Couverture de COMMU_088

Article de revue

Identité

Pages 75 à 82

Notes

  • [1]
    T. Nootens, «?Un individu éclaté à la dérive sur une mer de sens?? Une critique du concept d’identité?», Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 62, n° 1, 2008, p. 35-67.
  • [2]
    Soi numérique, soi digital, soi électronique, cyberself : les acceptions sont multiples. Face à ces qualificatifs qui, nous semble-t-il, engagent une forme de réification du soi, la formulation «?en ligne?» permet de rendre compte du contexte technique dans lequel le soi est inscrit, mais aussi des aspects interactionnels et relationnels que ce contexte permet de déployer.
  • [3]
    V. Beaudouin et J. Velkovska, «?Constitution d’un espace de communication sur Internet (forums, pages personnelles, courrier électronique…)?», Réseaux, n° 97, 1999, p. 121-178.
  • [4]
    N. Döring, «?Personal Home Pages on the Web?: A Review of Research?», JCMC, vol. 7, n° 3, 2002.
  • [5]
    L’architecture des sites de réseaux sociaux diffère de celle des «?pages perso?» en ce que la structure des premiers est orientée vers la dimension relationnelle, en mettant en visibilité la fiche signalétique de l’usager et les différents membres de son réseau relationnel. D. Boyd et N. Ellison, «?Social Network Sites?: Definition, History, and Scholarship?», JCMC, n° 13, 2008, p. 210-230.
  • [6]
    L. Allard et F. Vandenberghe, «?Express yourself?! Les pages perso. Entre légitimation technopolitique de l’individualisme expressif et authenticité réflexive peer to peer?», Réseaux, n° 117, 2003, p. 191-220.
  • [7]
    J. Donath, «?Identity and Deception in the Virtual Community?», in P. Kollock et M. Smith (dir.), Communities in Cyberspace, Londres, Routledge, 1999, p. 29-59.
  • [8]
    H. Galanxhi et F. Fui-Hoon Nah, «?Deception in Cyberspace?: A Comparison of Text-Only vs. Avatar-Supported Medium?», International Journal of Human-Computer Studies, vol. 65, n° 9, 2007, p. 770-783.
  • [9]
    K. Mc Kenna, A. Green et M. Gleason, «?Relationship Formation on the Internet?: What’s the Big Attraction???», Journal of Social Issues, vol. 58, n° 123, 2002, p. 59-84.
  • [10]
    D. Cardon, «?Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0?», Réseaux, n° 152, 2008, p. 93-134.
  • [11]
    J. Jouët, «?Une communauté télématique?: les Axiens?», Réseaux, n° 38, 1989.
  • [12]
    J. M. Twenge et W. Keith Campbell, Living in the Age of Entitlement. The Narcissism Epidemic, New York, Free Press, 2009.
  • [13]
    J. Jouët, «?Des usages de la télématique aux Internet Studies?», in J. Denouël et F. Granjon (dir.), Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses de l’École des mines, 2011, p. 45-90.
  • [14]
    S. Tisseron, L’Intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001.
  • [15]
    S. Tisseron, «?Les nouveaux enjeux du narcissisme?», Adolescence, t. 24, vol. 3, 2006, p. 603-612.
  • [16]
    D. Cardon, «?Le design de la visibilité?», art. cité.
  • [17]
    D. Cardon et H. Delaunay-Téterel, «?La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leurs publics?», Réseaux, n° 138, 2006, p. 15-71.
  • [18]
    Ibid., p. 18.
  • [19]
    D. Cardon, «?L’identité comme stratégie relationnelle?», Hermès, n° 53, 2010, p. 61-67.
  • [20]
    J. Thompson, «?La nouvelle visibilité?», Réseaux, n° 129-130, 2005, p. 59-87.
  • [21]
    D. Cardon, «?Le design de la visibilité?», art. cité.
  • [22]
    J. Donath, «?Signals in Social Supernet?», JCMC, vol. 13, n° 1, 2007.
  • [23]
    J. Denouël, Les Interactions médiatisées en messagerie instantanée. Organisation située des ressources sociotechniques pour une coprésence à distance, thèse de doctorat en sciences du langage, Montpellier, Université Paul-Valéry, 2008.
  • [24]
    E. Goffman, Les Relations en public. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.
  • [25]
    V. Beaudouin et J. Velkovska, «?Constitution d’un espace de communication sur Internet?», art. cité, p. 165.
  • [26]
    F. Granjon et J. Denouël, «?Expression de soi et reconnaissance des singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux?», Sociologie, n° 1, vol. 1, 2010, p. 25-43.
  • [27]
    Portant sur les usages sociaux des sites de réseaux sociaux et sur les pratiques d’exposition de soi sur Internet, cette enquête quantitative a été réalisée lors du dernier trimestre de l’année 2008 et a collecté près de treize mille contributions valides. Suite au recueil de matériau empirique, une typologie a été proposée, mettant au jour cinq modalités différentes de mise en visibilité de soi?: l’exposition pudique, l’exposition traditionnelle, l’impudeur corporelle, l’exhibitionnisme ludique et la provocation trash. Pour une présentation détaillée du projet, voir http://sociogeek.admin-mag.com/
  • [28]
    E. Renault, Mépris social. Éthique et politique de la reconnaissance, Bègles, Éd. du Passant, 2004.
  • [29]
    N. Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973?; id., La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
  • [30]
    A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2008.
  • [31]
    E. Goffman, Les Relations en public, op. cit. Développée à partir des années 1960 par E. Goffman à travers une micro-sociologie des échanges interpersonnels ordinaires, la question de la reconnaissance a été également abordée par A. Honneth selon une approche philosophique et critique. Eu égard aux positionnements théoriques et disciplinaires dans lesquelles elles sont ancrées, ces deux approches sont restées jusqu’ici relativement éloignées.
  • [32]
    O. Voirol, «?L’intersubjectivation technique?: de l’usage à l’adresse?», in J. Denouël et F. Granjon (dir.), Communiquer à l’ère numérique, op. cit., p. 127-158.
  • [33]
    P. Ricœur, «?L’identité narrative?», Esprit, n° 7-8, 1988, p. 295-305.
  • [34]
    P. Corcuff, Bourdieu autrement. Fragilités d’un sociologue de combat, Paris, Textuel, 2003.

L’identité en question

1L’identité, et plus particulièrement l’identité personnelle, constitue une catégorie d’analyse centrale du champ des sciences humaines et sociales, qui se trouve appréhendée selon des voies de recherche plurielles dont les développements ont donné lieu, pour certains, à d’importantes discussions [1]. Dans le champ des recherches menées sur les usages sociaux des technologies de l’information et de la communication (TIC) et les pratiques de l’informatique connectée, l’identité personnelle a été rapidement intégrée au répertoire des objets d’analyse, consonnant alors avec un questionnement sur les formes de présentation électronique de soi. Depuis les pages personnelles mobilisées dans le courant des années 1990 jusqu’aux plus récents blogs et sites de réseaux sociaux, le développement d’Internet s’est accompagné de l’émergence de dispositifs plus spécialement dédiés à la production de soi et dont les usages ordinaires ont constitué des terrains fertiles pour l’étude de ce que l’on nomme communément l’« identité numérique ».

2Fort nombreux sont les travaux qui, durant les deux dernières décennies, ont ainsi choisi cette question comme thème central de recherche. Partant de l’observation des marques identitaires de statut (nom, âge, sexe, profession, domiciliation, autoportrait, etc.) pour progressivement s’intéresser à des indices plus subjectifs (billets, commentaires, réseau relationnel, photos, vidéos, liens, etc.), ces analyses ont permis de déplacer la question de l’identité numérique vers une problématique du soi en ligne[2]. Elles prennent appui sur des terrains différenciés et s’inscrivent dans des perspectives relativement variées. Dès le début des années 1990, les usages des pages personnelles, des chats et des forums de discussion offrent une pluralité de terrains d’enquête favorables à l’examen de l’identité en ligne et des modes de présentation de soi [3]. Néanmoins, c’est principalement à travers l’analyse des pages perso que la question du soi en ligne va être débattue [4]. On verra ainsi que la page personnelle s’articule autour de trois caractéristiques spécifiques?: elle est à la fois intrapersonnelle, en ce qu’elle est propice au récit de soi ou à l’exposition de facettes de soi?; interpersonnelle, parce qu’elle permet d’intégrer des liens vers d’autres pages?; et dynamique, puisqu’elle peut être enrichie et réactualisée à l’envi. Or ce sont ces mêmes spécificités que l’on retrouve aujourd’hui dans la plupart des médias sociaux du Web 2.0 (blogs et sites de réseaux sociaux) [5], favorisant stratégies de production et de mise en visibilité de soi. Aussi l’objectif de cet article est-il de repérer les différentes perspectives théoriques qui ont permis de développer la problématique de l’identité numérique et de proposer, in fine, quelques pistes de recherche pour appréhender les processus d’intersubjectivation qui sont à l’œuvre dans la construction du soi en ligne.

Expressivisme

3Pour de nombreux auteurs, les dispositifs de production de soi, de contenus et de publics ont pleinement contribué au mouvement expressiviste du Web [6], favorisant l’émergence d’un soi pluriel et fragmenté qui trouverait dans ces espaces d’interaction médiatisée, asynchrone et distante un lieu d’accomplissement privilégié. Dans cette optique, le recours au pseudonyme et la distribution de soi sur différents supports de communication seraient autant de facteurs qui permettraient de construire des figures de soi multiples, de récrire sa biographie, voire d’incarner un autre que soi en changeant de nom, d’âge ou de sexe [7] ou en adoptant les contours d’un avatar [8].

4En contrepoint de cette approche qui voit dans le pseudonymat un appel au travestissement et à la (dis)simulation du soi se dessine un autre axe d’analyse qui met, lui, l’accent sur le renforcement d’une tendance au dévoilement de soi [9] et pour lequel «?l’anonymat numérique facilite le dévoilement intime et donne parfois aux participants le sentiment que c’est leur moi le plus profond qu’ils livrent à des inconnus [10]?». Loin d’être inédite, car repérée dès la fin des années 1980 dans les usages des messageries conviviales [11], cette pratique du dévoilement de soi a été vue à l’époque comme le signe évident de logiques individualistes et narcissiques. Force est de constater que ces analyses perdurent puisque, aujourd’hui encore, le déploiement de soi en ligne est considéré comme relevant d’une exacerbation pathologique du Moi, conséquence de la culture narcissique qui traverse les sociétés capitalistes avancées [12].

5Pour certains cependant, cette perspective sous-estime «?l’altérité et le désir de reliance sociale [13]?» qui seraient à l’œuvre dans ces pratiques d’extimité[14]. Observant les usages des TIC de jeunes adultes, Serge Tisseron souligne par exemple que ce mouvement d’extériorisation de soi «?revient à communiquer certains éléments de son monde intérieur, dont la valeur est encore incertaine, afin de les faire valider par d’autres internautes, comme jadis par la famille ou les proches [15]?». On peut en effet considérer que, centrés sur soi, les éléments identitaires mis en ligne n’en demeurent pas moins orientés vers autrui (singulier ou pluriel, identifié ou anonyme), dont on attend une réaction, voire une évaluation (même dépréciative), en retour.

Logique relationnelle

6À l’évidence, les formes de mise en visibilité du soi, repérées il y a quinze ans au sein de pages personnelles et observées plus récemment sur les sites d’autopublication (blogs, Myspace, YouTube, etc.) et les plates-formes relationnelles (Facebook, LinkedIn, Twitter, etc.), s’inscrivent dans une tendance au brouillage des frontières entre intime, privé et public. Comme l’indique Dominique Cardon, «?il est même frappant de constater, en contraste avec toutes les inquiétudes relatives à la surveillance numérique et au respect de la privacy, que les usagers prennent beaucoup de risque avec leur identité [16]?». S’éloignant expressément de toute réflexion sur le narcissisme et/ou l’exhibitionnisme en ligne, d’aucuns proposent alors d’interroger l’articulation entre la dimension «?productive?» et la dimension relationnelle observables dans les usages des dispositifs d’autoproduction (de soi, de contenus) et, en ce sens, d’observer comment la construction du soi en ligne s’opère, eu égard à la configuration du réseau de sociabilité électronique au sein duquel elle prend forme.

7L’étude de Dominique Cardon et Hélène Delaunay-Téterel sur les usages des blogs [17] offre un exemple de cette démarche, en attirant l’attention sur les billets qui sont publiés par les internautes-auteurs, les commentaires qui leur sont apportés, mais aussi les liens vers les blogs préférés publiés dans le blogroll. Cet intérêt pour des éléments a priori disparates tient au fait que «?l’interface du blog doit être regardée comme un répertoire de contacts permettant aux individus de tisser des liens avec d’autres autour d’énoncés à travers lesquels ils produisent de façon continue et interactive leur identité sociale [18]?». Les énoncés publiés étant ordonnés pour être lus et commentés par un public plus ou moins identifié (proches, publics anonymes, pairs ayant les mêmes goûts, etc.), la production du soi en ligne apparaît ainsi conduite selon une logique relationnelle [19]. Elle est également structurée en fonction du genre dans lequel le blog est inscrit (blog intime et anonyme, blog de l’entre-soi, blog amateur, blog citoyen) et du type de public auquel il est adressé, le tout guidant le type de discours et le format énonciatif à adopter dans l’écriture du soi. Si les outils d’autoproduction autorisent potentiellement «?une forme intime de présentation de soi libérée des contraintes de la coprésence [20]?», il semble donc malvenu de croire qu’ils laissent place à une mise en visibilité de soi dégagée de tout système de régulation.

8Ouvrir la focale centrée sur le soi pour faire entrer dans le champ de l’analyse le public avec lequel ce soi dialogue (de façon directe ou indirecte) et les conditions de production rendues possibles par le dispositif technique permet en outre de pouvoir considérer l’espace d’expression de soi comme un espace d’interaction, structuré en fonction d’un «?réglage réflexif de la distance à soi [21]?». Du très intime au moins privé, ce qui est révélé de soi doit ainsi être interrogé à l’aune des régimes de confiance relationnelle qui sont mis en œuvre par les participants in situ[22].

Reconnaissance

9Se profile ici un troisième axe de recherche où l’identité numérique est appréhendée comme un processus reposant certes sur des stratégies relationnelles, mais aussi sur des demandes de reconnaissance. Dans cette optique, on s’accorde également à dire que les différentes formes de présentation de soi sont de nature plurielle en tant qu’elles reposent sur des traits statutaires (âge, sexe, etc.), mais aussi des contenus numériques (textes, photos, vidéos, etc.) qui permettent aux usagers de se définir au travers d’habiletés et de goûts personnels [23]. Prenant appui sur les travaux d’Erving Goffman [24], ces recherches soulignent par ailleurs que la production de ces formes de présentation de soi s’articule à un travail continu de «?gestion de l’expression?», où les usagers tentent de «?cadrer les impressions?» suscitées chez autrui et visent à obtenir quelque marque de reconnaissance des éléments de soi mis en ligne. Valérie Beaudouin et Julia Velkovska précisent en effet que «?ce travail sur l’identité n’a de valeur que s’il est reconnu, validé ou réfuté par les autres [25]?».

10Cette réflexion est également intéressante si on l’insère dans un cadre qui n’est plus exclusivement celui des échanges en ligne, mais plus largement celui des cultures sociales actuelles, qui ont tendance à valoriser un individu entrepreneur de sa propre existence et dont la réussite tiendrait essentiellement aux qualités de sa personne. Dans une récente étude que nous avons menée avec Fabien Granjon [26], nous nous sommes intéressés à l’une des cinq catégories de mise en visibilité de soi repérées par l’enquête Sociogeek [27], à savoir l’impudeur corporelle – et plus précisément l’impudeur corporelle féminine. Les jeunes femmes auprès desquelles nous avons réalisé cette étude ont pour particularité de mettre volontairement en visibilité certaines de leurs singularités identitaires pouvant être raisonnablement appréhendées comme en rupture avec l’univers normatif de la continence corporelle. Extraits de leur profil Facebook, les éléments que nous avons examinés regroupent ainsi récits de soi, photos de nus, badges et commentaires. Ce discours d’un soi dénudé nous est d’emblée apparu comme une prise de risques importante, car, même s’il s’inscrit clairement dans une démarche esthétique et est destiné prioritairement à un public averti rompu aux codes de milieux artistiques spécifiques (milieux dont font partie les enquêtées), il n’en demeure pas moins accessible sur Facebook à un public élargi, non identifié et non averti, susceptible d’émettre des remarques relativement éloignées des commentaires attendus par les jeunes femmes s’exposant nues. Or cette prise de risques, qui est liée à une absence de séparation des publics et à un décloisonnement de la sphère de l’intime, répond, ici, à une demande de reconnaissance de singularités subjectives, c’est-à-dire à la reconnaissance des qualités particulières par lesquelles ces jeunes femmes se caractérisent dans leur identité personnelle[28]. L’apparent abandon de cette prudence qu’est la pudeur [29] est en effet dû à la résolution de soumettre à l’approbation de publics plus ou moins variés une facette de leur personnalité qu’elles estiment importante et souhaitent valoriser (des atouts personnels). Ainsi, nous avons pu observer que, dans cette démarche, la production de soi en ligne est indissociable d’une exigence communicationnelle, d’échanges et de dialogues avec des tiers. Ce sont eux qui vont agréer positivement ou non les demandes de reconnaissance, lesquelles s’accordent avec un travail discursif important. Les jeunes femmes visent à contrôler les retours et réactions du public. Ce travail suppose, ici, la maîtrise d’une écriture de soi davantage stratégique et calibrée pour déclencher, chez les différents regardants, des retours conformes à leurs attentes d’assurance et/ou de renforcement de leur valeur personnelle.

11Depuis une perspective critique conjuguant la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth [30] et l’interactionnisme d’Erving Goffman [31], l’expression et la demande de reconnaissance de singularités subjectives s’inscrivent nécessairement dans des dynamiques intersubjectives. Le contexte dans lequel elles prennent forme, loin d’être restreint à la sphère de communication «?en ligne?», articule les différentes scènes de la vie sociale des internautes. Expression et reconnaissance, enfin, participent pleinement de la construction (ou, parfois, de la déconstruction) de l’identité personnelle. Cela permet de mettre en évidence l’implication de l’artefact technique dans des pratiques sociales liées à des expériences morales négatives ou, au contraire, au rehaussement de l’estime de soi, à la confirmation ou l’infirmation de qualités personnelles, mais aussi à la formation des identités sociales et subjectives de soi.

Intersubjectivation

12Dans le prolongement de ces différents travaux, nous proposons d’identifier quelques pistes de recherche qui, nous semble-t-il, permettraient de déplacer la question de l’identité en ligne du contexte sociotechnique dans lequel elle est principalement observable pour l’orienter vers une problématique plus large, liée à l’évolution contemporaine des modalités de présentation de soi et aux demandes de reconnaissance qui lui sont conjuguées. En ce sens, ce sur quoi il nous semble important de focaliser l’attention aujourd’hui relève moins des modes de production per se de l’identité en ligne que du continuum entre le soi hors ligne et le soi en ligne.

13Cela nous amènerait à prendre en compte les différents procédés d’intersubjectivation[32] qui sont structurants du soi en ligne. Par cette expression, nous désignons les différents procédés propres à soi (comme, par exemple, le discours et les pratiques interactionnelles et sociales structurant ce discours) et extérieurs à soi (discours/commentaires d’autrui, configuration du dispositif, contexte historique et social, etc.) intervenant de façon progressive dans la construction de l’identité numérique. En ce sens, il nous paraît intéressant de faire appel à la notion d’identité narrative[33]. Cette dernière pourrait nous permettre de repérer les formes de continuité et de discontinuité qui participent de la formation du soi en ligne. En effet, les questions de mise en intrigue et d’ipséité reliées à cette dernière notion invitent «?à prendre en compte le travail discursif de mise en cohérence d’un moi, malgré la multiplicité des épisodes d’une vie [34]?», et malgré la multiplicité des facettes de soi qui peuvent se distribuer sur différentes scènes (en ligne et hors ligne).


Date de mise en ligne : 01/01/2012.

https://doi.org/10.3917/commu.088.0075

Notes

  • [1]
    T. Nootens, «?Un individu éclaté à la dérive sur une mer de sens?? Une critique du concept d’identité?», Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 62, n° 1, 2008, p. 35-67.
  • [2]
    Soi numérique, soi digital, soi électronique, cyberself : les acceptions sont multiples. Face à ces qualificatifs qui, nous semble-t-il, engagent une forme de réification du soi, la formulation «?en ligne?» permet de rendre compte du contexte technique dans lequel le soi est inscrit, mais aussi des aspects interactionnels et relationnels que ce contexte permet de déployer.
  • [3]
    V. Beaudouin et J. Velkovska, «?Constitution d’un espace de communication sur Internet (forums, pages personnelles, courrier électronique…)?», Réseaux, n° 97, 1999, p. 121-178.
  • [4]
    N. Döring, «?Personal Home Pages on the Web?: A Review of Research?», JCMC, vol. 7, n° 3, 2002.
  • [5]
    L’architecture des sites de réseaux sociaux diffère de celle des «?pages perso?» en ce que la structure des premiers est orientée vers la dimension relationnelle, en mettant en visibilité la fiche signalétique de l’usager et les différents membres de son réseau relationnel. D. Boyd et N. Ellison, «?Social Network Sites?: Definition, History, and Scholarship?», JCMC, n° 13, 2008, p. 210-230.
  • [6]
    L. Allard et F. Vandenberghe, «?Express yourself?! Les pages perso. Entre légitimation technopolitique de l’individualisme expressif et authenticité réflexive peer to peer?», Réseaux, n° 117, 2003, p. 191-220.
  • [7]
    J. Donath, «?Identity and Deception in the Virtual Community?», in P. Kollock et M. Smith (dir.), Communities in Cyberspace, Londres, Routledge, 1999, p. 29-59.
  • [8]
    H. Galanxhi et F. Fui-Hoon Nah, «?Deception in Cyberspace?: A Comparison of Text-Only vs. Avatar-Supported Medium?», International Journal of Human-Computer Studies, vol. 65, n° 9, 2007, p. 770-783.
  • [9]
    K. Mc Kenna, A. Green et M. Gleason, «?Relationship Formation on the Internet?: What’s the Big Attraction???», Journal of Social Issues, vol. 58, n° 123, 2002, p. 59-84.
  • [10]
    D. Cardon, «?Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0?», Réseaux, n° 152, 2008, p. 93-134.
  • [11]
    J. Jouët, «?Une communauté télématique?: les Axiens?», Réseaux, n° 38, 1989.
  • [12]
    J. M. Twenge et W. Keith Campbell, Living in the Age of Entitlement. The Narcissism Epidemic, New York, Free Press, 2009.
  • [13]
    J. Jouët, «?Des usages de la télématique aux Internet Studies?», in J. Denouël et F. Granjon (dir.), Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses de l’École des mines, 2011, p. 45-90.
  • [14]
    S. Tisseron, L’Intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001.
  • [15]
    S. Tisseron, «?Les nouveaux enjeux du narcissisme?», Adolescence, t. 24, vol. 3, 2006, p. 603-612.
  • [16]
    D. Cardon, «?Le design de la visibilité?», art. cité.
  • [17]
    D. Cardon et H. Delaunay-Téterel, «?La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leurs publics?», Réseaux, n° 138, 2006, p. 15-71.
  • [18]
    Ibid., p. 18.
  • [19]
    D. Cardon, «?L’identité comme stratégie relationnelle?», Hermès, n° 53, 2010, p. 61-67.
  • [20]
    J. Thompson, «?La nouvelle visibilité?», Réseaux, n° 129-130, 2005, p. 59-87.
  • [21]
    D. Cardon, «?Le design de la visibilité?», art. cité.
  • [22]
    J. Donath, «?Signals in Social Supernet?», JCMC, vol. 13, n° 1, 2007.
  • [23]
    J. Denouël, Les Interactions médiatisées en messagerie instantanée. Organisation située des ressources sociotechniques pour une coprésence à distance, thèse de doctorat en sciences du langage, Montpellier, Université Paul-Valéry, 2008.
  • [24]
    E. Goffman, Les Relations en public. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.
  • [25]
    V. Beaudouin et J. Velkovska, «?Constitution d’un espace de communication sur Internet?», art. cité, p. 165.
  • [26]
    F. Granjon et J. Denouël, «?Expression de soi et reconnaissance des singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux?», Sociologie, n° 1, vol. 1, 2010, p. 25-43.
  • [27]
    Portant sur les usages sociaux des sites de réseaux sociaux et sur les pratiques d’exposition de soi sur Internet, cette enquête quantitative a été réalisée lors du dernier trimestre de l’année 2008 et a collecté près de treize mille contributions valides. Suite au recueil de matériau empirique, une typologie a été proposée, mettant au jour cinq modalités différentes de mise en visibilité de soi?: l’exposition pudique, l’exposition traditionnelle, l’impudeur corporelle, l’exhibitionnisme ludique et la provocation trash. Pour une présentation détaillée du projet, voir http://sociogeek.admin-mag.com/
  • [28]
    E. Renault, Mépris social. Éthique et politique de la reconnaissance, Bègles, Éd. du Passant, 2004.
  • [29]
    N. Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973?; id., La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
  • [30]
    A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2008.
  • [31]
    E. Goffman, Les Relations en public, op. cit. Développée à partir des années 1960 par E. Goffman à travers une micro-sociologie des échanges interpersonnels ordinaires, la question de la reconnaissance a été également abordée par A. Honneth selon une approche philosophique et critique. Eu égard aux positionnements théoriques et disciplinaires dans lesquelles elles sont ancrées, ces deux approches sont restées jusqu’ici relativement éloignées.
  • [32]
    O. Voirol, «?L’intersubjectivation technique?: de l’usage à l’adresse?», in J. Denouël et F. Granjon (dir.), Communiquer à l’ère numérique, op. cit., p. 127-158.
  • [33]
    P. Ricœur, «?L’identité narrative?», Esprit, n° 7-8, 1988, p. 295-305.
  • [34]
    P. Corcuff, Bourdieu autrement. Fragilités d’un sociologue de combat, Paris, Textuel, 2003.
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