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Article de revue

Observer, raconter ou ressusciter les rêves ?

« Maury guillotiné » en question

Pages 137 à 149

English version

1Au cours du XIXe siècle, les rêves sont devenus des objets scientifiques, laïcisés de toute valeur prophétique ou surnaturelle. Des savants ont noté, scruté et invoqué leurs propres productions nocturnes pour en faire des preuves à l’appui d’une physiologie et d’une psychologie de l’esprit et du corps assoupis. Les rêves sont ainsi devenus des faits à observer sur un modèle principalement médical. De ce point de vue, les travaux d’Alfred Maury (1817-1892), publiés entre 1848 et 1878, sont apparus comme fondateurs et classiques, en ce qu’ils reposaient sur des exemples personnels censés être fiables.

2Or, à la fin du XIXe siècle, l’autorité scientifique de cet auteur fut ébranlée par une controverse qui mit en question l’un de ses rêves célèbres, celui dit de la guillotine ou encore de « Maury guillotiné ». Ce songe n’apparaissait plus désormais comme un fait d’observation mais comme un récit problématique. Corrélativement, que prouvait la narration onirique au réveil ? Rendait-elle bien compte de la complexité, de la tonalité propre et de l’évanescence des voix et des visions nocturnes ? Ne fallait-il pas trouver d’autres modes d’écriture et d’analyse ? À partir de ces interrogations, deux issues s’esquissaient. Dans une perspective savante, on pouvait déconstruire la cohérence du récit onirique et proposer d’en fragmenter l’analyse. Dans une perspective littéraire, on pouvait entreprendre de réinventer et de réenchanter ses sommeils. Cette discussion, à laquelle Freud participa après coup, eut des résonances importantes pour l’écriture des rêves de la Traumdeutung.

Observer les rêves comme des cas

3Maury s’illustra comme un érudit autodidacte aux intérêts encyclopédiques (histoire, archéologie, géographie, anthropologie) (Dowbiggin, 1990 ; Carroy et Richard, 2007). Sous-bibliothécaire à l’Institut en 1844, il côtoya dans la bibliothèque beaucoup de savants. Grâce à sa grande mémoire, il les aida à faire des bibliographies, et il tissa des liens avec ses futurs électeurs. Il fut en effet élu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1857. L’empereur Napoléon III l’embaucha en 1860 comme bibliothécaire aux Tuileries et il le chargea de préparer la documentation de son livre sur Jules César. Maury fut ensuite élu en 1862 professeur au Collège de France à la chaire « d’histoire et de morale » de Michelet. De 1868 à 1888, il fut enfin directeur général des Archives nationales.

4Dès sa jeunesse, il lut des livres de médecine et il s’intéressa à la pathologie mentale. Sans être médecin, il noua des relations d’amitié avec des psychiatres connus de l’époque, Louis-Francisque Lélut, Jules Baillarger, Jacques-Joseph Moreau de Tours, et il collabora très tôt aux Annales médico-psychologiques, la revue des aliénistes fondée en 1843. C’est dans cette publication qu’il publia trois articles sur le sommeil et les rêves en 1848, 1853 et 1857.

5Lorsque Maury fit paraître en 1848 ses premières auto-observations d’« hallucinations hypnagogiques », visions et voix qui se situent entre veille et sommeil et qui préludent aux rêves proprement dits, il était déjà un collaborateur remarqué de la revue. Il s’y était illustré par une polémique retentissante avec l’aliéniste catholique Alexandre Brierre de Boismont. Il s’était affirmé comme le tenant d’une « psychologie historique » résolument laïque, qui explique l’ensemble des visions et des extases du passé, sans exception, à la lumière de la pathologie mentale des hallucinations. Il se présentait comme un « physiologiste » opposé aux « spiritualistes » de la revue. Au nombre de ceux-ci, Maurice Macario avait fait paraître en 1847 des articles sur les rêves qui affirmaient le caractère « extra-sensoriel » (ce que nous appellerions « parapsychologique ») de certains d’entre eux. Il s’appuyait sur une compilation hétéroclite de textes classiques de l’Antiquité, de récits de prédiction, de narrations littéraires, d’observations médicales et de quelques auto-observations.

6Par contraste, Maury qualifiait toutes ses visions nocturnes d’« hallucinations », sur un modèle résolument psychiatrique, et il faisait état exclusivement d’auto-observations « consignées par écrit » depuis 1844 ou de témoignages recueillis directement auprès de son entourage familial : sa mère, une domestique, ou un cousin. Les hallucinations qui l’assaillaient étaient dénuées de merveilleux en dépit de leurs bizarreries. Maury voulait être un psychologue prenant pleinement en compte la physiologie, sur le modèle de Cabanis (1802) et de ses amis aliénistes qui se situaient dans le camp des physiologistes comme Baillarger et Moreau de Tours.

7En octobre 1852, il fit une conférence à la Société médico-psychologique, publiée en 1853 : après les hallucinations qui préludent au sommeil, il abordait les rêves. Ceux-ci devaient être étudiés avec des méthodes propres à la pathologie mentale. Maury s’attardait par exemple sur les « fausses associations » qui président à la formation des scénarios oniriques. Il se présentait ainsi à ses auditeurs le matin, au réveil, en pleine activité de recherche :

8

Il m’arrive souvent, à mon réveil, de recueillir mes souvenirs et de chercher par la réflexion à reconstruire les songes qui ont occupé ma nuit ; non pas comme les anciens Égyptiens ainsi que nous le montrent les papyrus grecs trouvés en Égypte, pour tirer de ces songes des règles de conduite et des révélations pour l’avenir, mais afin de soulever le voile qui couvre leur mystérieuse production ; un matin que je me livrai à une réflexion de ce genre, je me rappelai que j’avais eu un rêve qui avait débuté à Jérusalem ou à La Mecque : je ne sais pas au juste si j’étais alors chrétien ou musulman. Après bien des aventures que j’ai oubliées, je me trouvai chez M. Pelletier le chimiste, et, après une conversation avec lui, il se trouva qu’il me donna une pelle de zinc, qui fut mon grand cheval de bataille dans un rêve subséquent ; et qui a été plus fugace que les précédents. Voilà trois idées, trois scènes principales qui me paraissent liées entre elles par les mots pèlerinage, Pelletier, pelle, c’est-à-dire par trois mots commençant de même, qui s’étaient associés évidemment, uniquement par cette assonance, et étaient les liens d’un rêve, en apparence incohérent
(1853, p. 410).

9Dans cet exemple emblématique qui sera ensuite très souvent cité, Maury transformait des visions au départ confuses en un spectacle composé de « trois scènes principales », une fois retrouvées les associations par assonance qui permettaient d’en recomposer la logique délirante sous-jacente. Il ne distinguait pas explicitement ce qui relevait du souvenir immédiat et ce qui relevait du décryptage différé. C’est pourquoi il ne séparait pas typographiquement le récit du rêve proprement dit de son commentaire ou de sa reconstitution après coup.

10Maury reprenait la question de la rapidité des pensées oniriques traitée par ses contemporains – notamment par Antoine Charma, un philosophe spiritualiste qui venait de publier un livre reposant en partie sur l’observation de ses propres rêves. Mais, fidèle à ses principes scientifiques, Maury ne citait pas les récits traditionnels sur ce sujet, tels que les avait collationnés par exemple Charma (Charma, 1851, p. 420, 466-467), et il donnait un exemple personnel, « plus concluant » selon lui. Il s’agissait de remplacer des anecdotes peu fiables par une observation contrôlée puisqu’elle se déroulait sous les yeux d’un témoin, la mère du dormeur :

11

J’étais un peu malade, et je me trouvais couché dans ma chambre, ayant ma mère à mon chevet. Je rêve de la Terreur : j’assiste à des scènes de massacre, je comparais devant le Tribunal révolutionnaire, je vois Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville, toutes les plus vilaines figures de cette époque terrible ; je discute avec eux ; enfin, après bien des événements, que je ne me rappelle qu’imparfaitement et dont je ne voudrais pas vous ennuyer, messieurs, je suis jugé, condamné à mort, conduit en charrette, au milieu d’un concours immense, sur la place de la Révolution ; je monte sur l’échafaud ; l’exécuteur me lie sur la planche fatale, il la fait basculer, le couperet tombe, je sens ma tête se séparer de mon tronc ; je m’éveille en proie à la plus vive angoisse, je me trouve sur le col la flèche de mon lit qui s’était détachée et qui était tombée sur mes vertèbres cervicales à la façon du couteau de la guillotine. Cela avait eu lieu à l’instant, ainsi que ma mère me le confirma, et cependant c’était cette sensation externe que j’avais prise, comme dans le cas que j’ai cité plus haut, pour point de départ d’un rêve où tant de faits s’étaient succédé
(1853, p. 418).

12Ce premier récit consigné de « Maury guillotiné » sera ensuite repris sans grandes variantes dans les différentes éditions de l’ouvrage Le Sommeil et les Rêves. Outre le témoignage de la mère, la rapidité des phrases, le passage brusque du passé au présent authentifient stylistiquement la vraisemblance du rêve. Il se déroule comme une histoire menée à toute vitesse mais d’emblée cohérente, contrairement au rêve « en trois scènes » cité précédemment.

13L’article de 1857 proposait d’autres analogies, avec le gâtisme du vieillard et avec l’enfance. Il débutait par un exposé où Maury parlait de sa « méthode d’expérimentation » (p. 158). Il s’agissait de surprendre rêves et hallucinations hypnagogiques en se faisant réveiller, dans une « observation à deux ». Maury voulait ainsi se démarquer des métaphysiciens, qui refusaient de se référer à des faits. En réalité, il ne faisait presque jamais apparaître celui ou celle qui, comme la mère dans le rêve de la guillotine, observait son sommeil et la plupart de ses exemples semblent être liés à une auto-observation, sur le modèle du rêve de pèlerinage rapporté en 1852-1853.

14En 1861, devenu un homme installé et un proche de l’empereur Napoléon III, Maury fit paraître Le Sommeil et les Rêves chez un éditeur non médical. Ce livre eut trois rééditions, en 1862, 1865 et 1878, et il rencontra un grand succès auprès d’un public beaucoup plus large que celui des aliénistes. Il regroupait les trois articles des Annales médico-psychologiques, ordonnés différemment et augmentés. Aux premiers chapitres, consacrés au sommeil et aux rêves proprement dits, d’autres étaient adjoints, portant sur des phénomènes analogues : l’aliénation mentale, le somnambulisme naturel ou magnétique, l’extase, l’hypnotisme, les états liés à la prise de drogues. Ces analogies parcourront le savoir médicopsychologique, jusqu’à Freud notamment …

15Maury revenait sur sa méthode au début de son livre. Il revendiquait de pratiquer une « psychologie expérimentale » (1861, p. 1). Il se mettait en scène comme un observateur qui notait au réveil ses productions nocturnes sur un cahier, les collectait et les archivait. Il comparait sa méthode à celle d’un médecin qui note ses observations de malades au jour le jour dans son « journal » (p. 2). En se référant implicitement à son ami Ernest Renan, il parlait enfin de « méthode critique » (p. 4). Ainsi assurait-il à sa science des rêves une triple caution scientifique, en s’adossant à la physique, à la médecine et à l’histoire.

16Le philosophe Victor Egger soulignera, quant à lui, que cette méthode était aussi une méthode de géologue ou d’archéologue collectionneur (1895, p. 43). Dans son ouvrage, Maury propose en effet une collection, ou plus précisément une anthologie onirique, qu’il ne cessera d’augmenter au fil des éditions successives, gardant pour la plupart ses anciens rêves de 1848, 1853 et 1857 et en ajoutant de nouveaux jusqu’en 1878. Beaucoup de savants rêveurs du XIXe siècle puiseront dans cette anthologie des exemples à analyser et des modèles pour rêver scientifiquement « avec Maury », pour reprendre Marinelli et Mayer (2002).

17Dans ses Souvenirs, Maury expliquera ainsi l’intérêt qu’il avait trouvé à fréquenter dans sa jeunesse la Société médico-psychologique :

18

Elle avait pour moi les avantages d’une sorte de clinique des maladies mentales ; ses séances me dispensaient en quelque sorte d’aller étudier dans les asiles et de suivre, comme je l’avais fait jadis quelquefois, l’enseignement de mon ami le Dr. Baillarger
(1871-1873, p. 18).

19À la lumière de cette citation, on pourrait avancer que l’observation de ses « délires » et de ses « hallucinations » nocturnes joua pour Maury un rôle de substitut. Il créa et entretint, apparemment pendant au moins trente ans, une sorte de clinique médicale, de laboratoire, ou de musée intime à domicile, dont il fut le patient, le sujet et la pièce la plus précieuse. Et beaucoup de ses contemporains, qui ne fréquentaient pas ou peu les hôpitaux, l’imitèrent. On pourrait évoquer l’exemple du jeune Gabriel Tarde, alors magistrat inconnu en Périgord : la lecture du Sommeil et les Rêves l’incita à collecter et à analyser ses propres productions nocturnes de 1870 à 1872. Maury apparaissait désormais comme le fondateur d’une approche scientifique reposant sur une collection de faits objectivement observés.

Les rêves comme récit et comment les raconter

20Le Sommeil et les Rêves était ainsi devenu un livre de référence, lorsqu’à la fin du siècle Ribot, directeur de La Revue philosophique, y orchestra une controverse qui prit la forme d’une sorte de feuilleton, à propos du rêve de la guillotine. En septembre 1894, il donna la parole à Jacques Le Lorrain (1856-1904). Ce poète et romancier provincial était venu chercher le succès à Paris, où il arrivait difficilement à vivre de sa plume en collaborant à des revues littéraires. Il dut même à un moment exercer la profession de savetier pour subsister (Golfier, 1999). Le Lorrain venait de publier un recueil de poèmes, Fleurs pâles, chez Léon Vanier, l’éditeur de la poésie d’avant-garde de l’époque (Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Jean Moréas, Stéphane Mallarmé, Tristan Corbière, Jules Laforgue, Henri de Régnier). Dans sa préface, il se revendiquait « splénétique » et soulignait que « malgré les leçons de l’anthropologie et de l’anatomie comparée [l’humanité] ne se souvient plus de ses origines » (1894a, p. VII). Il se qualifiait lui-même de « psychologue d’occasion ».

21Le texte de Le Lorrain publié par Ribot était pour une bonne part écrit dans un style très « artiste », affectionnant les mots rares et rappelant Joris-Karl Huysmans, qui contrastait singulièrement avec le style sérieux des auteurs habituels de la revue. Je n’ai pas jusqu’à présent élucidé ce qui a déterminé Ribot à publier trois textes de Le Lorrain (1894b, 1894c, 1895). Il est probable en tous les cas que l’écrivain joua un rôle d’outsider capable de battre en brèche l’autorité scientifique de Maury.

22Dansson article, il incriminait en effet d’entrée de jeu l’« inertie mentale » des savants peu décidés à remettre en cause préjugés et croyances. Reprenant le rêve de la guillotine d’après un ouvrage du psychologue et philosophe Frédéric Paulhan (1889), il s’étonnait que ce rêve eût été si souvent cité sans que personnele mette en cause. Il osait dire que le récit de Maury n’était pas scientifiquement tenable : étant donné le « relâchement mental » caractérisant le cerveau en sommeil, il ne pouvait avoir vu en une seconde toutes les scènes qu’il décrivait. Le Lorrain en concluait que Maury avait été en grande partie la proie des « procédés inconscients de son esprit » :

23

Que le coup reçu ait déterminé le tableau final, oui ; mais tout le rêve, non. C’est lui, Maury, c’est son imagination qui, par une sorte d’action rétrograde, a soudé en une seule chaîne des anneaux de provenance diverse. N’est-ce pas sa fonction d’accomplir de tels raccords et fait-elle autre chose dans le travail artistique ou littéraire ?
(Le Lorrain, 1894c, p. 279.)

24Loin d’être une pure observation, « Maury guillotiné » était donc aussi une œuvre d’imagination et son auteur un artiste inconscient. Le Lorrain s’appuyait sur des références à la physiologie du cerveau et à la psychophysiologie de son époque. Mais il revendiquait également un droit au rêve et à l’imagination, en évoquant, dans un style exubérant opposé au style sobre et sans apprêts adopté par Maury, ses propres productions nocturnes, notamment « des femmes comme aucun concours de beauté n’en a jamais reçues » (ibid., p. 277).

25Son article suscita dans les mois suivants, en novembre et décembre 1894, de courtes interventions de Frédéric Paulhan, mais aussi du mathématicien et philosophe des sciences Paul Tannery. Selon Paulhan, même si l’on maintenait que le rêve de Maury pouvait être partiellement vrai, il fallait admettre qu’« il pouvait y avoir une certaine déformation, ou plutôt reformation du rêve dans le souvenir » (1894, p. 547). Non sans une certaine ironie peut-être, Paulhan invitait le poète « psychologue d’occasion » à rendre publics d’autres beaux rêves : « Il y aurait intérêt à ce que M. Le Lorrain, qui paraît rêver beaucoup, avoir des rêves curieux et s’y intéresser, nous donnât le résultat de ses observations » (p. 548). Paul Tannery supposait pour sa part que Maury avait vu une suite ou une superposition de tableaux, sur le modèle du spectacle d’une lanterne magique, et qu’il avait ensuite, à son réveil, recomposé et vécu comme un roman ces différents tableaux (1894, p. 633). Le récit de Maury devenait désormais problématique.

26Le feuilleton reprit en 1895 : Ribot publia à la suite, dans une même livraison de sa revue, un article conséquent d’un personnage important, Victor Egger, professeur de philosophie à l’Université de Nancy, suivi d’un texte de Le Lorrain qu’il avait, semble-t-il, sollicité, et d’un texte d’un autre philosophe, Louis Dugas.

27D’entrée de jeu, Egger déclarait : « Maury s’est trompé et a, sans le vouloir, trompé ses lecteurs », et il rendait hommage à l’« esprit critique » de Le Lorrain qui avait réveillé « parmi les psychologues un salutaire esprit de défiance » (p. 41). Il proposait ensuite une critique historique du récit du rêve de la guillotine. Il s’autorisait peut-être aussi implicitement d’une familiarité ancienne, car, ainsi qu’en témoignent ses Souvenirs, Maury était un ami de l’helléniste Émile Egger, le père de Victor. Par recoupements, Victor Egger datait le rêve de 1840, au moment de la jeunesse de Maury, alors que celui-ci n’avait pas pris l’habitude de tenir un cahier. Il s’agissait donc d’un rêve remémoré puis « plus d’une fois raconté » avant d’être narré en 1852 et publié en 1853. Notant sa parenté avec un type de rêve évoqué en 1846 dans un roman de Balzac, La Cousine Bette, Egger se demandait si le récit de Maury ne s’était pas transmis au romancier. Il soulignait que ce récit lui rappelait « ces statues antiques trop habilement restaurées par des artistes de la Renaissance, auxquelles va quand même dans nos musées le respect traditionnel du touriste mal informé » (ibid., p. 44).

28Reprenant des perspectives proches de celles de Tannery, Egger proposait de mener une narration scientifique des rêves différente de celle des « psychologues d’occasion » qu’avait pu être le jeune Maury et qu’était Le Lorrain :

29

Un psychologue d’occasion racontera ses rêves comme autant d’anecdotes ; le récit en sera rapide et vivant, mais trompeur ; lorsqu’un psychologue exercé raconte les siens, il ressemble au critique d’art expliquant laborieusement un tableau dont nous saisirions en trois regards et le sens et l’effet ; il a soin de distinguer ce qui est image, ce qui est idée, ce qui est sentiment, c’est-à-dire ce que l’on voit ou entend, ce que l’on se dit, sans paroles, à propos des images, la nuance d’émotion qui accompagne les images et les pensées
(ibid., p. 45).

30Le savant ne devait plus jouer les littérateurs et transcrire ses rêves sous la forme d’une « histoire » ou d’un « roman », mais les décomposer. Egger retraduisait ainsi certains récits oniriques, personnels ou repris de seconde main dans la littérature psychologique, en les fragmentant en une série de « tableaux » successifs.

31Dans une autre contribution, Dugas publiait une courte observation qui faisait figure de réplication moins dramatique du rêve de la guillotine. Il était réveillé parce que sa femme remuait les couvertures dans le lit conjugal, ce qui se traduisait à la fin de son rêve par le fait qu’il était frôlé par des buissons lors d’une promenade sur un chemin. La sensation extérieure de frôlement ne créait donc pas avec une rapidité vertigineuse l’ensemble du scénario nocturne, comme le pensait Maury, mais elle s’intercalait dans « le bloc antérieurement formé mais encore fluide du rêve » (1894, p. 71). Pour Egger comme pour Dugas, le rêve apparaissait comme un phénomène hétérogène et complexe.

32À la suite d’Egger, Le Lorrain rappelait sa thèse et répondait au défi de Paulhan en proposant de nouveaux récits personnels. Il citait le début d’un futur roman qui, à ma connaissance, ne fut pas publié : « Ce rêve ouvre un roman que je compte publier sous peu : ce détail expliquera sa forme un peu gongorisante parfois. Mais la phrase n’enlève rien à la vérité du fond » (1895, p. 61). Suivaient deux pages de visions très fin de siècle de monuments exotiques, de géants et de nains, de forêts et de fleurs étranges qui trouvaient leur point final dans l’apparition d’une « jeune fille lumineusement blonde » que le rêveur détruisait comme une poupée en voulant l’étreindre, ce qui déclenchait son réveil. Le Lorrain citait En rade, « un roman curieusement chantourné » dans lequel Huysmans s’interrogeait sur l’énigme du rêve en se référant notamment à la psychologie physiologique de son temps et dans lequel il développait un long récit de rêve fantastique analogue à celui de Le Lorrain.

33Ce dernier n’hésitait pas à reprendre l’un de ses premiers poèmes, consacré aux visions suscitées par l’opium, et à le présenter comme l’auto-observation d’un rêve proprement dit :

34

Je deviens tour à tour rajah, derviche, imam,
Augure, sénateur, cheick, pacha musulman,
Brahmine, cardinal et pope.
Les peuples différents et les âges divers,
En mon large cerveau passent comme à travers
La vitre d’un kaléidoscope
(Le Lorrain, 1887, p. 66 ; 1895, p. 67).

35Ainsi cherchait-il à donner droit de cité à une certaine avant-garde poétique dans l’austère Revue philosophique. Les frontières entre revue savante et revue littéraire n’étaient pas tout à fait étanches puisque Le Lorrain avait réussi à y publier par trois fois. Sa collaboration s’arrêta cependant là. Bien qu’il soit difficile de savoir comment les lecteurs de la revue de Ribot reçurent ces textes inhabituels, on pressent qu’ils purent être, comme Egger, stimulés mais aussi quelque peu agacés par un amateur qui leur donnait des leçons critiques et qui racontait ses rêves comme des poèmes « vrais ».

36Le Lorrain revendiquait en effet, tout comme les psychologues académiques, d’exprimer une « vérité de fond » concernant ses productions nocturnes. Mais, au lieu de simplifier stylistiquement ses récits de rêve, il les écrivait dans un style hyperboliquement « littéraire », selon les critères de l’époque. Au réalisme sec des savants il opposait un réalisme mimétique cherchant à faire rêver sur le rêve beaucoup plus qu’à en disséquer les mécanismes. Systématisant les perspectives critiques qui avaient été développées dans La Revue philosophique, le philosophe Marcel Foucault proposa en 1906 de remplacer la méthode d’observation et d’analyse directe de Maury « par une méthode indirecte, qui consiste à employer concurremment la notation immédiate et la notation différée » (p. 9). À la suite d’Edmond Goblot (1896), il prenait acte du fait que les rêves n’étaient pas stricto sensu observés, mais toujours remémorés, soit au réveil, soit après coup. Il fallait donc faire éventuellement varier les versions d’une même séquence nocturne plutôt que d’en donner une seule. Corrélativement, contrairement à Maury, Foucault accentuait la différence entre les rêves notés et les analyses qui les éclairaient en les distinguant typographiquement, comme dans la Traumdeutung. S’inspirait-il ainsi de Freud ? Foucault l’avait en tous les cas lu, car il reprenait et critiquait certaines de ses analyses dans un chapitre entier de son livre.

37Pour saisir au plus près le décousu et le disparate oniriques, il fallait enfin, pour Foucault, aller plus loin que Maury en ne respectant pas la syntaxe requise dans un récit destiné à la publication. Foucault s’abstenait parfois de faire des phrases et il n’hésitait pas à divulguer des « notations immédiates » en style télégraphique, comme dans ce compte rendu de l’un de ses rêves :

38

Pêche et jeu. Très grande confusion. – M. B … est mêlé à l’affaire ; il dit quelques mots, je ne sais plus quoi. Au jeu, je gagne, mais je ne sais pas de quel jeu il s’agit. Enfin il s’agit de pêche d’une façon encore plus indéterminée que du reste
(1906, p. 114).

39Ainsi Foucault mettait-il en pratique une sorte de « degré zéro de l’écriture onirique », pour reprendre librement Roland Barthes.

Épilogue

40L’« intéressante discussion » développée dans La Revue philosophique est contemporaine de l’élaboration de la Traumdeutung et elle frappa beaucoup Freud (1900, p. 33). Ce dernier a défendu la vraisemblance du rêve de Maury contre Le Lorrain et Egger. Pour ce faire, à la façon de Le Lorrain, Freud a fait preuve d’imagination et il a littéralement rêvé à partir de ce rêve célèbre en lui ajoutant des épisodes de son cru : il a affirmé que le rêveur montait à l’échafaud après avoir baisé la main d’une dame et évoqué Danton et les Girondins alors que Maury ne parlait que de figures de Montagnards (ibid., p. 423 ; Carroy, 2006).

41Le Lorrain et Egger ont autorisé et incité Freud à revisiter « Maury guillotiné », mais ils lui ont aussi appris à ne pas faire confiance aux observations oniriques et à les critiquer, comme le montre le fait qu’il ait cité longuement, dans la Traumdeutung, le début de l’article d’Egger (Freud, 1900, p. 49-50 ; Egger, 1895, p. 41). Pour reprendre une métaphore freudienne célèbre, les rêves deviennent en effet des récits trompeurs dont il faut décomposer l’apparente cohérence pour en déchiffrer les éléments latents, à la manière d’un rébus.

42Bien entendu, il y a de grandes différences entre la psychologie psychanalytique et celle de Victor Egger. Il me semble cependant que l’un et l’autre ont participé à un tournant critique qui a remis en cause le statut des rêves comme faits d’observation. Une exploration historique plus complète demeure à faire d’un moment, que je situerais à la fin du XIXe siècle, où le rêve est apparu à certains non plus comme un fait, mais comme un récit et où, corrélativement, s’est posée la question d’une écriture onirique différente, tant dans le domaine scientifique que dans le domaine littéraire, comme le montre le beau livre de Jean-Daniel Gollut (1993). Cependant, contrairement à ce dernier, qui caractérise les changements affectant les récits de rêve dans les œuvres de la modernité comme un contrecoup du freudisme, j’aurais tendance à dire que Freud lui-même a capté et aiguisé un tournant critique qui lui était contemporain tout autant qu’il l’a créé de toutes pièces.

43Après Le Lorrain, Egger et Freud, les relectures de Maury se poursuivront. Pour ne donner qu’un exemple inattendu, dans un article posthume, le sociologue Maurice Halbwachs revisite à son tour « Maury guillotiné » :

44

[…] Il est très possible que la chute du ciel du lit se soit produite longtemps avant le réveil, que la sensation ait été d’abord traduite par des mots confus, entre autres : guillotine, sur lesquels l’histoire du rêve s’est construite : c’est l’angoisse finale, et non la sensation, directement, qui aurait causé le réveil. Inutile alors de supposer que le rêve s’est concentré en un très court espace de temps
(1946, p. 16).

45Halbwachs lui-même, dans son article, cite de nombreux exemples personnels à l’appui de la théorie qu’il propose, et il est sans doute ainsi le dernier professeur au Collège de France à avoir rendu publics certains de ses rêves à des fins scientifiques. Désormais, les rêves se disent sans se publier, sur les divans et dans l’intimité, et c’est le plus souvent dans l’onirothèque freudienne, devenue à son tour classique, que l’on puise des exemples pour faire preuve à l’appui de nouvelles interprétations …

46Seuls ou presque, les écrivains publient leurs songes en leur nom propre et ils en font une œuvre. Dans cette traque littéraire de la vie nocturne, il s’agit moins alors, pour reprendre Michel Leiris, d’observer ou de raconter que de « tenter de ressusciter le rêve, de lui faire prendre volume et couleur, de le tirer de la plate et morne géométrie en laquelle – infidèlement – il se résumait » (1948, p. 22).

Bibliographie

Références

  • Cabanis, Pierre, 1802, Rapports du physique et du moral de l’homme, Genève, Slatkine reprints, 1980.
  • Carroy, Jacqueline, 2006, « Dreaming Scientists and Scientific Dreamers : Freud as a Reader of French Dream Literature », Science in Context, 19 (1), p. 15-35.
  • Carroy, Jacqueline, et RICHARD, Nathalie (dir.), 2007, Alfred Maury, érudit et rêveur. Les sciences de l’homme au milieu du 19e siècle, Rennes, PUR, coll. « Carnot ».
  • Charma, Antoine, 1851, « Du sommeil », Mémoires de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen, t. 10, p. 375-478.
  • Dowbiggin, Ian, 1990, « Alfred Maury and the Politics of the Unconscious in Nineteeth-Century France », History of Psychiatry, I, p. 255-287.
  • Dugas, Louis, 1895, « À propos de l’appréciation du temps dans le rêve », Revue philosophique, XL, p. 69-72.
  • Egger, Victor, 1895, « La durée apparente des rêves », Revue philosophique, XL, p. 41-59.
  • Foucault, Marcel, 1906, Le Rêve. Études et observations, Paris, Alcan.
  • Freud, Sigmund, 1900, L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967.
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