaction leur confère des espaces de liberté et de négociation variables. De fait, les marges de manœuvre ne sont jamais « gagnées » dans les négociations, mais toujours « accordées » : elles dépendent uniquement des aidants et des critères d’éligibilité aux aides qu’ils mobilisent. Bien plus, les différentes manifestations de la « débrouillardise » sont susceptibles de produire l’effet inverse de celui qui était recherché, et de susciter le mépris : « Ce sont des roublards ! » affirment par exemple plusieurs bénévoles de SVP.

23Ainsi, en leur forgeant une réputation de « fraudeurs » ou de « contrôleurs », les stratégies des uns et des autres reproduisent finalement à l’identique des situations de domination déjà en place. Reste que, pour les femmes, faire preuve de malice, de rouerie, s’en sortir au mieux dans un système qui est a priori synonyme de contrôle et de dépendance, est une question de conservation d’honneur et de fierté. Ce sont elles, en effet, qui sont au cœur du dispositif de traitement local de la pauvreté, et qui en subissent la rigueur. Mais c’est parfois aussi à travers cette épreuve qu’elles reconstituent pour elles-mêmes une véritable identité, positive : celle de « mère de famille ».

24* * *

25La zone rurale étudiée donne à voir certaines des difficultés qui contraignent de plus en plus le quotidien des familles défavorisées. Toutefois, de nombreuses personnes en situation de pauvreté demeurent dans ce canton. Non pour des raisons économiques liées au travail, mais pour la garantie qu’offrent un réseau de sociabilité et des formes de socialisation locales : il s’agit là d’un « cadre affectif stable », toujours familier, qui crée un rapport complexe à l’« extérieur », de sorte que de nombreux jeunes « restent là et cherchent du travail dans le coin » (M. F., conseiller mission locale). Pour ces personnes incapables de gérer des changements dans leur cadre de vie, éviter les risques et les mésaventures associés à ce qui est « extérieur » au village, ou au canton, constitue assurément une stratégie protectrice.

26Mais rester au village ne protège pas – on l’a vu – du sentiment de dépendance. C’est pourquoi, si cette recherche a mis l’accent sur les personnes qui sollicitaient les dispositifs d’aide, il faudrait s’intéresser aussi au non-recours, et en analyser les ressorts en milieu rural. Les causes du non-recours, étudiées notamment par Philippe Warin [30], sont multiples – méconnaissance des droits, refus ou non-réception des aides, entre autres. Une étude récente menée auprès d’exploitants agricoles montre que « le non-recours au RSA fonctionne pour eux selon deux grandes dynamiques […], une forme de rapport à l’offre publique corrélée à un mode d’intégration professionnelle [31] ». Mais on peut également faire l’hypothèse que les caractéristiques du monde rural, en particulier le haut degré d’interconnaissance et la force de l’entre-soi, contribuent à expliquer cette attitude.


Date de mise en ligne : 28/06/2016

https://doi.org/10.3917/commu.098.0037

Notes

  • [1]
    Alexandre Pagès, La Pauvreté en milieu rural (2004), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2011, p. 11.
  • [2]
    Selon l’INSEE, le taux de pauvreté de la ville de B atteint 36 % en 2012.
  • [3]
    Bertrand Hervieu, François Purseigle, Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin, 2013.
  • [4]
    Source : INSEE, Recensement de la population, 2012.
  • [5]
    Directives régionales d’aménagement (DRA), « Développer la mixité des fonctions et préserver le patrimoine naturel dans les nouvelles campagnes », Cahier d’intentions – septembre 2010, mise en œuvre du schéma régional d’aménagement et de développement durable du territoire (SRADDT).
  • [6]
    Martin Vanier, « Métropolisation et tiers espace, quelle innovation territoriale ? », 2003, en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00766942.
  • [7]
    « Les multiples visages de la Picardie rurale », INSEE, juin 2006.
  • [8]
    Henri Mendras, La Fin des paysans (1967), Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1992.
  • [9]
    Rapport de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme, février 2013.
  • [10]
    Il s’agit des habitants de l’Aisne.
  • [11]
    Source : INSEE, Base de données comparatives, 2011.
  • [12]
    France Caillavet, Nicole Darmon, Anne Lhuissier, Faustine Regnier, « L’alimentation des populations défavorisées en France : synthèse des travaux dans les domaines économique, sociologique et nutritionnel », in Les Travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2005-2006, Paris, La Documentation française, 2006, p. 279-322.
  • [13]
    Jean-Noël Retière, « Vivre sa foi, nourrir les pauvres. Sociohistoire de l’aide alimentaire confessionnelle à Nantes des années trente à nos jours », Genèses, vol. 48, no 3, 2002.
  • [14]
    Robert Castel, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003 ; id., La Montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009.
  • [15]
    Paul Cary, Claire-Sophie Roi, « L’assistance entre charité et soupçon. Sur la distribution alimentaire dans une petite ville du nord de la France », Revue du MAUSS, vol. 41, no 1, 2013, p. 327-346.
  • [16]
    Viviana Zelizer, La Signification sociale de l’argent, Paris, Seuil/Liber, 2005.
  • [17]
    Oscar Lewis, Les Enfants de Sanchez. Autobiographie d’une famille mexicaine (1963), Paris, Gallimard, 1978.
  • [18]
    Nicolas Duvoux, Le Nouvel Âge de la solidarité, Paris, Seuil/La République des idées, 2012.
  • [19]
    Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
  • [20]
    Isabelle Astier, Nicolas Duvoux, La Société biographique. Une injonction à vivre dignement, Paris, L’Harmattan, 2006.
  • [21]
    Norbert Elias, John L. Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté (1965), Paris, Fayard, coll. « Sciences humaines », 1997.
  • [22]
    Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
  • [23]
    Howard Beker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1963.
  • [24]
    Georg Simmel, Les Pauvres (1908), trad. par Serge Paugam, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2005.
  • [25]
    Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2001.
  • [26]
    Dominique Schnapper, L’Épreuve du chômage, Paris, Gallimard, 1981, p. 63.
  • [27]
    Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
  • [28]
    Serge Paugam, La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991.
  • [29]
    Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000.
  • [30]
    Philippe Warin, « Qu’est-ce que le non-recours aux droits sociaux ? », La Vie des idées, 2010, en ligne : www.laviedesidees.fr/Qu-est-ce-que-le-non-recours-aux.html.
  • [31]
    Clara Deville, « Le non-recours au RSA des exploitants agricoles. L’intégration professionnelle comme support de l’accès aux droits », Politiques sociales et familiales, no 119, 2015, p. 41-50.

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