1Pourquoi suis-je devenu prêtre ? Je ne saurais le dire. Je n’ai pas vraiment voulu devenir prêtre. Mais c’est ce qui est arrivé.
2Dans les instructions « pour l’élection d’un état », saint Ignace distingue « trois temps dans lesquels on peut faire une bonne et sage élection » : « Le premier temps est lorsque Dieu, notre Seigneur, meut et attire tellement la volonté que, sans douter ni pouvoir douter, l’âme pieuse suit ce qui lui est montré, comme le firent saint Paul et saint Matthieu, en suivant Jésus-Christ, notre Seigneur ».
3Or, je ne sais comment, l’opinion s’est répandue que ce « premier temps » est tel qu’il est réservé aux « âmes supérieures », tandis que les âmes ordinaires doivent se contenter du deuxième ou encore mieux du troisième temps, un « temps tranquille où l’âme n’est pas agitée de divers esprits et fait usage de ses puissances naturelles, librement et tranquillement ».
4On pourrait cependant regarder les choses autrement et c’est ce que fait saint Paul lorsqu’il écarte toute participation à l’égard de sa vocation d’apôtre :
Annoncer l’Évangile n’est pas un motif d’orgueil pour moi, c’est une nécessité qui s’impose à moi : malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile ! Si je le faisais de moi-même, j’aurais droit à un salaire ; mais si j’y suis contraint, c’est une charge qui m’est confiée. Quel est donc mon salaire ? C’est d’offrir gratuitement l’Évangile que j’annonce, sans user des droits que cet Évangile me confère
6Celui qui a choisi le sacerdoce selon le « troisième temps » l’a choisi pour lui-même et a pu considérer les raisons pour lesquelles il l’a fait : il a pu mesurer par avance la hauteur des valeurs à suivre et la profondeur de son indignité, le caractère urgent de l’appel et la grâce qui l’attirait. Il est entré au Séminaire au terme d’une évolution qui l’a conduit à une maturité intérieure certaine, à une connaissance expérimentale assurée.
7Mais quand Levi s’est levé de sa table de publicain, à l’appel du Seigneur, il était ignorant comme un nouveau-né. Il ne savait pas ce qui lui arrivait. Et le sage rabbin que le rayon de la grâce fit tomber de cheval a reconnu son ignorance : « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? ». Il pourrait ainsi sembler que le « premier temps » soit destiné à ceux qui ignorent tout et, bien entendu, à ceux pour qui il convient de ne rien examiner au préalable et de ne pas se glorifier d’aucune décision propre.
8Les deux apôtres, Matthieu et Paul, ont acquis depuis lors beaucoup de « gloire » pour leurs actions, mais tout a commencé pour eux par une humiliation radicale. De rien, rien ne peut sortir. Cette expérience personnelle de dépouillement a fini chez Paul par constituer tout son enseignement en ce qui concerne les œuvres et la grâce, la Loi et l’Évangile ; et il en fut de même pour l’expérience de Matthieu, qui lui permit de confronter l’Ancien et le Nouveau Testament avec une clarté aiguë et sans compromission.
9Aujourd’hui, plus de trente ans plus tard, je pourrais retrouver, dans ce sentier d’un bois touffu de la Forêt Noire, près de Bâle, l’arbre auprès duquel j’ai senti comme un éclair. J’étudiais alors la germanistique, et je suivais une retraite d’un mois pour des étudiants laïcs. Dans ce milieu, on tenait vraiment pour un malheur qu’on puisse déserter pour aller étudier la théologie. Pourtant ce ne furent ni la théologie ni le sacerdoce qui se présentèrent à mes yeux, mais seulement ceci : tu n’as rien à choisir, tu as été choisi, tu n’as besoin de rien, on a besoin de toi, tu n’as pas à faire de projet, tu es une tesselle dans une mosaïque qui existe déjà.
10Il n’y avait plus qu’ « à tout quitter et le suivre », sans faire de plans, sans désirs, sans attentes ; tout simplement me tenir tranquille, en attendant de voir à quoi je pourrai servir. Et il en fut ainsi depuis lors.
11Cependant, si je pensais que Dieu m’avait installé dans une sécurité, me donnant une mission spéciale, à tout moment il pouvait se révéler évident qu’Il était libre de tout changer de tout au tout, même contre l’avis et les habitudes de son instrument. Le plus surprenant fut que cette loi de vie, qui nous brise et en nous brisant nous guérit (comme la jambe cassée de saint Ignace), m’est apparue immédiatement comme une règle de vie invisible. La même chose a dû se produire avec cet impatient de Saul.
12« Qu’est-ce que tout cela à voir avec le sacerdoce ? ». Peut-être rien, peut-être beaucoup. Peut-être rien, parce que si au début j’avais eu connaissance de l’existence des instituts séculiers, j’aurais peut-être trouvé une solution possible dans le travail séculier. Peut-être beau coup, parce qu’une Providence m’a mené tout droit au sacerdoce. Et qu’au moment de l’ordination, elle me fit comprendre que le sacerdoce était exactement cette manière d’être disponible, cette promptitude à me laisser mener de n’importe quelle façon au service de Dieu et de son Église. C’est ce qui m’a conduit, non sans audace, à mettre sur l’image de ma première messe les paroles du Canon romain : Benedixit, fregit, deditque (« il bénit, rompit et donna »), paroles compréhensibles pour peu de lecteurs et dont pendant longtemps les conséquences ne me furent guère apparentes. Cela me parut alors un moyen discret d’assimiler le sort du serviteur à celui du Seigneur, de sorte que personne n’ait besoin de prêter la moindre attention au premier.