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Article de revue

Body Art : la blessure comme œuvre chez Gina Pane

Pages 99 à 110

Notes

  • [1]
    Paul Ardenne, L’Image-Corps. Figures de l’humain dans l’art du xxe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2001, p. 197.
  • [2]
    Henri-Pierre Jeudy, Le Corps comme objet d’art, Paris, Armand Colin, 1998, p. 123.
  • [3]
    Anne Tronche, Gina Pane. Actions, Paris, Fall Édition, 1997, p. 70.
  • [4]
    Ibid., p. 62.
  • [5]
    Ibid., p. 82.
  • [6]
    Gina Pane, Lettre à un(e) inconnu(e), Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2003, p. 15.
  • [7]
    Ibid., p. 102.
  • [8]
    Ibid., p. 40.
  • [9]
    David Le Breton, La Peau et la Trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, 2003 ; id., Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance, Paris, Métailié, 2010.
  • [10]
    Gina Pane, entretien avec Irmeline Lebeer (1975), cité in L’Art au corps. Le corps exposé de Man Ray à nos jours, catalogue d’exposition, Marseille, MAC, 1996, p. 352.
  • [11]
    Catherine Millet, L’Art contemporain en France, Paris, Flammarion, 1998, p. 200.
  • [12]
    Gina Pane, Lettre à un(e) inconnu(e), op. cit., p. 156.
  • [13]
    David Le Breton, Expériences de la douleur, op. cit.
  • [14]
    Gina Pane, entretien cité avec Irmeline Lebeer, p. 347.
  • [15]
    Ibid., p. 348.
  • [16]
    Ibid., p. 352.
  • [17]
    François Pluchart, L’Art : un acte de participation au monde, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002, p. 232.
  • [18]
    Ibid., p. 349.
  • [19]
    David Le Breton, La Peau et la Trace, op. cit.

Une critique par corps des relations sociales

1Sur la scène artistique contemporaine, les performances se donnent à voir sous la forme d’un événement et non d’une contemplation, la matière première en est l’engagement dans l’action d’un artiste proposant une dramaturgie que les témoins découvrent au fur et à mesure de son développement. L’artiste n’est plus à l’abri dans son atelier et dans la solitude de la création mais soumis au risque d’une entreprise accomplie sous les yeux d’un public. Il fait œuvre de soi, et non plus à distance sur un support extérieur, il s’expose physiquement lors d’une action privée ou publique. À l’image d’un comédien sur une scène, il est à la merci d’une hésitation, d’un faux pas, d’une blessure, d’une réalisation mineure ou d’une incompréhension. En contrepoint, l’inconfort est le même pour le public, arraché à la distance paisible devant une œuvre exposée dans une galerie ou un musée. Il est impliqué à son corps défendant dans ce qu’il découvre sans connaître par avance le plan de l’artiste, et ce dernier ignore quelles seront ses réactions. Aussi bien la sécurité ontologique de l’artiste que celle de son public sont ici rompues. Les performances se déroulent dans l’instant, leur faiblesse ou leur force sont irréversibles. Elles se font « en direct », pour reprendre le vocabulaire de la télévision [1]. Le corps entre en scène dans sa matérialité, et de manière parfois radicale. L’épreuve de vérité est immédiate, même si une caméra ou un appareil photo vise à pérenniser paradoxalement une œuvre qui prétend ne se donner que dans la durée. La volonté est de se jouer du temps, de faire œuvre de l’irréversible, avec cependant l’ambiguïté de filmer ou de photographier les performances. « Les bandes filmiques sont des armes publicitaires, écrit Henri-Pierre Jeudy, l’artiste est acculé à entretenir son image de marque en les présentant régulièrement, faute de quoi il disparaîtrait de la scène publique [2]. » Le marché de l’art réclame son dû, un support permettant de diffuser l’œuvre.

2La mise en œuvre devient une mise en corps dans l’éphémère du moment, et elle intervient sur l’ordonnance du monde. Les performances entendent dire quelque chose du lien social sous une forme où la personne de l’artiste est immédiatement impliquée. Elles sont un discours critique sur le monde, une manière active d’en révéler la dimension cachée, de susciter l’étonnement, une sorte de sociologie en acte. Elles opèrent un détournement des usages ou des principes qui alimentent les relations sociales en rappelant qu’ils ne sont finalement qu’un enchevêtrement de codes qui pourraient être différents. Il s’agit d’interroger sans complaisance les fondements des valeurs collectives ou les circonstances de la vie quotidienne, occultée par trop d’évidence, pour en révéler la dimension construite et arbitraire. Les tenus pour acquis sont déstabilisés, souvent dans le malaise du public.

3Le souci d’une esthétique s’efface alors devant celui d’une éthique. Ces artistes font de leur corps la matière première de leur œuvre. Selon les performances, ils se cantonnent à une démarche symbolique ou bien choisissent la radicalité d’un exercice de cruauté sur soi dans une volonté de troubler l’auditoire, de briser la sécurité du spectacle, d’interroger le marché de l’art ou ses formes d’exposition et de conservation, inventent des situations qui provoquent d’emblée le questionnement du public. La performance est un miroir critique de nos comportements ou de nos aveuglements intellectuels, elle amène à considérer autrement un rapport conventionnel avec le monde.

4Les performances du Body Art, notamment, sont un discours sur le monde, une mise en question sur le mode d’un engagement personnel, en aucun cas une pornographie, une cruauté, un masochisme, un exhibitionnisme ou une complaisance, même si elles sont d’inégales valeurs. Elles interrogent avec force l’identité sexuelle, la résistance physique, les relations homme/femme, la sexualité, la pudeur, les frontières entre privé et public, la douleur, la mort, la relation aux objets, la mise en danger de soi, l’évolution des technologies, etc. L’artiste s’expose dans sa fragilité, sa provocation, joue avec la blessure, la douleur, les limites, selon les circonstances. La mise en avant des matières corporelles (sang, urine, excréments, sperme, etc.) dessine une dramaturgie qui ne laisse pas indemnes les spectateurs et où l’artiste paie de sa personne pour dire par son corps son refus des limites imposées à l’art ou à la vie quotidienne.

5Les performances sont pour leur public une mise en présence immédiate d’une œuvre en train de se faire où l’artiste se donne tout entier. Si elles le mettent délibérément à mal, elles ébranlent la sécurité du spectateur. De la scène à la salle se joue un échange d’émotions nourrissant la démarche de l’artiste. Les performances du Body Art renouent pour une part avec la tradition ancienne de la catharsis. Le spectateur est physiquement touché, il participe par procuration aux souffrances ou au malaise de l’artiste (ou à ce qu’il en imagine). Le corps est imprégné d’une symbolique sociale, voie royale pour interroger les fondements de la société et les limitations culturelles de genre, de sexe, de perception, d’émotion, etc. La mise en jeu de sa personne est pour l’artiste un chemin de sens offert aux spectateurs pour susciter l’étonnement et le dégel des pensées.

6Le public est une caisse de résonance de cette réflexion en acte, il lui donne un écho même s’il est parfois substitué par un récit préalable et l’objectif de la caméra ou de l’appareil photo. Le Body Art ne se développe pas selon une seule ligne, il se décline en mosaïque à travers des actions de tonalités bien différentes : cruelle, éprouvante, provocatrice ou ludique, burlesque, tendre, etc. Il est à ce propos difficile d’en rendre compte sans arbitraire, sans des oublis fâcheux ou des simplifications.

Le corps de l’artiste mis à l’épreuve

7Dans un geste ambivalent où le mépris se mêle étroitement à l’éloge, le corps est revendiqué comme une source de création, mis à nu, peint, exposé, décoré, abîmé, déchiré, brûlé, coupé, pincé, suspendu, accouplé, greffé à d’autres éléments, etc. Il se mue en matériau voué aux expérimentations, aux supplices, aux remaniements. Sang, muscles, humeurs, peau, organes, etc., sont mis en évidence, dissociés de l’artiste, et deviennent éléments de l’œuvre. « Corps sans organes » disponible à toutes les métamorphoses, à la confrontation de la technique et de la chair, à son hybridation animale ou sexuelle, à la subversion des formes organiques. Quand la douleur intervient, elle n’est pas valorisée, ni par ailleurs rédemptrice ou initiatique, elle est indifférente, on ne s’y arrête pas. Elle est au pire un rappel dérisoire de la « viande », la protestation d’une chair vécue comme une machine corporelle que les technologies contemporaines ont rendue obsolète.

8L’un des paradoxes d’une performance est sans doute d’ébranler le miroir social par la mise en avant du narcissisme de l’artiste. Ce dernier est au cœur du dispositif qu’il impose à son public, même s’il s’expose parfois lui-même à des rebuffades, à des provocations, à la moquerie… Il est dans une position malaisée qui fait le prix de l’œuvre dont il est l’artisan. Il est sans protection, offert au public. L’écrivain use de la médiation de l’écriture. Même s’il décrit l’obscène, il reste vêtu de mots. Et le mot « chien » ne mord pas. L’artiste se met à nu, il s’écorche ou se masturbe, il montre, souvent au sens propre, son nombril et explicite ses états d’âme, il surexpose son corps. L’obscénité peinte ne jaillit pas de la toile, même si elle induit la gêne. Si la merde décrite ne sent pas, celle, réelle, de l’artiste provoque le recul du public. Le sang qui coule dans une narration n’a pas le même impact que celui qui jaillit de l’homme ou de la femme venant de s’inciser à quelques pas de soi. L’espace du Body Art témoigne d’un refus de la mise à distance de l’œuvre sur un support extérieur.

9On ne peut toujours changer le monde autour de soi, mais on peut au moins changer son regard, et y trouver une autre posture. Une performance ritualise une tension sociale et/ou personnelle que l’artiste porte sous les yeux d’un public, lui donnant une résonance sociale et politique. Elle se donne à la manière d’un rite privé. Rite, car le lien à l’autre n’est pas aléatoire mais puise dans un registre commun, et simultanément intime et privé, au sens où l’artiste en est le seul maître d’œuvre, le public de la galerie ou de l’espace investi ignorant le plus souvent le déroulement de l’action. L’artiste produit une turbulence dans le tissu social et agit comme un révélateur. Il en paie le prix en se jetant parfois à corps perdu dans ses actions.

L’œuvre de Gina Pane

10La première époque des performances de Gina Pane s’inscrit dans un moment de bouleversements sociaux ébranlant en profondeur les assises culturelles de nos sociétés occidentales : la guerre du Vietnam, l’affrontement avec le bloc communiste, le mouvement des droits civiques, les luttes étudiantes, la remise en cause des relations hommes/femmes et de la moralité ancienne, notamment à travers la libération sexuelle, l’expérimentation des drogues, etc. Les fondements mêmes des sociétés occidentales connaissent un tremblement de sens dont elles sortent modifiées sous de multiples aspects. Une conscience aiguë naît de l’écartèlement entre les possibilités d’épanouissement individuel et le carcan moral que les sociétés tentent d’imposer à leurs membres. Les mots d’ordre de transformer la société (Marx) ou de changer le monde (Rimbaud) conjuguent leurs forces critiques envers un monde qui s’obstine à durer malgré ses inégalités et ses injustices.

11Le corps est le premier lieu de l’étonnement d’être soi. La condition humaine est corporelle, mais le rapport à l’incarnation n’est jamais tout à fait résolu. Le rapport au monde de tout homme est une question de peau en ce que celle-ci signe la frontière entre soi et l’autre, l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors. Le corps est un analyseur politique, il dit des relations de pouvoir, les routines lourdes de compromis ou de violence qui le traversent parfois. L’œuvre de Gina Pane (1939-1990) est à cet égard l’une des plus significatives de cette époque dans sa radicalité critique et son usage délibéré de la blessure. Même s’il est malaisé de réduire au langage des œuvres relevant d’une sorte de liturgie intime où tout détail a son importance, j’isolerai ici une poignée de performances où elle recourt à des atteintes à son corps qui impliquent un ressenti douloureux. Pour Escalade non anesthésiée, en 1971, dans son atelier, pieds et mains nus, elle monte sur un bâti métallique aux échelons munis de pointes acérées. « Après fixation de l’“objet-échelle” en métal, hérissé de pointes tranchantes, sur un pan de mur de mon atelier, déchaussée, mains nues, j’ai escaladé de haut en large toute sa surface », dit-elle. Une série de clichés de Françoise Masson, avec qui elle travaillera souvent, montrent ses pieds et ses mains nus sur les barreaux.

12La même année, pour sa performance Nourriture/Actualités T.V./Feu, elle ingère de la viande crue avariée en surmontant son dégoût et en dénonçant la violence commise envers l’animal, elle regarde les actualités télévisées dans une posture inconfortable, et elle éteint avec ses pieds nus des foyers allumés sur le sable jusqu’à ce que la douleur la contraigne à cesser. La retransmission de l’image de son action sur un autre téléviseur amène le public à redéfinir le statut de l’écran [3]. Dans Hommage à un jeune drogué, toujours en 1971, dans une galerie de Bordeaux, elle entend dénoncer par sa performance l’indifférence sociale qui entoure la mort d’un jeune homme par overdose. « Maintenant, tout était rentré dans l’ordre. Les parents le lendemain comme d’habitude burent au petit déjeuner une tasse de chocolat bien sucré. C’est l’ami du jeune drogué qui garda ses traces fraternelles [4]. » Ce moment d’oubli de la douleur par des parents sans doute peu affectés amène l’artiste à un renversement de signification du chocolat. En effet, avant de dialoguer avec le public elle se lave symboliquement les mains dans du chocolat bouillant. Cette nourriture plaisante se mue ainsi en instrument de douleur. Mais justement il s’agit pour l’artiste de demeurer toujours en éveil et de secouer la léthargie du monde environnant en se mettant soi-même en situation pénible sous les yeux d’un public qui ne peut se dérober.

13En 1972, dans Lait chaud, vêtue d’un vêtement blanc qui sera sa tenue pour les actions impliquant la blessure, elle alterne des coupures au rasoir sur son corps, un jeu avec une balle de tennis contre un mur et un gargarisme avec du lait chaud jusqu’à ce que le sang se mêle au lait. Moment d’enfance et d’innocence dans la trouble immanence du monde. Elle incise son visage avant de prendre une caméra et de filmer longuement le public en s’attardant sur les traits de certaines personnes, dénonçant ainsi la passivité sociale, l’anesthésie du regard devant la violence. Pour la première fois, elle recourt dans cette performance à l’incision au rasoir sur sa peau, geste souvent repris ultérieurement sous des formes et dans des contextes différents. Le sang qui imprègne le lait opère un court-circuit dans les représentations, ce sont deux substances enfouies en principe dans la nuit du corps qui se contaminent l’une l’autre, venant accroître le malaise des spectateurs.

14En 1973, dans Azione sentimentale, elle s’entaille la main avec une lame de rasoir et enfonce des épines de rosier dans son bras, qui se métamorphose ainsi en lieu de communion à l’adresse des autres femmes. Simultanément, des voix lisent une correspondance entre deux femmes en langues italienne et française. Dans Autoportrait(s), la même année, elle se donne à voir en tant que femme et artiste. Le pluriel rappelle que l’artiste n’est pas seule au monde mais impliquée dans un « nous », la singularité qu’elle traduit sur la scène la déborde. En s’allongeant sur une structure de métal sous laquelle brûlent des bougies, elle métaphorise la souffrance de la femme qui accouche ; les contractions imposent de garder la souffrance en soi. Elle se blesse ensuite les lèvres et murmure dans un micro « Je ne veux rien laisser paraître », mais le micro est tourné contre un mur et ne reproduit aucun son : la femme reste muette. Ensuite, elle s’entaille la peau près des ongles pendant qu’une série de diapositives montre une femme appliquant du vernis rouge sur ses ongles. Le rouge du sang s’y mêle. La femme n’existe que dans une apparence qui la mutile. Lors de la dernière phase de la performance, elle absorbe, gorgée après gorgée, un litre de lait avec lequel elle se gargarise. Le sang de ses entailles se mêle au liquide, l’artiste conjugue douloureusement deux symboles de la condition féminine : le lait représentant un pouvoir nourricier et le sang figurant un vécu douloureux. « J’ai voulu montrer, dit-elle, la condition réelle de la femme dans nos sociétés. » Le sang est extrait du corps par un acte violent, et le lait n’est pas ingéré. Ne franchissant pas la barrière de la gorge, il est lui aussi un outil de violence finalement expulsé, « [le] rejet de ce lait mêlé de sang prenant l’apparence d’un vomissement, comme s’il lui fallait expulser de soi une image stéréotypée de la femme, construite entre les pôles de la séduction et de la maternité », analyse Anne Tronche [5].

15En 1974, pour Psyché, à la galerie Stadler, Gina Pane reproduit ses traits sur un miroir à l’aide d’un bâton de rouge à lèvres, elle se « maquille » avec une lame de rasoir et notamment se coupe les arcades sourcilières. Le sang qui coule sur le miroir parachève le dédoublement spéculaire. Elle manipule d’abord des plumes d’oiseaux et des balles de caoutchouc, l’une jaune (pulsion de mort, négativité), l’autre bleue (signe de vie, positivité), traduisant ainsi la dualité des deux versants de l’existence. Elle se dresse ensuite sur un escabeau les yeux bandés, le chiffon aussitôt trempé de sang, et elle tente de lire un message d’espoir pour l’humanité, mais sa bouche reste muette. Puis elle s’incise le ventre en croix autour du nombril, lieu d’origine de la vie. Une femme ne se maquille pas seulement pour son épanouissement personnel mais aussi pour ne pas perdre de sa séduction aux yeux des hommes. Et si sa séduction s’efface, son visage ou son corps deviennent des blessures. D’où la scène où, agenouillée au sol sur un miroir, elle tente en vain d’y reproduire son image avec des crayons gras. Elle incise ensuite ses arcades sourcilières pour dévoiler brutalement le non-dit de la relation de la femme au miroir.

16Dans Le Corps pressenti (1975), elle entaille ses pieds nus et laisse des traces de sang sur le sol. D’autres performances encore se succèdent jusqu’en 1981, où elle cesse de recourir à la blessure.

17Ce sont là seulement quelques performances de Gina Pane où elle a mis son corps en jeu par des blessures volontaires. Les rabattre sur des thèses ou un récit en diminue la portée. Il en existe d’autres. Il faudrait bien plus longuement énumérer les détails d’une œuvre saturée de sens où rien n’est laissé au hasard. Sa force critique vise, dit-elle, à « démystifier l’image du “corps” ressentie comme bastion de notre individualité pour la projeter dans sa réalité essentielle de fonction de médiation sociale, […] à dénoncer les servomécanismes où ils se trouvent : art, science, politique, quotidien. C’est mon propos [6] ». L’intention est d’ouvrir une voie nouvelle de création à travers une atteinte du corps : « La blessure : par sa mise en relation avec l’autre comme réceptacle de son environnement sociopolitique, culturel, mais jamais d’une façon illustrative ou narrative qui n’aurait qu’un effet de rebondissement ; mais dans l’intention d’une ouverture sur un langage nouveau ; pour moi le modernisme devait continuer sa marche et passer par le corps [7]. » La blessure de l’artiste dépasse sa personne, Gina Pane se donne à la performance pour que le trouble du corps devienne trouble de pensée pour les autres. Pour elle, la douleur doit être contagieuse et se répandre aussi dans le public dans un geste paradoxal de communion. Elle insiste souvent sur le fait que ses actions sont fondées sur l’amour. Elle n’entend pas se faire violence mais transformer le regard, elle ouvre des chausse-trappes dans les conventions sociales.

18Les atteintes au corps de Gina Pane se cantonnent à la surface de soi, elles ne sont pas des mutilations mais des appels de sens. Elles forcent le passage pour élargir la relation au monde à travers une prise de conscience. La blessure est une écriture, un geste politique, elle vient symboliquement apaiser une autre plaie. « Par cette ouverture du corps, dit-elle, je ne veux pas donner du sang au public, ni être un gladiateur, ni même un primitif d’une société archaïque, même si certaines de ces sociétés pratiquent incision et inscription dans le corps. La blessure ? Repérer, identifier et inscrire un certain malaise. Elle est au centre de ma pratique, le cri et le blanc, la coupure de mon discours. L’affirmation de la nécessité vitale, élémentaire, de la révolte de l’individu. Attitude absolument pas autobiographique [8]. » Impossible pour le spectateur de ne pas être emporté par ce qu’il imagine de la douleur de l’artiste et par la violence d’un geste qui brise une série de tabous : faire couler le sang, entailler sa peau, jouer avec la mort [9].

19En agissant ainsi elle anéantit toute distance à l’œuvre, contraignant le spectateur à entrer dans la logique de la performance. D’autant que si une blessure délibérée est valorisante sur un corps d’homme, affirmant ainsi sa virilité, sur le corps d’une femme elle traduit son infinie vulnérabilité. Si un artiste qui recourt à la douleur dans ces mêmes années, comme Chris Burden ou Stelarc, par exemple, retrouve à son insu des valeurs de virilité (tenir la douleur, ne pas avoir froid aux yeux en se blessant…), chez Gina Pane aucune de ces valeurs masculines ne se pressent, mais plutôt la vulnérabilité, et surtout une atteinte fulgurante à la représentation sociale de la femme comme un être fragile et à protéger. « Mais le fait que je n’attaque réellement que mon propre corps écarte toute une série d’hypothèses ; si j’exécutais les mêmes gestes sur un autre corps ou sur un objet, à ce moment-là, il y aurait dispersion du propos de la douleur, car d’autres thèmes viendraient se greffer sur l’action : il y aurait un tortionnaire, il y aurait une victime, etc. Or, si je m’inflige la blessure à moi-même, cela touche davantage les spectateurs, car que fais-je finalement ? J’ouvre mon corps et ils voient le sang, c’est-à-dire l’élément le plus collectif de l’organisme humain [10]. » Pour elle, le corps est un lieu de dissidence et de fragilité, il est aisément meurtri, mais les blessures auto-infligées possèdent une formidable force d’expression. Outre le rite de purification auquel elle se livre en faisant couler son sang.

20Les performances de Gina Pane sont en effet souvent insupportables pour le public. L’identification à la douleur de l’autre percute de plein fouet le spectateur, qui ne dispose d’aucune défense et ignore que l’artiste contrôle son ressenti ; en revanche, il est en position d’influence par son immobilité et sa concentration sur les mouvements de l’artiste. Quand la lame entame la peau, il a le sentiment que c’est lui-même qu’on entaille. Catherine Millet, critique d’art, dit ainsi son malaise devant les actions de Gina Pane : « Je n’ai jamais pu, par la suite, assister à l’une de ses actions, incapable que je me sentais de la voir, à quelques mètres de moi, s’entailler la bouche pour mêler son sang au lait avec lequel elle se gargarisait… En revanche, enfant de chœur improvisé pour servir La Messe pour un corps, dite par Michel Journiac, le 6 novembre 1969, […] [j’ai] “communié” à cette occasion en absorbant non pas une hostie mais une petite rondelle de boudin que l’artiste avait fait confectionner avec son propre sang [11]. » Ainsi, dans ces circonstances, elle surmonte son dégoût, alors qu’elle absorbe pourtant une substance qui l’écœure, mais elle échoue à se tenir à une distance affective suffisante de Gina Pane. Peut-on conserver la distance morale nécessaire en voyant une artiste inciser sa peau, l’identification n’implique-t-elle pas pour les autres femmes d’avoir mal elles aussi ?

21Gina Pane use de la douleur pour secouer « toute espèce d’anesthésie morale [12] » des spectateurs. Loin du masochisme, la douleur est pour elle un don, une tentative de guérison, un mouvement de délivrance. Elle met en scène un sacrifice en offrant sa douleur pour prix d’une conscience élargie de la souffrance des autres et dans la perspective symbolique de la diminuer [13]. Une résistance symbolique s’exprime contre l’injustice du monde. Non dans une dimension christique, mais dans une intuition de son appartenance au cosmos et à la condition humaine. Gina Pane dit sa compassion et son amour. Il y a chez elle une volonté de conjurer la souffrance sociale (la guerre, l’oppression des femmes, etc.) en la prenant sur elle. Cérémonie secrète, intime, pensée pour changer quelque chose du monde, même sur un mode subtil. Nulle brutalité, nulle violence dans cette liturgie lente et paisible où l’écoulement du sang contraste avec la tranquillité de la performance. Aucun désordre dans une progression rituelle mûrie dans le moindre détail.

22Chaque action est minutieusement préparée, jalonnée de schémas, de diagrammes, de notes, de textes, d’objets fabriqués pour l’occasion ou repris d’interventions antérieures. Un photographe ou un vidéaste en enregistrent la mémoire, ils sont inclus dans le dispositif avec leur propre regard, Gina Pane leur a seulement donné quelques consignes. L’artiste n’en est pas moins vulnérable, sans protection. Quand elle entre dans l’espace de la performance, elle se perd « dans la chair des autres », elle s’immerge dans le public comme si elle en était une caisse de résonance. Elle n’en ressent aucune souffrance même si la douleur est présente. Elle dit lors d’un entretien se mettre en condition plusieurs semaines avant une performance. Elle demeure maîtresse de soi dans l’action, dans un hiératisme qui bouleverse les spectateurs, mais elle n’en sort pas indemne. Sa vie personnelle, son sommeil, ses rêves en sont affectés. « Il y a parfois des choses très dures. Alors, évidemment j’en souffre beaucoup dans l’autre partie de ma vie, dans le sommeil, dans les rêves, et il faut que je domine cela après. C’est que je demande beaucoup à mon corps. Surtout au niveau des blessures [14]. » À la manière d’un guérisseur qui donne toute son énergie aux malades, elle se sent au terme de la performance « complètement vidée », éprouve l’impression de voler, d’être dépourvue de corps [15]. Les actions de Gina Pane sont des rites privés et païens, ouverts aux spectateurs et à l’histoire de l’art, et visent à exorciser une part de la souffrance du monde. Dans un entretien, elle cite l’expérience des chamans, guérisseurs au sein de leur communauté de maux qu’ils ont déjà vécus de l’intérieur : « Les médecins guérisseurs d’une blessure étaient eux-mêmes porteurs d’une blessure […]. Ils incarnaient, ils étaient touchés par le problème moral du malade. C’est le contraire de la médecine actuelle. Donc, si j’ai une problématique et que je veuille la faire partager à autrui, j’incarne ce que je dis [16]. » Plusieurs fois elle s’entaille les lèvres, donnant ainsi au sang le sens d’un prolongement au cri que la parole résorbe trop vite. La mise en échec du langage en appelle au corps pour rompre l’impuissance.

23Elle entend élargir la connaissance de ceux qui la regardent en s’affranchissant des interdits majeurs, ceux de la douleur et de la mort, qui, seuls, conservent justement un pouvoir de subversion, d’émotion propre à ébranler l’auditoire. « La souffrance n’est jamais un geste gratuit chez Gina Pane, écrit François Pluchart, commentateur attentif de son œuvre. Elle combat, elle dénonce, elle entre en lutte contre les déterminismes : contre ceux qui se lavent les mains, ceux dont l’escalade dans l’horreur est un principe d’action ou de gouvernement, ceux qui digèrent tranquillement après s’être repus, indifférents au reste du monde [17]. » Le refus de la « face tragique du corps est générateur d’angoisse et d’aliénation et semble parfaitement indécent dans une société qui n’arrête pas de parler du “progrès de l’homme” [18] ». Si Gina Pane se fait mal en se brûlant, en se lacérant, en se coupant, en se mettant dans des postures pénibles, c’est pour dénoncer les verrous moraux qui pèsent sur son corps de femme et la violence banalisée qui règne sur nos sociétés.

24La radicalité d’une telle démarche dérange, surtout venant d’une femme. La tentation pour les censeurs d’évoquer alors la « folie », le « masochisme », pour liquider la force d’interrogation de l’entame est un exorcisme courant, tant d’ailleurs pour les incisions touchant aujourd’hui les adolescentes que pour celles liées aux actions menées par des artistes. L’artiste sait que l’intégrité corporelle est une valeur intouchable de nos sociétés. En altérant son enveloppe cutanée, en laissant le sang se répandre, en s’en prenant même à son visage malgré les protestations de l’assistance, Gina Pane ébranle les imaginaires sociaux et atteint son objectif de provoquer la réflexion, c’est-à-dire le retour sur soi. Elle fait de la blessure un langage en ayant conscience de s’attaquer à un interdit. Elle se donne à un jeu de transgressions qui perturbe les esprits. D’où la force de son œuvre et les émois qu’elle suscite encore. Les traces de ses blessures s’effacent aux lendemains des performances car elles ne sont que de surface, mais l’interrogation poursuit son chemin, elle demeure encore aujourd’hui après sa mort.

25Aujourd’hui, la blessure déborde la scène des galeries, et, dans un geste proche de celui de Gina Pane, elle touche des milliers d’adolescentes qui se scarifient, manière personnelle de faire dissidence et de porter une attaque contre des représentations sociales. La tyrannie de l’apparence les confronte à la hantise de ne pas être à la hauteur. Elles sont dans la nécessité d’exister dans la séduction. Dès lors, se retourner contre la peau leur permet de lutter contre une identité insupportable dont elles veulent se dépouiller. Le cri incisé dans la chair est une purification douloureuse du regard d’autrui qui dénonce la difficulté d’être femme dans un monde empreint de machisme. La blessure corporelle est une atteinte au corps de l’espèce, elle perturbe les formes humaines et suscite le trouble et le rejet. Celle qui s’incise dit son mépris face au corps lisse, hygiénique, esthétique, icône commerciale de nos sociétés. Dans un monde hanté par l’image de soi donnée à voir, l’entame corporelle est une manière de briser le miroir pour pouvoir enfin se retrouver [19].

Notes

  • [1]
    Paul Ardenne, L’Image-Corps. Figures de l’humain dans l’art du xxe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2001, p. 197.
  • [2]
    Henri-Pierre Jeudy, Le Corps comme objet d’art, Paris, Armand Colin, 1998, p. 123.
  • [3]
    Anne Tronche, Gina Pane. Actions, Paris, Fall Édition, 1997, p. 70.
  • [4]
    Ibid., p. 62.
  • [5]
    Ibid., p. 82.
  • [6]
    Gina Pane, Lettre à un(e) inconnu(e), Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2003, p. 15.
  • [7]
    Ibid., p. 102.
  • [8]
    Ibid., p. 40.
  • [9]
    David Le Breton, La Peau et la Trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, 2003 ; id., Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance, Paris, Métailié, 2010.
  • [10]
    Gina Pane, entretien avec Irmeline Lebeer (1975), cité in L’Art au corps. Le corps exposé de Man Ray à nos jours, catalogue d’exposition, Marseille, MAC, 1996, p. 352.
  • [11]
    Catherine Millet, L’Art contemporain en France, Paris, Flammarion, 1998, p. 200.
  • [12]
    Gina Pane, Lettre à un(e) inconnu(e), op. cit., p. 156.
  • [13]
    David Le Breton, Expériences de la douleur, op. cit.
  • [14]
    Gina Pane, entretien cité avec Irmeline Lebeer, p. 347.
  • [15]
    Ibid., p. 348.
  • [16]
    Ibid., p. 352.
  • [17]
    François Pluchart, L’Art : un acte de participation au monde, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002, p. 232.
  • [18]
    Ibid., p. 349.
  • [19]
    David Le Breton, La Peau et la Trace, op. cit.
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