Notes
-
[1]
C’est la « production de l’espace », au sens d’Henri Lefebvre dans son ouvrage La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000.
-
[2]
Un bon nombre d’études sur les survivants du bombardement atomique à Hiroshima et à Nagasaki montrent qu’ils souffrent du fait d’avoir survécu, contrairement aux innombrables victimes.
-
[3]
Masahiro Ogino, Fissures. Kobé, 17 janvier 1995, le séisme…, Paris, Éditions de La Villette, 1998.
-
[4]
Amédée Baillot, « Note sur l’assurance-vie dans le Royaume-Uni », Moniteur des assurances, Paris, 1887, p. 181-183.
-
[5]
John Graunt, Observations naturelles et politiques (1662), Paris, INED, 1977.
-
[6]
Henri-Pierre Jeudy, Le Désir de catastrophe, Paris, Circé, 2010.
-
[7]
C’est le titre d’un ouvrage d’Ulrich Beck, La Société du risque, Paris, Aubier, 2001.
-
[8]
Kamo no Chômei, Notes de ma cabane de moine, Paris, Le Bruit du temps, 2010, p. 11.
-
[9]
Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Arles, Le Rouergue / Chambon, 2006, p. 109-110.
-
[10]
David Harvey, The Condition of Postmodernity : An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Oxford, Blackwell, 1989.
-
[11]
Kamo no Chômei, Notes de ma cabane de moine, op. cit., p. 18.
-
[12]
Ibid., p. 14.
-
[13]
Selon Bauman, c’est une des caractéristiques de ce qu’il appelle la « société liquide ».
-
[14]
Zygmunt Bauman, La Vie liquide, op. cit., p. 110.
-
[15]
Ibid., p. 112.
-
[16]
Kamo no Chômei, Notes de ma cabane de moine, op. cit., p. 11.
-
[17]
Yamaguchi Yaichiro, Tsunami to mura, Tokyo, Miyai shoten, 1943.
-
[18]
Marcel Mauss, « Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1978, p. 143-279.
-
[19]
Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1971, p. 100.
-
[20]
Marcel Mauss, « Essai sur le don », art. cité, p. 182.
-
[21]
Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, I. La République, Paris, Gallimard, 1984.
- [22]
-
[23]
Benedict Anderson, Imagined Communities Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres / New York, Verso, 1991, p. 179.
1Qu’est-ce qu’une catastrophe ?
2Quelque chose qui arrive soudain et provoque, d’un seul coup, une masse de victimes. La résistance est presque impossible – néanmoins, parfois, certains en réchappent par « miracle ». Le séisme de 2011 de Tōhoku confirme cette caractéristique de la catastrophe : le tsunami qui a suivi le tremblement de terre a ravagé d’un seul coup toute la région et fait plus de quinze mille morts.
3Une autre caractéristique de la catastrophe tient à ce qu’elle n’est pas passagère. Elle produit, au contraire, des effets durables : le rétablissement de la région touchée demande du temps. Les sinistrés ont du mal à surmonter les difficultés économiques et morales ; toutefois, la reconstruction doit démarrer sans tarder. La production d’un nouvel espace d’habitation doit être mise en œuvre sur les ruines [1].
4Dès lors, la catastrophe n’est pas seulement un événement destructeur, elle est également productrice d’un nouvel ordre social.
5Dans le processus de reconstruction, les décisions individuelle et collective doivent être prises en tenant compte de ce que la catastrophe a mis en lumière, dans la mesure où elle joue un rôle de miroir qui fait apparaître la réalité sociale en silhouette. Les survivants sont obligés de penser à leur avenir en même temps qu’à ceux qui sont malheureusement partis [2]. La catastrophe donne ainsi lieu à une transformation épistémologique, ou tout au moins à un bon nombre de réflexions sur l’événement, puisqu’elle a fait beaucoup de victimes et marque une grande rupture entre l’avant et l’après.
6De la prise de conscience de la rupture du temps se dégagent deux conceptions opposées. L’une consiste à s’ouvrir vers le futur – le désir de profiter de la catastrophe pour accélérer le développement économique est fondé sur ce type de conception. L’autre considère le temps comme quelque chose d’éphémère : l’effondrement causé par la catastrophe fait apparaître l’idée que rien ne dure à l’infini. Pour comprendre l’impact social de la catastrophe, il faut voir comment s’enchevêtrent ces deux conceptions du temps.
Masahiro Oginoabsorption du futur dans le présent.
7Nous l’avons dit, à travers la catastrophe on envisage un nouveau projet social. En ce sens, elle ne fait pas que détruire, elle est également productrice de la société. La table rase engendrée constitue une base pour une nouvelle construction de l’espace et des organisations sociales. Ainsi s’élabore une logique qui permet de surmonter l’état d’incertitude et que l’on peut appeler la logique d’absorption du futur dans le présent. Le futur n’est pas à venir, il doit être construit. Ce n’est pas un temps ultérieur, il est ce qui est en train de se produire. Il signifie donc la naissance de quelque chose et non pas l’absence. Il fait ainsi partie du présent [3]. La vente à crédit, qui permet de se rendre autonome par l’acquisition d’un bien immobilier, et le mode de vie moderne qui y est associé illustrent cette logique. Ils permettent en effet d’acheter ce qu’on n’aurait pu obtenir dans l’immédiat. Ils permettent de réaliser ce dont on rêve. La logique d’absorption du futur dans le présent ne s’applique pas seulement au planning individuel, mais aussi à l’urbanisme. Les îles artificielles qu’on a construites un peu partout au Japon sont des incarnations d’un mode de développement fondé sur cette logique dans la mesure où elles réalisent le futur ici et maintenant.
8L’unité de base sur laquelle repose la logique d’absorption du futur dans le présent est l’individu. Même au sein d’un système conçu par l’État, comme le système de sécurité sociale, toute la responsabilité est confiée à l’individu. Tous ses choix concernant son avenir sont, à première vue, libres et volontaires. Mais il existe une norme implicite. En effet, l’individu est systématiquement destiné à bien gérer sa vie en écartant le moindre risque. La réussite sociale relève, dès lors, de la capacité de gérer parfaitement l’avenir. Toutes les précautions sont prises pour qu’il n’y ait pas d’incertitude à propos de l’avenir.
9Une des premières institutions fondées sur la logique d’absorption du futur dans le présent est la compagnie d’assurance sur la vie, créée en Angleterre en 1698 d’après le projet du docteur Asshton. Dans la conception première d’Asshton, l’objectif est d’assurer l’existence des veuves des prêtres anglicans :
Venir au secours des veuves du clergé est vraiment une œuvre de charité. […] Et non seulement ces messieurs [du clergé] peuvent bénéficier de cette institution ; mais aussi des hommes appartenant à d’autres classes, tels que médecins, avocats, marchands qui à leur mort peuvent laisser leur veuve dans l’indigence [4].
11La disparition du chef de famille suscite généralement une situation fort critique. Si cette situation est rare, on ne peut pas dire qu’elle constitue socialement une catastrophe ; mais si le nombre des veuves en difficulté augmente, la situation devient catastrophique. L’inventeur de la démographie, John Graunt, qui a inspiré Asshton, faisait remarquer que le bulletin de mortalité pouvait servir « pour voir, à l’époque de la peste, le progrès ou le recul de la Maladie [5] ». La catastrophe, comme la peste, suscite un sentiment d’insécurité. L’originalité de Graunt réside en ce qu’il a frayé la voie au développement d’une science sociale qui a permis de faire face à cette insécurité sociale. En effet, la table de mortalité qu’il a inventée sert à des institutions telles que l’assurance sur la vie et la rente viagère. Dans le cas du Japon, le système de sécurité sociale, encore en vigueur aujourd’hui (quoique mal en point), a été institutionnalisé pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est la peur de la grande catastrophe qui lui a donné naissance.
l’imprévisible est absurde.
12Par rapport à l’époque de Graunt et d’Asshton ou de la Seconde Guerre mondiale, le désir de prendre des mesures contre les risques est aujourd’hui de plus en plus fort. C’est ce qu’Henri-Pierre Jeudy, d’une façon ironique, appelle le « désir de catastrophe [6] », désir en fait presque synonyme de peur. La peur des catastrophes incite constamment à prendre des précautions et suggère d’absorber le risque futur dans le présent. L’organisation de l’ordre social tourne autour du risque. Ainsi, là encore, c’est la logique d’absorption du futur dans le présent qui semble dominer.
13Cependant, le système fondé sur la logique d’absorption du futur dans le présent possède intrinsèquement des contradictions qui menacent de conduire à son effondrement. En premier lieu, il n’est valable que dans la mesure où la croissance économique est assurée ; tout particulièrement, le salaire ne doit jamais baisser. Dans le cas du Japon, jusqu’au début des années 1990, l’emploi était pratiquement assuré et les salaires, dans l’ensemble, ne cessaient d’augmenter. Mais la réalisation du plein-emploi masquait la contradiction intrinsèque. La prise de conscience de la décroissance a été aggravée par l’accélération du vieillissement de la population japonaise. Le pourcentage de la population des personnes âgées augmente très rapidement et en 2013 il s’élevait à plus de 24 %. Le vieillissement imprévu de la population a conduit à la faillite du système de sécurité sociale. Fondé sur la logique d’absorption du futur dans le présent et promu institutionnellement par l’État et les associations civiles, il se trouve aujourd’hui dans une impasse totale.
14Le grand séisme de 1995 de Kobe a lui aussi été révélateur des contradictions présentes dans cette logique d’absorption du futur dans le présent qui régissait le mode de vie moderne et qui avait pour fonction de dissiper l’incertitude de l’avenir. Le phénomène des dettes doublées illustre bien le début de la remise en cause de cette logique : un sinistré qui avait acheté sa maison ou son appartement à crédit devait continuer à payer sa dette malgré la perte de sa propriété ; s’il voulait reconstruire sa maison ou acheter un autre appartement, il fallait qu’il s’endette une nouvelle fois. Il devait dès lors rembourser les deux dettes à la fois. Une autre illustration est la mort solitaire, celle qui touche une personne âgée, vivant seule, sans pratiquement aucune relation avec les autres, et dont le décès dans le camp de réfugiés n’est constaté que quelques jours après. La mort solitaire est devenue le symbole des sinistrés citadins alors qu’aucune statistique n’en vérifiait ni n’en constatait à l’époque une augmentation marquée.
15Le doublement des dettes et la mort dans la solitude étaient des indices explicites de désillusion ; on croyait que la vie était sur la bonne voie, et voilà qu’elle a été brisée brusquement par une catastrophe qui a conduit à s’apercevoir que l’incertitude continuerait jusqu’à la fin. L’avenir est devenu dès lors toujours incertain. Une grande catastrophe a détruit, d’un seul coup, l’illusion de la plausibilité infinie et marqué le début de l’ère de l’incertitude. En effet, la société du risque [7], qui vise à toujours maintenir l’ordre en prenant des mesures contre des risques, échoue à dissiper complètement le sentiment d’incertitude. Au contraire, plus le pouvoir poursuit une politique de lutte contre l’insécurité, plus le sentiment d’incertitude s’accroît. Ceux qui sont habitués à la logique d’absorption du futur dans le présent sont d’autant plus angoissés que le futur devient complètement imprévisible et ils n’arrivent plus à absorber le futur dans le présent. Après l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, l’expression « hors du champ des prévisions » était souvent utilisée. Ce qui en fait est le plus effrayant, c’est quelque chose d’imprévu. Un événement imprévisible est inacceptable et est vécu comme quelque chose d’absurde. L’apparition de l’autre conception du temps est liée à cette incapacité de gérer parfaitement le risque. Il s’agit de l’idée d’éphémérité.
l’éphémérité.
16Un changement brusque du monde peut amener des sinistrés à percevoir le caractère changeant du temps et, par suite, à considérer le présent comme un moment voué à disparaître inévitablement. Dès lors, la conservation des objets tend à perdre sa valeur. Le présent n’étant plus privilégié, le sentiment d’éphémérité, contrairement à la logique d’absorption du futur dans le présent, ne pousse donc pas à la reconstruction.
17L’éphémérité du temps n’est pas une conception nouvelle. Un texte de Chōmei Kamono, essayiste japonais du xiie siècle, évoque déjà son caractère changeant :
La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau. De-ci, de-là, sur les surfaces tranquilles, des taches d’écume apparaissent, disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations.
19Et il continue :
Dans la belle capitale, les maisons des nobles et des pauvres se succèdent dans un alignement de tuiles ; elles semblent durer des générations entières. En est-il vraiment ainsi ? Non ; de fait, il y en a bien peu qui soient encore ce qu’elles étaient autrefois. Ici, c’est une maison détruite l’an dernier et reconstruite cette année, là, une luxueuse demeure ruinée devenue une maisonnette. Il en va de même pour les gens qui les habitent [8].
21Chōmei constate ainsi que la vie des hommes est éphémère et fluide. Ce constat n’est pas infondé. En effet, il le fait à partir d’événements qu’il a directement observés, tels que la guerre, un grand incendie, un fort séisme, bref, une série de catastrophes qui se sont produites tout au long du xiie siècle.
22Curieusement, ses propos se rapprochent de la tendance actuelle de la sociologie qui traite de la question de la postmodernité. Zygmunt Bauman distingue le « syndrome productiviste » et le « syndrome consumériste » et fait remarquer que, dans le second, l’éphémérité est privilégiée et la durée a de moins en moins d’importance.
Les consommateurs véritables n’ont aucun scrupule à mettre des choses au rebut : ils (et elles, bien sûr) ne regrettent rien – ils acceptent la brièveté de la durée de vie des choses ainsi que leur fin fixée d’avance avec sérénité [9].
24De même, David Harvey signale que la « volatilité » et l’« éphémérité » caractérisent les sociétés postmodernes [10].
25Si on suit de plus près les arguments de Chōmei et ceux de Bauman ou de Harvey, on peut trouver entre eux certains points communs qui permettent de repérer les conditions auxquelles l’éphémérité peut être reconnue. Il en existe au moins trois.
Perception de la mobilité.
26Chōmei évoque l’échec du transfert de la capitale en 1180 : ceux qui s’étaient déplacés vers la nouvelle capitale furent obligés de retourner dans l’ancienne, Kyoto, au bout de quelques mois. À ce moment-là, « il y avait déjà beaucoup de terrains vagues, dans la vieille capitale, mais peu de maisons rebâties dans la nouvelle. Tous étaient dans un sentiment d’instabilité [11] ».
27Dans un contexte tout différent, la sociologie de la postmodernité donne un argument similaire. Le développement de l’espace-temps va de pair avec la multiplication des déplacements ; on se déplace sans arrêt, et ce, à la fois physiquement et virtuellement. Cette mobilisation accélérée met ainsi l’accent sur le changement plutôt que sur l’immuabilité et suscite un sentiment d’éphémérité. La mobilité accrue due à une transformation radicale crée donc une coupure épistémologique à l’égard du temps et tend à privilégier son caractère changeant.
L’insécurité.
28La mobilité créée par le transfert de la capitale a suscité un sentiment d’instabilité et Chōmei compare cette situation au nuage flottant dans le ciel. Selon lui,
au fond, toutes les entreprises humaines sont stupides et vaines ; que penser des hommes qui ont dépensé leur fortune, et ont peiné pour construire leurs maisons au milieu d’une ville aussi exposée au danger ? N’est-ce pas éminemment pitoyable [12] ?
30Bauman, de son côté, affirme que la vie demeure toujours liquide, instable et précaire et crée sans cesse l’insécurité et la peur [13].
Nous essayons de calculer et de minimiser les risques que nous avons […] de devenir victimes des innombrables et indéfinissables dangers que le monde opaque et son futur incertain nous réservent [14].
32La peur devient le principal moteur du capitalisme et l’insécurité « l’atout majeur dans toutes sortes de stratégies de marketing [15] ».
Manque d’intérêt pour la propriété.
33Plus on a un sentiment d’éphémérité, plus on se désintéresse de la propriété. Chōmei écrit :
dans la belle capitale, les maisons des nobles et des pauvres se succèdent dans un alignement de tuiles ; elles semblent durer des générations entières. En est-il vraiment ainsi ? Non ; de fait, il y en a bien peu qui soient encore ce qu’elles étaient autrefois [16].
35Il signale alors que la propriété n’a pas d’importance.
36L’éphémérité s’installe plus systématiquement dans la société de consommation avec l’apparition du nouveau modèle, dans la mesure précisément où la propriété a de moins en moins de valeur. En effet, la société de consommation crée sans cesse un état de changement radical, simulé par le lancement de marchandises « révolutionnaires » si l’on croit aveuglement à la publicité ; dès lors, la perte de la propriété n’est plus à craindre. La valeur n’est plus attribuée à la durée et à la conservation sans incident du passé, le nouveau devient primordial et il ne faut pas craindre de jeter des objets acquis.
37Parmi les trois points évoqués ci-dessous, la mobilité et l’insécurité sont des caractéristiques de la circonstance produite par une catastrophe : les sinistrés, obligés de se déplacer, entrent dans un état de mouvement dont ils ne voient pas vraiment la fin. Et c’est afin de surmonter l’état d’incertitude créé par la mobilité accrue et l’insécurité que naît la logique d’absorption du futur dans le présent. Au fur et à mesure que cette logique devient dominante, l’état caractérisé à l’origine par la mobilité et l’insécurité s’estompe et devient invisible. Par contre, l’absence d’intérêt pour la propriété est propre à l’idée d’éphémérité, d’autant que la logique d’absorption du futur dans le présent tient à la conservation des biens. L’absence d’intérêt pour la propriété semble donc amener au sentiment de l’éphémère.
l’ordre de la mémoire.
38Si la présence ou non de désir matériel détermine le choix de l’une ou l’autre des deux conceptions opposées du temps, l’une de ces conceptions apparaît-elle toujours après une catastrophe ? À partir de l’exemple de la région de Tōhoku, qui a connu à plusieurs reprises un séisme de vaste envergure suivi d’un tsunami, réfléchissons à cette question.
39Après les deux plus grands séismes japonais qui ont précédé le 11 mars 2011, ceux de 1896 et de 1933, on peut observer que les rescapés de la catastrophe sont revenus chez eux malgré un haut risque de tsunami, comme si de rien n’était [17]. Entre 1896 et 1933, quelques plans de déplacement vers des zones montagneuses ont été proposés, mais les habitants, pour la plupart, n’ont pas choisi le déménagement. Pourquoi ceux de Tōhoku, par exemple, ont-ils refusé de déménager ?
40La principale industrie de cette région, traditionnellement, est la pêche. Les pêcheurs s’établissent au bord de la mer pour leur métier. Ainsi, ils ne se fixent pas là par simple esprit de résignation ; c’est un choix avant tout rationnel, voire existentiel. Car leur vie en dépend. Et ils savent bien qu’être pêcheur c’est prendre des risques – même en l’absence de tsunami, les conditions météorologiques sont en mer aléatoires et déterminantes, et les dangers nombreux.
41Mais, au-delà des risques qu’elle implique, la mer apporte l’abondance. C’est ainsi que les pêcheurs développent une culture qui leur permet de vivre en harmonie avec la mer et la nature. Ils développent également une culture de l’oubli, qui leur permet de surmonter leur chagrin lorsqu’ils perdent des proches à cause du caprice de la mer. En effet, ils savent bien comment accepter une catastrophe qui a provoqué énormément de morts, dans la mesure où il existe un ordre permettant de surmonter la tristesse causée par la séparation avec les êtres intimes. C’est ce que j’appelle l’ordre de la mémoire, qui invoque régulièrement les esprits des morts et les divinités pour rétablir l’ordre social.
42On peut trouver cette idée chez Marcel Mauss :
l’un des premiers groupes d’êtres avec lesquels les hommes ont dû contracter et qui par définition étaient là pour contracter avec eux, c’étaient avant tout les esprits des morts et les dieux. En effet, ce sont eux qui sont les véritables propriétaires des biens du monde [18].
44Ou chez Nietzsche :
alors prévaut la conviction que la tribu ne subsiste que grâce aux sacrifices et aux travaux des ancêtres – et qu’on doit s’acquitter envers eux par les sacrifices et les travaux : on reconnaît donc une dette qui même ne fait que croître [19].
46Les esprits des morts et les divinités sont des êtres ambivalents dans la mesure où ils sont bel et bien présents chez les vivants comme mémoires, mais physiquement absents à l’intérieur d’un espace familier. Leur existence permet de comprendre et d’interpréter des éléments radicalement différents. Ainsi, l’ordre de la mémoire consiste à contrôler soigneusement l’intrusion de la nouveauté ou de la différence au moyen d’un système d’interprétation du monde dans lequel les rapports aux esprits des morts et aux dieux sont privilégiés, voire impératifs.
47Mauss prend l’exemple de la kula, qui est le système de commerce intratribal et intertribal dans les îles Trobriand. Dans le commerce kula, ce n’est pas le partenaire lui-même qui apporte la richesse, mais le crocodile (animal auxiliaire). « Le partenaire du kula a un animal auxiliaire, un crocodile, qu’il invoque et qui doit lui apporter les colliers [20]. » Pour qu’un inconnu soit accepté pour ainsi dire officiellement, comme partenaire de commerce, il faut qu’il soit supposé propriétaire d’un animal auxiliaire. En d’autres termes, l’échange avec l’étranger se fait comme s’il s’effectuait entre les vivants et les morts. L’idée de propriété privée est ainsi soigneusement dissimulée.
48La kula est une institution dans laquelle la différence radicale se transforme en différence reconnue et qui permet de comprendre systématiquement les éléments radicalement différents ; ce qui est étranger et étrange perd ainsi sa différence radicale et acquiert une valeur positive. L’ordre de la mémoire est ainsi une manière de donner de la cohésion à l’unité sociale, qui reste toutefois différenciée à l’intérieur d’elle-même afin d’éviter le risque permanent de désintégration. C’est pourquoi il est activement mobilisé, tout particulièrement au moment d’une catastrophe, celle-ci constituant la différence radicale par excellence. L’ordre de la mémoire permet d’atténuer le chagrin de ceux qui ont perdu leurs proches et de surmonter symboliquement la difficulté dans la mesure où ceux qui sont partis existent toujours dans l’au-delà. L’échange avec les morts continue et doit continuer indéfiniment.
aliénation de la mort.
49Les pêcheurs de Tōhoku connaissent les limites des mesures prises contre la survenue d’une catastrophe et en acceptent l’idée. Ils savent bien qu’il n’est pas possible de prévenir tous les risques. Mais ils ne sont pas noyés dans le sentiment d’éphémérité. La vie dépend plus ou moins de la nature et leur savoir tacite est fondé sur l’ordre de la mémoire. Malheureusement, lors du dernier grand séisme, cet ordre n’a pas fonctionné. Cela tient tout d’abord à l’élargissement accéléré de l’agglomération urbaine vers les zones côtières : les « étrangers » qui travaillent en ville s’y installent, ignorants du danger propre à ces régions. Ces nouveaux venus ne partagent pas la culture des pêcheurs. Leur mode de vie est organisé suivant la logique d’absorption du futur dans le présent ; ils ont acheté leur appartement à crédit. C’est pourquoi, par rapport aux désastres précédents, les sinistrés de la catastrophe de 2011 ont eu plus de difficulté à surmonter leur chagrin.
50Cette situation dans laquelle l’ordre de la mémoire perd de plus en plus de son poids est apparue bien avant le séisme de Kobe et a modifié peu à peu les attitudes à l’égard de la mort. Ce changement se manifeste d’abord dans la commercialisation des funérailles. Ce ne sont plus la famille et le voisinage qui s’occupent directement des cérémonies funéraires avec les moines bouddhistes, mais les pompes funèbres, qui sont chargées d’organiser toute la cérémonie. Les proches du défunt doivent se soumettre à leurs indications, comme si leurs personnels, nouveaux prêtres laïques, étaient des metteurs en scène des funérailles, eux-mêmes devenant simples spectateurs. Un film de Jūzō Itami tourné en 1984, Funérailles, qui décrit l’embarras des proches devant les funérailles maintenant parfaitement gérées par les pompes funèbres, illustre ce tournant des attitudes envers la mort d’une personne proche. Il s’agit du début de l’aliénation de la mort et des morts. Néanmoins, au moment de la sortie du film, cette aliénation n’était pas clairement reconnue. On a déjà signalé que c’était le séisme de Kobe qui avait explicitement révélé l’aliénation de la mort.
51Pour combler l’absence d’un ordre de la mémoire réellement efficace, plusieurs tentatives ont été faites. Pierre Nora a bien montré comment, en France, la République a mis en place des dispositifs tels qu’archives, bibliothèques et musées nationaux, que Nora appelle « lieux de mémoire [21] ». Il s’agissait de reconstituer un ordre de la mémoire national en rappelant la mémoire fondatrice de la nation. Dans les années 1990 au Japon, la muséification était de plus en plus poussée. La faille de l’île Awaji, la principale cause du séisme de Kobe, a ainsi été classée au patrimoine naturel et soigneusement conservée. En tant que patrimoine national, elle est aujourd’hui exposée dans le cadre d’un musée, musée qui est devenu un lieu touristique. Trois ans avant le séisme de Kobe, le Dôme de Genbaku, seul bâtiment à être resté debout dans le périmètre de la bombe atomique d’Hiroshima, avait été classé au patrimoine mondial de l’UNESCO et ce n’était pas un hasard. C’est à partir de ce moment que la muséification et la patrimonialisation de la catastrophe ont commencé à être entreprises en vue de construire un nouvel ordre de la mémoire. Cependant, l’institution muséale n’est pas vraiment capable de remplacer l’ordre de la mémoire traditionnel, car elle ne permet pas de renouer symboliquement des relations avec les morts.
catastrophe et capitalisme.
52La catastrophe crée une masse de morts. Et on n’arrive même pas à retrouver le corps des victimes. La catastrophe met ainsi tout à néant. L’ordre de la mémoire constitue un dispositif pour faire face à ce néant. Tandis que la logique d’absorption du futur dans le présent, au lieu de chercher à renouer des rapports avec les disparus, donc avec le passé, oriente la vie vers le présent et vers le futur inclus dans le présent. C’est une autre manière de se confronter à l’absurdité de la mort. La volonté de s’approprier rationnellement la catastrophe l’emporte sur celle de la surmonter symboliquement par l’ordre de la mémoire ; elle ne cherche plus à rétablir rituellement les rapports avec les ancêtres. L’existence n’est plus assurée et rassurée par les ancêtres. On ne reconnaît plus la dette envers les esprits des morts.
53La volonté de conquérir rationnellement la catastrophe est liée à la quête de la richesse. Marx écrit, dans Le Manifeste du parti communiste :
La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution [22].
55La découverte de l’Amérique offre un nouveau champ d’action, certes, mais les activités commerciales ne s’y poursuivent pas sans entrave : les risques de naufrage, de maladie contagieuse ou de conflit avec les habitants demeurent. Thomas Stamford Raffles, colonisateur de Singapour et qualifié d’« émissaire sinistre » par l’anthropologue Benedict Anderson [23], a ainsi perdu sa première femme et ses trois enfants en Indonésie. Mais la recherche d’un nouveau marché revêt un caractère de défi et d’aventure. Malgré le malheur qu’il avait subi, Raffles a poursuivi la quête de son idéal dans une région où le désordre dominait. Il a cherché à construire un espace transparent qui écarterait tous les éléments incertains. Raffles s’appuyait sur la logique d’absorption du futur dans le présent qui s’était élaborée peu à peu en lui en vue d’éviter les risques sous-jacents. Les risques de naufrage avaient donné lieu, déjà à l’époque marchande, aux assurances maritimes. La logique d’absorption du futur dans le présent est une conception du temps qui permet de promouvoir le développement du capitalisme.
56Le sentiment de l’éphémère apparaît souvent lorsque la tentative pour prévenir les risques est mise en échec, comme c’était le cas pour Chōmei. En ce sens, les deux conceptions du temps constituent les deux faces de la même médaille : la logique d’absorption du futur dans le présent représente la volonté d’acquérir et d’accumuler plus ; l’éphémérité, l’échec de cette volonté. À l’époque de Chōmei, Taira no Kiyomori, un samouraï qui avait un véritable pouvoir politique, a tenté de développer le commerce extérieur. Mais cette brusque introduction d’échange marchand a créé un désordre économique et social.
57Pourquoi le sentiment de l’éphémère, qui s’opposait à l’accumulation de richesses, acquiert-il plus ou moins une valeur positive dans la société de consommation alors que la conservation des objets a de moins en moins d’importance ? C’est parce que le capitalisme, conduit, dans un premier temps, par la logique d’absorption du futur dans le présent, a pu, dans une certaine mesure, domestiquer le sentiment d’éphémérité. On n’a plus besoin de croire que le présent est éternel. On peut bien accepter le changement infini tout en reconnaissant la valeur indéniable des marchandises. Sans doute est-ce là une nouvelle phase du capitalisme. L’histoire de ce dernier peut être ainsi envisagée par son rapport à la catastrophe et aux conceptions du temps qu’elle produit.
Notes
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[1]
C’est la « production de l’espace », au sens d’Henri Lefebvre dans son ouvrage La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000.
-
[2]
Un bon nombre d’études sur les survivants du bombardement atomique à Hiroshima et à Nagasaki montrent qu’ils souffrent du fait d’avoir survécu, contrairement aux innombrables victimes.
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[3]
Masahiro Ogino, Fissures. Kobé, 17 janvier 1995, le séisme…, Paris, Éditions de La Villette, 1998.
-
[4]
Amédée Baillot, « Note sur l’assurance-vie dans le Royaume-Uni », Moniteur des assurances, Paris, 1887, p. 181-183.
-
[5]
John Graunt, Observations naturelles et politiques (1662), Paris, INED, 1977.
-
[6]
Henri-Pierre Jeudy, Le Désir de catastrophe, Paris, Circé, 2010.
-
[7]
C’est le titre d’un ouvrage d’Ulrich Beck, La Société du risque, Paris, Aubier, 2001.
-
[8]
Kamo no Chômei, Notes de ma cabane de moine, Paris, Le Bruit du temps, 2010, p. 11.
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[9]
Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Arles, Le Rouergue / Chambon, 2006, p. 109-110.
-
[10]
David Harvey, The Condition of Postmodernity : An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Oxford, Blackwell, 1989.
-
[11]
Kamo no Chômei, Notes de ma cabane de moine, op. cit., p. 18.
-
[12]
Ibid., p. 14.
-
[13]
Selon Bauman, c’est une des caractéristiques de ce qu’il appelle la « société liquide ».
-
[14]
Zygmunt Bauman, La Vie liquide, op. cit., p. 110.
-
[15]
Ibid., p. 112.
-
[16]
Kamo no Chômei, Notes de ma cabane de moine, op. cit., p. 11.
-
[17]
Yamaguchi Yaichiro, Tsunami to mura, Tokyo, Miyai shoten, 1943.
-
[18]
Marcel Mauss, « Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1978, p. 143-279.
-
[19]
Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1971, p. 100.
-
[20]
Marcel Mauss, « Essai sur le don », art. cité, p. 182.
-
[21]
Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, I. La République, Paris, Gallimard, 1984.
- [22]
-
[23]
Benedict Anderson, Imagined Communities Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres / New York, Verso, 1991, p. 179.