Notes
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[1]
Une idée analogue est défendue par Sylvain Jouty dans «?L’alpinisme classique. Une métaphore en action?», in Imaginaire de la haute montagne, Grenoble, C.A.R.E., Documents d’ethnologie régionale, 1987, p. 161-171.
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[2]
Je m’inspire, pour ce qui suit, de mon article «?Visions de la montagne et imaginaire politique. L’ascension de 1492 au mont Aiguille et ses traces dans la mémoire collective (1492-1834)?», Le Monde alpin et rhodanien, n° 1-2, «?La haute montagne. Visions et représentations de l’époque médiévale à 1860?», 1988, p. 39-60.
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[3]
Ces textes ont notamment été publiés par W.A.B. Coolidge, Josias Simler et les Origines de l’alpinisme jusqu’en 1600 (1904), Grenoble, Glénat, 1989, p. 291 sq. Le procès-verbal dressé par le prêtre est également reproduit dans mon article cité à la note précédente.
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[4]
Sur ce texte, cf. Jacques Le Goff, «?Une collecte ethnographique en Dauphiné au début du xiiie siècle?», Le Monde alpin et rhodanien, n° 1-4, 1982, p. 55-65.
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[5]
Mathieu Thomassin, Registre Delphinal, mss. de la bibliothèque de Grenoble, U.909, f° 317.
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[6]
Sur l’imaginaire médiéval du paradis terrestre, on peut notamment se reporter à Jean Delumeau, Une histoire du paradis, t. I, Le Jardin des délices, Paris, Fayard, 1993.
-
[7]
Sur les fonctions politiques de cette image, cf. Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985, p. 318-322.
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[8]
Symphorien Champier, Les Gestes, ensemble la vie du preulx chevalier Bayard, Lyon, 1525.
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[9]
Émile Roux-Parassac, «?L’agneau du mont Aiguille?», in Contes et légendes des Alpes, Gap, Louis Jean, s.d. (1937), p. 158-170.
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[10]
Restif de La Bretonne, La Découverte australe par un homme volant ou le Dédale français… (1781), rééd.?: Paris, France Adel, 1976.
-
[11]
Menestrier, Les Sept Miracles de Dauphiné…, Grenoble, 1701.
-
[12]
Ces ascensions sont relatées dans l’Album du Dauphiné, Grenoble, 1839, t. IV, p. 45-54.
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[13]
Jean Giono, Un roi sans divertissement, Paris, Gallimard, 1948.
1Les sommets de nos montagnes, c’est un fait, sont devenus pointus. Demandez donc à un enfant de vous dessiner une chaîne de montagnes. Elle aura immanquablement l’air d’une échine de dinosaure, toute hérissée de pointes aiguës. Les jeux semblent donc faits?: le sommet acéré a triomphé, et, avec lui, le sommet abstrait, quasi conceptuel, réduit à un point perché sur cette pointe. La faute à qui?? Au géographe, sans doute, maître de la toponymie et de la mesure, qui s’est acharné durant plus de deux siècles à faire entrer le chaos montagnard dans l’ordre du langage et du chiffre. Le sommet, à cause de lui, est désormais, plutôt qu’un lieu, un nom et une altitude. L’alpinisme, comme passion (une passion, à l’origine, très «?géographique?»), a d’ailleurs trouvé là – on peut au moins en faire l’hypothèse – sa condition de possibilité. L’exploit – ou l’obsession – de l’alpiniste consisterait ainsi, au fond, à conquérir et à s’approprier un signe?; à habiter une abstraction [1].
2Le premier des grands exploits alpinistiques jusqu’ici recensés date pourtant d’une époque où les sommets, disposant encore d’un peu d’espace, cachaient souvent de véritables contrées suspendues, épaisses et mystérieuses lisières entre ciel et terre. Plutôt que par les montagnes hérissées dont les pointes crèvent les nuages, les Européens furent ainsi longtemps fascinés par les éminences tabulaires, dont le biblique mont Thabor, avec son sommet-autel, constitue le paradigme. Ces montagnes-là sont comme des socles supportant des îlots aériens, mondes à part seulement attachés à cette terre par le fil des récits extraordinaires qu’ils inspirent inévitablement. C’est à cette famille de sommets qu’appartient, malgré ce que laisse entendre son nom, le mont Aiguille, gravi – et on appréciera au passage à quel point les grandes dates valorisent les petits événements – en 1492, trois mois environ avant que Colomb foule le sol de Guanahani. Énorme monolithe détaché, côté sud-est, du massif du Vercors, dominant de sa masse imposante le pays du Trièves, cette montagne est coiffée d’une vaste et verdoyante plate-forme sommitale, que limitent de toutes parts plusieurs centaines de mètres de parois verticales. Ce sommet n’est vraiment pas, au propre comme au figuré, un haut lieu comme un autre. Là s’est jouée, durant plus de trois siècles, une véritable comédie politique, qui nous parle de la frontière entre le réel et l’image, et, à travers elle, de la nature profonde du pouvoir.
3Commençons par l’acte fondateur. Le 26 juin 1492, donc, Antoine de Ville, seigneur de Domjulien et Beaupré, capitaine du roi, s’empare au nom de Charles VIII, qui lui en a donné l’ordre, du territoire sommital du mont Aiguille [2]. Ce valeureux guerrier et ses sept compagnons ont véritablement pris la montagne d’assaut, comme on prend une forteresse, utilisant échelles et pitons plantés dans la roche. Les grimpeurs ne se contentent pas d’atteindre le sommet?: ils l’occupent, demeurant là au moins une semaine, construisant même une maison et invitant les notables des environs à les rejoindre. Le rituel de prise de possession de la montagne est décrit par Antoine de Ville lui-même, dans une lettre au président du parlement de Grenoble, ainsi que par un prêtre dépêché sur place pour faire office de notaire et attester la réussite de l’entreprise [3]. Tout commence par le baptême de la montagne, «?au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit et de saint Charlemagne, dont notre roi actuel porte le nom?». Le rituel prend tout son sens relativement aux légendes qui circulent sur le mont avant son ascension, et dont on trouve trace dans un texte de Gervais de Tilbury, au début du xiiie siècle. La montagne y est décrite comme un mont inaccessible au sommet verdoyant, dont jaillit une source transparente [4]. «?Mont Inaccessible?» devient, par la suite, le nom couramment donné à cette montagne («?mont Aiguille?», comme l’écrit A. de Ville lui-même, demeurant l’appellation privilégiée par les autochtones). Au milieu du xve siècle, la montagne est présentée, au titre de cette inaccessibilité, comme l’une des «?merveilles?» du Dauphiné [5]. Son baptême, en 1492, entérine ainsi la destruction d’un mythe. Le mont Inaccessible est renommé «?Aiguille-Fort?», nom tout empli de la fierté guerrière des conquérants.
4Les grimpeurs de 1492 ont donc conquis, d’abord, des images. Au territoire de la légende et du symbole ils ont substitué un monde bien réel. De Ville poussera la ritualisation de cet acte de fondation d’un monde nouveau jusqu’à organiser un lâcher de lapins domestiques «?blancs, noirs et gris, qui immédiatement et en présence de tout le monde, se sont mis à brouter les herbes?».
5Par la volonté d’un roi, ce qui n’était qu’image et symbole s’est ainsi incarné en un lieu. Et c’est là, précisément, ce que la postérité ne pardonnera pas à de Ville et à son monarque. Le chroniqueur Symphorien Champier, en 1525, se borne à dresser le constat de décès du mont Inaccessible, qui ne peut plus prétendre à être une «?vraie singularité [8]?». Mais, dès 1552, Rabelais, dans son Quart Livre, ouvre le bal des moqueries et des anathèmes. On trouve au chapitre lvii de l’ouvrage une évocation de l’ascension de 1492, dans laquelle le sommet est cette fois explicitement associé à l’image du paradis terrestre. Rabelais parle d’un vieux bélier, probablement transporté là par un aigle, que les grimpeurs auraient découvert au sommet. Il situe en un territoire insulaire, qu’il assimile à ce sommet, le royaume de «?messire Gaster?», monarque tyrannique, gouvernant «?pour la tripe?»?; tout ce chapitre étant une variation sur le dicton «?Ventre affamé n’a pas d’oreille?».
6L’une des sources de Rabelais pourrait bien être une légende, sans doute apparue peu de temps après l’ascension, recueillie en Trièves en 1937 par l’ethnographe Roux-Parassac mais dont on trouve des traces dès le xviie siècle, puis à plusieurs reprises dans des textes du xviiie siècle [9]. Le thème de l’agneau mystique sur la montagne de paradis constitue le fondement de cette légende. Résumons la version recueillie par Roux-Parassac?: l’agneau offert par des bergers à l’Enfant Jésus a été recueilli par un aigle envoyé par Dieu. L’aigle assure la sécurité de l’agneau en l’emmenant au sommet du mont Aiguille. Dès que l’agneau est déposé sur le sol rocailleux et stérile de la plate-forme sommitale, celle-ci se couvre d’une magnifique prairie constellée de fleurs multicolores qui parfument l’atmosphère jusque dans la vallée. L’agneau et l’aigle vivent là plusieurs siècles sans vieillir. Mais il était écrit?: «?Tu vivras en ta solitude tant qu’elle sera vierge du pas de l’homme, le regard de l’homme te changera en bélier et te donnera la mort.?» Quand, par le caprice d’un roi, le mont Aiguille est violé, ceux qui ont tenté le Seigneur se retrouvent face à face avec un vieux bélier qui ressemble à un démon. La peur qu’ils ont leur fait planter trois croix (ce que fit vraiment A. de Ville), abattues par un orage peu d’années après.
7Le mont Aiguille et l’ascension de 1492 font à nouveau irruption dans l’univers du roman en 1781, à travers l’utopie de Restif de La Bretonne, La Découverte australe par un homme volant [10]… Victorin, le héros dédalien de Restif, parvient, grâce aux ailes qu’il s’est fabriquées, à atteindre le sommet du mont Aiguille, qu’il peuple d’hommes et d’animaux capturés dans les environs. Il fonde là un royaume sur lequel il règne à la manière d’un monarque absolu, avant de s’envoler vers les terres australes, aptes à lui offrir de plus vastes espaces à gouverner. Le récit de Restif fourmille d’allusions aux textes rédigés par les grimpeurs de 1492, entre-temps publiés.
8Entre Rabelais et Restif, l’association du mont Aiguille à la figure du roi n’a cessé de se renforcer. Un père jésuite dauphinois offre ainsi à Louis XIV, en 1701, un petit opuscule dans lequel la montagne, représentée sur une gravure comme une pyramide inversée, est présentée comme le portrait du monarque [11]. Les Encyclopédistes eux-mêmes ne resteront pas indifférents à la réputation du mont Aiguille, auquel un article de la grande Encyclopédie est consacré. L’auteur s’emploie à détruire l’aura de merveilleux qui s’attache à l’ascension royale, parlant d’un chemin qui de tout temps a permis d’atteindre sans effort le sommet.
9Il faut néanmoins attendre 1834, quoi qu’en pense cet Encyclopédiste mal informé, pour que la montagne soit à nouveau gravie. Il s’agit cette fois de deux ascensions quasi simultanées, entreprises par des habitants des villages en contrebas [12]. La première a été pensée – probablement à l’instigation du curé de Chichilianne – comme un véritable remake de l’ascension de 1492. Un procès-verbal est rédigé, dans lequel on retrouve mot pour mot certaines descriptions proposées trois siècles et demi auparavant. On se met en quête de la maison construite par de Ville, dont on retrouve les ruines, et l’on constate l’absence de chamois. Quelques jours plus tard, c’est un autre groupe d’habitants qui part à l’assaut de la montagne, avec, cette fois, de tout autres intentions. Huit hommes arrivent au sommet et un procès-verbal est également rédigé. Mais, cette fois, les grimpeurs déclarent avoir voulu procéder à la triangulation du mont. L’ascension prend surtout un tour nettement carnavalesque. Les grimpeurs, qui insistent sur la facilité avec laquelle ils sont parvenus au sommet, y chantent La Marseillaise, dansent un rigodon et font une partie de boules avec des pierres… Nous avons clairement affaire, ici, en pleine monarchie de Juillet, à une ascension républicaine. Une ultime fois, le mont Aiguille sert ainsi à tourner en dérision l’orgueil royal.
10La montagne eut encore affaire, par la suite, à un monarque?: le roi «?sans divertissement?» de Giono, qui s’épuise en courses folles autour de la montagne [13]. Pas une seule fois, pourtant, le mont Aiguille, dont la présence écrase les lieux de l’intrigue, n’est cité dans le roman. La montagne en constitue le mystère, analogue à l’énigme incarnée par ce roi, que seul le spectacle du sang dans la neige parvient à distraire.
11Le dernier roi du mont Aguille meurt en fumant un bâton de dynamite. Et la montagne sombre dans l’oubli…
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[1]
Une idée analogue est défendue par Sylvain Jouty dans «?L’alpinisme classique. Une métaphore en action?», in Imaginaire de la haute montagne, Grenoble, C.A.R.E., Documents d’ethnologie régionale, 1987, p. 161-171.
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Je m’inspire, pour ce qui suit, de mon article «?Visions de la montagne et imaginaire politique. L’ascension de 1492 au mont Aiguille et ses traces dans la mémoire collective (1492-1834)?», Le Monde alpin et rhodanien, n° 1-2, «?La haute montagne. Visions et représentations de l’époque médiévale à 1860?», 1988, p. 39-60.
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[3]
Ces textes ont notamment été publiés par W.A.B. Coolidge, Josias Simler et les Origines de l’alpinisme jusqu’en 1600 (1904), Grenoble, Glénat, 1989, p. 291 sq. Le procès-verbal dressé par le prêtre est également reproduit dans mon article cité à la note précédente.
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[4]
Sur ce texte, cf. Jacques Le Goff, «?Une collecte ethnographique en Dauphiné au début du xiiie siècle?», Le Monde alpin et rhodanien, n° 1-4, 1982, p. 55-65.
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[5]
Mathieu Thomassin, Registre Delphinal, mss. de la bibliothèque de Grenoble, U.909, f° 317.
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[6]
Sur l’imaginaire médiéval du paradis terrestre, on peut notamment se reporter à Jean Delumeau, Une histoire du paradis, t. I, Le Jardin des délices, Paris, Fayard, 1993.
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[7]
Sur les fonctions politiques de cette image, cf. Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985, p. 318-322.
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[8]
Symphorien Champier, Les Gestes, ensemble la vie du preulx chevalier Bayard, Lyon, 1525.
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[9]
Émile Roux-Parassac, «?L’agneau du mont Aiguille?», in Contes et légendes des Alpes, Gap, Louis Jean, s.d. (1937), p. 158-170.
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[10]
Restif de La Bretonne, La Découverte australe par un homme volant ou le Dédale français… (1781), rééd.?: Paris, France Adel, 1976.
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[11]
Menestrier, Les Sept Miracles de Dauphiné…, Grenoble, 1701.
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[12]
Ces ascensions sont relatées dans l’Album du Dauphiné, Grenoble, 1839, t. IV, p. 45-54.
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[13]
Jean Giono, Un roi sans divertissement, Paris, Gallimard, 1948.