Notes
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[1]
Voir Concile Vatican II, constitution dogmatique Dei Verbum (18.11.1965), n°2.
-
[2]
Voir K. Rahner, Traité fondamental de la foi, Paris, ed. Centurion, p. 139.
-
[3]
M. Fédou, La voie du Christ. Genèses de la christologie dans le contexte religieux de l’Antiquité du IIe siècle au début du IVe siècle, coll. Cogitatio Fidei 253, Cerf, 2006, p. 11.
-
[4]
Sur ce point, on pourra se reporter pour une vision plus précise, à notre étude, « Pour une approche critique de la notion de mission », Chemins de Dialogue 53 (juin 2019), à paraître.
-
[5]
Voir P. Ricoeur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social » in Autres Temps. Les cahiers du christianisme social (1984), vol. 2, n°1.
-
[6]
Ce désespoir de l’être humain individuel et mortel, flatté au profit d’une grande idée mobilisatrice, est l’origine de la « psychologie de l’homme de masse » et l’assise des grands totalitarismes, si l’on en croit Hannah Arendt. Voir H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, pp. 618-625.
-
[7]
C’est celle que Jean-Paul II avait en arrière-fond dans sa fameuse première encyclique Redemptor hominis.
-
[8]
J. Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2001, p. 11.
-
[9]
On se souvient que le moine Pélage (v. 350-v. 420) enseignait que l’être humain, par son libre arbitre et sa bonne volonté, avait, sans que la grâce lui soit totalement nécessaire, la possibilité d’atteindre à la sainteté et à la vie bonne. Cette position suscitera l’opposition de saint Augustin.
-
[10]
Paul VI, exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (8.12.1975), n°14.
-
[11]
op. cit., n°7.
-
[12]
M. Fédou, op. cit., p. 21.
-
[13]
in G. Tartar, Dialogue islamo-chrétien sous le calife Al-Ma’mūn. Les épîtres d’Al-Hashimî et d’Al-Kindî, Paris, éd. Nouvelles Editions Latines, 1985, H 5, 33. L’éditeur-traducteur tient à la réalité de l’échange épistolaire mais il soutient une position très isolée parmi les commentateurs.
-
[14]
J. Lamoreaux (trad.), Theodore Abū Qurrah, ed. Brigham Young University Press, coll. Library of the Christian East 1, Provo, 2005, D 236, p. 16.
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[15]
On pense notamment ici aux apports d’un Justin de Rome et d’un Clément d’Alexandrie.
-
[16]
Jean-Paul II, lettre encyclique Redemptoris missio (7.12.1990), n°4.
-
[17]
Voir par exemple, M. Fedou, « La médiation du salut : le Christ en question ? », Chemins de Dialogue 51 (juin 2018), pp. 65-74.
-
[18]
P. Tillich, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions du monde » (conférence donnée à Tübingen le 9 décembre 1963) in J.-M. Aveline, L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troelstch, Paris, éd. Cerf, coll. Cogitatio Fidei 227, 2003, pp. 707-708.
-
[19]
W. Kasper, Le Dieu des Chrétiens, Paris, éd. Cerf, coll. Cogitatio Fidei 128, 1985, p. 104.
-
[20]
Op. cit., p. 99.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Op. cit., p. 103.
-
[23]
Voir H. Bouillard, Connaissance de Dieu, Paris, éd. Poche, coll. Foi Vivante, 1967, p. 54.
-
[24]
W. Kasper, op. cit., p. 129.
-
[25]
A. Peyriguère, Laissez-vous saisir par le Christ, Paris, Centurion, 1963, p. 157.
-
[26]
Voir Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIIa, q. 8, a. 3.
-
[27]
Concile Vatican II, constitution pastorale Gaudium et spes, n°5.
-
[28]
L. Massignon, lettre du 26.02.1938 à Noureddine Beyhum in J. Keryell (ed.), La nouvelle hospitalité, Paris, éd. Nouvelle Cité, 1987, pp. 53-54. On peut penser ici aussi à la conversion d’Ernest Psichari, petit-fils de Renan, dans des circonstances un peu comparables.
-
[29]
Voir Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia, q. 2, a. 3, obj. 1.
-
[30]
On trouve dans certaines régions, notamment à Marseille, des établissements catholiques où les élèves sont presque à 100 % musulmans.
-
[31]
Voir J.-M. Aveline, « L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troeltsch » in Recherches de Science Religieuse, 2008/4 (96), p. 595.
1Le terme même de « catéchèse » est à lui seul tout un programme. Le grec katèchèsis nous renvoie au verbe katèkhein, « faire résonner » : la catéchèse vise à faire résonner la voix pour provoquer un écho. Dans l’ordre théologique, elle constitue donc un acte épiphanique. Sa structure en fait un reflet de l’acte de la Révélation divine, au sein duquel elle prend sens et contenu. Or, dans cet acte de la Révélation, l’ineffable divin entend se communiquer à des êtres finis et limités : Il emprunte les voies étroites du langage et de l’expérience des hommes pour se livrer à eux. Le Verbe de Dieu entre dans le temps et, pour reprendre la belle expression patristique, Il « s’est abrégé » afin de se rendre accessible. En ce sens, toute la Révélation divine est de nature « sacramentelle » : Dieu s’y communique sous des signes limités qui le révèlent pourtant. Et cette Révélation trouve sa source et son sommet dans l’Incarnation, la mort et la résurrection du Christ Jésus [1] : sa personne même constitue le signe visible de l’auto-communication divine, pour parler comme Karl Rahner [2]. Dans ce mouvement, l’expérience, la parole, la vie du « catéchète » deviennent comme une résonance du don divin, professée en vue de susciter l’écho chez tous ceux qui veulent bien l’accueillir. Il n’est sans doute pas hasardeux de dire que sa personne même, ainsi saisie par le Christ (voir Philippiens 3, 12), devient comme une sorte de « sacrement » du Dieu qui se communique : « Celui qui vous écoute m’écoute » (Luc 10, 16). C’est le sens même de tout apostolat chrétien.
2Il va sans dire qu’une telle mission est tout sauf aisée dans le contexte actuel. Du fait de mouvements migratoires récents, la plupart des sociétés occidentales sont marquées par une pluralité religieuse et culturelle qui oblige à repenser le paradigme missionnaire jusque-là courant. Plus encore, la révolution numérique a totalement modifié les échanges culturels : ce qui prenait cent ans naguère prend une seconde aujourd’hui. Tout s’exporte à une vitesse inimaginable, les idées, les préjugés, les conflits. Et les consciences peuvent s’affoler devant des contacts et des apports qu’elles n’ont pas le temps de réfléchir et d’intégrer. Elles courent même le risque de se diluer devant le flot ininterrompu d’informations qu’elles sont souvent incapables de « critiquer », au sens étymologique du terme. Certes, les échanges culturels ont toujours existé et sont même en grande partie à l’origine des civilisations. Mais ce qui est nouveau a priori est bien leur extrême rapidité qui dépasse le temps normal d’adaptation d’une conscience humaine. Cet état de fait, dans le contexte de la sécularisation, entraîne une inévitable relativisation des autorités et des sources de vérité. En effet, tout contact pluriel, qu’il soit culturel ou religieux, met en cause la prétention de vérité de toute proposition. Il s’agit en soi d’une bonne question : la prétention à la vérité ne peut se donner sans fondement ni justification. Mais ce défi comporte toujours la tentation du relativisme ou de l’intégrisme qui, à bien y réfléchir, se rejoignent assez dans leur manière d’envisager la vérité.
3Cette « liquéfaction » possible, qui engendre tout à la fois la dilution des convictions et leur durcissement dans des prurits intégristes, met en cause la notion même d’annonce ou de mission et, à ce titre, pose un défi à toute religion qui se voudrait universelle. La foi chrétienne ne peut évidemment pas y échapper. En se reconnaissant porteuse du salut « pour tous les hommes », elle se donne comme une initiative divine destinée à tous sans exclusive. Mais, dans ce contexte pluri-religieux et pluri-culturel désormais mondialisé, cela a-t-il encore un sens et peut-on fonder le fait que la foi chrétienne ait sens pour tous ?
4Poser ces questions dans le contexte d’une réflexion sur la catéchèse implique d’abord de s’interroger brièvement sur le concept même d’annonce (et, par voie, de mission). C’est sur cette base que nous pourrons tenter d’interroger théologiquement le rôle vraiment universel du Christ et de son œuvre face à toutes les cultures, toutes les tendances, toutes les religions. Pour le dire avec les mots mêmes de Michel Fédou, « comment rendre compte de la foi au Christ et de sa signification universelle dans la situation d’un monde marqué par toute une pluralité de traditions culturelles et de religions qui se prononcent elles-mêmes sur le sens ultime de l’existence humaine [3] ? »
La question de l’annonce
5Pour ne parler que des milieux catholiques, le thème de l’annonce de la foi est plus qu’à la mode. C’est bien sûr heureux puisqu’il s’agit effectivement de l’une des trois fonctions fondamentales de l’être chrétien. Mais cela ne doit pas dissimuler les ambiguïtés irréductibles que ce terme, à force d’être rebattu sans la réflexion nécessaire, risque d’impliquer. C’est la notion même de mission et de « mission universelle » qui est ici engagée. Il est inévitable que ceux qui disent annoncer leur foi le fassent dans un contexte culturel particulier qui les traverse et influe, parfois de manière considérable, sur leurs réflexes. L’ambiguïté sera d’autant plus forte que cette influence demeure dissimulée aux yeux même de celui qui la subit. La réalité de la catéchèse est évidemment marquée par cette ambiguïté. Elle oblige à poser la question : tout acte qui se donne pour de l’annonce chrétienne est-il réellement chrétien ? Autrement dit, est-il fidèle à cette réverbération de la Révélation que tout acte chrétien doit constituer pour être authentiquement tel ?
Annonce de la foi et contexte néo-libéral
6En étant évidemment trop rapide, on peut dire que l’annonce chrétienne a cours aujourd’hui dans un contexte post-moderne marqué par un néo-libéralisme dominant [4]. Décrire précisément ce contexte dépasserait bien sûr le cadre de ce simple article. Retenons simplement que cette forme néo-libérale est l’héritière de la disparition des grandes idéologies qui ont ensanglanté le xxe siècle. Celles-ci avaient pour caractéristique commune de se présenter comme des pathologies de l’utopie, au sens où Paul Ricoeur a pu les décrire, le « tout ou rien » d’une idée, posé absolument devant toute réalité et qui dégénère dans la légitimation à tout prix de sa possibilité et de son pouvoir [5] : tendance qui constitue précisément aussi la dégénérescence de l’idéologie. Rejetant l’être humain individuel dans l’insignifiant, fondant leur pouvoir sur ce que cette insignifiance peut susciter comme désespoir à titre personnel [6], elles ont amené au meurtre et à la néantisation de millions d’êtres concrets. Cette faillite a laissé le champ libre à une question : qu’est-ce qui peut véritablement sauvegarder la valeur de l’être humain individuel et concret ? La question est plus que légitime [7] mais elle est difficile. En prétendant sauvegarder l’être individuel, bien loin de conjurer le totalitarisme des grandes idéologies, il semble qu’un certain néo-libéralisme l’ait comme résorbé dans les individus eux-mêmes, dans leurs options et leurs désirs. Vivant dans la peur de tout absolu dépassant l’individu, il en vient à absolutiser ce dernier, rendant toute vie collective désormais problématique et détachant toute prétention à l’universalité d’un quelconque fondement transcendant. Pourtant il n’a pas renoncé, loin s’en faut, à cette universalité et se fait même colonisateur, à la faveur de la mondialisation. Cette étrange prétention à l’universalité de l’individualisme néo-libéral nous semble admirablement décrite par Jürgen Habermas, lorsqu’il traite de la théorie du juste, de John Rawls :
« Le libéralisme politique d’un John Rawls […] réagit au pluralisme des visions du monde et à l’individualisation croissante des styles de vie et tire la conséquence de l’échec auquel est parvenue la philosophie en essayant de désigner comme exemplaires ou comme ayant une force d’obligation universelle certains modes de vie. La « société juste » s’en remet à chacun quant à ce qu’il souhaite « faire du temps qu’il a à vivre ». Elle garantit simplement à tous une égale liberté pour que chacun puisse développer sa propre compréhension éthique de lui-même, pour réaliser sa conception personnelle de la vie bonne en fonction de ce qu’il peut et de ce qu’il souhaite.
Les projets de vie individuels, naturellement, ne se forment pas indépendamment des contextes intersubjectivement partagés. Toutefois, au sein d’une société complexe, une culture ne peut s’affirmer contre une autre culture qu’en convainquant les générations montantes, qui peuvent toujours dire non, que sa sémantique d’ouverture au monde, sa capacité à offrir des orientations pour l’action, présentent des avantages. Il ne peut pas et ne doit pas exister de protection des espèces en matière culturelle. Mais, dans un État de droit démocratique, il faut aussi que la majorité n’impose pas aux minorités, si tant est qu’elles s’écartent de la culture politique commune du pays, sa forme de vie culturelle comme prétendue culture de référence [8].
8Il semble inévitable que la foi chrétienne, surtout en situation de précarité au sein d’un contexte désormais pluriel, puisse être la proie d’une telle conception. Son annonce peut céder à la tentation de « s’affirmer contre » pour s’essayer à dire ses prétendus avantages pour l’action et, l’on peut ajouter, pour le bien-être, pour la durée, bref toutes sortes de biens présentés comme indépassables par l’opinion commune. Et, dans la mesure où ces biens seront considérés dans la perspective d’une durée confondue avec l’éternité, on cherchera à rendre la foi chrétienne plus acceptable en la faisant passer sous les fourches caudines de ce référentiel. Une certaine catéchèse, basée presque uniquement sur le discours des « valeurs » n’a pas évité cet écueil, dérivant dans un « moralisme » assez éloigné de la grâce et de ce qui constitue la raison d’être de la foi. Ainsi, en s’insérant dans des États de droit, cette sorte d’annonce admettra qu’existent d’autres référentiels mais, pris dans ce désir d’avoir raison plutôt que de « rendre raison » (voir 1 Pierre 3, 15), elle cherchera surtout à survivre plutôt qu’à les rencontrer authentiquement. Il semble dès lors logique que l’annonce dégénère en « marketing », fût-il religieux, la mission, en stratégie, la fécondité, en recensement numérique, la crédibilité, en statistique, la louange, en auto-célébration rassurante, la grâce, en effort pélagien [9] pour prévaloir et survivre.
9Pour le dire sans doute avec excès, on peut dès lors se demander si, ainsi traversée par des attendus qui ont peu à voir avec l’Évangile, une telle annonce est vraiment « chrétienne », c’est-à-dire « du Christ » ? L’universalité que l’on prétend servir risque fort de n’être que d’annexion et de supériorité, engendrant méfiance, suspicion et refus chez ceux qui en sont les destinataires. Ce combat à mort qui ne s’avoue pas, motivé d’abord par l’angoisse de disparaître, ne mène à rien.
Le modèle de toute mission chrétienne
10Mais, au-delà même de son inefficacité profonde, ce combat constitue, nous semble-t-il, une trahison du proprium chrétien et il se met en-dehors de ce que peut être une annonce de la grâce universelle du Christ. Retenons simplement ici que la phrase de Paul VI, désormais fameuse, « L’Église existe pour évangéliser [10] », est précédée de cette notation déterminante :
« Jésus Lui-même, Évangile de Dieu, a été le tout premier et le plus grand évangélisateur ; Il l’a été jusqu’au bout : jusqu’à la perfection, jusqu’au sacrifice de sa vie terrestre [11].
12Autrement dit, ces deux notations font de la mission évangélisatrice de l’Église les réfractions d’une initiative de Dieu en faveur des êtres humains, initiative où Dieu, dans le Christ, bien loin de se conserver, se livre – sans souci d’un quelconque avantage pour Lui-même – comme source, salut et sommet, à tout homme, quelle que soit sa condition, sa culture ou son expérience religieuse. Cet acte concret de Dieu dans le Christ concerne chaque être humain au plus profond de son expérience et de ses aspirations et il se donne dans la plus pure gratuité. En ce sens, la question d’une annonce de la grâce universelle du Christ concerne le discours sur le Christ, pour être du Christ, le discours sur l’Esprit, pour être une grâce, le discours sur l’homme, pour être universelle.
Le défi d’une annonce réellement chrétienne
La légitimité des propositions religieuses : le cercle herméneutique de la foi et de l’expérience
13Même si la situation actuelle contient de nombreux aspects inédits, ce n’est évidemment pas la première fois que l’annonce chrétienne se voit confrontée à de tels défis. Comme le remarque Michel Fédou, les chrétiens « ont été sans cesse confrontés à d’autres formes de vie, à d’autres croyances, à d’autres doctrines et […] ces confrontations ont puissamment contribué à la genèse et au progrès de la christologie [12] ». Sans remonter jusqu’au kaïros, évidemment déterminant, de la rencontre entre foi chrétienne et culture hellénistique dans les premiers siècles du christianisme, l’évènement de l’apparition de l’islam, à partir du viie siècle, est sans doute tout aussi déterminant et peut-être encore plus proche de nous, si l’on regarde le contexte actuel. Cette apparition et l’insertion de communautés chrétiennes très vivaces au sein d’un empire musulman poseront aux Églises orientales de ce temps un réel défi. Ce multi-culturalisme et cette pluralité religieuse mettaient en question la simple invocation des autorités dites révélées pour répondre à la question du « critère de la vraie religion », pour parler comme à l’époque. Même si la perspective alors était encore nettement « exclusiviste », à savoir qu’il ne peut exister qu’une seule vraie religion, son critère devait nécessairement dépasser les seuls clivages confessionnels. Ce critère devait être partagé par tous et il est infiniment simple : la foi et la religion sont des actes humains. À ce titre, la structure même de l’être humain et sa capacité de liberté et de connaissance constituent comme une sorte d’arbitre à partir duquel les propositions religieuses doivent être examinées, sous peine d’être illégitimes car dénuées de sens.
14On prête alors à la raison humaine, comme capacité de connaissance et de vérité, une véritable dimension critique universellement valide : « Nous devons – plaise à Dieu de te rendre meilleur ! - puisque nous t’accordons une entière liberté et donnons libre cours à ta plume, nous placer l’un et l’autre devant un arbitre juste qui, dans sa sentence et son arrêt, se prononce selon l’équité et la justice, qui n’a de penchant que pour la vérité, tant qu’il ne se laisse pas dominer par la passion. Cet arbitre, c’est la raison [13] », est censé écrire un musulman à son interlocuteur chrétien, dans un échange épistolaire, très probablement fictif, de l’époque. Mais, plus encore, la légitimité d’une proposition religieuse doit se confronter à la profondeur même d’une expérience humaine, dans ses aspirations les plus générales et les plus universelles. Théodore Abu Qurra (v. 750-v. 829), auteur chrétien attaché à la controverse avec l’islam, écrit :
Chacun d’entre nous désire vivre pour toujours et ne pas mourir. Chacun d’entre nous désire un corps qui ne puisse être touché par l’infirmité, les blessures, le changement ou la corruption […]. Chacun d’entre nous désire avoir une connaissance parfaite, c’est-à-dire une pleine connaissance du bien et du mal, du permis et du défendu, et ainsi de suite, correctement et sans erreur. Chacun d’entre nous désire être capable de repousser tout mal et ne pas faiblir dans la réalisation de ce qui est bon, juste et droit. Chacun d’entre nous désire une richesse toujours renouvelée que nous puissions distribuer à tous. Chacun d’entre nous désire être miséricordieux et doux, pur, bon et juste et, sommet de toute vertu, aimer chacun et être aimé de tous. Chacun d’entre nous désire vivre dans un bonheur incessant et incommensurable [14] […].
16Théodore n’hésite pas à faire de la conformité de la proposition religieuse à ces aspirations universelles le critère fondamental de la « vraie religion ». En ce sens et sans toujours s’en rendre compte, il invite, comme d’autres auteurs, à distinguer entre le caractère objectif d’une proposition religieuse et le fondement subjectif et expérientiel au sein duquel elle peut être reçue : le discernement humain de la légitimité de la proposition comme de l’expérience fait entrer ces deux aspects dans un cercle herméneutique. La vérité d’une proposition religieuse tient à leur correspondance, d’ailleurs toujours en tension.
17Plus récemment, à partir du début du xxe siècle, cette distinction, dépassant progressivement la seule question du salut de ceux qui ne professent pas la foi chrétienne, tirant parti de la réflexion des Pères [15] mais aussi de l’élargissement missionnaire, a pu permettre l’émergence d’une véritable question, cœur de ce que l’on appelle la théologie des religions et la théologie de la culture, à savoir : les religions et les cultures jouent-elles un rôle positif dans le dessein divin de salut et, de ce fait, du point de vue de la confession de foi chrétienne, ont-elles une relation positive avec le mystère même de Jésus-Christ, unique Médiateur entre Dieu et les hommes ? Cette question implique de penser le rapport qui peut exister entre l’œuvre du Christ, actualisée par l’Esprit, et l’expérience profonde de tout être humain. Elle taraude le précepte missionnaire dont l’Église se sait redevable : « La mission auprès des non-chrétiens est-elle encore actuelle ? N’est-elle pas remplacée par le dialogue interreligieux ? La promotion humaine n’est-elle pas un objectif suffisant ? Le respect de la conscience et de la liberté n’exclut-il pas toute proposition de conversion ? Ne peut-on faire son salut dans n’importe quelle religion ? Alors, pourquoi la mission [16] ? » interrogeait Jean-Paul II.
Révélation et désir humain
18Prétendre résumer les différentes propositions qui ont pu être développées, notamment depuis le concile Vatican II, entre inclusivisme, exclusivisme et position médiane, n’aurait pas ici beaucoup d’intérêt. D’une part, parce que cela a déjà été fait [17] de manière synthétique et récente. D’autre part, parce que l’on sent bien sûr le besoin d’ouvrir la question précise du dialogue interreligieux, certes au défi de l’athéisme (c’est déjà chose faite) mais aussi de l’indifférentisme et de toutes les manifestations culturelles, si l’on veut vraiment traiter d’une grâce universelle du Christ. En quelque sorte, ces phénomènes ont aussi une valeur religieuse dans le contexte actuel, ainsi que l’avait déjà bien noté Paul Tillich avec son concept de « quasi-religions séculières » :
Ma thèse principale, dans cette vue d’ensemble de la situation du monde en ce domaine, est que la rencontre de ces quasi-religions [séculières] est aujourd’hui décisive. Aussi bien la rencontre entre elles, les luttes entre elles, que la rencontre des quasi-religions avec les religions au sens traditionnel du mot, qu’elles soient théistes ou non théistes. Les quasi-religions surgissent toujours là où, sous l’influence de la technique, de la science et du commerce, le séculier l’emporte, les vieilles traditions religieuses sont dépassées et vidées de contenu. Alors, du sein même du séculier, qui a cependant sa propre profondeur, s’élèvent de nouveaux absolus et des prétentions d’absoluité [18].
20L’expérience même de l’Épiphanie, rapportée par l’évangile selon saint Matthieu (Matthieu 2, 1-12), peut constituer une source théologique face à ces questions. On peut simplement noter la convergence du lieu d’origine des mages d’Orient (magoï apo anatolôn) et le lieu d’apparition de l’étoile, là encore en Orient (ton astera en tè anatolè). Cette convergence indique que cet astre inédit est né au cœur même de la connaissance et de l’expérience de ces mystérieux mages, représentants des nations. Elle les a déplacés vers le peuple de la promesse et, en son sein, l’Enfant. Du cœur même de toute expérience humaine, naît donc un désir d’absolu, certes ambigu. Mais, quelle que soit la position que l’on puisse avoir à son égard, sa réalité est ici mise en relation avec un concret, l’Enfant-Christ, ayant pourtant valeur universelle à l’égard même de ce désir caractéristique de l’être humain. Le Christ, sans être au bout d’une chaîne logique, est « inattendu », au sens où il survient : il faut se déplacer sans trop savoir où l’on va pour le rencontrer. Mais Il n’est pas étranger à ce puissant effort du désir, toujours contrarié par la mort et le mal et pourtant à l’origine de toute religion et de toute culture : il le fait entrer dans l’espérance, au sens théologal du terme. Comme le remarque Walter Kasper, en se basant sur la réflexion de Wolfhart Pannenberg : « Si la foi n’a plus d’appui dans le caractère problématique de l’existence humaine, elle devient irrationnelle et autoritaire [19] », autrement dit, elle ne peut plus prétendre à aucune universalité et se résorbe dans une simple tentation d’absolu, comme il en existe tant.
21Il importe de tenir ici une ligne de crête particulièrement délicate. Il s’agit d’une part d’éviter le reproche justifié que Karl Barth pouvait formuler à l’encontre d’une certaine « théologie naturelle » : comme l’écrit encore Walter Kasper à ce propos, « la nature, la raison, l’histoire et la religiosité naturelle » peuvent y devenir « le cadre et le critère de la foi, et le christianisme un simple cas particulier de l’humain neutre et universel [20] […] ». Dans ce cadre, ajoute-t-il, « la religion est une construction obstinée de l’homme, sa tentative orgueilleuse de s’emparer lui-même de Dieu et par là de le construire selon son image et sa ressemblance [21] ». Mais il s’agit d’autre part de ne pas rejeter dans les ténèbres les manifestations de ce désir religieux qui investit toute réalisation historique humaine : toujours selon Walter Kasper, « la relation de la foi (analogia fidei) présuppose donc pour elle-même une relation de création (analogia entis). Celle-ci n’est pas un cadre autonome, préétabli de la révélation, qui restreint celle-ci et en fait un cas particulier à l’intérieur d’une généralité préétablie ; elle est plutôt le présupposé de la révélation, que celle-ci exige elle-même pour sa possibilité [22]. » Ce rapport permet, comme le rappelait Henri Bouillard, de donner au mot « Dieu », qu’on l’accepte ou le refuse, un certain sens pour la conscience humaine [23] mais aussi de manifester comment la Révélation vient au-devant de l’aspiration de cette même conscience.
Le « symbole » du Verbe incarné et l’œuvre de son Esprit
22Le fait même de l’Incarnation du Christ permet de tenir cette crête. Il est le Dieu qui vient et qui, Se manifestant, vient au-devant de l’être humain d’une manière que celui-ci aurait été incapable d’imaginer. En ce sens, l’acte de la Croix et le fait de la Résurrection constituent une épiphanie de Dieu qui vient purifier, bousculer et même réduire à néant tout effort religieux ou quasi-religieux quant à sa prétention d’absoluité. Cet amour, puisque c’est de cela qu’il s’agit, ne peut être enfermé dans aucune représentation, qu’elle soit iconique, conceptuelle ou légale. Il porte avec elle une négation de toute affirmation simplement absolue du désir humain, par la négation même d’une toute-puissance divine qui ne serait que la projection du fantasme humain.
23Mais le Christ est aussi le fils de l’Homme : l’incommensurabilité de la vie divine s’est communiquée en Lui à travers la vie et la chair d’un être humain, devenu comme le sacrement du don divin. En ce sens, la nouveauté totale du don du Dieu-Amour rejoint, par la chair, toute expérience humaine et donne à ce point de l’histoire qu’est Jésus de Nazareth un caractère proprement universel. Là encore, la Croix et la Résurrection constituent le point nodal où l’éternité de l’amour divin se donne à voir et à vivre à travers la chair du Christ. L’ordre sacramentel tout entier apparaît comme l’œuvre par laquelle l’Esprit de Pentecôte permet au don de Dieu, médiatisé dans le corps du Verbe incarné, de rejoindre toute expérience humaine, en ce qu’elle porte de désir de vie, de pérennité et surtout d’amour. L’Incarnation et ce qu’elle entraîne, le mystère pascal, indiquent un lien très particulier entre la foi et l’expérience humaine : « Il s’ensuit qu’on ne peut décrire le rapport entre la foi et l’expérience que comme un rapport de corrélation critique [24] », écrit encore Walter Kasper. Il s’agit de tenir à la fois la discontinuité de l’évènement inattendu de la grâce en Jésus-Christ et sa cohérence profonde avec le désir humain dans toutes ses ambiguïtés, ses limites et ses impasses : l’ordre sacramentel introduit une relation de symbole, de mise ensemble dans un rapport de signification et de critique mutuelles, de ces deux dimensions.
Les champs de l’annonce
24À ce point, comme le remarquait Albert Peyriguère, l’annonce et la mission prennent une autre dimension :
Au fond, le sujet n’est ni plus ni moins que le Christ devant les non-chrétiens et les non-chrétiens devant le Christ. Montrer comment ils sont par l’Incarnation les frères du Christ dans la chair, comment cette parenté charnelle avec le Christ n’est pas purement statique mais travaille en eux comme un véritable dynamisme pour les acheminer vers la parenté spirituelle qu’est la grâce sanctifiante. Et alors qu’étant frères du Christ, ils sont aussi nos frères [25].
26On peut ajouter qu’il s’agit d’une véritable mission intérieure pour le chrétien lui-même. À ce titre, ce dynamisme de la grâce qui va au-devant de toute expérience humaine, par la chair crucifiée et ressuscitée du Christ, associe tout être humain au Christ et à son œuvre [26] :
Puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal [27].
28L’annonce de la grâce universelle est d’abord et avant tout une manière pour le chrétien d’agir, de toute son expérience consciente et humble devant la grandeur de l’œuvre du Christ, comme révélateur de cette œuvre dans l’expérience de ceux qu’il rencontre et il en reçoit, comme en retour d’hospitalité, s’il prend au sérieux cette expérience de l’autre, culturelle ou religieuse, comme une sorte de nouvelle annonce qui le purifie et l’élève. C’est ce que montre peut-être le poignant témoignage de Louis Massignon :
Il est très vrai que je suis croyant, profondément chrétien, catholique, il est non moins vrai que, si je suis redevenu croyant, il y a trente ans, après cinq années d’incrédulité, c’est à des amis musulmans de Bagdad, les Alûssi, que je le dois. C’est en arabe qu’ils ont parlé de moi à Dieu, en priant, et de Dieu à moi et c’est en arabe que j’ai pensé et vécu ma conversion […]. D’où la reconnaissance profonde que je garde à l’islam [28].
30Il suit de cela que l’annonce chrétienne, dans ce qui fait l’originalité de ce qu’elle porte, ne peut éviter trois questions qui la mettent en lien profond avec toute expérience humaine : la question de la possibilité de Dieu est-elle pertinente et entre-t-elle du même coup dans la construction d’un bonheur humain ? Si oui, cette possibilité est-elle crédible, autrement dit Dieu existe-t-il ? Et, si oui, qui est-il ? C’est ainsi que peut s’ouvrir le grand champ du dialogue universel de l’originalité chrétienne avec l’indifférentisme, l’athéisme et les autres expériences religieuses. Et c’est dans cette rencontre qu’elle prend de plus en plus conscience de son originalité, sans esquiver aucune des questions posées à sa crédibilité.
Mission et catéchèse comme rayonnement « eucharistique »
31Ce que nous venons de dire signale à l’évidence qu’une annonce réellement chrétienne ne peut se donner sans une mise en œuvre concrète de ce qu’elle implique quant à Dieu qui se révèle au cœur de l’expérience humaine. Or la Révélation nous dit un Dieu « qui ne se regarde pas » et qui, parce qu’Il est en Lui-même mystère d’amour (voir 1 Jean 4, 8), Se communique jusqu’au bout sans rien retenir pour Lui-même. Il se dessaisit de Lui-même pour faire être sa créature. C’est en ce sens qu’une annonce, pour être du Christ, ne peut être séparée du mystère de la charité divine et de tout ce qu’elle implique quant à l’expérience humaine : un don sans souci du « retour sur investissement ». On peut donc dire que toute la mission est Eucharistie au sens où l’Eucharistie, tout en proclamant le vrai visage de Dieu dans le Christ, Le donne aussi à goûter et à vivre concrètement. C’est cet amour éternel, sans retour sur lui-même, uniquement préoccupé de donner la vie, qui peut seul rencontrer l’expérience humaine jusque dans son drame le plus intime, le mal, la souffrance et la mort, objections majeures à son existence [29]. L’expérience chrétienne est appelée à révéler cette plongée de Dieu. Dans cette lumière, on peut donc dire que la spécificité de la foi chrétienne n’est jamais d’exclusive mais d’alliance avec tout ce que l’être humain porte d’aspiration, d’interrogation et de drame. La catéchèse ne peut donc éviter ces questions, même avec de jeunes enfants, si elle veut être vraiment le retentissement offert d’une expérience chrétienne et si elle veut donner un sens concret à Dieu et à son initiative.
32En ce sens, la pluralité religieuse actuelle, bien loin de n’être qu’un inconvénient, peut se révéler une nouvelle opportunité. Une catéchèse d’entretien, où les vraies questions existentielles et l’impact que l’initiative divine peut y avoir ne sont jamais réellement abordés, peut être considérée comme insignifiante. Or la pluralité religieuse oblige à ne pas se contenter d’aborder l’Évangile comme un recueil de valeurs que personne ne conteste ou à considérer quelques images de Dieu comme des évidences. Elle invite, de manière vitale, à se replonger dans ce qui constitue l’expérience humaine et à considérer comment le Dieu de Jésus-Christ vient la rencontrer et la saisir. Un enfant, un jeune, dès lors, doit toujours être à l’écoute de son expérience et de celles des autres pour que la foi qu’il reçoit ne devienne jamais insignifiante. L’un des lieux majeurs où la catéchèse chrétienne doit faire les comptes avec cette attitude fondamentale et avec la pluralité religieuse est très certainement l’Enseignement Catholique. Ouvert à tous et donc marqué par une pluralité religieuse et culturelle très grande [30], l’Enseignement Catholique porte une proposition catéchétique dans ce contexte. Même si ce n’est pas toujours aisé, même si cela est parfois esquivé, cette proposition à laquelle participent aussi, parfois majoritairement, des non-Chrétiens n’a qu’un chemin pour être du Christ. Il s’agit bien, de la part du catéchiste, d’offrir, de manière eucharistique, c’est-à-dire gratuite, le proprium chrétien du Dieu qui se révèle et vient habiter jusqu’au bout par amour l’expérience humaine. Et cette offrande, bien des exemples le manifestent, a comme l’effet du bâton de Moïse aux eaux de Mériba (Exode 17, 6) : elle met au monde l’expérience des enfants et des jeunes en ce qu’elle est rejointe par l’expérience du Christ, que ces jeunes, évidemment très divers, soient de confession chrétienne ou d’une autre confession, voire même marqués plutôt par l’indifférentisme. Une question, une préoccupation profonde, un « ultimate concern », pour parler comme Paul Tillich, apparaît et reçoit une signification. Elle peut venir au jour alors qu’elle était enfouie et c’est ainsi que peut s’instaurer un véritable « dialogue » entre les jeunes mais aussi avec les catéchistes. Cette « mise au jour », ce n’est pas rare, peut être, pour le chrétien, une manière de « fruit » où il reçoit, comme en récompense, des questions mais aussi des convictions qui lui manifesteront des aspects trop souvent ignorés dans le discours homilétique habituel : en tout cas, ne vivant plus son rapport à Dieu sur le mode de l’évidence endormie, il aura toujours, et c’est salutaire, à vérifier la légitimité de sa vision et de sa représentation au regard de Dieu tel qu’Il se révèle et au regard de la conscience humaine.
Conclusion
33L’annonce de la grâce universelle du Christ, qui plus est conçue dans un contexte catéchétique, consiste donc à laisser résonner, au fond même de notre expérience, l’immensité incommensurable du don divin qui vient nous saisir, comme au fond de notre chair. L’Incarnation exige de tenir ensemble à la fois cette grandeur et cette descente, le caractère ineffable de l’amour divin et la rencontre de son offrande avec un désir qui, sans lui, peine à trouver sa direction et finit par se retourner contre lui-même. La grâce du Christ, c’est-à-dire l’étendue universelle que l’Esprit donne au corps mort et ressuscité du Christ, Verbe incarné, concerne à ce titre chaque être humain et vient le rejoindre au fond de son désir d’absolu. Comme résonance à la Révélation, l’acte d’annonce vient donc réveiller ce désir dont témoignent toutes les cultures et toutes les religions. Mais aucune de ces cultures et aucune de ces religions, même si elle se prétend chrétienne, ne peut prétendre englober l’offrande de la vie divine dans le Christ. La foi chrétienne, et sa manifestation religieuse, en porte le nom et, pour être telle, la mission. À ce titre, elle ne peut que regarder avec sérieux toute expérience et y traquer, si l’on ose dire, l’aspiration divine, que l’on peut s’accorder à reconnaître comme moteur de l’histoire. C’est à ce titre que, du fond même de son originalité, la foi chrétienne reconnaît toute sa valeur au désir humain de plénitude et y voit la marque de la Révélation : la mission qui en découle fait œuvre de destruction de toute absolutisation de ce désir, y compris quand il se dit chrétien, pour que sa précarité puisse s’ouvrir au « toujours plus » et à l’au-delà divin offert dans le Verbe incarné [31]. L’annonce n’a de sens que dans cette prise au sérieux où le chrétien, comme Pierre, peut voir dans tous les Corneille une marque inattendue de l’Esprit du Christ, marque qui en fait à son tour un Corneille convoqué à une conversion toujours plus grande au Dieu de la Révélation. C’est sans doute à ce prix qu’il sera « catéchète ».
Notes
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[1]
Voir Concile Vatican II, constitution dogmatique Dei Verbum (18.11.1965), n°2.
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[2]
Voir K. Rahner, Traité fondamental de la foi, Paris, ed. Centurion, p. 139.
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[3]
M. Fédou, La voie du Christ. Genèses de la christologie dans le contexte religieux de l’Antiquité du IIe siècle au début du IVe siècle, coll. Cogitatio Fidei 253, Cerf, 2006, p. 11.
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[4]
Sur ce point, on pourra se reporter pour une vision plus précise, à notre étude, « Pour une approche critique de la notion de mission », Chemins de Dialogue 53 (juin 2019), à paraître.
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[5]
Voir P. Ricoeur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social » in Autres Temps. Les cahiers du christianisme social (1984), vol. 2, n°1.
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[6]
Ce désespoir de l’être humain individuel et mortel, flatté au profit d’une grande idée mobilisatrice, est l’origine de la « psychologie de l’homme de masse » et l’assise des grands totalitarismes, si l’on en croit Hannah Arendt. Voir H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, pp. 618-625.
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[7]
C’est celle que Jean-Paul II avait en arrière-fond dans sa fameuse première encyclique Redemptor hominis.
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[8]
J. Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2001, p. 11.
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[9]
On se souvient que le moine Pélage (v. 350-v. 420) enseignait que l’être humain, par son libre arbitre et sa bonne volonté, avait, sans que la grâce lui soit totalement nécessaire, la possibilité d’atteindre à la sainteté et à la vie bonne. Cette position suscitera l’opposition de saint Augustin.
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[10]
Paul VI, exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (8.12.1975), n°14.
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[11]
op. cit., n°7.
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[12]
M. Fédou, op. cit., p. 21.
-
[13]
in G. Tartar, Dialogue islamo-chrétien sous le calife Al-Ma’mūn. Les épîtres d’Al-Hashimî et d’Al-Kindî, Paris, éd. Nouvelles Editions Latines, 1985, H 5, 33. L’éditeur-traducteur tient à la réalité de l’échange épistolaire mais il soutient une position très isolée parmi les commentateurs.
-
[14]
J. Lamoreaux (trad.), Theodore Abū Qurrah, ed. Brigham Young University Press, coll. Library of the Christian East 1, Provo, 2005, D 236, p. 16.
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[15]
On pense notamment ici aux apports d’un Justin de Rome et d’un Clément d’Alexandrie.
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[16]
Jean-Paul II, lettre encyclique Redemptoris missio (7.12.1990), n°4.
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[17]
Voir par exemple, M. Fedou, « La médiation du salut : le Christ en question ? », Chemins de Dialogue 51 (juin 2018), pp. 65-74.
-
[18]
P. Tillich, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions du monde » (conférence donnée à Tübingen le 9 décembre 1963) in J.-M. Aveline, L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troelstch, Paris, éd. Cerf, coll. Cogitatio Fidei 227, 2003, pp. 707-708.
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[19]
W. Kasper, Le Dieu des Chrétiens, Paris, éd. Cerf, coll. Cogitatio Fidei 128, 1985, p. 104.
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[20]
Op. cit., p. 99.
-
[21]
Ibid.
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[22]
Op. cit., p. 103.
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[23]
Voir H. Bouillard, Connaissance de Dieu, Paris, éd. Poche, coll. Foi Vivante, 1967, p. 54.
-
[24]
W. Kasper, op. cit., p. 129.
-
[25]
A. Peyriguère, Laissez-vous saisir par le Christ, Paris, Centurion, 1963, p. 157.
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[26]
Voir Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIIa, q. 8, a. 3.
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[27]
Concile Vatican II, constitution pastorale Gaudium et spes, n°5.
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[28]
L. Massignon, lettre du 26.02.1938 à Noureddine Beyhum in J. Keryell (ed.), La nouvelle hospitalité, Paris, éd. Nouvelle Cité, 1987, pp. 53-54. On peut penser ici aussi à la conversion d’Ernest Psichari, petit-fils de Renan, dans des circonstances un peu comparables.
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[29]
Voir Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia, q. 2, a. 3, obj. 1.
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[30]
On trouve dans certaines régions, notamment à Marseille, des établissements catholiques où les élèves sont presque à 100 % musulmans.
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[31]
Voir J.-M. Aveline, « L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troeltsch » in Recherches de Science Religieuse, 2008/4 (96), p. 595.