Notes
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[1]
Je voudrais remercier Jean-Pierre Basilien, Gwenaële Rot et François Vatin, sans qui ce texte n’existerait pas.
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[2]
Le montage est le dernier atelier dans le flux de production de l’usine et l’on trouve là le travail à la chaîne tel qu’on se l’imagine souvent. C’est l’atelier le plus peuplé, le plus jeune. C’est aussi là que le travail est le plus difficile, et les conflits y éclatent souvent.
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[3]
Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances/Ivréa, 2002.
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[4]
Le premier à avoir parlé du travail de Büchner en France en le rapportant à l’industrie contemporaine est certainement Georges Friedmann dans le chapitre «?Rythme?» de Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1946 (p. 151).
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[5]
L’étude historique de l’écoute et de la pratique de musique au travail a été entamée par le sociologue anglais Marek Korczynski, «?Music at Work?: Towards a Historical Review?», Folk Music Journal, 2003, p. 314-334.
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[6]
M. Korczynski a également étudié la musique dans le contexte du travail posté, y consacrant une étude ethnographique de grande qualité. Tout lecteur soucieux d’approfondir le sujet trouvera une mine d’informations dans ses travaux. On citera notamment «?Stayin’ Alive on the Factory Floor?: An Ethnography of the Dialectics of Music Use in the Routinized Workplace?», Poetics, 2011, p. 87-106.
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[7]
«?Nous vivons une formidable explosion musicale?: musique non-stop, hit-parade, la séduction post-moderne est hi-fi. Désormais la chaîne est un bien de première nécessité, on fait du sport, on déambule, on travaille en musique, on roule en stéréo, la musique et le rythme sont devenus en quelques décennies un environnement permanent, un engouement de masse. Pour l’homme disciplinaire-autoritaire, la musique était circonscrite dans des lieux ou moments spécifiques, concert, dancing, music-hall, bal, radio?; l’individu post-moderne, au contraire, est branché sur de la musique du matin jusqu’au soir?», écrivait Gilles Lipovetsky il y a déjà près de trente ans («?Séduction non-stop?», in L’Ère du vide, Paris, Gallimard, 1983).
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[8]
Terme argotique qui désigne les vieux soldats, mais aussi les vieux travailleurs immigrés d’Afrique du Nord.
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[9]
Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide, op. cit.
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[10]
Gwenaële Rot, dans ses entretiens datant de 1999 avec des ouvriers du même atelier, avait déjà rendu compte de phénomènes comparables?: «?Rien que pour le choix des musiques l’un veut mettre Johnny et l’autre radio machin. Tu me casses les pieds… alors je mets la radio à fond. Les jeunes amènent leurs postes. Tout ça sur 15 m2. Celui qui est entre deux il pète les plombs. Le chef d’unité il est à peine parti que cela recommence. C’est entre générations aussi, ils n’ont pas les mêmes goûts?» («?Fluidité industrielle, fragilité organisationnelle?», Revue française de sociologie, n° 43-4, 2002, p. 711-737).
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[11]
«?Sur un autre plan, l’aménagement de l’espace de travail a pour effet de réduire la tolérance de l’organisation aux tentatives de modification personnelle de cet espace. Ainsi le développement d’une homogénéisation visuelle et communicationnelle des lieux de travail contribue à réduire les signes distinctifs, la personnalisation de l’espace?: au nom de la “Qualité Totale”, la consigne est donnée de ne pas laisser d’effets personnels le long de la chaîne ou à côté des machines… ou encore des photos libertines?» (Gwenaële Rot, Sociologie de l’Atelier. Renault, le travail ouvrier et le sociologue, Toulouse, Octarès, 2006).
Introduction : le problème de la musique en milieu industriel
1L’atelier de montage de l’usine de Flins produit un son particulier. Ce qui frappe tout d’abord, c’est le brouhaha continu des machines. En tendant l’oreille, on saisit quelques éléments qui se détachent du vacarme indéterminé dans lequel baigne l’atelier. Le premier élément, ce sont les cris des opérateurs qui ponctuent les ânonnements de la chaîne, dont on ne saurait dire s’il s’agit d’interjections ou de hurlements d’animaux. Le second, c’est la musique, qui semble s’intégrer aux bruits de l’écoulement continu du flux. Parfois extrêmement bruyante, jusqu’à couvrir le bruit des machines, elle peut également être à peine décelable sur le poste d’un opérateur plus discret [1].
2La musique donne l’impression d’être parfaitement intégrée dans le processus de production, si bien que, dans certains secteurs de l’usine, des visiteurs extérieurs peuvent se demander si elle est diffusée par la direction, comme dans un supermarché ou dans les rues de certaines villes un peu tristes. Ce sont en fait les opérateurs qui branchent leur poste de radio ou leurs enceintes sur les prises que l’on peut trouver sur les machines qui accompagnent leur travail.
3La musique est partout sur la chaîne de montage, sur laquelle travaillent plus de sept cents personnes. D’un poste à l’autre sont diffusées les musiques les plus diverses. Elles se superposent, se mélangent entre elles et avec le bruit des machines. Certains postes isolés, occupés par des «?anciens?», sont parfois silencieux. Aucun autre atelier de l’usine ne voit se développer un tel foisonnement musical [2]. Cette habitude, initiée par les jeunes, semble être peu à peu adoptée par l’ensemble de la population de l’atelier. Les ouvriers plus anciens, ou ceux qui n’auraient a priori pas tendance à écouter de la musique en poste, se mettent eux aussi, comme par un mouvement de contagion, à apporter une radio.
4J’ai été étonné en constatant l’omniprésence de la musique dans cet atelier où l’on travaille principalement à la chaîne. Quelle est la fonction de la musique dans cette forme archétypale du travail répétitif?? Une réponse possible à cette question nous est proposée par Günther Anders [3]. Travaillant à la chaîne en Amérique dans les années 1940, il développe une théorie selon laquelle la musique de son époque est un reflet de la civilisation industrielle qui la génère. Les riffs du jazz y sont décrits comme des outils qui transforment le rapport au temps des individus en les plongeant dans une répétitivité toute machinique, la «?fureur de la répétition?». Si la musique a donc un rapport avec le travail industriel, c’est qu’elle participe de la vaste entreprise de colonisation des corps et des esprits initiée par le monde de la technique. Les ouvriers écoutant la radio à leur poste de travail ne feraient donc que s’enfoncer encore plus profondément dans le monde de la machine.
5À l’opposé de cette conception, Karl Büchner a développé dans son ouvrage Arbeit und Rhythmus une théorie approfondie du rapport entre musique et travail [4]?: pour lui, la musique au travail est l’apanage des sociétés non industrialisées. L’activité productive y est non seulement agrémentée mais aussi coordonnée par la musique, sous la forme de chants de travail. Ainsi, la civilisation industrielle n’a pas l’exclusivité de l’homorythmie entre travail et musique. Selon Büchner, l’industrie moderne rend même ce rapport impossible, dans la mesure où le rythme du travail y est imposé par les cadences de production?: le travail à la chaîne se caractériserait donc par une perte d’autonomie rythmique.
6Entre ces deux pôles, il est certainement possible de penser un rapport à la musique dans le monde industriel, rapport lui-même industrialisé à travers les différents dispositifs d’écoute qui viennent se brancher sur les machines productives. Les industriels, en fait, se préoccupent peu de l’avenir de l’homme, qu’il soit éloigné de son rapport naturel au travail ou transformé en grille-pain par les efforts conjugués de Henry Ford et Dizzy Gillespie. Le problème qu’ils se posent, à travers les psychologues du travail, consiste à savoir si la musique favorise ou non la productivité et la paix sociale.
«?Moitié boîte de nuit, moitié Thoiry.?»
La genèse floue d’une pratique contestée
7Il fut un temps où aucun beat ne secouait l’atelier de montage?: pas de trémolos de chanteur de raï, pas de refrains vengeurs scandés par les stars du dernier ghetto à la mode. On peut imaginer que les ouvriers chantaient ce qui leur passait par la tête. Mais fredonner pour soi-même une mélodie connue est, on en conviendra, bien différent de l’écouter reproduite avec une exactitude millimétrée par les haut-parleurs d’une chaîne hi-fi [5].
8Les récits varient quant à la période qui a précédé l’arrivée des postes de radio au montage. Certains prétendent qu’il y avait une radio locale, diffusée pour tous. L’arrivée des postes, individualisés, programmés par chacun selon ses goûts, serait alors un énième exemple de la montée de l’individualisme dans l’usine, un individualisme incarné par les jeunes, avec leur désir de progression sociale, tournant le dos aux syndicats et aux anciens mécanismes de solidarité de classe.
9Ce qui s’est vraiment passé est certainement insaisissable, et m’accrocher aux quelques récits lacunaires, lapidaires et contradictoires dont je dispose est certainement insuffisant. Une chose cependant est certaine?: il a bien fallu qu’un opérateur, le premier, se risque à apporter sur place un poste de radio. Il peut être raisonnable de penser que c’était là prendre un risque, car les postes de radio sont encore vus aujourd’hui d’un mauvais œil par une partie de la hiérarchie?: officiellement, ils ne sont que «?tolérés?» (ainsi que le stipulent les «?règles de vie?», placardées dans l’atelier), et ils sont dénoncés par les ergonomes comme une source supplémentaire de bruit, et donc de fatigue au travail.
10À propos de l’arrivée des postes de radio à la chaîne, il y a un point d’accord entre tous?: elle a correspondu à une vague d’embauche de jeunes (entre 2003 et 2005). Il ne faut pas cependant voir ici un lien de causalité suffisant pour expliquer notre phénomène. Il y a certes un lien entre la diffusion des appareils musicaux sur les postes et l’arrivée d’un groupe important de jeunes opérateurs au sein de l’atelier, mais ce lien n’est probablement pas à même d’épuiser notre problématique [6].
La musique, une affaire de générations??
11Il n’est certainement pas nécessaire de souligner que la jeunesse de notre siècle, à l’image de celle du siècle dernier, a un rapport particulièrement intense à la musique. La multiplication des supports musicaux, ainsi que celle des outils capables de les lire dans toutes les configurations possibles, va dans le sens d’une intensification de ce rapport. Les jeunes écoutent beaucoup de musique, partout, tout le temps [7]. Ils développent même, diront certains, une forme d’allergie au silence. On constate que les jeunes ont tendance à se rendre sourds en poussant au maximum tous les boutons de volume qui leur tombent sous la main. La jeunesse, maladivement excessive dans tout ce qu’elle entreprend, aime et écoute la musique sans modération.
12La musique à la chaîne est-elle une des retombées de cette «?explosion musicale?»?? Certainement, et il nous faut nous intéresser à la façon dont cette tendance macrosociologique s’incarne dans un lieu aussi spécifique qu’un atelier de montage.
13Il est clair que les «?anciens?» (catégorie floue qui peut désigner aussi bien les chibanis [8] de plus de 50 ans «?sortis de chaîne?» que les trentenaires embauchés il y a plus de cinq ans) écoutent moins de musique que les jeunes (moins de 30 ans et moins de cinq ans d’ancienneté). Ils n’en écoutent pas autant, et pas de la même façon. Ce n’est pas seulement le genre musical qui change (chanson française, rock classique, musiques traditionnelles africaines versus rap, R&B, techno, raï, reggae), ou le volume. Deux différences importantes ont été soulignées lors des entretiens.
141) Les anciens écoutent plus volontiers la radio que leur propre programmation musicale (CD ou MP3)?:
Les anciens, ils écoutent la radio. Pour avoir un fond sonore. Ils mettent pas fort. Sur chaîne, y a plus de bruit, les jeunes mettent plus fort (un jeune opérateur hors chaîne travaillant avec des anciens).
162) La musique est pour eux un pis-aller en l’absence de camarades avec qui «?déconner?»?:
Avant y avait plus d’ambiance, avec les anciens. On discutait, on rigolait, y avait moins de radios, on avait pas besoin vu qu’on rigolait. Maintenant, on se sent un peu seul, j’ai ramené ma radio, et je passe la journée à écouter la radio (un jeune opérateur en chaîne, se définissant comme «?ancien?»).
18On peut facilement interpréter la préférence des anciens pour la radio dans les termes de la théorie de Gilles Lipovetsky sur la musique comme révélateur de l’individualisme post-moderne [9]?: les anciens ne seraient pas encore totalement «?narcissiques?» ni «?post-modernes?», dans la mesure où ils préféreraient l’hétéronomie de la radio, dont la programmation est subie, à l’autonomie de la chaîne hi-fi, qui diffuse la musique choisie par l’auditeur. Un responsable «?Progrès?», ancien opérateur, a eu il y a quelques années l’idée d’interdire totalement les postes individuels pour les remplacer par une radio locale qui aurait diffusé de la musique et des informations concernant le département montage. À l’origine, il avait été chargé par le chef d’atelier de rédiger les règles de vie, parmi lesquelles figurent l’interdiction des MP3 et téléphones et la règle de tolérance pour les postes de radio?: «?Il y en avait vraiment trop.?» Il a proposé de les interdire pour les remplacer par une «?Radio-Flins?», «?avec de la musique, mais aussi des interviews des gens qui travaillent ici, des annonces de la direction…?».
19Ce projet a été refusé par le chef de département, lequel redoutait qu’une telle mesure n’entraîne une détérioration importante du climat social. On peut donc faire l’hypothèse que ce n’est pas seulement le fait d’écouter de la musique qui importe aux jeunes, mais le fait d’écouter la musique qu’ils veulent, celle qui leur plaît à eux, et pas à leur voisin.
La musique comme affirmation de soi
20J’en arrive alors à la première interprétation du phénomène de l’écoute de la musique en poste, qui est celle de l’affirmation de soi par l’identité musicale. Ici, le modèle caricatural à travers lequel on peut penser l’écoute de la musique est celui des jeunes «?impudents?» qui diffusent de la musique sur des appareils portables dans les transports en commun, faisant profiter tous les usagers de leurs goûts en matière de musique (dans la tradition américaine du ghetto blaster). La musique n’est pas ici destinée uniquement à celui qui la choisit, mais elle ne vise pas pour autant un partage consenti par tous les auditeurs?; elle est le symbole d’une affirmation forte de soi. En imposant à autrui ses goûts musicaux, on exerce une violence sur lui. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas?; on pourrait dire que, dans ce cas précis, ils s’imposent. Comme ailleurs, il y aurait les auditeurs qui soumettent et ceux qui se soumettent, les leaders et les «?victimes?». C’est l’hypothèse que l’on peut dégager du témoignage d’un des opérateurs interrogés?:
–?On a installé une radio hier pour avoir un fond de musique. On met pas trop fort parce qu’il y a un poste à côté, et de l’autre côté, en Se8, des fois c’est moitié boîte de nuit, moitié Thoiry… Y a un peu de tout, raï, rap, techno, un peu toutes sortes de variétés. Quand c’est des musiques à répétition, ça me gêne un peu.
–?Et comment on fait quand quelqu’un écoute trop fort ce genre de musique??
–?En Se6, je suis allé voir une fois, deux fois la personne, après je fais avec. Nous, on écoute plutôt de la variété française ou étrangère, j’aime pas trop le rap.
22Un autre exemple, sur un mode plus amical?:
Parfois Ali gueule que le poste en amont est trop fort, et se moque du raï en faisant des youyous et en imitant le vibrato caractéristique de ce type de chant. Plus tard, Ali dit à Stéphanie de suggérer à son camarade mélomane de jeter son poste à la poubelle. «?Viens toi-même l’y mettre?», répond l’autre (notes de terrain, jour 3).
24Ou encore?:
Rachid se glisse derrière Houcine, qui écoute du raï à fond, et lui fait?: «?Woh?! C’est pas bientôt fini cette musique de bougnoules??!?» (Notes de terrain, jour 4.)
26Ce qui se joue, c’est bien une lutte entre les auditeurs [10], dont certains imposent plus ou moins sciemment aux autres une musique qu’ils ne souhaitent pas entendre ou, tout au moins, qui ne correspond pas à leurs goûts. Il y a donc une négociation permanente parmi les opérateurs, entre la capacité de tolérance de ceux qui subissent la musique et la capacité de nuisance (supposée) de ceux qui l’imposent. Ces goûts peuvent exprimer des préférences personnelles, mais aussi des identités de groupe. Parfois, de véritables conflits éclatent, comme le relate un chef d’unité?:
Par exemple, j’ai eu un conflit au sein de mon unité entre beaucoup de musulmans âgés et des jeunes qui écoutent du rap. Les vieux mettent leurs prières à fond pendant une heure et quart, et arrêtent les postes des jeunes. Alors je viens, je baisse…
28On voit ici que, derrière la musique, le type de diffusion agit comme un message identitaire?: au-delà de la lutte entre prières et hip-hop se manifestent deux appartenances antagonistes. L’enjeu, c’est l’aménagement par les opérateurs de leur poste de travail au moyen de la diffusion d’un ensemble de signes qui, par leur forme ou leur contenu, engendreront un environnement agréable ou non pour leurs collègues.
La musique face à la hiérarchie?: «?lâcher la laisse?»
29Imposer sa musique aux autres, c’est leur imposer sa culture, sa personnalité. C’est s’affirmer, pas seulement face aux autres opérateurs, mais aussi face à la hiérarchie. Dans notre atelier, il semble communément accepté que, en cas de visite de l’usine, la musique devra être baissée, voire complètement éteinte. Les visites de personnalités importantes sont fréquentes. Il peut s’agir de visiteurs extérieurs, ou tout simplement de supérieurs hiérarchiques. Les anciens se prêtent au jeu en enfilant leurs «?vêtements image de marque?» et en baissant le volume sonore des postes de radio. Les jeunes, tout au contraire, semblent afficher un comportement non conforme avec l’aspect policé et consensuel qui doit être celui de la chaîne en cas de visite. Leur musique et leurs habits sont donc comme une protestation à l’encontre de l’uniformité qui devrait faire loi [11].
30Laisser la radio à fond ou protester contre la baisse imposée du volume en cas de visite est un moyen comme un autre d’embarrasser son supérieur hiérarchique direct. La première fois que j’ai visité l’usine, accompagné de deux consultants, et alors que nous étions tous trois en costume-cravate, j’ai été frappé par le nombre de postes de radio et j’ai donc observé avec certainement un peu trop d’insistance un fragment de la chaîne d’où provenait de la musique. Voici ce que j’ai noté après la visite?:
J’ai également cru voir quelque chose qui confirme que la musique était source de tensions?: un ancien a baissé le volume du poste lorsque nous sommes arrivés à son niveau, et les jeunes ont eu l’air de protester assez vivement.
32J’ai eu l’impression étrange d’avoir assisté à une petite saynète destinée aux visiteurs.
33La musique n’est pas dénoncée par la hiérarchie comme frein à la productivité, mais elle est pointée du doigt à travers le prisme du sujet le plus consensuel dans l’usine, celui de la santé. Si l’on interdit la musique dans certains départements, c’est parce qu’elle diminuerait la concentration des opérateurs, pour qui l’inattention peut être une source de danger mortel (un opérateur à propos de la musique au montage?: «?Ils ont pas d’excuse pour l’interdire. Y a pas de risque?»). De même, on dira que la musique est une source de fatigue supplémentaire, et donc qu’elle augmente la pénibilité du travail pour les ouvriers.
34Pour certains cadres, la musique ne semble pas aller dans le sens d’une efficacité maximale de l’opérateur. Ainsi, un chef d’unité du département logistique parle en ces termes des jeunes du montage?: «?La musique est à fond, les gars dansent en bord de chaîne… on a du mal à dire que la qualité est là.?»
35Comme cela a été indiqué plus haut, il serait très difficile à la hiérarchie d’interdire la musique au montage. Elle s’est imposée jusqu’à être tolérée, jusqu’à être considérée par les opérateurs comme une sorte d’acquis social, obtenu en reconnaissance de la dureté de leur travail. Pour eux, la musique est une contrepartie qui leur est due, un confort qui leur permet de supporter la pénibilité notoire de leur tâche?:
S’ils veulent interdire la musique, ça se fera pas, y aura trop de conflits. Au montage, y a plus de monde, par rapport aux autres départements, ils ont pas d’excuse pour l’interdire. Y a pas de risque. Au montage, ils lâchent un peu la laisse, parce que c’est dur (opérateur, montage).
Ils savent que le montage c’est dur, donc ils tolèrent la musique. C’est le truc le plus dur (opérateur, montage).
37L’encadrement confirme l’idée que la musique a droit de cité au montage, contre son gré, et que la dureté du travail impose cette concession?:
Pendant sept heures à faire la même chose, si on leur enlevait ce droit, ils seraient pas contents (faisant-fonction monteur, montage).
La musique, on apprend à vivre avec… 99?% on est contre. La direction n’impose rien mais tolère, parce que les jeunes se sentent en prison, sinon (chef d’unité, montage).
39On comprend donc pourquoi la musique fait l’objet d’une certaine tolérance de la part de l’encadrement, bien qu’elle ne corresponde pas à son idéal de concentration, de sobriété et d’uniformité.
40De leur côté, comment les opérateurs décrivent-ils l’impact de la musique sur leur travail?? Bien entendu, ils développent des interprétations différentes de celles de leur encadrement?:
La musique, c’est pour passer le temps, avoir une meilleure ambiance, ça permet de mieux bosser […]. Ça aide beaucoup, la musique, elle nuit pas à la concentration, tout le monde peut faire quelque chose en écoutant de la musique.
42Un opérateur m’a confié que la musique lui permettait de ne pas avoir à subir «?les tonnes de petits bruits?» de l’usine. Il s’agit donc de reprendre une forme de contrôle sur son environnement sonore.
43La question est ici celle de l’impact de l’écoute de musique sur la production. Les opérateurs et l’encadrement ne s’affrontent pas sur le thème du confort des ouvriers ou de la productivité (même si cette idée est présente)?; il s’agit pour eux de savoir si le travail supporte le détournement d’attention introduit par la musique, tout en restant à un niveau satisfaisant de qualité dans la production.
44***
45L’écoute de musique à la chaîne revêt des formes diverses, et peut se motiver de bien des façons. Selon les acteurs, et selon les moments, elle prend un sens ou un autre?: outil d’affirmation de soi par rapport aux autres opérateurs pour certains, elle peut devenir un enjeu d’oppositions culturelles ou sociales, ou encore un moyen de résistance aux contraintes du travail. Elle peut donc être considérée comme un révélateur des différentes tensions sociales qui traversent l’usine. Ainsi, le fait qu’ouvriers et hiérarchie s’opposent à propos de ses conséquences sur la qualité de la production révèle des divergences de points de vue autour de l’organisation du travail. La question est donc celle du résultat de l’autonomie laissée aux opérateurs pour l’aménagement sonore de leur poste.
46Il y a entre les musiques de la chaîne d’aujourd’hui et les chants de travail observés plus classiquement une série de différences notables. La première remarque que l’on peut faire concerne l’individualisation de la production de musique. Ce n’est plus un chant en commun que l’on entend dans les usines, mais une série de mélodies aussi diverses que possible, produites par des dispositifs techniques appartenant à des individus ou à des petits groupes de travailleurs.
47La seconde remarque porte sur la concurrence rythmique, qui s’exerce non plus entre la musique produite par l’homme et le travail industriel, mais entre des machines. Le rythme de la musique issue des machines que sont les mini-chaînes hi-fi des opérateurs ne recoupe pas nécessairement celui des machines de l’atelier. Ce problème ne se pose que dans la mesure où ces musiques ne sont plus émises sur le lieu de travail, et où elles n’ont plus pour vocation d’accompagner le travail.
48De plus, comme nous l’avons vu, la division des points de diffusion de musique, et la diversité des sonorités produites sur les postes de travail, rend presque inévitables une concurrence entre ces postes de diffusion, une bataille pour l’occupation de l’espace sonore. Derrière ces confrontations musicales on perçoit la trace de différentes oppositions, culturelles, générationnelles, voire religieuses, entre les travailleurs de l’usine. La bande-son du travail industriel dans l’usine du début du xxie siècle n’est en aucun cas fixée d’avance, que ce soit par le rythme du travail lui-même ou par une quelconque nécessité culturelle qui pousserait les opérateurs vers tel ou tel type de musique.
49Cependant, la musique de la chaîne contemporaine semble avoir partiellement retrouvé la fonction de la musique produite par les divers groupes de travailleurs du monde préindustriel décrits par l’anthropologie. Il s’agit d’aménager la répétition, de la rendre agréable?; non plus se perdre dans le rythme du travail sublimé en mélodie mais le concurrencer par une musique produite à l’extérieur du contexte de travail. Pour cela, les opérateurs introduisent dans le travail répétitif une autre boucle rythmique, qui va se couler dans celle du travail ou bien s’y opposer. En cette matière, chacun a son avis, en fonction de ses préférences esthétiques mais aussi de la perception d’une certaine correspondance «?objective?» entre la forme de musique et l’activité industrielle (comme c’est le cas pour la techno). C’est ce qui rend possible la coexistence de deux discours, celui d’une hétérogénéité des rythmes qui troublerait le travail et celui d’une musique reflétant et accompagnant le geste de travail sur le plan sonore.
50La musique devient un enjeu de conflits quand chacun a la possibilité de produire une musique d’un volume sonore et d’une élaboration importants grâce à des appareils de diffusion d’œuvres enregistrées. Elle est donc largement une affaire de choix, de préférences. Chacun choisira celle qui lui apporte le plus dans son travail, selon la fonction qu’il lui attribue. La musique, selon qu’on l’utilise pour s’évader, pour se plonger dans son travail, ou pour exprimer sa singularité, n’est pas nécessairement la même. Par conséquent, on voit que l’on peut trouver dans des traditions très profondes d’écoute et de production de musique au travail des clés pour comprendre l’écoute de musique à la chaîne, sans pour autant que cette filiation permette d’en épuiser le sens.
51L’écoute de musique pour accompagner le travail n’est certainement pas un phénomène nouveau. Ce qui est peut-être nouveau, c’est la façon dont les opérateurs diffusent et investissent la musique depuis leur poste de travail. En effet, là où la production de musique suffisait à l’ouvrier primitif tel que le décrit Büchner pour transformer son travail en «?jeu d’enfant?», l’opérateur contemporain, lui, n’en attend plus seulement l’apaisement de la douleur et de l’ennui du travail. La musique tire une grande partie de son intérêt du fait qu’elle est choisie par lui. Elle participe donc d’une personnalisation de l’espace de travail, au même titre qu’autrefois on affichait des images de femmes nues sur son casier. À la différence près que la diffusion de la musique n’est par définition pas limitée à celui qui la choisit (l’utilisation d’écouteurs étant prohibée pour des raisons de sécurité). Comment aménager la temporalité répétitive du travail au bord du flux industriel?? C’est la question qui fait s’affronter les opérateurs et leur hiérarchie, mais aussi les opérateurs entre eux, autour d’un poste de radio.
Notes
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[1]
Je voudrais remercier Jean-Pierre Basilien, Gwenaële Rot et François Vatin, sans qui ce texte n’existerait pas.
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[2]
Le montage est le dernier atelier dans le flux de production de l’usine et l’on trouve là le travail à la chaîne tel qu’on se l’imagine souvent. C’est l’atelier le plus peuplé, le plus jeune. C’est aussi là que le travail est le plus difficile, et les conflits y éclatent souvent.
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[3]
Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances/Ivréa, 2002.
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[4]
Le premier à avoir parlé du travail de Büchner en France en le rapportant à l’industrie contemporaine est certainement Georges Friedmann dans le chapitre «?Rythme?» de Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1946 (p. 151).
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[5]
L’étude historique de l’écoute et de la pratique de musique au travail a été entamée par le sociologue anglais Marek Korczynski, «?Music at Work?: Towards a Historical Review?», Folk Music Journal, 2003, p. 314-334.
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[6]
M. Korczynski a également étudié la musique dans le contexte du travail posté, y consacrant une étude ethnographique de grande qualité. Tout lecteur soucieux d’approfondir le sujet trouvera une mine d’informations dans ses travaux. On citera notamment «?Stayin’ Alive on the Factory Floor?: An Ethnography of the Dialectics of Music Use in the Routinized Workplace?», Poetics, 2011, p. 87-106.
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[7]
«?Nous vivons une formidable explosion musicale?: musique non-stop, hit-parade, la séduction post-moderne est hi-fi. Désormais la chaîne est un bien de première nécessité, on fait du sport, on déambule, on travaille en musique, on roule en stéréo, la musique et le rythme sont devenus en quelques décennies un environnement permanent, un engouement de masse. Pour l’homme disciplinaire-autoritaire, la musique était circonscrite dans des lieux ou moments spécifiques, concert, dancing, music-hall, bal, radio?; l’individu post-moderne, au contraire, est branché sur de la musique du matin jusqu’au soir?», écrivait Gilles Lipovetsky il y a déjà près de trente ans («?Séduction non-stop?», in L’Ère du vide, Paris, Gallimard, 1983).
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[8]
Terme argotique qui désigne les vieux soldats, mais aussi les vieux travailleurs immigrés d’Afrique du Nord.
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[9]
Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide, op. cit.
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[10]
Gwenaële Rot, dans ses entretiens datant de 1999 avec des ouvriers du même atelier, avait déjà rendu compte de phénomènes comparables?: «?Rien que pour le choix des musiques l’un veut mettre Johnny et l’autre radio machin. Tu me casses les pieds… alors je mets la radio à fond. Les jeunes amènent leurs postes. Tout ça sur 15 m2. Celui qui est entre deux il pète les plombs. Le chef d’unité il est à peine parti que cela recommence. C’est entre générations aussi, ils n’ont pas les mêmes goûts?» («?Fluidité industrielle, fragilité organisationnelle?», Revue française de sociologie, n° 43-4, 2002, p. 711-737).
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[11]
«?Sur un autre plan, l’aménagement de l’espace de travail a pour effet de réduire la tolérance de l’organisation aux tentatives de modification personnelle de cet espace. Ainsi le développement d’une homogénéisation visuelle et communicationnelle des lieux de travail contribue à réduire les signes distinctifs, la personnalisation de l’espace?: au nom de la “Qualité Totale”, la consigne est donnée de ne pas laisser d’effets personnels le long de la chaîne ou à côté des machines… ou encore des photos libertines?» (Gwenaële Rot, Sociologie de l’Atelier. Renault, le travail ouvrier et le sociologue, Toulouse, Octarès, 2006).