Communio 2020/5 N° 271

Couverture de COMMUN_271

Article de revue

Congar et Vatican II – symbole d’une Église en conversion

Pages 66 à 74

Notes

  • [1]
    Avery Dulles, “Yves Congar : In Appreciation”, dans America Magazine 173 (15 July 1995), p. 6.
  • [2]
    Yves Congar, Mon Journal du Concile (MJC), ed. Eric Mahieu, Paris, Cerf, 2002.
  • [3]
    Rose M. Beal, Mystery of the Church, People of God : Yves Congar’s Total Ecclesiology as a Path to Vatican II, Washington, D.C, The Catholic University of America Press, 2014, p. 210, voir pp. 201-215.
  • [4]
    Publié dans Informations catholiques internationales 90 (15 février 1959), pp. 17-26. Pour ses autres contributions, voir MJC, t. 1, pp. 12-14.
  • [5]
    Pour cela, voir MJC, t. 1, p. 25.
  • [6]
    Voir « Biographie intellectuelle », dans Joseph Famerée, Gilles Routhier, Yves Congar (Initiations aux théologiens), Paris, Cerf, 2008, pp. 13-51, ici pp. 36-41. Voir les faits selon Yves Congar lui-même dans Journal d’un théologien (1946-1956), éd. Étienne Fouilloux, Paris, Cerf, 2001.
  • [7]
    MJC, t. 1, p. 18
  • [8]
    MJC, t. 1, p. 72 ; les consulteurs avaient en fait une certaine influence, bien que modeste.
  • [9]
    MJC, t. 1, p. 86.
  • [10]
    MJC, t. 1, p. 88 sv, citation p.111.
  • [11]
    MJC, t. 2, pp.561-571, voir la liste « Sont de moi », p. 511.
  • [12]
    Gérard Philips, « Deux tendances dans la théologie contemporaine. En marge du IIe Concile du Vatican », in Nouvelle Revue Théologique 85, 1963, pp. 225-238.
  • [13]
    Pour une analyse en détail, voir André Duval, « Le message au monde », in Étienne Fouilloux (éd.), Vatican II commence. Approches Francophones (Instrumenta theologica, vol. 12), Leuven, Peeters, 1993, pp. 105-118 ; pour le rôle de Congar, voir MJC, t. 1, pp. 99-100, 102, 112, 121, 125-131.
  • [14]
    Acta Apostolicae Sedis 51 (1959), 69 ; voir « Da tutti imploriamo un buon inizio, continuazione, e felice successo di questi propositi di forte lavoro, a lume, ad edificazione ed a letizia di tutto il popolo Cristiano, a rinnovato invito ai fedeli delle Communità separate a seguir Ci anch’esse amabilmente in questa ricercar di unità e di grazia, a cui tante anime anelano da tutti i punti della terra ».
  • [15]
    Voir l’expérience personnelle de Congar dans « Appels et cheminements 1929-1963 », in Yves Congar, Chrétiens en dialogue. Contributions catholiques à l’Œcuménisme, Paris, Cerf, 1964, pp. IX-LXIV.
  • [16]
    G. Alberigo, « L’annonce du Concile. Des sécurités du retranchement à la fascination de la recherche », in Histoire du concile Vatican II, éd. par G. Alberigo et alii, t. 1, Cerf, Paris, 1997, pp. 13-68, ici p. 40.
  • [17]
    Thomas Stransky,« The foundation of the Secretariat for Promoting Christian Unity », in Vatican II by Those Who Were There, éd. Alberic Stacpoole, London, Chapman, 1986, 62-87.
  • [18]
    MJC, t. 1, pp. 55-56, note en bas de page.
  • [19]
    MJC, t. 1, pp. 116-118. Le Concile a débuté le 11 octobre avec la messe d’ouverture et Gaudet Mater Ecclesia. Le 13 octobre, le vote pour les membres de la commission est reporté au 16 octobre, et le premier Schemata est discuté le 22 octobre. Pour plus de détails sur les observateurs et invités, voir « Observers and Guests » in Vatican II. The Complete History, Alberto Melloni, pp. 192-199, et Étienne Fouilloux, « Des observateurs non-catholiques » in Étienne Fouilloux, Vatican II commence… Approches francophones, Leuven, Peeters, 1993, pp. 235-261.
  • [20]
    Acta Synodalia IV/7, p. 624.
  • [21]
    Publié en français : « Expérience et conversion œcuméniques. Témoignage », in Yves Congar, Chrétiens en dialogue, pp. 123-139.
  • [22]
    Sur le développement œcuménique personnel de Congar, voir par exemple « De la catholicité à la diversité et de l’unité à la communion », in Famerée, Routhier, Yves Congar, pp. 57-79.
  • [23]
    Yves Congar, « Expérience et conversion œcuméniques », op.cit., pp. 133-138.
  • [24]
    Yves Congar, « Appels et cheminements 1929-1963 ».
  • [25]
    Benoît XVI, « Discours à la Curie romaine à l’occasion de la présentation des vœux de Noël » (22-12-2005). Le pape y explique que l’Église « grandit dans le temps et […] se développe, restant cependant toujours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche ».
  • [26]
    « Le fait de dissimuler l’innovation » : Reform : Dieselbe Kirche anders denken, Michael Seewald, Freiburg, Herder, 2019, pp. 96-109, Seewald y développe notamment la liberté de religion.
  • [27]
    J. O’Malley, « “The Hermeneutic of Reform”: a Historical Analysis » Theological Studies 73 (2012), pp. 517-546, at 542. Voir son travail fondateur : What Happened at Vatican II, Cambridge MA, Harvard University Press, 2008.
  • [28]
    Une des différences est que la conversion est un processus dynamique et continu, alors qu’un changement de paradigme suggère quelque chose qui puisse être achevé.
  • [29]
    Bernard Lonergan, Method in Theology Toronto, University of Toronto Press, 1971, pp. 127–136 and 267–293.
  • [30]
    Austen Ivereigh, The Great Reformer. Francis and the Making of a Radical Pope, New York, Picador, 2014 et Austen Ivereigh, Wounded Shepherd. Pope Francis and His Struggle to Convert the Catholic Church, New York, Henry Holt, 2019, esp. pp. 1-3.
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1Pour citer la notice nécrologique rédigée par le futur cardinal jésuite Avery Dulles, « Vatican II pourrait pratiquement s’appeler le concile de Congar [1] ». Mais loin de m’intéresser au passé (et même si le Journal du Concile[2] de Congar montre combien il fut sollicité), je n’entrerai pas dans le détail de ses interventions de toutes sortes ; je ne parlerai pas non plus de l’influence indirecte qu’il y a exercée.

2Dans sa thèse sur l’ecclésiologie pré-conciliaire de Congar, Rose Béal explique comment, « en grande partie, l’aspiration de Congar à l’ecclésiologie de communion a été accomplie par le Concile, en particulier avec Lumen Gentium[3] ».

3Pour justifier d’honorer la mémoire de Congar au vingt-cinquième anniversaire de sa mort, je voudrais plutôt parler du présent, dans la mesure où sa participation au Concile est le symbole d’une conversion ecclésiale, plaidée aujourd’hui par le pape François. Je parlerai alors rapidement de la présence inattendue de Congar au Concile, puis du virage œcuménique du Concile (évidemment, il existe bien d’autres angles d’approche). Pour chaque exemple, je rappellerai brièvement les faits, puis j’expliquerai en quoi Congar a été un symbole de conversion. Je conclurai en commentant sur la pertinence de la conversion ecclésiale pour l’Église.

1. Congar pendant le Concile

4La préparation du concile Vatican II s’est faite en deux phases. Après avoir consulté des évêques, des supérieurs d’ordres religieux et des universités du monde entier, plusieurs commissions ont esquissé sur la base de ces consultations des schémas qui devaient être examinés lors du Concile. Congar y prend part presque immédiatement après l’annonce du Concile, en publiant l’article « Les conciles dans la vie de l’Église [4] ». De manière caractéristique il y démontre, par une analyse historique minutieuse, qu’aborder la question de l’Église à partir de sa dimension hiérarchique est complémentaire et va de pair avec une dimension synodale. Il y parle également d’œcuménisme et plaide pour une culture du dialogue. Il n’a cependant officiellement commencé à participer au Concile qu’en juillet 1960, en qualité de consulteur à la Commission préparatoire théologique, aux côtés de Henri de Lubac et de vingt-sept autres.

5On ne sait pas bien comment Congar a été invité ; selon la rumeur, le Pape Jean XXIII lui-même y aurait eu quelque chose à voir [5]. Nous pouvons être certains en revanche de l’événement remarquable que fut cette invitation, puisque Rome semblait se méfier de Congar depuis la fin des années Trente. Bien qu’il n’ait jamais été formellement condamné, son travail avait été soumis à des mesures restrictives. Son renvoi en 1954 de la maison d’étude dominicaine Le Saulchoir avait marqué le début de ce que le québecois Gilles Routhier a nommé « les années noires ». Parmi elles, on compte un séjour d’exil à Cambridge, pendant lequel Congar s’est vu interdire de rencontrer des anglicans, de confesser, ou d’apporter une aide quelconque pendant la Semaine Sainte au sein de la paroisse française de Londres [6].

6On peut dès lors aisément comprendre la confusion qu’a dû sentir Congar en recevant son invitation à participer aux préparatifs du Concile. Dans son journal, il rapporte certains de ses doutes : « nous sommes des hapax dans un texte dont le contexte me semble si orienté dans le sens conservateur […] Lubac et moi n’avons-nous pas été mis là POUR LA MONTRE [7] ? » Le fait que les consulteurs n’avaient au départ le droit de parler que sur une invitation, et qu’il n’ait été invité à aucune des réunions de la commission, le fait douter de ne jamais parvenir à contribuer réellement. En septembre 1961 il se lamente : « Je vois une grande lassitude chez les consulteurs ; on ne fait rien, on ne tient aucun compte de nos remarques ; tout s’est fait entre les gens de Rome [8]. »

7Mais au printemps 1962 son espérance est renouvelée. Congar, à sa grande surprise, s’est rendu compte en mars 1962 que les consulteurs pouvaient parler librement et que ce qu’ils disaient était pris en considération. Cela lui fait commenter dans son journal que « le climat est bien différent de ce qu’il était il y a un an [9] ». Autre développement prometteur : la réaction critique de la commission centrale quant aux textes préparés par les commissions théologiques. Congar découvre également qu’il partage avec de nombreux théologiens et évêques un mécontentement quant aux textes doctrinaux préparés.

8Le 12 octobre 1962, pendant les journées d’ouverture du Concile, Congar assiste à une réception avec d’autres évêques et théologiens, à la suite de quoi il rapporte dans son journal : « Tous me disent qu’ils sont heureux de me voir là et qu’ils comptent sur moi [10]. » Cette courte phrase témoigne d’un changement dans l’air à ce moment-là. Congar commence à sentir que l’on a besoin de lui et envie de l’entendre. Les tables chronologiques ajoutées par Eric Mathieu en appendice du Journal de Congar, qui offrent une vue d’ensemble de sa participation à l’élaboration de plusieurs schémas, ne constituent qu’un exemple parmi d’autres de l’impact que Congar aurait ensuite sur le Concile [11].

9La présence de Congar au Concile a été un symbole fort de conversion ecclésiale. Congar, Chenu et d’autres encore, qui avaient été mis sur la touche et réduits au silence, deviennent des voix éminentes et de confiance. Il s’est révélé que les pères du Concile préféraient une méthode plus dialogique et inclusive, synodale en somme, plutôt que centrée sur la Curie, selon la méthode qui avait dominé pendant des décennies. Ils préfèrent finalement une approche évangélique, tournée vers l’extérieur, ouverte sur le monde, une approche dont les racines s’étendent, au-delà des récents enseignements du Magistère, aux Écritures et aux Pères, plutôt que la perspective théologique autocentrée qui avait dominé jusqu’alors [12]. Le Concile adopte cette nouvelle perspective comme orientation première ; aussi, les « Messages au monde » qui ont ouvert le Concile, ainsi que la Constitution pastorale Gaudium et Spes qui l’a conclu, constituent une formidable inclusio : et ce sont deux événements auxquels Congar a évidemment participé [13].

2. Les Observateurs au Concile

10Yves Congar peut être pris comme symbole d’une autre conversion au sein du Concile : celui de la conversion à l’œcuménisme. Le Pape Jean XXIII portait la question de l’unité depuis le tout début du Concile. Le 25 janvier 1959, à l’occasion de l’annonce inattendue d’un Concile, il a expliqué que ce Concile aurait pour but de faire grandir la joie de tout le peuple chrétien et qu’il invitait chacun des fidèles, où qu’ils se trouvent, à se joindre à la quête de l’unité [14]. Cependant, il était difficile de présager comment ce vœu serait compris en réalité. Dans la Curie, l’œcuménisme était compris comme un retour vers l’Église catholique romaine, plutôt que comme une unité qui naîtrait de la rencontre. Avant le Concile, participer à des rassemblements œcuméniques était souvent déconseillé, voire interdit [15]. Selon Giuseppe Alberigo, dans son Histoire du concile Vatican II, « rien n’aurait permis à quiconque de pressentir que l’œcuménisme chrétien était à l’aube d’un tournant majeur [16] ».

11Et pourtant, au printemps 1960, on met en place à l’initiative du cardinal Bea un Secrétariat pour la promotion de l’unité des Chrétiens, soutenu et accueilli favorablement par le Pape Jean XXIII [17], bien que pas unanimement. Après avoir passé un an à travailler avec la Commission théologique préparatoire, Congar conclut que cette commission n’avait pas les compétences œcuméniques suffisantes et qu’elle refusait de consulter le Secrétariat. Le 12 juillet 1961, il écrit une lettre au Pape lui faisant part de son inquiétude. Ce qu’il observait dans sa propre commission et ce qui lui parvenait depuis les autres n’étaient pas en cohérence avec le but supposé du Concile, à savoir la promotion de l’unité des chrétiens : « Tout, ou presque tout, se fait comme si le Concile n’avait pas cette téléfinalité (sic [18]) ».

12Dès le commencement du Concile cependant, les choses changent profondément. Le 15 octobre 1962, pendant les premiers jours de la Première Session, Congar se rend à une réception organisée pour les observateurs et invités par le Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens. Son journal témoigne de son grand enthousiasme : « L’ÉVÉNEMENT est là. ’Ils’ sont à Rome, reçus par un cardinal et par un organisme voué au dialogue ; et Chrétiens désunis est paru il y a vingt-cinq ans [19]. » Pendant le Concile, le rôle des observateurs avait de fait été déployé au-delà de ce que leur nom semblait indiquer ; on les consultait souvent, et ils partageaient leurs opinions avec les spécialistes et les pères conciliaires.

13Un moment crucial pour la conversion œcuménique du Concile a été la fin de cette première session, lorsque les Pères ont accepté de prendre en considération les divers schémas sur les chrétiens d’autres confessions, présentés par plusieurs commissions réunies, et d’élaborer un document unique sur l’œcuménisme. Cela devait être pris en charge par le Secrétariat pour l’Unité en collaboration avec la commission doctrinale et la commission pour les Églises orientales. La commission doctrinale refusa, avec dédain, de collaborer avec le Secrétariat, ce qui fut une victoire pour ce dernier, et un coup dur pour la commission. Il va sans dire que le Secrétariat faisait preuve d’une attitude œcuménique plus généreuse que la commission doctrinale. Un exemple marquant de cette générosité est l’humble prière de pardon pour les fautes contre l’Unité adressée à Dieu et aux frères et sœurs séparés, intégrée dans le Décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio (n.7). Le temps de prière avec d’autres chrétiens pendant les cérémonies de clôture fut aussi un moment puissant. Dans son homélie pendant ce temps de prière, le pape Paul VI a formellement appelé « frères » tous les observateurs : « Messieurs, Chers Observateurs, ou plutôt laissez-Nous vous appeler du nom qui a repris vie en ces quatre années de Concile oecuménique : Frères, Frères et amis dans le Christ [20] ! » Il aurait été impossible d’imaginer une telle estime et une telle bienveillance quatre ans auparavant.

14Là aussi, Yves Congar peut être vu comme un symbole de la conversion du Concile vers une attitude œcuménique plus humble, plus reconnaissante, plus constructive. Dans un témoignage publié en 1963 en l’honneur de Willem Visser ’t Hooft, secrétaire général du Conseil Œcuménique des Églises, Congar affirme que le dialogue œcuménique a fait de lui un meilleur chrétien. Il a pu constater, en lui-même et chez les autres, combien l’œcuménisme est libérateur et purificateur, combien il l’a incité à embrasser des opinions plus larges, profondes et nuancées, et l’a rendu plus libre de reconnaître les limites de sa propre tradition [21]. La juxtaposition des deux titres Chrétiens désunis (1937), et Chrétiens en dialogue (1964 [22]) illustre bien cette transformation intérieure.

15Congar affirme que, fondamentalement, un tel processus doit être compris comme une conversion. « L’œcuménisme ne vit pas d’un propos de libéralisme doctrinal et d’abandon, mais de croissance dans une vérité plus totale et plus pure, par le difficile chemin de l’affrontement des autres et de la réinterrogation de chacun au contact de ses sources et de la Vérité. […] L’œcuménisme veut une conversion morale, et même religieuse, profonde [23]. » Il ajoute qu’il s’agit d’un chemin de toute une vie et que lui-même s’y sent encore novice.

16Au moment où il écrit ces mots, Congar est déjà engagé dans l’œcuménisme depuis plus de trente ans. Dès le début de son ministère, il se sent profondément appelé à travailler à l’unité des chrétiens ; il reçoit cela comme vocation. Pourtant l’Église catholique romaine n’a accueilli l’approche de Congar qu’avec méfiance, bien plus qu’avec soutien [24]. La conversion œcuménique n’était pas encore reçue. Le changement a eu lieu pendant le Concile, lorsqu’on s’est mis à convier, écouter et demander pardon aux observateurs et invités. Curieusement, le Décret sur l’œcuménisme n’a pas seulement évoqué la renovatio et reformatio de l’Église (n.6), mais aussi la nécessité d’une conversion : « Il n’y a pas de véritable œcuménisme sans conversion intérieure » (n.7), ainsi que ce qu’une telle conversion exigerait : le renouvellement de l’esprit, le renoncement de soi, l’abnégation, la charité, l’humilité et l’humble prière de pardon (n.7). En d’autres termes, le Décret promouvait le genre de conversion que Congar s’efforçait de vivre et que tout le Concile a connu, ainsi que le montrent les événements mentionnés jusqu’ici.

3. Une église appelée à la conversion

17J’ai commencé cet article en affirmant vouloir rendre hommage à Congar moins d’après ce qu’il a pu apporter au passé, mais plutôt pour ce qu’il représente aujourd’hui, qui est selon moi étroitement lié à la conversion : Congar est le symbole de la conversion du Concile. Étant donné que comprendre le Concile relève d’un défi herméneutique, je tiens d’abord à justifier mes paroles, je me concentrerai ensuite sur le sens contemporain du terme conversion.

18Dans son message de Noël 2005, le pape Benoît XVI a introduit la notion d’une « herméneutique de la réforme » permettant la « nouveauté dans la continuité [25] ». En considérant la continuité à un niveau plus profond, le pape s’est proposé d’interpréter la nouveauté selon le cadre du développement. Cette approche, qui devait être une alternative et une correction de ce que Benoît XVI appelait « une herméneutique de la discontinuité et de la rupture », est louable dans la mesure où elle reconnaît et admet le changement, et même une certaine forme de discontinuité. Pourtant la proposition du pape risquait de devenir un exemple de ce que le théologien allemand Michael Seewald nomme « Innovationverschleierung[26] ». Par ce terme, Seewald désigne le malaise de l’Église face au renouveau, un malaise qui se manifeste aux autres comme minimisant, édulcorant et altérant le renouveau. Compte tenu de la proposition de Benoît XVI, le terme de conversion reste encore controversé. Ce terme est-il un euphémisme de ce qu’il s’est réellement passé pendant le Concile, et devrait-on préférer la terminologie de Benoît XVI ? Ou rend-il plutôt justice à la radicalité des faits ? Les deux exemples développés dans cet article suggèrent cette dernière réponse ; ils rendent compte de tournants radicaux plutôt que de quelques changements modérés.

19Par ailleurs, ce ne sont pas les seuls tournants radicaux. Le jésuite américain John O’Malley s’intéresse à l’évolution du style du Concile, à l’origine exigeant et moralisateur (comme les conciles précédents), puis ensuite transparent, accessible et engageant, comme un changement d’une similaire envergure. Selon lui, « le changement de style […] a véhiculé un changement de valeurs, qui était aussi un changement de système ou un changement de paradigme. Il invitait à de nouvelles attitudes de la part de l’Église et de tous les catholiques. Les valeurs véhiculées n’étaient certainement pas inédites dans le christianisme et ainsi se trouvaient en continuité avec la tradition, mais elles représentaient une rupture avec le mode officiel en place à ce moment-là. Dans son vocabulaire même, le nouveau style a favorisé un changement de mentalité et du modus operandi de l’Église, passant des ordres aux invitations, des lois aux idéaux, de la menace à la persuasion, de la coercition à la conscience, de la recherche des fautes commises à la recherche d’un terrain d’entente [27]. » Ce changement de paradigme et de mentalité ressemble à ce que j’appelle conversion [28].

20Autre point important, Bernard Lonergan affirme que la conversion intellectuelle est un aspect essentiel de toute entreprise théologique. Elle révèle le moment où le théologien sent, à partir des informations qu’il a devant lui, qu’il doit envisager un nouvel horizon, utiliser des termes, des concepts nouveaux. De manière intéressante, Lonergan ne parle pas de changer, mais plutôt d’être changé ; la conversion a besoin de la volonté, mais elle dépend surtout de la force ou du poids des informations qui influencent une personne. De manière intéressante également, Lonergan met en lien la conversion de l’intelligence avec la conversion morale et religieuse, et les associe toutes deux à l’appel au repentir dans l’Évangile [29].

21(Cela va sans dire, ce genre de conversion s’inscrit dans la continuité. Les pères du Concile n’ont cessé de professer le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Comme l’a souligné O’Malley, et comme le montre aussi l’exemple de Congar, le renouveau s’enracine dans la tradition ; il prend souvent la forme d’un ressourcement. Il va sans dire aussi que la conversion est à la fois un moment brusque et un processus lent : les conversions pendant le Concile avaient déjà commencé avant son commencement, chez des théologiens comme Congar. On peut dire que la conversion est un processus perpétuel.)

22En résumé donc, il est important de mettre en valeur la conversion du Concile et de se souvenir d’Yves Congar comme l’un des précurseurs et des symboles de cette conversion, pour la simple raison que l’Église, afin d’être vraiment le peuple de Dieu en marche, se doit toujours d’être à l’écoute de ce que l’Esprit lui dit, en notre temps (voir Apocalypse 2). C’est un idéal que l’on perd souvent de vue derrière l’importance de la continuité et de la tradition pour le bon fonctionnement de l’Église.

23On peut remarquer que dès ses premiers écrits, le pape François a été très clair sur la nécessité qu’a l’Église de se convertir : une conversion perpétuelle morale, spirituelle et théologique. Dans son exhortation sur l’annonce de l’Évangile, Evangelii Gaudium (2013), il utilise les termes de « conversion pastorale et missionnaire », et de « conversion ecclésiale » (par exemple EG 25-27, 30, 32). Dans l’encyclique Laudato Si’ (2015), il rappelle que le pape Jean-Paul II avait déjà parlé de « conversion écologique » (n. 4), qu’il considère comme l’un des changements essentiels pour l’humanité (n. 216-211). Il est donc intéressant que le journaliste britannique Austen Ivereigh ait récemment admis qu’il avait eu tort d’appeler le pape François the Great Reformer, comme il l’a fait dans la biographie du même titre publiée en 2014 [30]. La mission du pape François n’est pas de réformer la Curie et l’Église toute entière de ses propres mains, mais plutôt de promouvoir et de favoriser la conversion. Ivereigh donne un sous-titre plus pertinent à sa biographie de 2019, que l’on pourrait traduire ainsi : le Pape François et sa lutte pour la conversion de l’Église.

Conclusion

24Dans cet article, j’ai présenté Yves Congar comme un symbole de la conversion du Concile. Si le terme de conversion fait polémique lorsqu’il est utilisé en relation avec le Concile, il qualifie de manière bien plus pertinente ses tournants théologique et œcuménique que des termes tels que « développements », ou « nouveautés dans la continuité ». Mais on peut se laisser rassurer par le fait que des théologiens tels que Lonergan considèrent la conversion, morale mais aussi intellectuelle, comme un élément essentiel de n’importe quelle initiative théologique, et que le pape François ait inscrit le terme de conversion au programme de son ministère.

25(Traduit de l’anglais par Diane Martinez)


Date de mise en ligne : 08/11/2020.

https://doi.org/10.3917/commun.271.0066

Notes

  • [1]
    Avery Dulles, “Yves Congar : In Appreciation”, dans America Magazine 173 (15 July 1995), p. 6.
  • [2]
    Yves Congar, Mon Journal du Concile (MJC), ed. Eric Mahieu, Paris, Cerf, 2002.
  • [3]
    Rose M. Beal, Mystery of the Church, People of God : Yves Congar’s Total Ecclesiology as a Path to Vatican II, Washington, D.C, The Catholic University of America Press, 2014, p. 210, voir pp. 201-215.
  • [4]
    Publié dans Informations catholiques internationales 90 (15 février 1959), pp. 17-26. Pour ses autres contributions, voir MJC, t. 1, pp. 12-14.
  • [5]
    Pour cela, voir MJC, t. 1, p. 25.
  • [6]
    Voir « Biographie intellectuelle », dans Joseph Famerée, Gilles Routhier, Yves Congar (Initiations aux théologiens), Paris, Cerf, 2008, pp. 13-51, ici pp. 36-41. Voir les faits selon Yves Congar lui-même dans Journal d’un théologien (1946-1956), éd. Étienne Fouilloux, Paris, Cerf, 2001.
  • [7]
    MJC, t. 1, p. 18
  • [8]
    MJC, t. 1, p. 72 ; les consulteurs avaient en fait une certaine influence, bien que modeste.
  • [9]
    MJC, t. 1, p. 86.
  • [10]
    MJC, t. 1, p. 88 sv, citation p.111.
  • [11]
    MJC, t. 2, pp.561-571, voir la liste « Sont de moi », p. 511.
  • [12]
    Gérard Philips, « Deux tendances dans la théologie contemporaine. En marge du IIe Concile du Vatican », in Nouvelle Revue Théologique 85, 1963, pp. 225-238.
  • [13]
    Pour une analyse en détail, voir André Duval, « Le message au monde », in Étienne Fouilloux (éd.), Vatican II commence. Approches Francophones (Instrumenta theologica, vol. 12), Leuven, Peeters, 1993, pp. 105-118 ; pour le rôle de Congar, voir MJC, t. 1, pp. 99-100, 102, 112, 121, 125-131.
  • [14]
    Acta Apostolicae Sedis 51 (1959), 69 ; voir « Da tutti imploriamo un buon inizio, continuazione, e felice successo di questi propositi di forte lavoro, a lume, ad edificazione ed a letizia di tutto il popolo Cristiano, a rinnovato invito ai fedeli delle Communità separate a seguir Ci anch’esse amabilmente in questa ricercar di unità e di grazia, a cui tante anime anelano da tutti i punti della terra ».
  • [15]
    Voir l’expérience personnelle de Congar dans « Appels et cheminements 1929-1963 », in Yves Congar, Chrétiens en dialogue. Contributions catholiques à l’Œcuménisme, Paris, Cerf, 1964, pp. IX-LXIV.
  • [16]
    G. Alberigo, « L’annonce du Concile. Des sécurités du retranchement à la fascination de la recherche », in Histoire du concile Vatican II, éd. par G. Alberigo et alii, t. 1, Cerf, Paris, 1997, pp. 13-68, ici p. 40.
  • [17]
    Thomas Stransky,« The foundation of the Secretariat for Promoting Christian Unity », in Vatican II by Those Who Were There, éd. Alberic Stacpoole, London, Chapman, 1986, 62-87.
  • [18]
    MJC, t. 1, pp. 55-56, note en bas de page.
  • [19]
    MJC, t. 1, pp. 116-118. Le Concile a débuté le 11 octobre avec la messe d’ouverture et Gaudet Mater Ecclesia. Le 13 octobre, le vote pour les membres de la commission est reporté au 16 octobre, et le premier Schemata est discuté le 22 octobre. Pour plus de détails sur les observateurs et invités, voir « Observers and Guests » in Vatican II. The Complete History, Alberto Melloni, pp. 192-199, et Étienne Fouilloux, « Des observateurs non-catholiques » in Étienne Fouilloux, Vatican II commence… Approches francophones, Leuven, Peeters, 1993, pp. 235-261.
  • [20]
    Acta Synodalia IV/7, p. 624.
  • [21]
    Publié en français : « Expérience et conversion œcuméniques. Témoignage », in Yves Congar, Chrétiens en dialogue, pp. 123-139.
  • [22]
    Sur le développement œcuménique personnel de Congar, voir par exemple « De la catholicité à la diversité et de l’unité à la communion », in Famerée, Routhier, Yves Congar, pp. 57-79.
  • [23]
    Yves Congar, « Expérience et conversion œcuméniques », op.cit., pp. 133-138.
  • [24]
    Yves Congar, « Appels et cheminements 1929-1963 ».
  • [25]
    Benoît XVI, « Discours à la Curie romaine à l’occasion de la présentation des vœux de Noël » (22-12-2005). Le pape y explique que l’Église « grandit dans le temps et […] se développe, restant cependant toujours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche ».
  • [26]
    « Le fait de dissimuler l’innovation » : Reform : Dieselbe Kirche anders denken, Michael Seewald, Freiburg, Herder, 2019, pp. 96-109, Seewald y développe notamment la liberté de religion.
  • [27]
    J. O’Malley, « “The Hermeneutic of Reform”: a Historical Analysis » Theological Studies 73 (2012), pp. 517-546, at 542. Voir son travail fondateur : What Happened at Vatican II, Cambridge MA, Harvard University Press, 2008.
  • [28]
    Une des différences est que la conversion est un processus dynamique et continu, alors qu’un changement de paradigme suggère quelque chose qui puisse être achevé.
  • [29]
    Bernard Lonergan, Method in Theology Toronto, University of Toronto Press, 1971, pp. 127–136 and 267–293.
  • [30]
    Austen Ivereigh, The Great Reformer. Francis and the Making of a Radical Pope, New York, Picador, 2014 et Austen Ivereigh, Wounded Shepherd. Pope Francis and His Struggle to Convert the Catholic Church, New York, Henry Holt, 2019, esp. pp. 1-3.
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