Notes
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[1]
J. Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981.
-
[2]
De nombreux travaux de sociologie et d’ethnologie du travail ouvrier ont décrit ces pratiques quotidiennes durant le temps de travail. Deux exemples?: P. Trompette, L’Usine buissonnière. Une ethnographie du travail en monde industriel, Toulouse, Octarès, 2003?; C. Brochier, «?Le contrôle du travail par les ouvriers?: analyses à partir d’observations participantes?», Sociologie du travail, n° 48, 2006, p. 525-544. Il faut en outre rappeler l’importance de l’article précurseur de M. Bozon et Y. Lemel, «?Les petits profits du travail salarié. Moments, produits et plaisirs dérobés?», Revue française de sociologie, vol. XXX, 1989, p. 101-127. Et, dans ce numéro, voir l’article de G. Pruvost.
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[3]
M.-C. Latry, Le Fil du rêve. Des couturières entre les vivants et les morts, Paris, L’Harmattan, 2002?; id., «?Les couturières de la nuit?», Terrain, n° 26, 1996, p. 49-68. Les rêves suscités par le travail domestique, le nettoyage par exemple, ont fait l’objet par Gaston Bachelard d’une description, reprise par Simone de Beauvoir?: G. Bachelard, La Terre et les Rêves du repos, Paris, José Corti, 1946?; S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe II (1949), Paris, Gallimard, 1976, p. 261-262.
-
[4]
Le corpus sur lequel nous nous appuyons comprend les textes autobiographiques publiés au cours du xxe siècle par des ouvriers (mineurs, cheminots, dockers, ouvriers d’usine…). Ces textes sont pour l’essentiel des témoignages de première main?; certains ont été recueillis au magnétophone et retranscrits. Tous retracent le parcours professionnel et politique des auteurs. Le plus souvent d’ailleurs, la politique – le récit des luttes et des engagements – occupe la plus grande part de ces récits, mais le travail n’est jamais absent. En outre, le corpus comprend des textes écrits par des intellectuels ayant fait l’expérience du travail, le plus souvent en usine?: c’est le cas des «?établis?», qui, dans les années 1970, se rapprochent de la classe ouvrière en partageant le labeur des ouvriers. Dans le cadre de cet article, sont donc exclus les écrits autobiographiques des ouvriers du xixe siècle et les œuvres de fiction.
-
[5]
Georges Navel (1904-1993) est d’origine paysanne. Ouvrier itinérant, il exercera de nombreux métiers?; il est lié aux mouvements anarchistes et devient écrivain en faisant le récit de ses expériences. Il est l’auteur de quatre ouvrages autobiographiques?: Travaux, publié en 1945, reste le plus connu. Grâce à une langue très poétique, Navel est parvenu à rendre avec beaucoup de sensibilité le quotidien des ouvriers de l’entre-deux-guerres. Son style très travaillé le distingue des autres témoins de son temps et fait de Travaux un chef-d’œuvre littéraire sans grand équivalent parmi les récits autobiographiques ouvriers.
-
[6]
G. Navel, Travaux (1945), Paris, Gallimard, 1979, p. 84-85.
-
[7]
L. Bourgeois, L’Ascension (1925), Paris, Plein Chant, 1980, p. 93. Lucien Bourgeois (1882-1947) est issu d’un milieu très pauvre. Il naît à Paris et vit à Montmartre. Il occupe différents métiers, ponctués par des périodes de chômage récurrentes. La lecture et le dessin lui servent de dérivatif. Il parvient à rencontrer les auteurs du courant de la littérature prolétarienne et collabore, dans les années 1930, à différents journaux de gauche, en même temps qu’il exerce le métier de magasinier. Il écrira d’autres textes, mais son premier témoignage, L’Ascension, décrit le milieu du sous-prolétariat de la fin du xixe siècle et du début du xxe?; l’errance d’un emploi sous-qualifié à l’autre.
-
[8]
G. Dumoulin, Carnets de route?: quarante années de vie militante, Lille, Éditions de «?L’Avenir?», 1938.
-
[9]
M. Chabot, L’Escarbille. Histoire d’Eugène Saulnier, ouvrier verrier, Paris, Presses de la Renaissance, 1978. Eugène Saulnier est né en 1891. Michel Chabot recueille à la fin des années 1970 le récit de sa vie de verrier dans une usine rurale du Loir-et-Cher. Il y conte les difficultés de l’apprentissage et les déboires de l’usine durant la Première Guerre?; les retours permanents au travail de la terre?; les voyages, aussi, qu’il entreprend vers Paris pour travailler dans d’autres verreries?; enfin, les transformations techniques qui changent petit à petit le métier de souffleur.
-
[10]
G. Navel, Travaux, op. cit., p. 88-89.
-
[11]
Ibid., p. 165-166.
-
[12]
Ibid., p. 128.
-
[13]
Ibid., p. 126.
-
[14]
Ibid., p. 102-103.
-
[15]
M. Audoux, L’Atelier de Marie-Claire (1920), Paris, Grasset, 2008, p. 212. Marguerite Audoux (1863-1937), ouvrière couturière, est montée à Paris de sa Sologne natale. Elle lit et écrit en secret. Son premier texte autobiographique, Marie-Claire, longtemps travaillé dans l’isolement, tombe par hasard entre les mains de l’écrivain Charles-Louis Philippe (1874-1909), puis dans celles d’Octave Mirbeau (1848-1917), qui l’aide à le publier en 1910. L’ouvrage porte sur la première partie de sa vie, la dureté de son enfance à la campagne, et c’est un grand succès littéraire. En 1920, elle publie un second ouvrage, L’Atelier de Marie-Claire : elle y décrit l’atelier de couture dans lequel elle travaille à Paris, avenue du Maine. Son style épuré lui demande un travail considérable, mais elle parvient à une vérité simple qui fait de ses deux premiers livres des œuvres littéraires à part entière, au même titre que Travaux de Navel. Elle écrira trois autres ouvrages, restés sans succès. L’Atelier de Marie-Claire est un témoignage unique sur les petits ateliers parisiens et le travail féminin de la fin du xixe siècle.
-
[16]
Le livre de Lucien Bourgeois, L’Ascension, paraît chez Rieder en 1925, il est précédé dans le siècle par les deux écrits autobiographiques de Marguerite Audoux, Marie-Claire (Paris, Fasquelle, 1910) et L’Atelier de Marie-Claire (op. cit.).
-
[17]
L. Bourgeois, L’Ascension, op cit., p. 106.
-
[18]
J. Tonnaire, La Vapeur. Souvenir d’un mécano de locomotive, 1932-1950, Paris, JC Lattès, 1982, p. 62-63. Ancien cheminot, Jacques Tonnaire a laissé un seul témoignage autobiographique du métier de chauffeur et de mécanicien des locomotives à vapeur. Son ouvrage se termine sur le passage de la vapeur à l’électricité, dans les années 1950-1960. Une grande partie du livre est consacrée à la période de la Résistance et à la part qu’y ont pris les cheminots.
-
[19]
Ibid., p. 86.
-
[20]
Ibid., p. 69.
-
[21]
La proximité de la nature et les pratiques qui en découlent ont été maintes fois soulignées?; le jardinage comme revenu complémentaire en lien avec les origines rurales des ouvriers a fait l’objet du travail de F. Weber, Le Travail à-côté, Paris, Éditions de l’EHESS, 1989. Voir également O. Schwartz, Le Monde privé des ouvriers, Paris, PUF, 1990?; et l’étude de P. Trompette, L’Usine buissonnière, op. cit.
-
[22]
T. Di Ciaula, «?Tuta blu?» (1978), Arles, Actes Sud, 2002, p. 155. Ouvrier tourneur fraiseur italien, Tommaso Di Ciaula est l’auteur de plusieurs ouvrages. Le seul traduit en français, «?Tuta blu?», s’apparente à une chronique tenue au cours des journées de travail d’un ouvrier d’usine en proie à la révolte et la souffrance que lui inspire sa condition. «?Tuta blu?» fait partie de ces textes autobiographiques dont la tonalité poétique transcende le sujet pour acquérir une véritable dimension littéraire.
-
[23]
Ibid., p. 158, 67, 44, 144.
-
[24]
Ibid., p. 144.
-
[25]
Ibid., p. 28.
-
[26]
Ibid., p. 38.
-
[27]
J. Tonnaire, La Vapeur, op. cit., p. 230.
- [28]
-
[29]
Ibid., p. 244.
-
[30]
Ibid., p. 220.
-
[31]
Ibid., p. 209.
-
[32]
L. Oury, Les Prolos, Paris, Denoël, 1973, p. 85. Louis Oury est un ouvrier chaudronnier. Son récit est celui, autobiographique, d’un parcours professionnel, de l’apprentissage à l’insertion dans les chantiers de Saint-Nazaire dans les années 1950. Louis Oury y décrit longuement les pratiques du métier, les luttes, les grèves qui ont marqué l’histoire ouvrière française à la fin des années 1950 sur les chantiers navals.
-
[33]
T. Di Ciaula, «?Tuta blu?», op. cit., p. 172.
-
[34]
L. Oury, Les Prolos, op. cit., p. 124.
-
[35]
G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté (1948), Paris, José Corti, 2004, p. 50.
-
[36]
R. Michaud, J’avais vingt ans. Un jeune ouvrier au début du siècle, Paris, Éditions syndicalistes, 1967, p. 210. René Michaud (1900-1979) décrit dans son autobiographie la jeunesse des prolétaires parisiens, la pauvreté et la misère dans le XIIIe arrondissement?; puis l’apprentissage du métier de cordonnier – le bouifs –, celui aussi de militant anarchiste. Il est fait prisonnier durant la guerre, qu’il passe dans un stalag.
-
[37]
M. Peyrière, «?L’emprise de la machine à coudre?», in T. Pillon et G. Vigarello (dir.), Communications, n° 81, «?Corps et techniques?», 2007, p. 71-84.
-
[38]
C. Boyadjian, La Nuit des machines, Paris, Les Presses d’aujourd’hui, 1978, p. 105. Charly Boyadjian est ouvrier dans une usine de filature de la Drôme. Son récit autobiographique témoigne de sa colère contre le travail, la fatigue la nuit, l’ennui de l’usine. Il est aussi l’auteur de deux romans policiers.
-
[39]
Ibid., p. 114.
-
[40]
S. Weil, La Condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951, p. 86. Simone Weil (1909-1943) est philosophe, chrétienne. Elle s’engage comme ouvrière dans une usine mécanique entre les deux guerres et rend compte de son expérience dans plusieurs textes rassemblés sous le titre La Condition ouvrière. Parmi ces textes, le «?Journal d’usine?» est la chronique minutieuse de son travail posté sur machine-outil. Elle n’épargne aucun détail du travail et apporte un témoignage précieux sur les gestes, les relations entre ouvriers, le caractère de chacun, le rôle des chefs, etc. Son œuvre philosophique est très marquée par une interrogation sur la foi. Elle meurt en Angleterre durant la guerre.
-
[41]
Ibid., p. 220.
-
[42]
G. Navel, Travaux, op. cit., p. 59.
-
[43]
R. Linhart, L’Établi, Paris, Éditions de Minuit, 1978, p. 10. Philosophe, Robert Linhart s’établit dans l’usine Citroën à Paris dans le XIIIe arrondissement. L’Établi est le récit de cette expérience dans laquelle il découvre la condition ouvrière, le travail sur chaîne, mais aussi la lutte politique. Robert Linhart écrira d’autres ouvrages, mais L’Établi reste comme un chef-d’œuvre de cette littérature d’intellectuels portés vers l’usine au cours des années 1970.
-
[44]
N. Dubost, Flins sans fin, Paris, Maspero, 1979, p. 15. Nicolas Dubost s’établit lui aussi en usine, chez Renault, en 1972. Il devient responsable syndical CFDT et fait pendant quelques années l’expérience du travail sur chaîne et de la résistance ouvrière.
-
[45]
L’établi, d’ailleurs, est cet espace d’un seul individu, espace propre…
-
[46]
R. Linhart, L’Établi, op. cit., p. 50.
-
[47]
G. Navel, Travaux, op. cit., p. 59.
-
[48]
R. Linhart, L’Établi, op. cit., p. 50 et 52.
-
[49]
Ibid., p. 49.
-
[50]
C. Boyadjian, La Nuit des machines, op. cit., p. 75.
-
[51]
Ibid., p. 54.
-
[52]
Ibid., p. 59.
-
[53]
Ibid., p. 57-58.
-
[54]
G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 74.
-
[55]
Ibid.
-
[56]
R. Linhart, L’Établi, op. cit., p. 46.
-
[57]
G. Navel, Travaux, op. cit., p. 105.
-
[58]
T. Di Ciaula, «?Tuta blu?», op. cit., p. 23, 61.
- [59]
-
[60]
T. Di Ciaula, «?Tuta blu?», op. cit., p. 32.
-
[61]
C. Boyadjian, La Nuit des machines, op. cit., p. 57.
1Le rêve est un contrepoint au travail ouvrier. Grands rêves utopiques de bouleversements politiques et de sociétés différentes dont Jacques Rancière a décrit l’élaboration au début du xixe siècle durant des nuits volées au repos [1]. Rêves d’actions spectaculaires, de grève générale. Rêves plus modestes, aussi, au cours du travail : évoquer ses projets, espérer devenir propriétaire, ouvrir un petit commerce, imaginer une autre vie offerte par le gros lot du Loto, « tout plaquer un jour »... Autant de manières d’échapper, un temps du moins, aux exigences de la tâche. Rêves inscrits dans les multiples pratiques « dérobées » décrites par les sociologues, où le temps de travail apparaît poreux, et l’espace toujours en communication avec l’extérieur [2]. Rêves intimes, enfin, comme ceux qui surgissent dans l’atelier de couture décrit par Marie-Claire Latry, où le don de « la femme qui dort » inscrit l’activité onirique dans le prolongement du travail de couturière [3].
2Nous donnerons ici une autre version du rêve. Celle qui prend sa source dans l’activité, et ses motifs dans le geste, l’observation de la machine, la répétition du mouvement. Nous nous appuierons sur un échantillon de témoignages écrits par des ouvriers et des intellectuels établis en usine, sur une période couvrant le xxe siècle [4]. Peu de choses sont dites sur le rêve, pourtant présent dans des notations passagères, souvent à l’occasion des descriptions de la tâche à accomplir. La mise en série de ces notations permet de dégager trois niveaux d’expression du rêve.
3–?Le premier s’apparente à ces moments d’évasion dont on partage le plaisir mais que d’abord on est seul à ressentir. Rêves de nature, d’échappée hors de l’usine, ou simple délectation dans des moments de récupération. Ici, Georges Navel est un guide?: son livre, Travaux, publié en 1945, est parcouru par le rêve et par les méditations que lui inspirent les paysages. Si la nature comme source d’images se fait moins présente dans les textes de l’après-guerre, elle ne disparaît pas pour autant.
4–?Le deuxième correspond aux images émergeant à l’occasion d’un geste technique, d’une habitude et de la distance mentale qu’elle autorise. La perception de la matière et le mouvement des outils provoquent des échappées dans des imaginaires fantastiques. Ils suscitent des images anthropomorphes et restaurent des plaisirs qui éloignent de l’usine et de ses contraintes.
5–?Le troisième correspond aux modes d’organisation du travail des grands ateliers de montage de l’industrie d’après guerre. Ici, le rêve est celui, pénible, d’un état de somnambulisme provoqué par le mouvement des machines, des pièces, de la répétition monotone des gestes. Le rêve se transforme en cauchemar, le travail imposant sa présence à l’esprit bien au-delà des temps du travail. Les nuits de l’ouvrier ne sont plus celles des rêves utopiques, mais celles des images éreintantes.
Rêves de nature
6Commençons par suivre Georges Navel [5]. Il a beaucoup voyagé, changé de métier, de milieu?; il a été ouvrier, manœuvre, journalier. Il a aussi souvent laissé la rêverie imprégner sa tâche. Alors qu’il traverse les grands halls d’une des premières usines où il trouve de l’embauche, son esprit s’évade?: «?J’essayais de ne pas voir où j’avais les pieds pour regarder les collines avec les crêtes où commence la forêt, pour regarder les nuages disparaître. Chez nous le ciel est très mouvant [6].?» La méditation rêveuse ne le quittera pas. Elle traverse ses récits, particulièrement Travaux, qui relate son expérience de l’entre-deux-guerres. Les usines – celles installées dans les champs, du moins – sont encore ouvertes sur leur environnement. La nature est proche, elle s’invite parfois sur les espaces mêmes de travail?: un arbre, de l’herbe dans la cour, des animaux jamais très loin des machines?; le froid de l’hiver, la chaleur de l’été, le vent, la pluie pénètrent les lieux [7]. Cette proximité, les ouvriers en sont les héritiers. Paysans du soir et du dimanche, ils ont souvent commencé leur vie de travail à la campagne. Ils ont récolté, battu le foin, fait les betteraves ou le lin [8]. Ils retrouvent vite leurs habitudes si les moissons ont besoin de bras?; et beaucoup entretiennent un potager pour compléter les faibles revenus que leur procure l’emploi dans l’industrie. C’est le cas du verrier Eugène Saulnier, par exemple, qui reprend le travail agricole quand l’activité de l’atelier s’arrête [9]. «?L’industrie ne les a pas séparés de la terre, écrit Navel, ils savent encore comment tout se cultive, à quelle époque on peut semer le blé et quand le merle fait son nid [10]?»?; ils ont gardé une attention naturelle aux changements du ciel. Du moins est-ce le cas de Navel. Son itinéraire le mène constamment à fuir la réclusion?: terrassier en montagne et à Paris, jardinier à Nice, ramasseur de sel et de lavande, employé aux vendanges, il trouve à ces travaux difficiles une consolation dans les méditations que lui inspire la nature proche. À Nice, le repos du midi, sous un figuier, lui fait retrouver la terre, l’«?innocence animale?». Pour déjouer l’autorité de son patron, son regard se tourne vers la mer?: «?j’ai levé la tête. La terre rêve, plus belle que l’homme, et comme si je devais accorder mon esprit à la beauté entrevue, je chasse les pensées rageuses?» [11]. Pour lui, la vie éveillée, pleinement consciente, c’est celle de l’ouvrier au contact de la nature. Une nature qui prolonge et complète le travail. Pourquoi faire la saison des cerises?? se demande Navel. Le travail paie mal, les patrons sont sourcilleux. Pourtant il y revient, comme ce vieux boulanger dont il dit que chaque année «?il lâchait le pétrin pour arriver là fin avril?», faire la cueillette. Ce qui conduit Navel dans les cerisiers, puis dans les pêchers, c’est le souvenir du printemps dans les arbres, «?pieds nus sur les branches et dos nu au vent?». Un appel de la saison, un «?rendez-vous avec d’anciens bonheurs. Une odeur de foin, la lumière de mai et des songeries?» [12]. Le travail est difficile, mais le corps reprend ses droits?; à l’unisson de la nature. Les gestes retrouvent une conscience, une aisance, une intelligence, au-delà de leur seule fin pratique?; et pour Navel, cette liberté du geste, c’est encore un «?motif de rêverie [13]?». Dans l’usine parisienne, chez Citroën, où il se sent comme un «?fantôme?» et dans laquelle «?le temps, les saisons n’exist[ent] plus?», il lève les yeux vers les vitres à la recherche des nuages. Seule la nuit lui permet de retrouver le contact intime tant désiré?: le «?hall malgré ses vitres, ses murs, communiquait avec […] le grand repos de la terre?» [14].
7C’est aussi dans les nuages que «?Bergeounette?», une couturière de l’atelier parisien décrit par Marguerite Audoux au début du xxe siècle, rêve à sa Bretagne natale. Par jour de grand vent, avenue du Maine, elle ouvre les fenêtres de l’atelier et regarde le ciel, «?comme si elle y cherchait les barques en péril [15]?». Se tourner vers la nature, y trouver de quoi rêver pour s’échapper du travail, c’est ce que cherche aussi, ne serait-ce qu’un instant, Léon Bourgeois, un des premiers au xxe siècle avec Marguerite Audoux à témoigner par écrit de sa vie de prolétaire [16]. Il note à propos de son atelier sombre et puant d’une banlieue parisienne d’avant la Première Guerre?: «?Combien de fois ne suis-je pas allé dans la cour, sous le prétexte d’aller aux cabinets, m’adosser au mur près de ceux-ci, pour y contempler l’unique joie de la triste maison, une fenêtre mansardée ayant une petite fleur sur son rebord [17].?»
8Il y a des situations de travail qui favorisent plus que d’autres l’attention à la nature et aux images qu’elle suscite. C’est le cas des cheminots au temps de la vapeur. Jacques Tonnaire rappelle leurs moments de contemplation quand ils sont parvenus à bien régler la machine, à la faire «?chanter?», et qu’elle roule seule sans effort?: «?De Corbeil à Melun, les bords de Seine sont pleins de charme. Vers Combs-la-Ville, la forêt de Sénart en mars est pleine de jonquilles [18].?» Une communication heureuse se noue alors entre une équipe, sa locomotive, un horaire, un trajet. Entre Pouilly-sur-Loire et Tracy-Sancerre, le chauffeur peut «?prendre le temps d’admirer le miroitement de la Loire sous les feux du soleil couchant et Sancerre au fond qui se découp[e] sur le sommet de sa colline [19]?». Le cheminot vit plus que d’autres le sentiment du paysage. Il ressent les plus minimes changements dans les mouvements que lui transmet sa machine?: la lente montée vers Dijon et le seuil de la Bourgogne, les longues plaines du Nord, ou la descente vers la Méditerranée. Ici, nature et machine ne s’opposent pas, au contraire?: à travers les soubresauts et les hésitations de la locomotive, les hommes éprouvent quasi physiquement l’allure du terrain?; le travail épouse la topographie?: mettre la pression pour entamer un passage difficile, la diminuer et tenir sa machine en prévision des descentes dangereuses. Un exemple?: après le formidable effort d’entretien de la chaudière qu’exige du chauffeur la montée vers les hauteurs bourguignonnes dans une suite de tunnels assourdissants, la descente vers Dijon permet de relâcher la tension?; «?quoique très las Jean regarde la campagne baignée de lune. Ça vaut le coup d’œil?! Les rails courent à flanc de montagne. Tunnels, viaducs, tranchées et ravins se succèdent. Les reliefs sont amplifiés par cette mystérieuse lumière bleue de la nuit d’hiver. Au fond de la vallée où traînent quelques brumes, un ruban d’argent?: l’Houche [20]?». La contemplation du cheminot n’est pas seulement une échappée, même si les moments de calme permettent de jouir autrement du paysage. Elle est une prolongation de ses efforts et une entrée dans le rêve.
9La nature et les images qu’elle suscite sont beaucoup moins présentes dans les récits de la seconde partie du xxe siècle. Elle n’a pourtant pas entièrement déserté les usines [21]. Dans le sud de l’Italie, elle est même encore très proche durant les années 1960-1970?: «?Dans l’usine nous avions aussi toujours des poules dans les pattes, parce que “la mescia” [la femme du patron] en élevait une bonne douzaine?», écrit Tommaso Di Ciaula à propos d’une petite entreprise de mécanique [22]. C’est une nature qui franchit les enceintes et se rappelle aux ouvriers?: Tommaso est piqué par une guêpe devant son tour mécanique?; à la cantine, il retrouve un chat gris tenant un lézard dans sa gueule?; dans les vestiaires, «?il n’était pas rare de se trouver un serpent entre les pieds les jours d’été, le soir une grenouille?»?; un oiseau entre dans l’atelier, «?du coup nous voici le nez en l’air à regarder?» [23]. La nature est encore source de rêverie. Sur ce point, Di Ciaula se rapproche de Navel?; aussi rêveur que lui?: «?ils m’appellent le “pouête”, le poète. Le rêveur. C’est mauvais de rêver [24]???». Ses rêves sont ceux d’une campagne encore proche dont les odeurs et les couleurs lui sont d’autant plus précieuses que l’industrialisation progresse dans ce sud de l’Italie jusqu’alors très rural?: «?Souvent je rêve à la ferme de mes grands-parents [25]?», aux trois arbres gigantesques, à la mule et à la chèvre. Les animaux proches – grenouille, serpent, chat – suscitent en lui des images nostalgiques de liberté enfantine. Le jardin de l’usine, les lauriers-roses, un olivier, l’herbe de la pelouse offrent des prises à ses méditations passagères. Ces échappées imaginaires l’incitent à quitter le chemin de l’usine, à bifurquer et retrouver le «?parfum de marguerites, de roquette, de mousse [26]?». Mais les rêves de campagne s’entremêlent aux violences du métal, à l’agression des machines, et accentuent un sentiment d’enfermement.
10Deux contraintes s’opposent chez Di Ciaula et Navel?: celle, opaque, des espaces clos et de la discipline d’usine, où le rêve a une fonction d’échappée hors des lieux?; et celle d’un travail dur mais complet, où peut s’épanouir un geste conscient de lui-même dans une nature offerte aux compensations oniriques. Entre les deux guerres, pour Navel, la nature permet encore cette échappée?; il deviendra d’ailleurs apiculteur. Pour Di Ciaula, dans les années 1970, le rêve de nature n’est plus que nostalgie. Leurs itinéraires témoignent, à distance, du passage du temps des ouvriers paysans à celui des ouvriers d’usine coupés de leurs attaches rurales. Deux univers techniques et sensoriels, vécus ici en opposition. Ce que les cheminots vivent à leur manière. Si la nature est une prolongation de leur travail sur les locomotives à vapeur, ce n’est plus le cas lors du passage à l’électricité?; le changement technique engendre un autre registre de sensations. Les rails, les poteaux sur le côté, les caténaires au-dessus?: les conducteurs ont le sentiment d’être dans «?une cage tout en longueur [27]?» qui les coupe du paysage avec lequel ils ont perdu le contact. L’expression des rêves de nature marque donc une double distance culturelle. Car si elle tient d’abord à la situation historique, elle dépend aussi de la personnalité des auteurs?: il y a des ouvriers plus près de la nature que d’autres, plus sensibles aussi à la venue des images. Par l’intense travail d’écriture qu’ils s’imposent et par la tonalité poétique de leur récit, Georges Navel ou Marguerite Audoux laissent une place naturelle à l’expression du rêve. C’est aussi le cas de Di Ciaula. Mais en rappelant que ses rêves suscitent des remarques ironiques chez les autres ouvriers, il souligne aussi la distance culturelle que son témoignage l’oblige à prendre.
Le plaisir du geste
11Restons avec Georges Navel. En plus de la nature, il trouve d’autres sources à ses rêves. Pas seulement dans un au-delà, mais dans une présence obstinée aux choses. Le mouvement des mains, le contact des outils, la surface des objets, tout est pour lui objet de rêverie. Et si elle garde en partie le sens d’évasion que lui procurait le spectacle de la nature, cette rêverie tient surtout à un émerveillement du geste. Par son extrême attention, Navel fait naître en lui une forme de conscience «?sur-éveillée?». Il s’arrime aux détails des branches de cerisiers, à la «?disposition des bouquets?», au mouvement des doigts, au «?tact et à la vue?» [28]. Toute tâche, si humble soit-elle – ouvrir un placard, éplucher des pommes de terre, saler la soupe –, exige que son esprit s’y plonge. Terre, fruit ou métal, tout sollicite la perception, le jeu des sens. À l’usine de Citroën, il engage dans les gestes précis du limage la même attention que dans les arbres, la même «?disponibilité nerveuse?», ce souci de ne «?faire qu’un avec le métal, se marier, n’être qu’avec lui, être en relation constante avec le grignotage de la petite râpe, l’enregistrer, le mesurer à l’intérieur?» [29]. La «?satisfaction des mains?», leur intelligence, lui offre de nouveaux «?motifs de rêverie?» [30]. Cette rêverie ne coule pas «?comme un songe [31]?»?; elle vient au contraire d’une disposition attentionnelle longuement pratiquée, résultat d’un effort pour accentuer la présence des choses.
12Mais le geste peut susciter la rêverie quand il est au contraire presque inconscient de lui-même. Ces expériences, même brèves, laissent des traces chez ceux qui les vivent. Suffisamment du moins pour en faire état. Louis Oury, par exemple, décrit dans les années 1950 cette capacité à se laisser porter par l’outil?; s’en détacher presque?; s’en remettre à sa volonté. Dans le feu et les étincelles, le chalumeau semble avancer tout seul sur la tôle à découper?; il «?roule?». Alors «?la pensée s’évade mais sans vagabonder pour autant, car il faut surveiller la découpure [32]?». L’attention prolongée de Di Ciaula face à son tour fait surgir une vision de machine «?fantastique?»?: l’eau qui refroidit le mandrin devient «?cascade?», les cavités de métal «?une très belle grotte marine?»?; «?Autour de moi je ne vois personne, il me semble même entendre les oiseaux de mer et les cris des filles?» [33]. Des gestes simples en apparence engendrent des états de conscience semi hypnotiques?: «?Pendant que le foret, refroidi par un liquide blanchâtre, pénètre dans l’acier en fumant, comme un cautère dans une chair tendre, ses yeux sont fixes, son esprit est ailleurs [34].?» Les couleurs, la vitesse, la fumée contribuent à modifier la perception des choses et provoquent le rêve. Le déclenchement de ces images est d’importance. Car si dans le geste du perçage il y a sans conteste une volonté de puissance, une jouissance de voir l’outil traverser sans effort la tôle épaisse, cette volonté et cette jouissance ne sont pas sans ambivalences. La rêverie prend appui sur ce que Bachelard qualifie de «?substitution par l’imagination d’un complément de matière [35]?»?: ici, le déplacement de la matière inerte à la matière vivante, de la dureté de l’acier à la tendresse de la chair. Ce déplacement est propre à la plongée dans l’objet travaillé et accompagne un parcours subjectif. Autre exemple, issu du travail du cuir?: «?J’aimais mon métier, mais j’apportais une tendresse particulière à confectionner une chaussure de femme. Je caressais l’escarpin à haut talon, ciselé pour un petit pied cambré. Suivant la ligne mentalement, j’enserrais de la main la cheville, découvrant le mollet nerveux, la jambe svelte d’une femme belle et douce, inconnue à jamais, à qui je faisais l’hommage de cette parure [36].?» Décrites par des hommes, ces prolongations imaginaires de la matière travaillée ont souvent des connotations sexuelles. Parce qu’elles reposent sur les métaphores de la possession, de l’appropriation?; qu’elles renvoient à la chair, à la peau, comme celle de la chaussure travaillée?; ou bien qu’elles font écho à d’anciens rapprochements entre femmes et machines [37]. En usine, la rêverie prend souvent ces détours. C’est ce que montrent les rêves de Charly Boyadjian, ouvrier dans une filature au cours des années 1970, retrouvant avec la répétition monotone des raccords de fils cassés le souvenir des plaisirs partagés avec une femme?: «?Les rattaches, domaine réservé à la rêverie, j’aime bien rêver, colorer le noir. Je pense à Jacqueline [38]…?» Le travail de nuit, la conversation entre hommes accentuent encore la venue des fantasmes. Rêves de femmes, rêves de chair. Rêves de cuisine, aussi. La faim fait survenir des images de «?daube?», de «?petite piquette fruitée?»?; au milieu des machines, l’enchaînement des gestes entraîne celui des sensations et provoque des mouvements involontaires?: «?je mâche du vide […], je mange de la fumée?»?; «?Les plats se succèdent dans ma tête, je refais des banquets […]. Je m’installe sur les cartons et je rêve?» [39]. Au geste machinal que lui impose l’usine, Boyadjian, rêveur volontaire, oppose son propre univers de réflexes, de sensations entretenues par l’habitude, son savoir-faire de cuisinier. Les saveurs des plaisirs sexuel et culinaire sont les contrepoints imaginaires à l’univers mécanique. Métamorphose du travail dont le rêve transfigure les matières et les objets, change la brutalité et la froideur en appétit de vivre.
Le sommeil de l’usine
13À l’usine, pour les ouvriers postés devant une machine – depuis l’entre-deux-guerres jusqu’à nos jours –, la survenue des images et le vagabondage de l’esprit trouvent leur source dans la répétition de mouvements identiques. Ici, le rêve prend une forme différente des précédentes?: il est tout à la fois une pente immédiate de la conscience, anesthésiée par le rythme des machines et des gestes, et une part interdite par l’organisation du travail, le salaire aux pièces, la sécurité. La concentration exigée par le travail entraîne une dissipation de l’attention. Simone Weil a décrit, avant la Seconde Guerre, cette double contrainte du travail posté?; fatiguée, tenaillée par des migraines persistantes, elle lutte contre l’inattention et les pensées désordonnées pour maintenir le rythme imposé par le chronométreur?: «?j’ai essayé d’aller vite, mais je me surprenais sans cesse à retomber dans la rêverie [40]?». Elle se contraint, essaie de donner à ses gestes un rythme uniforme, mais la monotonie l’empêche de retenir ses rêveries, auxquelles elle «?se laisse aller?» machinalement. Elle «?pense à bien des choses?», puis brusquement se réveille et s’inquiète de ses pièces?: «?combien est-ce que j’en fais???» [41]. Simone Weil le répète?: il faut se contraindre à ne pas rêver. Navel a également connu cet effacement de l’attention dans le travail en usine. Lorsque la concentration n’est plus possible, il rumine, «?le corps est moins fou que l’esprit?», dit-il. Ses mains lui échappent et continuent d’«?agir dans une vie qui ne [le porte] plus?» [42].
14C’est aussi ce qu’éprouvent les ouvriers des grandes usines automobiles des années 1970, bercés par un lent mouvement d’ensemble qui enveloppe hommes et machines. Les témoins du travail sur chaîne ont tous décrit l’état d’anesthésie que provoquent l’allure régulière des convoyeurs, le manège des pièces sur les balancelles, la continuité des gestes répétés. Alors qu’il s’attendait à une frénésie, une saccade de mouvements rapides, une intensité nerveuse, Robert Linhart est saisi par la lenteur de l’atelier, la viscosité du temps continu?: «?C’est comme un long glissement glauque, et il s’en dégage, au bout d’un certain temps, une sorte de somnolence, scandée de sons, de chocs, d’éclairs, cycliquement répétés mais réguliers. […] Je me sens progressivement enveloppé, anesthésié. Le temps s’arrête [43].?» Le grand atelier de montage, comme l’usine de filature de Boyadjian, fait se télescoper deux univers sensoriels qui sont aussi deux temps du travail?: celui des chocs, des irruptions, des cris, des coups, des avertissements sonores?; celui de la répétition, de la fluidité. L’expérience subjective diffère selon qu’elle se rapporte à un univers ou à un autre. L’usure surtout n’a pas le même sens. Celle que provoque le grand mouvement de la chaîne s’apparente à des états de rêve éveillé, de demi-conscience. Anesthésie, lenteur, «?léthargie du cerveau [44]?», flottement?: les mêmes mots reviennent pour décrire une forme d’absence à soi-même, au temps, et même à l’espace, dont Linhart souligne à plusieurs reprises qu’il peut finir par se limiter à sa seule personne [45]?: «?C’est comme une anesthésie progressive?: on pourrait se lover dans la torpeur du néant et voir passer les mois – les années peut-être, pourquoi pas [46]???» Ces rêveries sont, cette fois, celle d’un «?somnambule?», comme le soulignait déjà Navel [47]. Dans cette torpeur générale persistent des engagements plus rudes, des moments de lutte contre la machine, les fils à rattacher, les caoutchoucs à marteler, les interpellations, les cris?; les débuts difficiles aussi, la rudesse des acquisitions, les gestes simples mais résistants qui sollicitent tous la présence de l’ouvrier. Tout change en revanche après les phases d’apprentissage. La rébellion des matières, des outils et des mouvements, tout est alors dévoré par l’assoupissement auquel les hommes finissent par céder?: «?Ah, se lover dans sa routine, ménager ses forces, accepter l’anesthésie […], le vrai péril est là. L’engourdissement [48].?» La «?petite sphère de liberté?» dont parle Linhart se déploie dans l’atmosphère engourdie des gestes automatiques?: «?Je regarde autour de moi, j’observe la vie de mon bout d’atelier, je m’évade en pensée, laissant juste un petit coin de tête en veilleuse pour détecter les défauts de peinture?» [49]. Au contraire de ce que Navel découvrait dans l’attention volontaire aux choses – une vigilance résolue qui excitait les perceptions et la conscience des gestes –, l’expérience hypnotique que décrivent les ouvriers sur chaîne est celle d’une dissolution de cette conscience. Les images suscitées ne se formulent pas en rêves?; l’esprit semble au contraire se décomposer en une suite d’impressions incontrôlées?: «?L’atelier. La fin des conversations. Le temps passe lentement. Les pensées floues partent d’un thème, se fixent sur un désir, repartent ailleurs au milieu des gestes à accomplir [50].?»
15La torpeur générale installe une fatigue que depuis longtemps les sociologues ont décrite. Une usure sourde, dont le sens subjectif s’exprime aussi par l’image et le rêve. Le travail de nuit et les premières heures du matin troublent les perceptions et les repères, mêlent rêve et réalité?: «?La fatigue s’installe de façon sournoise après minuit. La rêverie nous transforme en automates. Les gestes se contrôlent mal, se saccadent. Mes bras deviennent mous. Relancer les fils devient de plus en plus pénible […]. J’ai mal au crâne, des pensées surgissent, s’enchevêtrent dans un curieux désordre. Je me vois avec Sylvie, puis le film enchaîne sur un copain, passe de l’été à l’hiver [51].?» Le sommeil, parfois la baisse de l’activité la nuit accentuent encore la longueur des heures. Boyadjian a bien décrit ces états pénibles où le rêve survient lors d’un moment calme?; puis c’est le soubresaut violent du réveil, semblable à celui qu’a connu Simone Weil?: «?Je hais les nuits où, n’en pouvant plus, je m’endors au milieu des machines. Les réveils cauchemardesques où je retrouve d’un coup le bruit et le mal à la nuque dû à une position inconfortable [52].?» Étourdissement, continuation du rêve?; la succession des images ramène Boyadjian à son enfance?: «?j’ai franchi des chemins de terre, traversé une petite rivière pour arriver au hameau qui porte le nom de mes grands-parents polonais [53]?». Images de nature?: «?le doux parfum de l’eau dans l’air sec…?»?; images de femmes?: «?la jambe d’une jeune cousine éloignée serrée contre la mienne m’excite?»?; images d’alcool?: «?vodka, vodka?».
16Et quand il faut dormir vraiment, le matin chez soi, l’usine perdure dans les rêves des ouvriers épuisés. Bachelard a souligné cette persistance des matières dures, des corps solides dans l’esprit de celui qui ne parvient pas à dormir [54]. Linhart combat ces «?objets d’insomnie [55]?» qui le poursuivent encore dans son lit?: «?Je suis chez moi, au lit. Je songe avec violence à des choses douces, de la soie, la peau d’une femme parfumée, rejeter tout cela, la poussière, le caoutchouc, le métal, le gris, le vacarme, je rêve d’une peau dorée, je m’immerge dans ma fièvre, je plonge dans une fantasmagorie de soleil et de mer, de brisure chaleureuse, haletant de l’envie d’autre chose dans les draps déjà baignés de sueur [56].?» Navel, trente ans auparavant, a dit la même chose à propos de son expérience chez Citroën?: «?Je m’endormais enfin près d’elle dans un bonheur de feuilles, de lianes, de mer, de pays de soleil, mais souvent je continuais de tourner avec l’usine. Anna savait encore mieux que moi ce que peut devenir le sommeil d’un gars de la mécanique [57].?» Les cauchemars poursuivent Di Ciaula, qui se voit tuer des «?gens?» de l’usine, puis compte les tubes qu’il manipule à longueur de journée?: «?je comptais, je comptais. La frayeur m’a réveillée [58]?». Marie-France Bied-Charreton, établie dans les années 1970, rappelle aussi cette persistance de l’usine?: «?emprisonnée dans un cauchemar atroce?», le repos «?s’avère introuvable?» [59]. Rêves agités des ouvriers, «?rêves angoissés?» par le travail [60]. Le gars de la mécanique, et plus encore celui de l’usine de montage moderne, doit retrouver les images des rêves apaisants. Il n’est pas sûr qu’il y parvienne s’il reste trop longtemps dans la torpeur quotidienne de l’atelier. C’est le cas de François, dans son usine de filature, décrit par Boyadjian. Quinze ans de travail de nuit, puis le travail au noir la journée?: François travaille en dormant, les yeux fermés, la bouche légèrement ouverte, il passe en somnambule entre les machines sans les heurter. On ne nous dit pas s’il rêve [61].
17***
18Les rêves dont font mention les ouvriers dans leurs récits renvoient à des univers sensoriels et à des conduites perceptives propres à un type d’activité, à des habitudes, des procédés techniques?; des univers et des conduites qui permettent de comprendre l’élaboration de ces images, leur récurrence et leurs variations. On l’a dit, les ouvriers de l’entre-deux-guerres, par exemple, ne rêvent pas tout à fait à la même chose, et pas tout à fait de la même manière, que ceux des années 1970.
19Suivre les notations du rêve nous introduit aussi aux modulations subjectives de la présence au travail. L’activité, quelle que soit sa nature, mobilise en effet des états de conscience divers, allant de l’attention soutenue au sommeil?; l’espace-temps du travail apparaît hétérogène et les engagements capricieux. L’activité manuelle révèle ainsi la part d’économie sensorielle dont elle dépend. Le rêve est une voie pour approcher autrement la matérialité du travail et la transformation de ses conditions d’exercice.
Notes
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[1]
J. Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981.
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[2]
De nombreux travaux de sociologie et d’ethnologie du travail ouvrier ont décrit ces pratiques quotidiennes durant le temps de travail. Deux exemples?: P. Trompette, L’Usine buissonnière. Une ethnographie du travail en monde industriel, Toulouse, Octarès, 2003?; C. Brochier, «?Le contrôle du travail par les ouvriers?: analyses à partir d’observations participantes?», Sociologie du travail, n° 48, 2006, p. 525-544. Il faut en outre rappeler l’importance de l’article précurseur de M. Bozon et Y. Lemel, «?Les petits profits du travail salarié. Moments, produits et plaisirs dérobés?», Revue française de sociologie, vol. XXX, 1989, p. 101-127. Et, dans ce numéro, voir l’article de G. Pruvost.
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[3]
M.-C. Latry, Le Fil du rêve. Des couturières entre les vivants et les morts, Paris, L’Harmattan, 2002?; id., «?Les couturières de la nuit?», Terrain, n° 26, 1996, p. 49-68. Les rêves suscités par le travail domestique, le nettoyage par exemple, ont fait l’objet par Gaston Bachelard d’une description, reprise par Simone de Beauvoir?: G. Bachelard, La Terre et les Rêves du repos, Paris, José Corti, 1946?; S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe II (1949), Paris, Gallimard, 1976, p. 261-262.
-
[4]
Le corpus sur lequel nous nous appuyons comprend les textes autobiographiques publiés au cours du xxe siècle par des ouvriers (mineurs, cheminots, dockers, ouvriers d’usine…). Ces textes sont pour l’essentiel des témoignages de première main?; certains ont été recueillis au magnétophone et retranscrits. Tous retracent le parcours professionnel et politique des auteurs. Le plus souvent d’ailleurs, la politique – le récit des luttes et des engagements – occupe la plus grande part de ces récits, mais le travail n’est jamais absent. En outre, le corpus comprend des textes écrits par des intellectuels ayant fait l’expérience du travail, le plus souvent en usine?: c’est le cas des «?établis?», qui, dans les années 1970, se rapprochent de la classe ouvrière en partageant le labeur des ouvriers. Dans le cadre de cet article, sont donc exclus les écrits autobiographiques des ouvriers du xixe siècle et les œuvres de fiction.
-
[5]
Georges Navel (1904-1993) est d’origine paysanne. Ouvrier itinérant, il exercera de nombreux métiers?; il est lié aux mouvements anarchistes et devient écrivain en faisant le récit de ses expériences. Il est l’auteur de quatre ouvrages autobiographiques?: Travaux, publié en 1945, reste le plus connu. Grâce à une langue très poétique, Navel est parvenu à rendre avec beaucoup de sensibilité le quotidien des ouvriers de l’entre-deux-guerres. Son style très travaillé le distingue des autres témoins de son temps et fait de Travaux un chef-d’œuvre littéraire sans grand équivalent parmi les récits autobiographiques ouvriers.
-
[6]
G. Navel, Travaux (1945), Paris, Gallimard, 1979, p. 84-85.
-
[7]
L. Bourgeois, L’Ascension (1925), Paris, Plein Chant, 1980, p. 93. Lucien Bourgeois (1882-1947) est issu d’un milieu très pauvre. Il naît à Paris et vit à Montmartre. Il occupe différents métiers, ponctués par des périodes de chômage récurrentes. La lecture et le dessin lui servent de dérivatif. Il parvient à rencontrer les auteurs du courant de la littérature prolétarienne et collabore, dans les années 1930, à différents journaux de gauche, en même temps qu’il exerce le métier de magasinier. Il écrira d’autres textes, mais son premier témoignage, L’Ascension, décrit le milieu du sous-prolétariat de la fin du xixe siècle et du début du xxe?; l’errance d’un emploi sous-qualifié à l’autre.
-
[8]
G. Dumoulin, Carnets de route?: quarante années de vie militante, Lille, Éditions de «?L’Avenir?», 1938.
-
[9]
M. Chabot, L’Escarbille. Histoire d’Eugène Saulnier, ouvrier verrier, Paris, Presses de la Renaissance, 1978. Eugène Saulnier est né en 1891. Michel Chabot recueille à la fin des années 1970 le récit de sa vie de verrier dans une usine rurale du Loir-et-Cher. Il y conte les difficultés de l’apprentissage et les déboires de l’usine durant la Première Guerre?; les retours permanents au travail de la terre?; les voyages, aussi, qu’il entreprend vers Paris pour travailler dans d’autres verreries?; enfin, les transformations techniques qui changent petit à petit le métier de souffleur.
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[10]
G. Navel, Travaux, op. cit., p. 88-89.
-
[11]
Ibid., p. 165-166.
-
[12]
Ibid., p. 128.
-
[13]
Ibid., p. 126.
-
[14]
Ibid., p. 102-103.
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[15]
M. Audoux, L’Atelier de Marie-Claire (1920), Paris, Grasset, 2008, p. 212. Marguerite Audoux (1863-1937), ouvrière couturière, est montée à Paris de sa Sologne natale. Elle lit et écrit en secret. Son premier texte autobiographique, Marie-Claire, longtemps travaillé dans l’isolement, tombe par hasard entre les mains de l’écrivain Charles-Louis Philippe (1874-1909), puis dans celles d’Octave Mirbeau (1848-1917), qui l’aide à le publier en 1910. L’ouvrage porte sur la première partie de sa vie, la dureté de son enfance à la campagne, et c’est un grand succès littéraire. En 1920, elle publie un second ouvrage, L’Atelier de Marie-Claire : elle y décrit l’atelier de couture dans lequel elle travaille à Paris, avenue du Maine. Son style épuré lui demande un travail considérable, mais elle parvient à une vérité simple qui fait de ses deux premiers livres des œuvres littéraires à part entière, au même titre que Travaux de Navel. Elle écrira trois autres ouvrages, restés sans succès. L’Atelier de Marie-Claire est un témoignage unique sur les petits ateliers parisiens et le travail féminin de la fin du xixe siècle.
-
[16]
Le livre de Lucien Bourgeois, L’Ascension, paraît chez Rieder en 1925, il est précédé dans le siècle par les deux écrits autobiographiques de Marguerite Audoux, Marie-Claire (Paris, Fasquelle, 1910) et L’Atelier de Marie-Claire (op. cit.).
-
[17]
L. Bourgeois, L’Ascension, op cit., p. 106.
-
[18]
J. Tonnaire, La Vapeur. Souvenir d’un mécano de locomotive, 1932-1950, Paris, JC Lattès, 1982, p. 62-63. Ancien cheminot, Jacques Tonnaire a laissé un seul témoignage autobiographique du métier de chauffeur et de mécanicien des locomotives à vapeur. Son ouvrage se termine sur le passage de la vapeur à l’électricité, dans les années 1950-1960. Une grande partie du livre est consacrée à la période de la Résistance et à la part qu’y ont pris les cheminots.
-
[19]
Ibid., p. 86.
-
[20]
Ibid., p. 69.
-
[21]
La proximité de la nature et les pratiques qui en découlent ont été maintes fois soulignées?; le jardinage comme revenu complémentaire en lien avec les origines rurales des ouvriers a fait l’objet du travail de F. Weber, Le Travail à-côté, Paris, Éditions de l’EHESS, 1989. Voir également O. Schwartz, Le Monde privé des ouvriers, Paris, PUF, 1990?; et l’étude de P. Trompette, L’Usine buissonnière, op. cit.
-
[22]
T. Di Ciaula, «?Tuta blu?» (1978), Arles, Actes Sud, 2002, p. 155. Ouvrier tourneur fraiseur italien, Tommaso Di Ciaula est l’auteur de plusieurs ouvrages. Le seul traduit en français, «?Tuta blu?», s’apparente à une chronique tenue au cours des journées de travail d’un ouvrier d’usine en proie à la révolte et la souffrance que lui inspire sa condition. «?Tuta blu?» fait partie de ces textes autobiographiques dont la tonalité poétique transcende le sujet pour acquérir une véritable dimension littéraire.
-
[23]
Ibid., p. 158, 67, 44, 144.
-
[24]
Ibid., p. 144.
-
[25]
Ibid., p. 28.
-
[26]
Ibid., p. 38.
-
[27]
J. Tonnaire, La Vapeur, op. cit., p. 230.
- [28]
-
[29]
Ibid., p. 244.
-
[30]
Ibid., p. 220.
-
[31]
Ibid., p. 209.
-
[32]
L. Oury, Les Prolos, Paris, Denoël, 1973, p. 85. Louis Oury est un ouvrier chaudronnier. Son récit est celui, autobiographique, d’un parcours professionnel, de l’apprentissage à l’insertion dans les chantiers de Saint-Nazaire dans les années 1950. Louis Oury y décrit longuement les pratiques du métier, les luttes, les grèves qui ont marqué l’histoire ouvrière française à la fin des années 1950 sur les chantiers navals.
-
[33]
T. Di Ciaula, «?Tuta blu?», op. cit., p. 172.
-
[34]
L. Oury, Les Prolos, op. cit., p. 124.
-
[35]
G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté (1948), Paris, José Corti, 2004, p. 50.
-
[36]
R. Michaud, J’avais vingt ans. Un jeune ouvrier au début du siècle, Paris, Éditions syndicalistes, 1967, p. 210. René Michaud (1900-1979) décrit dans son autobiographie la jeunesse des prolétaires parisiens, la pauvreté et la misère dans le XIIIe arrondissement?; puis l’apprentissage du métier de cordonnier – le bouifs –, celui aussi de militant anarchiste. Il est fait prisonnier durant la guerre, qu’il passe dans un stalag.
-
[37]
M. Peyrière, «?L’emprise de la machine à coudre?», in T. Pillon et G. Vigarello (dir.), Communications, n° 81, «?Corps et techniques?», 2007, p. 71-84.
-
[38]
C. Boyadjian, La Nuit des machines, Paris, Les Presses d’aujourd’hui, 1978, p. 105. Charly Boyadjian est ouvrier dans une usine de filature de la Drôme. Son récit autobiographique témoigne de sa colère contre le travail, la fatigue la nuit, l’ennui de l’usine. Il est aussi l’auteur de deux romans policiers.
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[39]
Ibid., p. 114.
-
[40]
S. Weil, La Condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951, p. 86. Simone Weil (1909-1943) est philosophe, chrétienne. Elle s’engage comme ouvrière dans une usine mécanique entre les deux guerres et rend compte de son expérience dans plusieurs textes rassemblés sous le titre La Condition ouvrière. Parmi ces textes, le «?Journal d’usine?» est la chronique minutieuse de son travail posté sur machine-outil. Elle n’épargne aucun détail du travail et apporte un témoignage précieux sur les gestes, les relations entre ouvriers, le caractère de chacun, le rôle des chefs, etc. Son œuvre philosophique est très marquée par une interrogation sur la foi. Elle meurt en Angleterre durant la guerre.
-
[41]
Ibid., p. 220.
-
[42]
G. Navel, Travaux, op. cit., p. 59.
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[43]
R. Linhart, L’Établi, Paris, Éditions de Minuit, 1978, p. 10. Philosophe, Robert Linhart s’établit dans l’usine Citroën à Paris dans le XIIIe arrondissement. L’Établi est le récit de cette expérience dans laquelle il découvre la condition ouvrière, le travail sur chaîne, mais aussi la lutte politique. Robert Linhart écrira d’autres ouvrages, mais L’Établi reste comme un chef-d’œuvre de cette littérature d’intellectuels portés vers l’usine au cours des années 1970.
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[44]
N. Dubost, Flins sans fin, Paris, Maspero, 1979, p. 15. Nicolas Dubost s’établit lui aussi en usine, chez Renault, en 1972. Il devient responsable syndical CFDT et fait pendant quelques années l’expérience du travail sur chaîne et de la résistance ouvrière.
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[45]
L’établi, d’ailleurs, est cet espace d’un seul individu, espace propre…
-
[46]
R. Linhart, L’Établi, op. cit., p. 50.
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[47]
G. Navel, Travaux, op. cit., p. 59.
-
[48]
R. Linhart, L’Établi, op. cit., p. 50 et 52.
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[49]
Ibid., p. 49.
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[50]
C. Boyadjian, La Nuit des machines, op. cit., p. 75.
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[51]
Ibid., p. 54.
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[52]
Ibid., p. 59.
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[53]
Ibid., p. 57-58.
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[54]
G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 74.
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[55]
Ibid.
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[56]
R. Linhart, L’Établi, op. cit., p. 46.
-
[57]
G. Navel, Travaux, op. cit., p. 105.
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[58]
T. Di Ciaula, «?Tuta blu?», op. cit., p. 23, 61.
- [59]
-
[60]
T. Di Ciaula, «?Tuta blu?», op. cit., p. 32.
-
[61]
C. Boyadjian, La Nuit des machines, op. cit., p. 57.