Notes
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[1]
La mise en garde est déjà énoncée par Grégoire de Nazianze : « Exprimer Dieu, c’est impossible, et le comprendre, c’est encore plus impossible » (Discours 28,4), on la trouve aussi chez Augustin dans le célèbre « Si enim comprehendis, non est Deus ! Car si tu le comprends, ce n’est pas Dieu ! » du Sermon 117, 3, 5 ; voir aussi le Sermon 52, 6, 16.
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[2]
Lessing, Über den Beweis des Geistes und der Kraft (Sur la preuve de l’esprit et de la force, 1777) in Werke und Briefe, Wilfried Barner (éd.), t. 8, Werke 1774–1778, Deutscher Klassiker Verlag, Francfort, 1989.
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[3]
Pour une interprétation approfondie de la pensée de Nietzsche qui écrivait le 24 septembre 1886 que Par delà le bien et le mal « pourra être lu aux alentours de l’an 2000… » (Correspondance avec Malwida von Meysenbug, trad. fr. L. Frère, Paris, Allia, 2005, p. 232), voir le précieux volume de D. Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, 1998.
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[4]
E. Severino, Pensieri sul cristianesimo, Milan, Rizzoli, 1995, p. 284.
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[5]
Ce sont des affirmations de plus en plus communes ; celles-ci sont tirées de M. Jorgen, « Der Mensch ist sein eigenes Experiment », in Die Zeit. Feuilleton, 9 août 2001, p. 31.
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[6]
Voir S. P. Huntington, Le choc des civilisations, trad. fr. J.-L. Fidel et a., Paris, Odile Jacob, 2000.
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[7]
En ce sens, il est nécessaire de se donner les moyens d’éviter aussi bien la problématique husserlienne de l’objectité (E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phäno-menologie und phänomenologischen Philosophie, I, § 33, Dordrecht/ Boston/ Londres, Kluwer, 1976, p. 59 ; trad. fr. J.-F. Lavigne, Idées…, Paris, Gallimard, 2018, p. 95-97) que celle, heideggérienne, de l’étantité du Dasein(M. Heidegger, Sein und Zeit, § 12, Tübingen, Niemeyer, 2006, p. 58-59 ; trad. fr. E. Martineau, Être et temps, Paris, Authentica, 1985, p. 64-65 ; voir aussi le Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et être », in Questions IV, I. Temps et être, trad. fr. J. Beaufret, F. Fédier, J. Lauxerois et C. Roëls, Paris, Gallimard, 1976, p. 52 s.).
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[8]
C’est-à-dire à nier le principe de non-contradiction (qui n’a pas besoin de démonstration) inclus dans le donné primordial « quelque chose est donné à quelqu’un », négation dont la réfutation ne peut se faire qu’ad hominem ; Aristote écrit en effet : « On peut établir par réfutation qu’il y a impossibilité (que la même chose soit et ne soit pas), pourvu que l’adversaire dise quelque chose ; s’il ne dit rien, il est ridicule de chercher à discuter avec quelqu’un qui ne peut parler de rien : un tel homme, en tant que tel, est d’emblée semblable à une plante », Métaphysique, Γ 4, 1006a 11-15 (n. d. t.).
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[9]
Elle pourrait en effet résumer le De Trinitate, XV, II, 2 : « si incomprehensibile comprehendit esse quod quaerit », sc. l’incomprehensibile lui-même. Voir le commentaire de Jean-Luc Marion, De surcroît, chap. VI (« Au nom ou comment le taire »), Paris, PUF, rééd. Quadrige, 2010, qui reprend une discussion avec Jacques Derrida parue en anglais en 1999.
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[10]
« Rationabiliter comprehendit incomprehensibile esse », Monologion, 64, cité dans Fides et Ratio, 42.
-
[11]
Summa Theologica I, q. 12, a. 7.
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[12]
Voir H. U. von Balthasar, La Théologique I, trad. fr. C. Dumont, Namur, Culture et vérité, 1994, p. 63-79. Pour la philosophie, Balthasar se réfère souvent à la pensée de Gustav Siewerth et de Ferdinand Ulrich.
-
[13]
Les guillemets sont de rigueur pour empêcher la prétention du « sujet » à produire la « donation » du « donné ».
-
[14]
Sur le thème du témoignage, voir M. NERI, La testimonianza in H. U. von Balthasar. Evento originario di Dio e mediazione storica della fede, EDB, Bologne, 2001. Mais il faut aussi consulter le volume édité par E. Castelli, Le témoignage, Paris, Aubier-Montaigne, 1972 (nombreuses contributions très riches).
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[15]
Voir K. Wojtyla, Personne et acte, Paris, Centurion, 1983, p. 127-170. Voir aussi T. Styczen, Essere se stessi è trascendere se stessi. Sull’antropologia di K. Wojtyla, in K. Wojtyla, Personne e atto, Rusconi, Santarcangelo di Romagna 1999, p. 707-753. Pour ôter toute connotation moralisante, il convient de rappeler l’étymologie la plus acceptée du mot : le latin testis viendrait de tristis, à travers *terstis, comme superstes et composé de tres et de sto : « qui est pour un tiers ». Le témoin est le troisième entre deux personnes.
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[16]
La formule est de don L. Giussani in Affezione e dimora, Milan, Rizzoli, 2001, p. 250-251.
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[17]
Intéressantes remarques sur la dimension de malheur du mal chez X. Tilliette, Del male, in G. Riconda – X. Tilliette, Del male e del bene, Rome, Città Nuova, 2001, p. 11-34.
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[18]
Voir J. Nabert, Essai sur le mal, Paris, Aubier Montaigne, 1970, p. 21-61.
-
[19]
P. Ricœur, Préface à J. Nabert, Le désir de Dieu, Paris, Cerf, 1966, p. 9.
-
[20]
Au-delà de la solution qu’il propose, bonne analyse et bibliographie chez A. Kreiner, Gott im Leid. Zur Stichhaltigkeit der Theodizee-Argumente, Fribourg en Brisgau, Herder, 1997.
-
[21]
M. Henry, Entretien sur le panthéisme, Montpellier, 17 mai 1998. En ligne sur http://www.philagora.net/philo-fac/henrypan.php
-
[22]
J. Nabert, Essai sur le mal, p. 134-179.
-
[23]
Voir en annexe le testament de Christian de Chergé.
-
[24]
Les réflexions de Balthasar sur « la double tâche » d’une philosophie catholique authentique restent encore stimulantes : elles font écho au débat français des années Trente sur la philosophie chrétienne (H. U. von Balthasar, Von den Aufgabender katholischen Philosophie in der Zeit (1946), rééd. Einsiedeln, Johannes Verlag, 1998, p. 23-38). Voir aussi X. Tilliette, « Le P. de Lubac et le débat de la philosophie chrétienne », Les Études philosophiques, 1995, 2, p. 193-203 et H. de Lubac, Trois études sur Origène, saint Anselme et la philosophie chrétienne, Paris, Beauchesne, 1979.
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[25]
Il faut ici faire référence à H. de Lubac, K. Rahner, H.U. von Balthasar, J. Alfaro et G. Colombo (pour une synthèse du débat, voir A. Scola, G. Marengo et J. Prades, La persona umana. Manuale di Antropologia Teologica, Milan, Jaca Book, 2000, p. 195-201).
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[26]
« Idem ipse sponte sua mortem sustinuit, ut homines salvaret, Lui-même, de son plein gré, a supporté la mort pour sauver les hommes », Anselme, Cur Deus homo ?, I, 8.
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[27]
« En avançant, à tâtons dans le mystère, nous pouvons avoir l’audace de penser que la raison profonde de la victoire sur la mort réside dans la kénose du Fils de Dieu […]. Jésus Christ est vraiment, de façon radicale, l’Innocent qui souffre sponte une mort complètement imméritée, parce qu’il est le Fils de Dieu qui s’est laissé envoyer dans la chair pour vaincre la mort », A. Scola, « Se vuoi, puoi guarirmi ». La salute tra speranzsa e utopia, Sienne, Cantagalli, 2001, p. 21-22.
-
[28]
H.U. von Balthasar, La Dramatique divine, III, L’action, trad. fr. R. Givord et C. Dumont, Namur, Culture et vérité, 1990, p. 207-216.
-
[29]
Ibid., p. 37-58.
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[30]
Voir S. Ubbiali, « Il simbolo rituale e il pensiero critico. Per una teoria del segno sacramentale », in A. N. Terrin (éd.), Liturgia e incarnazione, Messaggero-Abbazia di Santa Giustina, Padoue, 1997, p. 251-284.
-
[31]
Voir A. Scola, « Libertà, fede e religioni. I principi del dialogo interreligioso nella teologia cattolica », in Questioni di Antropologia Teologica, Rome, PUL-Mursia, 1997, p. 155-173 ; ainsi que« Dio tra guerra e pace », Nuntium, 8, 1999, p. 10-18.
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[32]
Préface (italienne) des martyrs.
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[33]
Voir A. Scola, « Libertà, verità e salvezza », in M. Serretti (éd.), Unicità e universalità di Gesù Cristo. In dialogo con le religioni, San Paolo, Cinisello B., 2001, p. 11-16.
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[34]
Voir E. L. Fackenheim, God’s Presence in History, 1970 ; trad. fr. M. Delmotte et B. Dupuy, La présence de Dieu dans l’histoire, Paris, Verdier, 1980, p. 68-71.
1. Y a-t-il un fondement ?
1« Quant au fondement (thémélion), nul ne peut en poser un autre que ce qui est déjà là (ton keiménon) : Jésus Christ » (1 Corinthiens 3, 11).
2Il convient d’expliciter toute la profondeur théorique du ton keimenon (ce qui « est déjà là ») paulinien pour dissiper tout de suite l’illusion d’une grande partie de la pensée moderne qui prétend que le fondement puisse « être posé » par l’activité transcendantale du sujet, de quelque façon qu’on le nomme. N’est-ce pas contre un tel concept de fondement que s’érigerait la « réduction » husserlienne avec la thèse d’une intentionnalité constituante ? Pour autant, affirmer que le fondement « se trouve déjà là » ne coïncide pas avec sa réduction à un « étant suprême » qui puisse être adéquat, en tant qu’objet, à la représentation conceptuelle d’un sujet, comme un « réalisme naïf » pourrait le soutenir [1]. Le fondement, pensé de la sorte, résisterait-il à la fameuse critique heideggérienne de l’onto-théo-logie ?
3En bref : est-il encore possible de poser aujourd’hui la question du fondement ?
4Et que dire de la prétention paulinienne de lui donner un nom : Jésus Christ ? Si une telle prétention n’était pas déjà minée à la base par l’objection de Lessing sur le « fossé maudit [2] » qui nous sépare de Jésus dans sa contingence historique, ou si elle avait réussi au moins en partie à résister à la volonté de puissance nietzschéenne portée jusqu’au meurtre du Dieu chrétien [3], ne risque-t-elle pas aujourd’hui d’être inexorablement balayée par l’algorithme imposé par le binôme sciences-technologies qui aurait pris la place du Dieu de Jésus Christ dans l’effort nihiliste de « faire sortir les choses du néant et les y repousser [4] »?
5Quand bien même« seul un dieu pourrait encore nous sauver », ce « dernier dieu » ne serait pas « un dieu de la morale, mais celui qui se cache dans les laboratoires de la cybernétique » à qui la culture humaniste-chrétienne séculaire serait finalement contrainte de laisser le champ libre : « L’homme n’est plus sujet, mais projet [5] ». Comme l’universalisme scientifique propre à la mentalité dominante ne cesse de nous le rappeler, il n’y a de connaissance que comme connaissance a posteriori. C’est un processus, en progression continue, qui avance par falsifications successives, s’opposant en fait − encore plus que par principe − à toute idée de fondement au sens strict. Si tel est le jugement dominant avec lequel la pensée dite postmoderne interprète le présent de l’Occident, le fait de parler de fondement et, surtout, de Jésus Christ comme fondement n’est-il pas déjà en soi un fondamentalisme ? Ou, si l’on préfère, les fondamentalismes ne constituent-ils pas les avatars inévitables et grossiers d’un discours philosophique et théologique qui prétend encore s’engager dans la question du fondement ?
6Dans le sillage des découvertes sensationnelles de la biogénétique, l’« impératif technologique » s’impose de plus en plus, impose la « dérégulation » de la morale et semble dégrader les questions habituellement posées en des questions rhétoriques.
7Comment lire, dans ce cadre, l’invitation de Fides et Ratio à « passer du phénomène au fondement » (n. 83) ? Peut-elle valoir autrement que comme la défense pathétique d’un philosophe spectateur impuissant de son propre déclin, reproposée avec nostalgie comme la béquille fragile d’un christianisme épuisé dans son urgence de vérité ?
8Il serait beaucoup plus opportun − et des voix insistantes dans ce sens s’élèvent maintenant ouvertement même parmi les chrétiens − de viser une religion universelle, enfin respectueuse du pluralisme religieux et de la liberté athée ou agnostique. Elle pourrait ainsi servir de ciment éthique pour notre humanité divisée où la mondialisation semble bien incapable d’éviter de nouveaux conflits encore plus sanglants [6].
9Ce n’est pas un hasard si la formule employée par Jean-Paul II a rencontré un succès paradoxal auprès des différents commentateurs. Tous la rappellent pour sa force synthétique, mais presque tout le monde la critique. Les philosophes surtout sont insatisfaits, qui oublient qu’une saine méthode herméneutique interdit de confondre le registre d’une déclaration pontificale avec celui d’un traité scientifique. En ce qui concerne les « novateurs », nous avons déjà donné la raison. Ce qui est plus surprenant, c’est de constater qu’un certain nombre de « classiques » craignent également l’équivoque. Pourquoi, demandent-ils, passer du phénomène au fondement si le fondement a toujours déjà été là et si, pour en affirmer la vérité, il suffit de l’adapter conceptuellement pour ensuite appliquer cette connaissance à la vie pratique ?
10C’est ainsi que revient la question initiale : y a-t-il un fondement ? Et si la réponse est affirmative, « de quoi s’agit-il »?
2. Fondement et transcendance
a) Le donné incoercible
11Il n’est peut-être pas téméraire de partir d’un donné indiscutable et têtu : quelque chose est donné à quelqu’un.
12L’affirmation doit être comprise dans son immédiateté, en précisant toutefois que le « quelque chose » − sans être réduit à l’ontique (ni objet ni étant) [7] − est, en un certain sens, tout absorbé par le « est donné », de même que le « quelqu’un » ne prend pas la forme du « je » transcendantal (dans toutes ses variantes) qui prétendrait constituer le « quelque chose » qui est donné.
13Quel que soit le nom que reçoive ce donné au cours de l’histoire de la pensée occidentale, le nier reviendrait à se retrouver comme la fameuse « plante » aristotélicienne [8]. Dans chaque acte, le « moi » empirique − dans sa « chair » même, qui l’enracine dans le monde tout en l’ouvrant largement, par le langage, à l’autre − est impliqué dans ce donné. Et celui qui s’engage dans l’entreprise − théorique et pratique − de sa réduction rigoureuse, découvre que, finalement, elle réapparaît toujours : comme le phénix qui renaît sans cesse de ses cendres !
14Pour l’envisager, commençons par assigner − au moins par commodité −, au nécessaire travail de rigueur toutes les Destruktionen plus ou moins célèbres de la pensée occidentale qui se sont succédé jusqu’à nos jours, voire en y ajoutant les différentes analyses de la pensée faible contemporaine. L’ampleur de ce donné incoercible sera peut-être ainsi considérablement réduite, mais pas au point d’affecter sa force élémentaire.
b) « In-com-prehensibiliter com-prehendere in-com-prehensibile »
15Cette formule paradoxale inspirée d’un passage du De Trinitate de l’évêque d’Hippone [9], reprise par Anselme dans le Monologion [10]et commentée par Thomas d’Aquin dans la Somme [11], permet de mettre en évidence un double caractère important de l’incoercible donné élémentaire (quelque chose est donné à quelqu’un).
16Tout d’abord, parler d’in-com-préhensible signifie sauvegarder de manière radicale la donation imprévisible de chaque donné qui se manifeste par lui-même et pour lui-même, en personne (« en chair et en os »). L’incom-prehensibiliter exprime son insaisissabilité anthropologique structurelle, tandis que le com-prehendere assume l’irréductibilité de l’instance subjective.
17En second lieu, la formulation augustinienne permet de penser la nature bipolaire de l’unité constitutive du donné incoercible avec lequel la pensée (occidentale), dans toutes ses variantes, a compté et ne cessera jamais de compter [12]. Si la bipolarité entre le « quelque chose est donné » et le « quelqu’un » reste insurmontable, l’unité est attestée par la force d’une approche totalement irréductible à cette polarité.
18Avec ce double caractère, le donné incoercible place la liberté humaine devant l’instance de vérité.
c) Témoins de la donation
19Considérons ce qui est en jeu dans chaque acte de liberté, imprévisible, c’est-à-dire indéterminable a priori. C’est là que nous découvrons l’appel de la vérité qui, en révélant au « sujet » [13] son « être accordé » à chaque donation du donné, lui permet de le re-connaître en se reconnaissant lui-même. En un sens, c’est précisément cette donation qui le constitue comme l’instance subjective adéquate.
20Que se passe-t-il lorsque l’instance libre de la subjectivité humaine redevient « sujet » parce qu’elle est surprise par un autre « sujet » ?
21Formulons l’hypothèse que cette expérience offre une voie d’accès privilégiée à l’incoercible donné élémentaire.
22Dans les circonstances (ontiques) variées de la rencontre avec l’autre − par exemple dans le sourire d’une mère à son enfant −, la vérité appelle la liberté. Dans le sourire, l’enfant ne se contente pas de saisir le sourire mais, par cette donation elle-même, il reconnaît sa mère en se re-connaissant lui-même comme « sujet ». Contre tout solipsisme qui chosifie inévitablement l’autre en le reléguant dans une marginalité indifférente, le donné incoercible révèle cette consistance qui l’individue dans le moment même où il le soustrait à la prétention chosifiante d’une intentionnalité dominatrice. Le « sujet » se découvre ainsi accordé à la donation du quelque chose, qui cependant se produit toujours dans un êtrecelui-à-qui, lequel renvoie inévitablement à un autre, à une dif-férence. C’est pour cela qu’il demande un témoignage [14].
23Témoignage semble être le mot le plus adéquat pour exprimer l’acte de liberté qui re-connaît, en se re-connaissant, dans la patiente traversée de l’ontique, la donation du donné [15].
24Elle perd ainsi tout caractère purement formaliste et rend convaincante, dans l’horizon rigoureux et libérateur de la formule augustinienne, la positivité du réel. Moi, les autres, ma biographie, l’histoire deviennent consistants. Il s’agira alors, dans une rigoureuse loyauté, de faire place à toute espèce de donné, sans exclusion, en se laissant mobiliser par le degré de bonté, de beauté et de vérité qui y est donné, qui s’y montre et se dit.
25Chaque acte de ma liberté me permet d’accéder à la vérité. Comprise, bien sûr, non pas comme quelque chose à posséder, encore moins comme quelque chose à posséder une fois pour toutes, mais accueillie dans une paradoxale « possession dans le détachement » [16].
d) Dans le témoignage de l’Absolu, s’atteste le Transcendant
26Ce qui a été dit ouvre la question de la vérité du témoignage. Ce n’est que s’il est vrai, en effet, qu’il permet au bénéficiaire d’aller au-delà d’une reconnaissance formelle du fondement − toujours garanti de toutes façons pour confirmer sa valeur théorique universelle −, en le convainquant de la vérité du réel et du moi lui-même.
27Il peut être éclairant de considérer brièvement un type de témoignage qui est en quelque sorte paradigmatique de tous les autres. Nous faisons référence à cette forme de témoignage qui est liée au problème du mal, surtout quand il s’agit d’un haut degré de malheur [17]. À ce niveau, en effet, le mal apparaît presque hors normes [18]. Il prend un caractère presque injustifiable parce qu’il a « un fond d’iniquité qui n’a plus pour mesure les normes [19] ». En ce cas, le mal devient l’expression suprême de la finitude du moi.
28Commençons par dire que le mal, à proprement parler, est tel dans la relation victime-coupable. Ce n’est pas un hasard si, surtout à partir de Leibniz, la théodicée a cédé à l’entreprise grotesque de la défense de Dieu [20].
29Examinons de près le cas du terroriste qui se donne délibérément la mort pour la cause à laquelle il croit, donnant ainsi la mort à des dizaines de civils innocents sans méfiance. Il accomplit un acte pleinement délibéré, qu’il considère comme un acte de martyre, éventuellement soutenu par sa famille, ses amis, ses coreligionnaires et, souvent, par une large base populaire. Quel critère peut-on utiliser pour discerner la vérité ou non de ce témoignage ?
30Compte tenu de la nature même du fondement, ce critère ne peut pas être identifié dans une démarche argumentative qui établit a priori la vérité ou non de chaque témoignage. Cette vérité peut encore moins être le produit de l’acte testimonial lui-même. Il n’est pas possible de construire a priori ou a posteriori un système de valeurs abstrait auquel se référer pour juger ultérieurement les différentes formes de témoignage. L’impuissance radicale que nous ressentons tous face à ce type d’attentat-suicide, qui fait des victimes innocentes, exprime bien l’impraticabilité structurelle des moyens mentionnés. Cela concerne le caractère insaisissable de ce que nous avons appelé le fondement.
31Faut-il alors se résigner à la fragmentation indéfinie des actes de liberté testimoniale jusqu’à la dispersion relativiste de la vérité ? Pas du tout ! À condition de reconnaître, correctement, c’est-à-dire dans l’inévitable et patiente herméneutique de la pluralité des actes de liberté, que cette unité existe de fait et ne peut être ramenée à la pluralité. Elle brille, dans un certain sens, dans le don même du donné. Comment reconnaître ce fait ? Michel Henry, parlant de la vie (sa façon de dire le fondement, ce que dans les monothéismes on appelle Dieu) observe que « la question est déjà résolue : il se trouve que je la connais déjà : comment ? Par la vie elle-même [21] ».
32Si le mal est le mal dans la relation victime-coupable, dans le cas présent, qui est la victime et qui est le coupable ? Qu’en est-il de leur relation ?
33Les civils innocents, dont la mort est délibérément recherchée dans les attentats-suicides, sont évidemment les victimes. Elles resteraient des victimes même si elles faisaient partie d’un peuple ennemi avec lequel nous sommes en guerre. Le statut de victime ne peut leur être refusé, pas même sur la base du hasard de leur présence dans le lieu plus ou moins soigneusement choisi comme cible de l’attaque. Au contraire, le fait qu’il n’y ait pas de relation directe entre les victimes et l’agresseur, accentuant le caractère injustifiable d’un tel acte, ne fait que radicaliser le statut de victime des personnes tuées.
34Le fait que l’agresseur sacrifie sa propre vie dans l’action n’enlève rien au fait qu’il est coupable de la mort de ces civils innocents. On peut éventuellement reconnaître son courage ou sa disposition au sacrifice (d’autres parleront d’aveuglement ou de fanatisme), mais cela ne fait que radicaliser le degré d’injustifiabilité du mal qu’il commet.
35Nous sommes confrontés à une offense qui ne peut plus être réparée. Doit-on dès lors la reconnaître comme l’expression radicale d’un mal injustifiable ? La seule réponse possible à un délit qui ne peut plus être réparé est que la victime partage la souffrance du coupable [22], Dans ce cas, le « moi », dont la finitude a été identifiée au mal, peut s’ouvrir à la justification en vertu du témoignage de la victime qui, en un certain sens, retire au mal son injustifiabilité. Par conséquent, dans le cas d’une offense irréparable, la vérité ou non d’un témoignage est liée à la souffrance de la victime. Pour en revenir à l’exemple de départ, celui qui commet un attentat-suicide ne peut être un véritable témoin, car il décide positivement de ne pas tenir compte de la souffrance de la victime, révélant ainsi un mépris radical de sa personne dans le sanctuaire constitutif de sa liberté.
36Cela ouvre la voie à l’identification du véritable témoignage.
37Un exemple éclatant est le cas encore peu connu des moines de Thibérine, assassinés il y a quelques années en Algérie. En particulier, le véritable témoignage du martyre apparaît clairement à la lecture de l’impressionnant testament du prieur, Christian-Marie de Chergé, rédigé quelques années avant le massacre. La victime y offre, par avance, le pardon au coupable, ratifiant le choix conscient de ne pas abandonner un lieu et une condition qui impliquaient la possibilité réelle du martyre.
38Au nom du Père commun, Chergé se dit curieux de savoir comment est mise en œuvre la fraternité avec son meurtrier, Il se soucie plus de connaître l’amour de Dieu − et la possibilité d’aimer son meurtrier pour toujours en Lui − que de sa propre vie. Ce qui le pousse à pardonner par avance à l’auteur du crime.
39L’herméneutique nécessaire des deux actes analysés conduit à deux autres considérations. La première peut être exprimée par la question suivante : le crime irréparable de qui commet un attentat-suicide représente-t-il un mal à jamais injustifiable ? La seconde, qui d’une certaine manière répond aussi à cette question, concerne le choix de Chergé. En pardonnant par avance au coupable, il l’implique, malgré lui, dans son acte testimonial, supprimant en quelque sorte l’injustifiabilité du mal commis par son meurtrier [23].
40Le témoignage de Chergé − même en-dehors de sa référence explicite à Dieu − révèle un caractère d’absolu. L’absolu qui s’y manifeste rend accessible l’acte même de témoigner. Et c’est précisément cela qui atteste son pouvoir, pour ainsi dire, de salut, c’est-à-dire sa capacité à maintenir le mal au seuil de l’abîme de l’injustifiable.
41Dans ce cas, le témoignage se révèle être un véritable témoignage. Dans la manifestation de l’absolu qui y brille − si l’on est rigoureusement fidèle à la totalité des dons qui sont donnés − le Transcendant s’atteste, sans que cette attestation contredise la formule augustinienne dont nous sommes partis.
e) L’événement du fondement
42L’herméneutique des actes testimoniaux, qui exige la reconnaissance phénoménologique d’une unité irréductible à leur pluralité, atteste de leur capacité, tant théorique que pratique, à révéler le lien vérité-liberté. En faisant les distinctions nécessaires, on en viendra à reconnaître que l’acte de témoigner − esquissé ici à partir de la rencontre singulière entre des « sujets » face au mal – « identifie » toute donation de donné (du plus élémentaire au révélé) dont le dynamisme intrinsèque implique toujours le « sujet ».
43En se donnant dans chaque donation de donné, l’Absolu transcendant inclut déjà l’appel à chaque acte de liberté et montre sa nature intrinsèquement testimoniale. Cela signifie que tout acte de liberté est à la fois nécessaire et irréductible à lui seul : pour s’accomplir, il doit sortir de lui-même. Il est donc testimonial parce qu’il implique nécessairement le moi, mais tout aussi nécessairement le renvoie à la donation de l’Absolu transcendant qui est sa condition de possibilité. Il ne sera pas superflu de rappeler que l’acte de liberté testimoniale ainsi compris est un acte simultanément théorique et pratique, c’est-à-dire de connaissance-action liée à la Vérité-Bien.
44Le donné incoercible d’où nous sommes partis − quelque chose se donne à quelqu’un − reçoit une plus grande lumière. Dans chaque donation du donné, l’Absolu transcendant accorde le « sujet » à lui-même − le constituant proprement comme tel − parce qu’il appelle chaque acte de sa liberté au témoignage − au témoignage, c’est-à-dire à une possession dans le détachement, car il garde toute la saveur de la formule augustinienne : incomprehensibile incomprehensibiliter comprehendere.
45Qu’est-ce qui peut empêcher, hormis les interdictions théoriques excessives, de donner à l’événement ainsi analysé le nom de fondement ? L’exigence exprimée par Fides et ratio – « passer du phénomène au fondement » − est alors non seulement plausible, mais elle se révèle indéniable.
3. Le fondement qui « est déjà là, c’est-à-dire Jésus Christ »
46La perspective du témoignage, comprise comme une réponse à l’appel de la vérité à tout acte de liberté imprévisible exige que toute donation de donné soit prise en considération. Si les différences de méthode entre la philosophie et la théologie sont rigoureusement respectées, le champ est dégagé de toute interdiction de considérer un donné parce qu’il proviendrait de la Révélation. Jamais la pensée authentique n’a posé de veto sur elle-même ni imposé d’épochè à la révélation chrétienne. Un choix qui reviendrait, au moins pour le chrétien, à couper la branche de l’arbre sur laquelle il est assis [24]. C’est pourquoi le retour à une pensée antérieure à l’archè grecque, comme à la recherche des monothéismes religieux, est théoriquement beaucoup plus urgent que le retour heideggérien aux présocratiques.
47Qui, plus que Jésus Christ, a avancé dans l’histoire la prétention d’être un témoin de l’absolu ?Ainsi, dans le rapport bien compris entre la nature et la surnature [25], l’événement Jésus Christ fait irruption dans la question du fondement. Comme le voulait saint Paul en écrivant aux Corinthiens. La vie de Jésus Christ, qui révèle une singulière coïncidence entre la personne et la mission (voir Hébreux 3,1), se joue entièrement dans la logique du témoignage. Il est celui qui atteste, dans l’acte unique de liberté de chaque personne qu’il rencontre, le Père comme la manifestation incompréhensible de la vérité dans une constante donation-action. C’est pourquoi Jésus peut affirmer : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14,6). Ces trois termes ont une forte signification surtout s’ils sont maintenus dans l’unité qui permet une herméneutique adéquate du témoignage de Jésus Christ. Ses contemporains, en entendant ses paroles qui découlent de ses actions, en sont venus à dire : « Qu’est-ce que c’est ? Un nouvel enseignement, donné avec autorité ! » (Marc 1,27). Ils sentaient qu’il était totalement et librement impliqué, avec toute sa personne, dans ce qu’il leur proposait : « Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous avez raison, car je le suis » (Jean 13, 13).
48Si nous considérons l’heure de Jésus (Jean 12, 23), l’acmè de son existence et de sa Personne singulière, nous voyons comment, dans la mise en œuvre extrême du pro nobis, s’accomplit sa parfaite correspondance à la volonté du Père, réalisant la rencontre entre la liberté de Dieu et celle de l’homme. Dans l’affirmation « Mon Père, s’il est possible, éloigne de moi cette coupe ; toutefois, ce n’est pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Matthieu 26,39), suivie de « Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23,34), c’est alors que se révèle la logique du vrai témoignage qui s’accomplit comme témoignage de l’Absolu.
49Dans l’événement singulier et unique de la croix et de la résurrection de Jésus Christ, le témoignage vainc le mal. Sa résurrection d’entre les morts en est la preuve. Elle dit la singularité absolue de la mort de Celui qui, pouvant ne pas mourir, a accepté la kénose radicale de l’Incarnation jusqu’à la croix, gagnant ainsi le duel avec la mort. Lui, de cette façon, manifeste librement (sponte) [26] l’im-pré-pensable (Un-vordenklich) et totale correspondance (Entsprechung) au Père [27] (il ne garde rien pour lui : il est Celui en qui personne et mission coïncident ! [28]). Il devient ainsi le chemin de la Vérité, c’est-à-dire de la Vie : c’est dans le don de son Esprit que le caractère de témoignage de l’œuvre de Jésus Christ révèle sa puissance salvatrice permanente pour chaque acte de liberté de chaque homme à chaque époque.
50En ce sens, l’événement Jésus Christ concerne l’instance fondamentale de la liberté humaine ; en effet, en vue de son propre accomplissement, la liberté de l’homme, inexorablement imprévisible a priori, parce que toujours déterminée historiquement, reconnaît qu’elle doit être pour l’autre, mais qu’elle en est essentiellement incapable. Il faut un événement, lui-même imprévisible, qui mette en œuvre cette potentialité. Jésus Christ est cet événement absolument gratuit : le Jeudi Saint (dans l’Eucharistie) et la Croix glorieuse (sang et eau) Le font correspondre parfaitement, par la puissance de l’Esprit, à la volonté du Père dans l’offrande totale de Lui-même. Par là, Il donne à chaque acte de la liberté de l’homme la possibilité de lui correspondre à son tour.
51Dans cette perspective, tout acte de liberté par lequel chaque homme décide de son humanité constitue le lieu de communication du fondement lui-même. La vérité ne s’identifie pas avec le résultat effectif de la décision de l’homme ; la vérité est en effet un pur don : elle se manifeste en elle-même et pour elle-même (le moment phénoménologique), et pourtant cette même vérité, dans sa transcendance absolue, requiert l’acte d’une telle décision pour s’attester.
52Si Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme, résout l’énigme de l’homme − en lui témoignant, dans l’Esprit, la correspondance parfaite avec le Père − il ne pré-décide nullement du drame [29]. Au contraire, il l’accentue parce qu’il demande à chaque acte de la liberté humaine de se décider pour Lui, c’est-à-dire pour l’événement qui réalise dans l’histoire l’évidence (symbolique) du fondement.
53La nature de cette évidence est symbolique précisément en raison de l’incompréhensibilité avec laquelle l’incompréhensible se donne. Un tel donné est décisif, car dans l’espace du symbolisme − dont le paradigme est le rite liturgique du sacrement [30] − s’effectue toute donation de donné de quelque nature que ce soit.
54Cela explique bien l’affirmation de Paul dont nous sommes partis : le fondement (themelion) « est déjà là » (ton keimenon) et c’est Jésus Christ.
4. Deux corollaires
55Deux brefs corollaires permettront de mieux situer les idées fragmentaires proposées ici sans aucune prétention à l’exhaustivité. Le premier a trait au rapport du fondement au fondamentalisme ; le second à la théologie des religions et au dialogue interreligieux.
a) Du faux témoignage : les fondamentalismes
56Ce qui a été dit du témoignage, tout en précisant dans quel sens on peut et doit parler de fondement, montre immédiatement où se situe l’erreur de tout fondamentalisme. Pour le dire de façon extrêmement sommaire, on peut affirmer que le fondamentalisme sacrifie toujours la différence et donc, en dernière analyse, annule le binôme vérité-liberté.
57Ainsi, par exemple, pour que le témoignage originel de Jésus Christ ne cesse de se reproduire dans le témoignage du croyant, il faut affirmer sa différence irréductible. De même que la correspondance parfaite du Christ au Père repose sur la différence entre la volonté du Père et la liberté de Jésus − différence qui atteint son sommet précisément dans la diastase maximale entre le Père et le Crucifié, mais dans la permanence de l’unité des deux assurée par l’Esprit − de même, ce n’est qu’en raison de la différence entre la liberté du Christ et celle du croyant que le témoignage devient possible.
58C’est l’acte de mourir sur la croix, par lequel Jésus correspond au fondement trinitaire en établissant la singularité (différence) testimoniale, qui ouvre à l’acte par lequel le croyant se conforme au même fondement.
59La Vérité n’a pas choisi de se manifester dans une idée mais dans une figure (Gestalt) historique. C’est pourquoi l’expérience implique une fragmentation ontique des actes de témoignage, qui exige à son tour une herméneutique. Mais elle l’exige précisément parce qu’elle ne peut se passer de l’unité qui s’atteste dans la manifestation de la vérité elle-même (moment phénoménologique).
60Comme nous l’avons vu, ce caractère (l’unité constitutive) est propre à toutes les donations du donné, en tant que telles, par-delà leur diversité.
61Le fondamentalisme − en réduisant, selon la cohérence autoréférentielle dont il procède, le témoignage à la confirmation extrinsèque de vérités, surtout celles qui ne peuvent être obtenues de première main, et/ou à une obstination personnelle qui peut aller jusqu’à exposer sa propre vie et celle des autres − finit en réalité par contrecarrer la vérité pour laquelle il s’expose. Il ne voit pas la différence structurellement impliquée dans l’acte de la liberté indissociable du don dans lequel chaque homme décide seul de son humanité, parce que le fondement lui-même choisit l’acte de la liberté humaine comme lieu de sa donation. En ce sens, le fondamentalisme est toujours objectivement un signe avant-coureur de faux témoignage.
b) Du vrai témoignage : le dialogue interreligieux
62Sur cette base, on comprend également la nécessité de ne pas faire du dialogue interreligieux une simple comparaison des doctrines, restât-elle nécessaire [31]. Seule l’auto-exposition testimoniale, c’est-à-dire la possession dans le détachement qui, dans son expression culminante, est appelée martyre, accomplit le dialogue interreligieux de manière complète. Ce n’est que dans cet horizon (et c’est le cas pour tout acte de témoignage croyant) que la confrontation doctrinale peut avoir lieu de manière adéquate − avec le soutien bénéfique de la formulation dogmatique proposée par le magistère. Cependant, le témoignage − qui peut impliquer l’offrande radicale de sa propre vie, mais seulement comme une grâce accordée « aux êtres sans défense » [32] − indique la réponse normale au fondement en soi exigé par tout acte de liberté humaine. Dans l’acte unique de témoigner, la liberté qui se décide irrévocablement pour elle-même utilise, pour ainsi dire, chaque circonstance et chaque relation sans reste (sine glossa) pour manifester son adhésion au fondement.
63Les religions – en particulier leur enracinement dans les rites du peuple – ne peuvent se dispenser de l’évidence symbolique propre à la foi, qui possède le caractère théorico-pratique de la libre décision pour l’appel du fondement, précisément parce qu’elle est libre et donc toujours historiquement située. C’est pourquoi les religions, dans la mesure où elles tendent inexorablement vers une vérité transcendante, requièrent essentiellement une confrontation critique avec la foi [33]. La nature de la foi et celle des religions exigent donc que l’on ne puisse se limiter au constat factuel de la pluralité des religions, mais que l’on tende vers le fondement unique et absolu.
64Le dialogue interreligieux s’avère donc être un moment intrinsèque et essentiel de la foi chrétienne, précisément en raison de son exigence missionnaire irrépressible : témoigner en chaque circonstance et en chaque relation humaine de la manière dont le Christ agit pour l’homme.
65Tout cela renvoie, dans l’étreinte amoureuse du fondement, l’acte de sa propre liberté à celui de la liberté des autres. C’est pourquoi le chrétien - mais il faut dire la même chose, en fin de compte, de l’homme face à l’appel du fondement qui est donné dans chaque donation du donné − ne peut éviter, malgré ses limites, l’exposition de soi [34], en s’identifiant, en toute crainte et tremblement, à l’affirmation bouleversante du Christ : « Je suis la Vérité » (voir Jean 14, 6).
66Latran, 31 août 2001.
67(Traduit de l’italien par Jean-Robert Armogathe et Vincent Carraud. Titre original : Quale fondamento ? Note introduttive)
Annexe
68Le testament du P. Christian-Marie de CHERGÉ, o.c.s.o.
69S’il m’arrivait un jour − et ça pourrait être aujourd’hui − d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays. Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes, laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
70Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde et même de celui-là qui me frapperait aveuglément. J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint. Je ne saurais souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher payer ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam.
71Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes. L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église, précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’Islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion, investis par le Don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
72Cette vie perdue totalement mienne et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout. Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis ! Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « À-DIEU » en-visagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux.
73AMEN! Inch’Allah !
74Alger, 1er décembre 1993, Tibhirine, 1er janvier 1994.
75Christian
Notes
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[1]
La mise en garde est déjà énoncée par Grégoire de Nazianze : « Exprimer Dieu, c’est impossible, et le comprendre, c’est encore plus impossible » (Discours 28,4), on la trouve aussi chez Augustin dans le célèbre « Si enim comprehendis, non est Deus ! Car si tu le comprends, ce n’est pas Dieu ! » du Sermon 117, 3, 5 ; voir aussi le Sermon 52, 6, 16.
-
[2]
Lessing, Über den Beweis des Geistes und der Kraft (Sur la preuve de l’esprit et de la force, 1777) in Werke und Briefe, Wilfried Barner (éd.), t. 8, Werke 1774–1778, Deutscher Klassiker Verlag, Francfort, 1989.
-
[3]
Pour une interprétation approfondie de la pensée de Nietzsche qui écrivait le 24 septembre 1886 que Par delà le bien et le mal « pourra être lu aux alentours de l’an 2000… » (Correspondance avec Malwida von Meysenbug, trad. fr. L. Frère, Paris, Allia, 2005, p. 232), voir le précieux volume de D. Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, 1998.
-
[4]
E. Severino, Pensieri sul cristianesimo, Milan, Rizzoli, 1995, p. 284.
-
[5]
Ce sont des affirmations de plus en plus communes ; celles-ci sont tirées de M. Jorgen, « Der Mensch ist sein eigenes Experiment », in Die Zeit. Feuilleton, 9 août 2001, p. 31.
-
[6]
Voir S. P. Huntington, Le choc des civilisations, trad. fr. J.-L. Fidel et a., Paris, Odile Jacob, 2000.
-
[7]
En ce sens, il est nécessaire de se donner les moyens d’éviter aussi bien la problématique husserlienne de l’objectité (E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phäno-menologie und phänomenologischen Philosophie, I, § 33, Dordrecht/ Boston/ Londres, Kluwer, 1976, p. 59 ; trad. fr. J.-F. Lavigne, Idées…, Paris, Gallimard, 2018, p. 95-97) que celle, heideggérienne, de l’étantité du Dasein(M. Heidegger, Sein und Zeit, § 12, Tübingen, Niemeyer, 2006, p. 58-59 ; trad. fr. E. Martineau, Être et temps, Paris, Authentica, 1985, p. 64-65 ; voir aussi le Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et être », in Questions IV, I. Temps et être, trad. fr. J. Beaufret, F. Fédier, J. Lauxerois et C. Roëls, Paris, Gallimard, 1976, p. 52 s.).
-
[8]
C’est-à-dire à nier le principe de non-contradiction (qui n’a pas besoin de démonstration) inclus dans le donné primordial « quelque chose est donné à quelqu’un », négation dont la réfutation ne peut se faire qu’ad hominem ; Aristote écrit en effet : « On peut établir par réfutation qu’il y a impossibilité (que la même chose soit et ne soit pas), pourvu que l’adversaire dise quelque chose ; s’il ne dit rien, il est ridicule de chercher à discuter avec quelqu’un qui ne peut parler de rien : un tel homme, en tant que tel, est d’emblée semblable à une plante », Métaphysique, Γ 4, 1006a 11-15 (n. d. t.).
-
[9]
Elle pourrait en effet résumer le De Trinitate, XV, II, 2 : « si incomprehensibile comprehendit esse quod quaerit », sc. l’incomprehensibile lui-même. Voir le commentaire de Jean-Luc Marion, De surcroît, chap. VI (« Au nom ou comment le taire »), Paris, PUF, rééd. Quadrige, 2010, qui reprend une discussion avec Jacques Derrida parue en anglais en 1999.
-
[10]
« Rationabiliter comprehendit incomprehensibile esse », Monologion, 64, cité dans Fides et Ratio, 42.
-
[11]
Summa Theologica I, q. 12, a. 7.
-
[12]
Voir H. U. von Balthasar, La Théologique I, trad. fr. C. Dumont, Namur, Culture et vérité, 1994, p. 63-79. Pour la philosophie, Balthasar se réfère souvent à la pensée de Gustav Siewerth et de Ferdinand Ulrich.
-
[13]
Les guillemets sont de rigueur pour empêcher la prétention du « sujet » à produire la « donation » du « donné ».
-
[14]
Sur le thème du témoignage, voir M. NERI, La testimonianza in H. U. von Balthasar. Evento originario di Dio e mediazione storica della fede, EDB, Bologne, 2001. Mais il faut aussi consulter le volume édité par E. Castelli, Le témoignage, Paris, Aubier-Montaigne, 1972 (nombreuses contributions très riches).
-
[15]
Voir K. Wojtyla, Personne et acte, Paris, Centurion, 1983, p. 127-170. Voir aussi T. Styczen, Essere se stessi è trascendere se stessi. Sull’antropologia di K. Wojtyla, in K. Wojtyla, Personne e atto, Rusconi, Santarcangelo di Romagna 1999, p. 707-753. Pour ôter toute connotation moralisante, il convient de rappeler l’étymologie la plus acceptée du mot : le latin testis viendrait de tristis, à travers *terstis, comme superstes et composé de tres et de sto : « qui est pour un tiers ». Le témoin est le troisième entre deux personnes.
-
[16]
La formule est de don L. Giussani in Affezione e dimora, Milan, Rizzoli, 2001, p. 250-251.
-
[17]
Intéressantes remarques sur la dimension de malheur du mal chez X. Tilliette, Del male, in G. Riconda – X. Tilliette, Del male e del bene, Rome, Città Nuova, 2001, p. 11-34.
-
[18]
Voir J. Nabert, Essai sur le mal, Paris, Aubier Montaigne, 1970, p. 21-61.
-
[19]
P. Ricœur, Préface à J. Nabert, Le désir de Dieu, Paris, Cerf, 1966, p. 9.
-
[20]
Au-delà de la solution qu’il propose, bonne analyse et bibliographie chez A. Kreiner, Gott im Leid. Zur Stichhaltigkeit der Theodizee-Argumente, Fribourg en Brisgau, Herder, 1997.
-
[21]
M. Henry, Entretien sur le panthéisme, Montpellier, 17 mai 1998. En ligne sur http://www.philagora.net/philo-fac/henrypan.php
-
[22]
J. Nabert, Essai sur le mal, p. 134-179.
-
[23]
Voir en annexe le testament de Christian de Chergé.
-
[24]
Les réflexions de Balthasar sur « la double tâche » d’une philosophie catholique authentique restent encore stimulantes : elles font écho au débat français des années Trente sur la philosophie chrétienne (H. U. von Balthasar, Von den Aufgabender katholischen Philosophie in der Zeit (1946), rééd. Einsiedeln, Johannes Verlag, 1998, p. 23-38). Voir aussi X. Tilliette, « Le P. de Lubac et le débat de la philosophie chrétienne », Les Études philosophiques, 1995, 2, p. 193-203 et H. de Lubac, Trois études sur Origène, saint Anselme et la philosophie chrétienne, Paris, Beauchesne, 1979.
-
[25]
Il faut ici faire référence à H. de Lubac, K. Rahner, H.U. von Balthasar, J. Alfaro et G. Colombo (pour une synthèse du débat, voir A. Scola, G. Marengo et J. Prades, La persona umana. Manuale di Antropologia Teologica, Milan, Jaca Book, 2000, p. 195-201).
-
[26]
« Idem ipse sponte sua mortem sustinuit, ut homines salvaret, Lui-même, de son plein gré, a supporté la mort pour sauver les hommes », Anselme, Cur Deus homo ?, I, 8.
-
[27]
« En avançant, à tâtons dans le mystère, nous pouvons avoir l’audace de penser que la raison profonde de la victoire sur la mort réside dans la kénose du Fils de Dieu […]. Jésus Christ est vraiment, de façon radicale, l’Innocent qui souffre sponte une mort complètement imméritée, parce qu’il est le Fils de Dieu qui s’est laissé envoyer dans la chair pour vaincre la mort », A. Scola, « Se vuoi, puoi guarirmi ». La salute tra speranzsa e utopia, Sienne, Cantagalli, 2001, p. 21-22.
-
[28]
H.U. von Balthasar, La Dramatique divine, III, L’action, trad. fr. R. Givord et C. Dumont, Namur, Culture et vérité, 1990, p. 207-216.
-
[29]
Ibid., p. 37-58.
-
[30]
Voir S. Ubbiali, « Il simbolo rituale e il pensiero critico. Per una teoria del segno sacramentale », in A. N. Terrin (éd.), Liturgia e incarnazione, Messaggero-Abbazia di Santa Giustina, Padoue, 1997, p. 251-284.
-
[31]
Voir A. Scola, « Libertà, fede e religioni. I principi del dialogo interreligioso nella teologia cattolica », in Questioni di Antropologia Teologica, Rome, PUL-Mursia, 1997, p. 155-173 ; ainsi que« Dio tra guerra e pace », Nuntium, 8, 1999, p. 10-18.
-
[32]
Préface (italienne) des martyrs.
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[33]
Voir A. Scola, « Libertà, verità e salvezza », in M. Serretti (éd.), Unicità e universalità di Gesù Cristo. In dialogo con le religioni, San Paolo, Cinisello B., 2001, p. 11-16.
-
[34]
Voir E. L. Fackenheim, God’s Presence in History, 1970 ; trad. fr. M. Delmotte et B. Dupuy, La présence de Dieu dans l’histoire, Paris, Verdier, 1980, p. 68-71.