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Article de revue

Logique des lieux de l'écoumène

Pages 17 à 26

Notes

  • [1]
    Dans cette section, je reprends en les actualisant les points principaux du premier chapitre («?Lieu?») de mon livre Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (Paris, Belin, 2000), où l’on trouvera de plus amples références.
  • [2]
    Aristote, Physique, trad. Henri Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1966 (1926).
  • [3]
    Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993. Pour une critique plus détaillée de cet essai, voir Écoumène, op. cit., p. 26 sq.
  • [4]
    Sur lequel on pourra lire James Heisig, Les Philosophes du néant. Un essai sur l’école de Kyôto, Paris, Éditions du Cerf, 2008?; Bernard Stevens, Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyôto, Louvain, Peeters, 2000?; et plus spécialement Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
  • [5]
    Je traduis d’après Nishida Kitarô Zenshû (Œuvres complètes de Nishida), Tokyo, Iwanami, 1966, t. IV, p. 209.
  • [6]
    Cette construction évoque certains apports des sciences cognitives, dont George Lakoff et Mark Johnson (dans Philosophy in the Flesh. The Embodied Mind and its Challenge to Western Thought, New York, Basic Books, 1999) ont tiré entre autres (p. 50 sq.) les principes suivants?: «?Categories are containers?», et «?Relations are containers?».
  • [7]
    Expression fort utilisée par Nishida.
  • [8]
    Dans mon article «?Le monde est-il notre langage?? Médiance et logique du lieu chez Watsuji et Nishida?» (in Patrick Beillevaire et Anne Gossot [dir.], Japon pluriel. Actes du premier colloque de la Société française des études japonaises, Arles, Philippe Picquier, 1995, p. 293-304), j’ai relevé que, dans Basho (Lieu, 1927), la phrase même où Nishida pose cet engloutissement du sujet (logique) n’a pas de sujet (grammatical). De tels faits m’ont conduit à écrire (dans «?Le japonais?», in Jean-François Mattéi [dir.], Encyclopédie philosophique universelle, vol. IV, Le Discours philosophique, Paris, PUF, 1998, p. 240-250) que «?le sujet aux sens linguistique et logique du terme tend à s’effacer devant un ambiant qui implique aussi le sujet psychologique?» (p. 249).
  • [9]
    Voir sur ce thème mon article «?Vers une mésologie – au-delà du topos ontologique moderne?», in Michel Wiewiorka (dir.), Les Sciences sociales en mutation, Auxerre, Éditions Sciences humaines, 2007, p. 149-154?; et plus généralement Écoumène, op. cit.
  • [10]
    Basho fut publié la même année que Sein und Zeit, en 1927.
  • [11]
    Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 183 (extrait de Bâtir habiter penser).
  • [12]
    Selon l’expression du physicien américain John Wheeler, cité dans Michel Serres et Nayla Farouki (dir.), Le Trésor. Dictionnaire des sciences, Paris, Flammarion, 1997, p. 829.
  • [13]
    Ne pouvant ici discuter ces auteurs (et les nombreux autres qui les complémentent), je renvoie aux commentaires que j’en fais dans Écoumène, op. cit.
  • [14]
    «?Ningen sonzai no kôzô keiki?»?: l’expression est de Watsuji Tetsurô, Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux. Étude humanologique) [1935], Tokyo, Iwanami, 1979, p. 3.
  • [15]
    André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
  • [16]
    Sur la généalogie des concepts de médiance et de trajection, voir mon Sauvage et l’Artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. Sur l’état présent de cette problématique, outre Écoumène (op. cit.), voir ma Pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008.
  • [17]
    On voit que cette position récuse à la fois l’individualisme méthodologique et la prééminence du social. Refusant de s’enfermer dans les termes de la querelle entre Spencer et Durkheim, elle prône une troisième voie. Celle-ci fut illustrée par Watsuji Tetsurô, dont l’Éthique était fondée sur l’ambivalence inhérente à l’humain (ningen) – cet être qui, dans sa médiance, est structurellement à la fois individuel et social, hito et aida.

1. L’accueillant «?i?» grec

1Dans l’évidence de la réalité concrète, un lieu, c’est là où il y a quelque chose. Rien de plus banal que cet il y a?; mais peu d’expressions de notre langue deviennent aussi troublantes si l’on s’avise de les comparer à d’autres langues. Son équivalent allemand, es gibt, se traduirait littéralement par «?il donne?». À la différence du français, nulle idée de lieu ici. Cette idée en revanche est présente dans l’anglais there is (ou there are), soit littéralement «?là est?» (ou «?là sont?»). En espagnol par contre, elle est absente?: hay, c’est littéralement «?il a?». Voilà déjà de quoi s’exclamer sur la diversité des modes ontologiques impliqués?: un être situé (en français et en anglais) ou non (en allemand et en espagnol), un être possédant (en français et en espagnol), donnant (en allemand) ou simplement étant (en anglais)…

2Qu’en disent les classiques?? Avec est (ou sunt), le latin ne parle que de l’être, pas du lieu?; de même le grec, avec esti (ou eisi). Et pourquoi se borner à la famille indo-européenne?? Le chinois en l’affaire est très proche de l’espagnol?: you, cela ressemble fort à hay?; sauf que cela veut aussi dire «?être?»?! Le japonais, avec aru, paraîtrait du même type, n’était que cet «?avoir?» qui veut aussi dire «?être?», si l’on creuse un peu plus, apparaît nécessairement situé – nous verrons même plus loin qu’il implique une logique du lieu?!

3De ce bref échantillon ressort une intrication complexe entre la question de l’être et la question du lieu. Dans certaines langues, comme le français, ce rapport s’affirme d’emblée?; mais il n’est pas clair pour autant. Qu’est-ce donc que cet «?y?», où il y a la réalité?? Lexicalement, on sait qu’y vient des deux adverbes latins ibi («?là?») et hic («?ici?»), et plus lointainement d’un ei- ou i- indo-européen. Graphiquement, y vient de l’alphabet ionien, où il représentait le son u, dit «?simple?» (psilon, par distinction avec le son ou). En grec moderne, la même lettre se prononce i. Or en français, cet i grec n’est rien de moins que psilon. C’est, pour commencer, le pictogramme répandu d’un sexe féminin, autant dire de l’origine du monde. Certes, l’écriture française n’est en principe que phonétique?; mais il faudrait être bien plat pour affirmer que ses lettres n’ont d’autre résonance que simplement alphabétique. Il se trouve que celle-ci évoque un lieu fort de l’existence humaine…

2. «?Chôra?» platonicienne, «?topos?» aristotélicien

4Ces notations fleurent quelque nostalgie de la matrice, en d’autres termes de l’y originel. Il y a beaucoup de cela en effet dans la problématique du lieu, et ce, depuis qu’elle s’est manifestée dans la pensée grecque?; mais il n’y a pas que cela, car dès le début s’y met en place une essentielle polarité, qu’illustrent d’un côté la chôra chez Platon, de l’autre le topos chez Aristote [1].

5Platon parle de la chôra dans le Timée, à propos de la différence qu’il établit entre l’être absolu (ôn) et l’être relatif (genesis), qui n’est que le reflet du premier. Celui-ci existe en soi, hors du temps et de l’espace, et relève du seul intelligible. Le second, qui relève du sensible, ne peut exister qu’au sein de la chôra.

6Qu’est-ce donc que la chôra?? En général, le terme désigne le lieu où se trouve quelque chose. Plus concrètement, c’est en particulier la campagne qui entoure une ville (astu) et qui en dépend, comme l’Attique par rapport à Athènes. Cette contrée fait partie de la polis, la cité-État dont elle nourrit l’astu, et accueille éventuellement les anachorètes (anachôrêtai?: ceux qui, dégoûtés de la ville, «?retournent à la campagne?»). Ce paysage à l’esprit, l’on peut se figurer l’être relatif comme une ville entourée de son milieu nourricier. Ce milieu est nécessaire à son existence, notamment parce que, la situant, il permet qu’il y ait cette ville.

7Or qu’en est-il dans le Timée?? Platon ne définit pas la chôra, se contentant de l’approcher par des images. Seule note certaine, elle n’est ni l’être absolu ni l’être relatif, mais un «?troisième genre?» («?triton allo genos?», 48 e 3). Plus surprenant encore, les images employées par Platon semblent contradictoires?: la chôra est comparée tantôt à une matrice – une «?mère?» («?mêtêr?», 50 d 2) ou une «?nourrice?» («?tithênê?», 52 d 4) –, tantôt à une empreinte («?ekmageion?», 50 c 1). Aussi bien saisir la chôra relève-t-il d’un «?raisonnement bâtard?» («?logismô tini nothô?», 52 b 2), où «?nous la voyons comme en un rêve?» («?oneiropoloumen blepontes?», 52 b 3).

8Chôra est un mot du genre féminin, et ce n’est pas un hasard. En effet, la teneur générale du propos de Platon à cet égard le place dans le registre de la maternité. Rappelons, pour faire image, que tithênê vient de la racine européenne tit, exprimant l’idée de téter, que l’on retrouve dans téton, tétine, etc. Ainsi, la chôra donne le sein à l’être relatif, relation qui devient plus claire encore si l’on s’avise que genesis veut dire «?naissance?». Effectivement, Platon compare l’être absolu à un père, la chôra à une mère, et l’être relatif à leur enfant (50 d 2). Toutefois, l’imprécision voulue des images qu’il emploie n’autorise certainement pas à réduire le rapport chôra/genesis à la seule maternité. La chôra est bien d’un «?troisième genre?», que nous aurons à expliciter.

9Tout autre est la manière dont Aristote, au IVe livre de sa Physique, définit le topos (lieu). Là, il s’agit bien d’une définition, et des plus méthodiques. Aristote commence par exclure ce que le lieu n’est pas?: ni la «?forme?» d’une chose, ni l’«?intervalle?» entre deux choses, ni la «?matière?» de la chose. Puis il en vient à la définition proprement dite du lieu?:

10

Comme le vase est un lieu transportable, ainsi le lieu est un vase qu’on ne peut mouvoir [«?aggeion ametakinêton?», 212 a 15]. […] Par suite la limite immobile immédiate de l’enveloppe [«?to tou periechontos peras akinêton prôton?», 212 a 20], tel est le lieu [2].

11Il y a là deux différences essentielles par rapport à la chôra platonicienne. D’abord, le topos aristotélicien possède une limite définie (peras)?; en revanche, la chôra, on l’a vu, est indéfinie. Ensuite, le topos est séparable de la chose qu’il situe, comme un vase est séparable du liquide qu’il contient, car la chose est mobile, tandis qu’il ne l’est pas?; la chôra, elle, étant à la fois l’empreinte et la matrice de la genesis, en est indissociable.

12Comme en témoigne l’héritage lexical qui, dans les langues européennes, a multiplié les composés de topos, c’est la lignée de topos, non celle de chôra, qui a dominé la conception que les Européens, par la suite, se sont faite du lieu?; cela tout particulièrement dans la pensée moderne. Il n’est pas jusqu’à l’interprétation derridienne de la chôra qui ne soit, en fait, déterminée par une pensée du topos. En effet, ce que Derrida considère dans sa Khôra[3] se limite en fin de compte au texte qui est le topos du propos platonicien, tandis qu’il fait totalement abstraction du milieu (la chôra) dans lequel un tel propos a pu être tenu, et qui pourtant en fait le véritable sens. Pareille forclusion aurait de quoi surprendre, si elle n’était, comme nous le verrons, inhérente à la conception même que les modernes se sont faite de l’être et du lieu de l’être.

3. Lieu, milieu, espace

13De ce qui précède ressort la nécessité de mieux définir le rapport entre lieu et milieu. Milieu est un terme déroutant, puisqu’il signifie à la fois ce qui est «?au centre?» (par exemple, dans «?l’église est au milieu du village?») et ce qui «?est autour?» (par exemple, dans «?l’eau est le milieu vital des poissons?»). Dans le présent texte, il s’agira plutôt de ce qui est autour?; à savoir la chôra d’un certain topos. Ainsi, le topos occupé par un poisson ne va pas sans le milieu ambiant duquel ce topos fait partie?: une mare, une rivière ou la mer, qui en sont la chôra nourricière.

14Mais alors, ne s’agirait-il pas du rapport entre lieu et espace?? En un sens, oui?; mais cela uniquement dans le concret, non dans l’abstrait. La chôra n’est en aucune manière l’espace absolu – homogène, isotrope et infini – du paradigme moderne-classique (celui de Newton), c’est-à-dire une pure abstraction, dans quoi se définiraient, selon leurs seules coordonnées cartésiennes, des lieux géométriques également abstraits. La chôra, elle, est un «?milieu?» concret. Comme par exemple la mer, ou comme la campagne.

15L’espace moderne-classique, quant à lui, est issu de la définition aristotélicienne du topos comme «?séparable?» des choses. La condition d’une telle séparation n’est autre en effet que cette pure vacuité préexistant aux corps qu’est l’espace newtonien, et que présupposaient déjà (sans la qualifier) les figures de la géométrie euclidienne.

16Le milieu, en revanche, est nécessaire à la concrétisation de l’être?: telle est l’idée que l’image de la tithênê platonicienne doit nous laisser. Telle est également l’idée générale qui se dégagera du Dasein, l’«?être-là?» heideggérien?: sans ce da – ce «?là?» ou cet «?y?» –, pas de sein. Concrètement donc, pas d’être sans existence et sans devenir (genesis) au sein d’un certain milieu. Si l’on pousse cette logique jusqu’au bout, cela veut dire qu’il ne peut y avoir d’ontologie sans géographie.

17Soit?; mais cela ne règle pas la question de savoir en quoi il s’agit ici de lieu ou de milieu.

18La réponse découle de la double différence entre topos et chôra?: le premier est séparable de la chose, la seconde ne l’est pas?; celle-ci est indéfinie, celui-là ne l’est pas. De même, entre lieu et milieu, la différence est d’une part qu’un lieu se situe dans un milieu (un topos, par exemple Athènes, se situe dans une chôra, par exemple l’Attique), mais pas l’inverse?; d’autre part, qu’un lieu est définissable par rapport au milieu où il se situe, tandis que ce milieu ne l’est pas plus que l’horizon n’est saisissable?; enfin, qu’un être quelconque peut toujours changer de lieu, mais pas de milieu – sauf à devenir un autre. En un mot, si le lieu est là où il y a quelque chose, le milieu est ce sans quoi il ne peut y avoir quelque chose.

4. Logique du «?topos?» et logique du «?basho?»

19Le lieu aristotélicien reste là où il est. La chose qu’il situe, en revanche, est mobile?; mais, en bougeant, elle ne devient pas pour autant autre chose. En cela, le lieu et la chose ont un trait commun?: ils restent ce qu’ils sont, même quand ils se séparent. En d’autres termes, ils gardent leur identité, c’est-à-dire qu’ils subsistent dans leur être, indépendamment de leur relation.

20Cette subsistance de l’être diffère profondément du devenir (la genesis) de l’être relatif dans son rapport évolutif avec la chôra, qui est un rapport concret. Rappelons que le mot «?concret?» vient de concretus, participe passé de concrescere («?se former par agglomération?»), lequel s’est lui-même formé à partir de cum («?avec?», «?ensemble?») et de crescere («?croître?»). Une relation concrète, c’est un croître-ensemble?: une relation où l’on ne sépare pas les choses qui, dans un milieu commun, naissent, grandissent, puis vieillissent et meurent.

21Cette concrescence étrangère à l’identité marque le rapport genesis/chôra?: l’empreinte-matrice. Un rapport aussi contradictoire (à la fois une chose et son contraire) n’est pas pensable selon le principe binaire de l’identité ou de sa négation qui gouverne la logique d’Aristote, et après lui la pensée européenne jusqu’à nos jours?; et c’est bien pourquoi Platon parlait de «?raisonnement bâtard?» et de «?troisième genre?». De quoi donc ce genre est-il le bâtard?? Le Timée ne nous le dit pas, et c’est ce qui justement a fait que la pensée européenne s’est fondée sur ce qu’Aristote, en revanche, posait explicitement?: une logique de l’identité du sujet, qui exclut le tiers, et considère des topoi, non leur chôra.

22C’est à cette logique-là que s’en est pris au xxe siècle le courant de pensée de l’école de Kyoto, dans sa volonté de «?dépassement de la modernité?» («?kindai no chôkoku?») [4]. Nishida en particulier entendit substituer, à la logique aristotélicienne de l’identité du sujet, une «?logique (de l’identité) du prédicat?» («?jutsugo no ronri?»), qu’il appelait aussi, et plus généralement, «?basho no ronri?». Cette expression est habituellement traduite par «?logique du lieu?»?; mais c’est là risquer un contresens, car le basho en question est bien davantage une chôra qu’un topos. Nishida lui-même fait le rapprochement?:

23

Cela, je le nommerai basho, en m’inspirant de ce que Platon dit dans le Timée de ce qu’il faut bien appeler la chose qui reçoit les Idées («?ideya wo uketoru mono to iu beki mono?») [5].

24On voit que Nishida se place néanmoins ici dans une perspective radicalement non platonicienne, puisqu’il ignore la distinction entre l’être absolu et l’être relatif, laquelle a fondé la métaphysique européenne. Pour lui, la chôra reçoit directement les Idées, pas leur reflet (i.e. la genesis), comme dans le Timée. Il refuse donc la transcendance de l’être?: celui-ci ne peut qu’être situé. Situé dans un basho, autrement dit dans un certain champ, ou un certain milieu, qui le relativise.

25Sans discuter ici plus en détail la conception que Nishida se fait du basho, retenons qu’il l’assimile à un prédicat, et faisons l’hypothèse que cela n’est pas sans lien avec la langue japonaise, tout comme la logique aristotélicienne reflétait le grec. En effet, à l’énoncé «?Socrate est un homme?» correspond en japonais une construction («?Sokuratesu wa ningen de aru?») qui implique doublement une situation. D’abord, parce que le verbe aru n’est pas vraiment la copule «?être?» (un être qui du reste peut se poser dans l’absolu), mais plus justement un «?y avoir?» nécessairement situé?: ainsi dans l’expression «?hon ga aru?» («?il y a un livre?»). Ensuite parce que la particule de est fondamentalement locative?: «?Nihon de?», c’est «?au Japon?»?; «?heya de neru?», c’est «?dormir dans la chambre?». Ainsi la construction… «?de aru?», c’est analytiquement «?se trouver dans le basho…?». «?Sokuratesu wa ningen de aru?», plutôt que «?Socrate est un homme?», c’est «?il y a Socrate dans le basho “homme”?» [6].

26C’est dire qu’en japonais le prédicat subsume le sujet, alors qu’en français il n’en est qu’un attribut (i.e. ce qui appartient à un être). Il le subsume («?hôsetsu suru?») à tel point qu’il l’engloutit («?botsunyû suru[7]?»)?; et effectivement, dans la langue japonaise, notamment chez Nishida, le sujet peut disparaître, obligeant la traduction française à en inventer un [8]?!

27C’est là renverser complètement la relation de l’être au monde. En particulier, c’est interdire ce qui se produisit en Europe au xviie siècle?: l’affirmation du cogito face à un monde objet – l’objet, notamment, de la science moderne. C’est exactement à ceci que revient la logique du prédicat nishidienne?: en somme, à culbuter le rapport qui permit l’émergence du sujet individuel moderne et celle, corrélative, de l’objet individuel moderne, pour affirmer au contraire leur subsomption dans un milieu commun. La logique du basho, c’est la logique de cette subsomption. Il est du reste révélateur que Nishida, dans ses derniers travaux, l’ait rapprochée de la religion – cela de quoi la science moderne, pour s’établir, a dû radicalement se distinguer.

5. La trajectivité des lieux de l’écoumène

28Ce à quoi s’oppose la logique du champ nishidienne, sans toutefois l’identifier comme tel, c’est le topos ontologique moderne [9], à savoir la définition du sujet individuel par son corps physique, son existence n’excédant pas ce topos. Le reste, ce sont des objets, ou d’autres sujets. En revanche, la logique du champ subsume cette existence dans un basho irréductible à son topos?; c’est-à-dire qu’elle y implique un milieu, lequel comprend aussi bien des choses qu’une intersubjectivité.

29Bien que Nishida lui-même ne l’ait pas fait [10], l’on rapprochera cette logique du champ de la conception heideggérienne du Dasein comme ek-sistence («?être-au-dehors-de-soi?» [Ausser-sich-sein], «?être-auprès-des-choses?» [bei-den-Dingen], «?être-avec?» [Mitsein], etc.). Et, bien que Heidegger lui-même ne l’ait pas fait, l’on rapprochera de cette logique ses écrits ultérieurs à propos du lieu comme Ort, ce qu’il conçoit dans un sens irréductible au topos (duquel, par contraste, on peut rapprocher sa conception de la Stelle) et, corrélativement, à la conception moderne de l’espace comme contenant universel et neutre?:

30

La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais […] ce à partir de quoi quelque chose commence à être. […] Il s’ensuit que les espaces reçoivent leur être des lieux et non de «?l’?»espace[11].

31De même que le Dasein sonnait le glas de l’ontologie du cogito, de même cette conception du rapport lieu/espace est radicalement au-delà de l’espace absolu (ou «?universel?») du paradigme cartésien-newtonien, dans les topoi duquel le mouvement moderne en architecture a sérialisé des objets identiques aux quatre coins de la planète. Elle consonne en revanche avec la cosmologie einsteinienne, dans laquelle «?la matière dit à l’espace-temps comment se courber [12]?».

32Au demeurant, il s’agit ici de l’écoumène – la relation humaine à l’étendue terrestre. Après Nishida, Heidegger, Watsuji, Merleau-Ponty, Leroi-Gourhan [13] et d’autres, cette relation ne peut plus être conçue dans les termes du topos ontologique moderne. On parlera de la «?médiance?» de l’être humain, à savoir du couplage, dans le «?moment structurel de l’existence humaine [14]?», du topos de son corps animal individuel et de la chôra éco-techno-symbolique du milieu, ou du corps médial, qui lui est commun avec les autres humains. Considéré en dehors de cette médiance, le sujet individuel, borné à son topos, n’est qu’une abstraction. Dans sa réalité concrète, l’humain est un Dasein. Il revient à Leroi-Gourhan [15] de l’avoir corroboré, dans une approche positiviste sans référence à la phénoménologie, en interprétant l’émergence d’Homo sapiens par une extériorisation des fonctions de son corps animal en systèmes techniques et symboliques, excédant ce que j’appelle ici le topos de ce corps animal, et sans rétroaction desquels sur celui-ci l’hominisation n’aurait pas eu lieu.

33Ce processus, toutefois, ne s’est pas borné à l’émergence de notre espèce?; il est actif en chacun d’entre nous. C’est la trajection par laquelle nos systèmes techniques projettent notre corporéité jusqu’au bout de notre monde (ils cosmisent notre corps), tandis que nos systèmes symboliques rapatrient notre monde au sein de notre corps (ils somatisent notre monde) sous la forme, notamment, des connexions neuronales qui le représentent dans notre cerveau [16]. Il y a, autrement dit, trajection de notre topos en chôra, et de notre chôra en topos.

34Cette trajection est ce qui anime la médiance de l’humain, et fait que sa dualité n’est aucunement soluble dans le dualisme moderne. Il ne s’agit pas de la relation abstraite sujet/objet, mais de la relation concrète où nous existons dans les choses, et où les choses existent en nous?; partant, elles ne peuvent être disposées dans l’étendue comme des objets indifférents aux topoi (aux Stellen, dirait Heidegger) qu’ils occupent, car ce qui y est en jeu, c’est notre existence – la mienne, avec celle de mes semblables. Notre topos individuel est ainsi indissociable de notre chôra collective.

Conclusion?: la «?genesis?» des lieux de l’écoumène

35L’approche écouménale ainsi esquissée permet une hypothèse quant au «?genre bâtard?» que Platon attribuait à la chôra. Ce genre ne peut cadrer avec le dualisme moderne, car il ne se réduit ni au sujet singulier ni à l’objet universel. On peut l’imaginer comme la trajectivité de la relation concrète qui existe entre les choses de l’écoumène – cette nécessaire demeure (oikos, d’où «?hê oikoumenê?»?: l’«?habitée?», i.e. l’écoumène) qui est celle de notre être et qu’empreint notre existence à la fois collective et individuelle, à mi-chemin des deux pôles abstraits que sont le subjectif et l’objectif?; trajectivité qui en fait justement des choses concrètes, non des objets abstraits.

36Corrélativement, les lieux concrets de l’écoumène (l’ensemble des milieux humains) sont animés de la même trajection. Ils sont nécessairement à la fois des topoi et une chôra, dans un perpétuel jeu d’échelles où se composent indéfiniment la cosmisation de notre corps (du topos vers la chôra) et la somatisation de notre monde (de la chôra vers le topos).

37C’est dire que, pas plus que nous ne pouvons nous en tenir au topos ontologique moderne, nous ne pouvons considérer notre existence comme seulement ek-sistence, au sens d’un «?être-au-dehors-de-soi?» à la manière heideggérienne ou d’une extériorisation de notre corporéité à la manière de Leroi-Gourhan?; car, à ce compte-là, toute individualité se dissoudrait dans le milieu commun, et le monde ne cesserait de nous fuir. Dans sa trajectivité, l’existence humaine est tout autant ek-sistence hors de cette chôra collective qu’elle l’est hors du topos individuel [17]?; et c’est justement de l’infinie contingence de cette dualité inhérente à l’humain, cet être à la fois individuel et collectif, que naissent indéfiniment les histoires humaines. Telle est la genesis des lieux de l’écoumène.


Date de mise en ligne : 01/01/2012

https://doi.org/10.3917/commu.087.0017

Notes

  • [1]
    Dans cette section, je reprends en les actualisant les points principaux du premier chapitre («?Lieu?») de mon livre Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (Paris, Belin, 2000), où l’on trouvera de plus amples références.
  • [2]
    Aristote, Physique, trad. Henri Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1966 (1926).
  • [3]
    Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993. Pour une critique plus détaillée de cet essai, voir Écoumène, op. cit., p. 26 sq.
  • [4]
    Sur lequel on pourra lire James Heisig, Les Philosophes du néant. Un essai sur l’école de Kyôto, Paris, Éditions du Cerf, 2008?; Bernard Stevens, Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyôto, Louvain, Peeters, 2000?; et plus spécialement Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
  • [5]
    Je traduis d’après Nishida Kitarô Zenshû (Œuvres complètes de Nishida), Tokyo, Iwanami, 1966, t. IV, p. 209.
  • [6]
    Cette construction évoque certains apports des sciences cognitives, dont George Lakoff et Mark Johnson (dans Philosophy in the Flesh. The Embodied Mind and its Challenge to Western Thought, New York, Basic Books, 1999) ont tiré entre autres (p. 50 sq.) les principes suivants?: «?Categories are containers?», et «?Relations are containers?».
  • [7]
    Expression fort utilisée par Nishida.
  • [8]
    Dans mon article «?Le monde est-il notre langage?? Médiance et logique du lieu chez Watsuji et Nishida?» (in Patrick Beillevaire et Anne Gossot [dir.], Japon pluriel. Actes du premier colloque de la Société française des études japonaises, Arles, Philippe Picquier, 1995, p. 293-304), j’ai relevé que, dans Basho (Lieu, 1927), la phrase même où Nishida pose cet engloutissement du sujet (logique) n’a pas de sujet (grammatical). De tels faits m’ont conduit à écrire (dans «?Le japonais?», in Jean-François Mattéi [dir.], Encyclopédie philosophique universelle, vol. IV, Le Discours philosophique, Paris, PUF, 1998, p. 240-250) que «?le sujet aux sens linguistique et logique du terme tend à s’effacer devant un ambiant qui implique aussi le sujet psychologique?» (p. 249).
  • [9]
    Voir sur ce thème mon article «?Vers une mésologie – au-delà du topos ontologique moderne?», in Michel Wiewiorka (dir.), Les Sciences sociales en mutation, Auxerre, Éditions Sciences humaines, 2007, p. 149-154?; et plus généralement Écoumène, op. cit.
  • [10]
    Basho fut publié la même année que Sein und Zeit, en 1927.
  • [11]
    Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 183 (extrait de Bâtir habiter penser).
  • [12]
    Selon l’expression du physicien américain John Wheeler, cité dans Michel Serres et Nayla Farouki (dir.), Le Trésor. Dictionnaire des sciences, Paris, Flammarion, 1997, p. 829.
  • [13]
    Ne pouvant ici discuter ces auteurs (et les nombreux autres qui les complémentent), je renvoie aux commentaires que j’en fais dans Écoumène, op. cit.
  • [14]
    «?Ningen sonzai no kôzô keiki?»?: l’expression est de Watsuji Tetsurô, Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux. Étude humanologique) [1935], Tokyo, Iwanami, 1979, p. 3.
  • [15]
    André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
  • [16]
    Sur la généalogie des concepts de médiance et de trajection, voir mon Sauvage et l’Artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. Sur l’état présent de cette problématique, outre Écoumène (op. cit.), voir ma Pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008.
  • [17]
    On voit que cette position récuse à la fois l’individualisme méthodologique et la prééminence du social. Refusant de s’enfermer dans les termes de la querelle entre Spencer et Durkheim, elle prône une troisième voie. Celle-ci fut illustrée par Watsuji Tetsurô, dont l’Éthique était fondée sur l’ambivalence inhérente à l’humain (ningen) – cet être qui, dans sa médiance, est structurellement à la fois individuel et social, hito et aida.

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