1L’espérance parcourt toute la Comédie, du début jusqu’à la fin, même si, naturellement, elle se présente de diverses manières dans les différents cantiques. Mais, avant de présenter quelques extraits et de tenter de décrire, ne serait-ce que sommairement, la manière dont elle se manifeste dans l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, il sera opportun de rappeler une distinction fondamentale, qu’il serait dangereux de laisser dans l’ombre, afin d’éviter de nombreux malentendus.
2Dans son poème, Dante Alighieri parle de lui et de son voyage : c’est un élément qui fait de la Comédie une sorte d’autobiographie, quoique d’un genre très particulier ; mais cela signifie aussi que, comme il arrive dans toute autobiographie, sous le même nom agissent en réalité deux personnes : le protagoniste qui s’égare dans un bois obscur et qui, après un long voyage, se convertit finalement à Dieu (voir Paradis, xxxiii 80-81), et le narrateur qui, après avoir porté à son achèvement cette expérience vertigineuse, nous la raconte à nous, sa lointaine postérité, et en la racontant, la revit, et en la revivant, parle de ce Dante qui était et qui n’est plus. Le Dante-personnage se présente à nous dans son péché, puis, lentement et péniblement, avec l’aide de ses guides Virgile, Béatrice et Bernard de Clairvaux, le reconnaît, ce péché, dans ses manifestations protéiformes, et s’en affranchit ; l’auteur-Dante vit – ou dit qu’il vit, si l’on veut procéder avec prudence – dans la vérité, puisque, si l’on ne veut pas se méprendre complètement sur ce que Dante écrit, il faut toujours se demander : qui parle ? Est-ce le personnage-Dante qui parle, et donc un homme encore immergé dans l’erreur, ou bien est-ce l’auteur qui parle, lui qui se présente comme libre désormais des scories terrestres ? Et, également, est-ce un damné ou un bienheureux qui prend la parole ? On verra, même dans les petits indices qui suivent, combien la distinction reste toujours essentielle et comme il peut être dangereux de l’oublier.
3Parmi les personnages, le premier à parler d’espérance est Virgile, qui, à la fin du premier chant de l’Enfer, pour montrer à Dante le voyage qui l’attend, oppose l’attitude des âmes damnées à celles qui, dans le purgatoire, expient leurs péchés et se préparent à monter au paradis (Enfer, i 114-120 ; sont en italique, dans cet extrait et dans la suite de l’article, les termes qui nous occupent) :
4Le caractère fondamental qui gouverne l’enfer, et le rend comme sombre, n’est pas la haine, qui y joue pourtant un rôle essentiel, mais proprement le désespoir, l’obscurité de toutes les perspectives, le manque d’une lumière qui existe et qui reste toutefois pour toujours en dehors de la vue. Si l’on voulait choisir un exemple, le choix – avec tout ce qu’il y a de subjectif dans un choix – se porterait sur le comte Ugolino della Gherardesca, protagoniste, au fond de l’enfer, de l’un des épisodes les plus retors de la Comédie dans son intégralité, le « cruel repas » qui consiste à mordre pour l’éternité la nuque de son ennemi, l’archevêque Ruggieri degli Ubaldini. Plein de haine, Ugolino est disposé à parler de sa victoire et de ses fils et petits-fils, mais le préambule auquel il s’abandonne avec colère n’est pas différent, à première vue, de la traduction du célèbre vers de Virgile par lequel Énée commence son récit de la chute de Troie : « Infandum, regina, iubes renovare dolorem » (Én, ii, 3 : « Tu m’ordonnes, reine, de raviver une douleur indicible ») ; et le comte dit : « Tu veux que je renouvelle / la douleur désespérée […] » (Enfer, xxxiii 4-5). Tout ou presque a été conservé, mais ce qui change est encore plus important que ce qui est simplement traduit : la douleur n’est plus infandus (« indicible »), parce qu’elle n’est plus simplement placée au-delà de la capacité expressive de la parole, mais elle devient disperat [a], et entre ainsi dans une perspective religieuse de condamnation définitive, provoquée par l’abattement d’un homme qui a exercé de la pire des manières sa responsabilité et sa liberté.
5La violente élimination et le génial respect des paroles de l’Énéide est sans doute le passage où, avec une très grande clarté, dans l’Enfer, on parle de l’espérance, ou de son manque ; certes, ce n’est pas le seul, parce que le même vœu angoisse tous les damnés, même ceux qui, attendant dans les Limbes, ne subissent pas de punitions physiques, mais seulement – « seulement » par manière de dire, on le comprend – des spirituelles. Virgile lui-même, le guide de Dante, en parle avec son disciple, quand il dit de lui et des autres que « sans espoir nous vivons en désir » (Enfer, iv, 42) ; et si on s’interroge sur les motifs qui ont poussé Dante à insister sur un désir sans espérance, comme ensuite sur la douleur désespérée, on ne peut éviter de s’attarder sur la nature de ce désir et de cette douleur. Certes, le désir et la douleur sont des choses différentes ; ils ont pourtant en commun, dans l’enfer de Dante, le fait d’être tous deux sans avenir : le désir ne sera jamais satisfait, et donc continuera à alimenter une aspiration qui semble être vaine ; la douleur n’est pas une étape, une dissonance de passage, un pont accidenté qu’il faut traverser pour rejoindre la rive de la paix, mais c’est une condition permanente. La « douleur désespérée » d’Ugolino est l’opposé de la douleur de Job, le protagoniste de l’un des livres les plus puissants et profonds de la littérature mondiale, un homme qui, dans les souffrances les plus aiguës, même s’il ignore le prologue dans le ciel et le pacte entre Dieu et Satan, ne perd jamais l’espérance, au point de pouvoir dire, par exemple : « Même s’il me tuait, j’espérerais en lui » (Job 13, 15), et aussi :
« Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant, que lui, le dernier, se lèvera sur la poussière. Une fois qu’ils m’auront arraché cette peau qui est mienne, hors de ma chair, je verrai Dieu. C’est lui que je verrai et mes yeux aussi verront, et non un autre ; cet espoir a été placé dans mon cœur »
7Dante a sans doute médité longuement sur le Livre de Job, et il faudra un jour analyser avec calme et méthode le résultat de cette étude et de cette assimilation ; contentons-nous d’observer que, de même que Job ne considère pas sa douleur personnelle comme une condition définitive, de même cela arrive-t-il aussi dans la Comédie, mais pour les âmes qui se trouvent au purgatoire. L’image peut-être plus synthétique, douée de cette force explosive qui est typique de nombreuses expressions de Dante, nous la trouvons dans la bouche d’un ami de Dante lui-même, Forese Donati, qui à propos de sa peine, parle de la « douce absinthe des martyrs » (Purgatoire, xxiii, 86). Qu’est-ce qui est plus pénible aux martyrs que les souffrances cruelles ? Et qu’est-ce qui est plus amer que l’absinthe ? Et pourtant, l’absinthe, et même l’absinthe des martyrs, est douce, si on l’interprète pour ce qu’elle est en vérité : une souffrance provoquée par le passé peccamineux et cependant ouverte à une récompense future.
8Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une condition propre au seul Forese ou à la catégorie seule à laquelle il appartient, celle des gourmands, non : cette double face du péché et de la rédemption, du passé et du futur, est la condition de toutes les âmes qui peuplent le purgatoire ; bien plus et radicalement, c’est la condition du purgatoire lui-même, de la structure qui le distingue des royaumes, « stables », pour ainsi dire, et définitifs, de l’enfer et du paradis.
9Il suffit de repenser à ce qui arrive sur les sept corniches de la montagne, chacune correspondant à un péché capital de la tradition chrétienne, en commençant par le plus grave, en bas : orgueil, colère, jalousie, paresse, avarice, gourmandise, luxure. Le personnage-Dante, guidé par Virgile, au début de son chemin, d’escarpements en escarpements, porte sur le front sept P, qui indiquent que lui seul porte, plus ou moins consciemment, ces sept péchés dont il doit se repentir et se purifier à travers l’expérience de la pénitence d’autrui ; et de fait, à la sortie de chaque corniche, un ange éliminera un P de telle sorte que le pèlerin puisse avancer de plus en plus rapidement parce que de plus en plus légèrement. Mais il y a beaucoup plus : chaque corniche, et donc chaque catégorie de pénitence, est marquée, il est vrai, d’exemples qui illustrent un péché spécifique, avec le rappel des punitions des personnages célèbres soit du monde biblique, soit de l’héritage classique, mais elle est aussi illuminée par la proclamation de l’une des béatitudes du Discours sur la montagne, et, symétriquement, par des exemples qui exaltent la vertu opposée au péché qui est expié dans ce lieu. Ainsi, pour citer le cas de la colère (chants xv-xvii), il y a tout d’abord, au chant xv, des exemples de mansuétude – le « Fili, quid fecisti nobis sic ? » de Marie, (Luc 2, 48 : « Mon enfant, pourquoi as-tu fait cela ? ») ; Pisistrate qui, comme on le lit chez Valère-Maxime (V i étr. 2), refuse de punir le jeune homme qui a osé embrasser en public la fille du seigneur d’Athènes ; saint Étienne qui prie pour ses persécuteurs (Actes 7, 55-56) – puis, dans le chant xvii de colère – Procné, dont la vengeance est racontée dans les Métamorphoses d’Ovide ; l’exemple biblique d’Aman, tiré du livre d’Esther 3, 7 ; le suicide de la reine Amata qui a « voulu, par ire, ne plus être » (v. 36), selon le récit de Virgile (Én., xii 595-607). Et sur tout cela s’étend la proclamation de la béatitude évangélique : « Beati misericordes » (Matthieu 5, 7 : « Heureux les miséricordieux »), suivie de « Joie dans la victoire ! » (xv, 38), qui traduit en l’interprétant le « Gaudete et exultate, quoniam merces vestra copiosa est in coelis » de Matthieu 5, 12 (« Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux »). La présentation des exemples peut varier de corniche en corniche, parce que ceux de la vertu déjà récompensée tantôt précèdent, tantôt suivent ceux du péché puni, mais dans la combinaison variable des éléments reste fixe l’idée centrale : si les âmes des pénitents sont continuellement tourmentées du souvenir d’exemples illustres d’hommes et de femmes, cela n’est que la situation de départ, parce que la mémoire douloureuse sert d’aiguillon au remords et à la tension vers la régénération, symbolisée par les exemples vertueux et rythmée par le Sermon sur la montagne.
10C’est là que réside l’ambivalence du purgatoire, qui le rend si différent, malgré leurs apparentes affinités, de l’enfer : là, dans l’enfer, c’est la punition pure et simple, sans la moindre lueur d’espérance ; ici, dans le purgatoire, l’espérance domine chaque mouvement et chaque parole des âmes qui y sont temporairement confinées, parce que chacune d’elles sait que la souffrance présente est la voie étroite qui conduit, plus ou moins tard, à la béatitude et à la paix future.
11Mais Dante, le personnage-Dante qui se trouve accomplir le grand voyage et qui n’est pas encore arrivé à sa conclusion, comprend-il ce qu’il voit, se rend-il compte de la profondeur de ce qu’il écoute pourtant avec attention ? Parfois oui, mais souvent non : c’est justement pour cela qu’il faut toujours tenir fermement la distinction, qui était mentionnée au début, entre le pèlerin qui porte outre-tombe le poids d’un péché dont il peine à se libérer et l’auteur qui représente, avec des couleurs toujours neuves, l’effort de ce chemin de purification. Un colérique, Marco Lombardo, le dit d’une manière plus explicite à Dante, atténuant pourtant la critique d’un affectueux frate, « frère » : « Frère, / le monde est aveugle, et tu viens bien de lui » (Purgatoire, xvi, 65-66) ; de nombreux autres passages pourraient être cités pour décrire les difficultés de comprendre qui se traduisent dans la gaucherie de l’expression, mais naturellement, nous nous limiterons à un seul exemple, peut-être plus intéressant parce que caché.
12Sur la corniche des avares, Dante rencontre un pape, Adrien V. Avec les autres, lui aussi récite en soupirant le verset 25 « Adhaesit pavimento anima mea » du psaume 119 (118), « mon âme est collée à la poussière » et il pleure comme les autres « gisant à terre, retournés vers le bas » (xix, 72), dans une position qui rappelle, visuellement, par cette posture penchée, l’amour des choses terrestres. Avec la permission de Virgile, Dante se retourne vers le pénitent, dont il ignore l’identité et l’histoire, avec des paroles qui photographient ce qui apparaît, sans pour autant en saisir le sens (xix, 91-96) :
13L’expression des v. 94-95, qui revient à dire : « Pourquoi vous avez les dos vers le haut » semblerait parfaitement raisonnable, vu la position penchée des pénitents qui « adhaerent pavimento » : mais l’âme, malgré sa courtoisie exquise n’en souligne pas moins l’inadéquation, la corrige et la complète implicitement en reformulant (v. 97-99) :
14Voici, finalement, après le bon sens simple et superficiel du pèlerin, la véritable explication : dans la punition est présent, à côté de la posture tournée vers la terre, le fait de se sentir attirés vers le ciel ; et même, ce qui est mieux, ce n’est pas aux âmes d’être attirées par une entité indéfinie, mais c’est au ciel seul d’assumer l’initiative de les attirer à lui, jusqu’à ce que les pénitents se sentent aimés même dans l’épreuve, et s’ils s’arment d’espérance, dans la certitude de la foi. Il y a, dans le Purgatoire comme dans les autres cantiques, de grandes pages doctrinales, mais c’est aussi, non moins importante, une myriade d’allusions de ce type qui font si bien que la théologie se transfère en entier dans les situations créées par une imagination inépuisable, et qu’elle se transforme en poésie.
15* * *
16S’il est vrai que le personnage-Dante n’est pas encore à même, le long des escarpements du purgatoire, de comprendre tout ce qu’il voit, il est aussi vrai qu’il sait déjà saisir un autre aspect du second royaume, un aspect qui, au fond, est un élément traditionnel et pourtant important : les âmes pénitentes tendent vers le ciel mais elles sont encore attachées aux affections terrestres. Pourtant elles interprètent ce lien, en apparence dirigé vers le bas, comme un instrument de leur purification, ainsi que comme une manifestation de leur amour pour le prochain. La mise en évidence de la prière, tout au long du cantique, ne cesse pas, en un double sens : la prière des vivants pour les morts d’un côté, et la prière des morts « pour ceux qui après nous sont restés » (Purgatoire, xi, 24, en conclusion du Pater Noster récité en chœur par les orgueilleux), c’est-à-dire pour celui qui, encore en vie, est encore engagé dans l’affrontement « avec l’antique adversaire » (xi, 20).
17Cela n’est pas, à vrai dire, une tâche réservée exclusivement aux esprits du purgatoire : sous une autre forme, en des termes entièrement divers et extraordinaires, un engagement analogue sera confié à Dante lui-même : à Dante qui désormais a l’audace de sauter de corniche en corniche, comme en Enfer il avait dû descendre de cercle en cercle et qu’au Paradis il montera de ciel en ciel ; à Dante qui apprend la leçon que les pénitents lui font de diverses manières ; à Dante qui, sur la cime de la montagne, dans le paradis terrestre, se verra ordonner par Béatrice d’écrire ce qu’il a vu, parce que sa mission n’est pas seulement de progresser dans sa propre sainteté mais aussi de porter au monde un message d’espérance ; à Dante qui, dans le paradis, sera encouragé par son aïeul Cacciaguida et par saint Pierre à exécuter sans peur la mission qui lui a été confiée (Paradis, xvii 123-142 ; xxvii 64-66). Béatrice dira en fait, en faisant allusion à la grande scène allégorique à peine conclue et en employant des expressions de l’Apocalypse 1, 11 (Purgatorio, xxxii 103-105, voir xxxiii 52-54) :
18Si le purgatoire est le règne de l’espérance, alors Dante, qui finalement en a fait son trésor, a la tâche de le porter aux vivants afin qu’ils en deviennent riches. Mais qu’est-ce que l’espérance ? Comment peut-on la définir ? Et encore : y a-t-il un lien explicite entre l’espérance, qui semblerait être une vertu privée, confinée à l’individu, et la tâche d’en rendre aussi participants les autres comme on le déduit de la parole de Béatrice à la fin du Purgatoire puis de Cacciaguida et de saint Pierre dans le Paradis ? Pour illustrer la position de Dante, il faut alors passer au troisième cantique et plus précisément aux chants du ciel des étoiles fixes, là où les trois apôtres Pierre, Jacques et Jean soumettent le pèlerin à un examen attentif sur les vertus théologales (chants xxiv-xxvi) ; selon la tradition explicitement citée, la partie de l’espérance revient à Jacques, qui s’adresse en ces termes au pèlerin (Paradis, xxv 40-48) :
19Trois questions donc : qu’est-ce que l’espérance, comment ton esprit s’en orne-t-il, d’où t’est-elle venue ? On répondra tout d’abord à la deuxième question, et ce ne sera pas Dante, mais Béatrice qui parlera, qui fera un éloge du pèlerin qu’elle accompagne vers l’Empirée (v. 51-63) ; Dante lui-même répond aux deux autres questions en ces mots (xxv 67-78) :
20La définition proposée aux v. 67-69 ne surprend pas, mais déçoit plutôt, dans la mesure où elle se limite à traduire, avec le seul passage de beatitudo à gloria, et à distendre en trois hendécasyllabes ce qu’avait écrit Pierre Lombard au livre III des Sentences, xxvi 1, un passage très diffusé et que tous étudiaient et commentaient à la faculté de théologie :
L’espérance est la vertu par laquelle on espère des biens spirituels et éternels, c’est-à-dire qu’on les attend avec la foi. L’espérance est en effet la ferme attente de la béatitude à venir, venant par la grâce de Dieu et des mérites précédant ou bien l’espérance elle-même que la charité devance par nature, ou bien la chose espérée, c’est-à-dire la béatitude éternelle. En effet, espérer quelque chose sans mérite ne peut être appelé espérance, mais présomption.
22Il ne s’agit pas, du reste, d’un cas isolé, puisque la définition de la foi avait aussi suivi fidèlement le texte de l’Épître aux Hébreux (11, 1), traditionnellement attribuée à saint Paul : « Or la foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités que l’on ne voit pas » ; (Paradis, xxiv 61-66, ce sont les paroles adressées à saint Pierre qui est en train de l’examiner) :
23Ne surprennent pas non plus, si l’on revient au chant xxv du Paradis, les citations, quoique traditionnelles, du psaume 9, 11 : « En toi espèrent ceux qui connaissent ton nom » et, d’une nécessité plus générique puisque l’espérance n’y est jamais nommée, de l’Épître de Jacques. Mais si Dante nous offre un cadre qui semble entièrement traditionnel et prévisible, c’est sans doute parce qu’il veut transmettre un message moins évident qu’il n’y paraît : les définitions sont des définitions dites et redites, apprises par cœur par des générations de lecteurs de la Bible et des instruments d’école, mais c’est une chose de les connaître, ces définitions, et une autre, très différente, de se les approprier, de les assimiler et de les vivre, qu’il s’agisse de la foi ou de l’espérance. Voilà donc ce qui tient très à cœur à Dante et doit être bien présent à l’esprit des lecteurs, ce qui suit immédiatement et qui conclut le passage sur l’espérance cité plus haut : « en autrui votre pluie je fais repleuvoir » (Paradis, xxv, 78).
24Certes, cette déclaration était préparée par l’apôtre Jacques lui-même, quand, au v. 56, il avait expliqué que clarifier le sens et l’origine de l’espérance aurait amené à la renforcer « en toi et en autrui », c’est-à-dire non seulement chez Dante mais aussi chez les autres. Il est donc notable que l’invitation soit reçue dans des termes solennels et même avec un verbe rarissime, repluo (« je fais repleuvoir »), qui est naturellement un néologisme dans la langue vulgaire, mais qui était aussi bien peu utilisé en latin. À ceci doit s’ajouter l’emploi transitif de ce verbe : « Je fais repleuvoir en autrui votre pluie », qui se réfère à l’usage transitif du verbe simple, sans l’emploi du préverbe re-, pluo qui, malgré sa rareté dans le latin classique – même si l’on peut rappeler Stace, Théb, vii 416-417 « stridenta fundae / saxa pluunt [2] » – est relativement courant dans le latin biblique et par conséquent patristique. Il sera suffisant de rappeler Isaïe 45, 8 : « Rorate, coeli, desuper, et nubes pluant iustum » (« Cieux, épanchez-vous là-haut, et que les nuages fassent pleuvoir le juste »), verset connu également de tous parce qu’entré dans la liturgie de l’Avent comme attente et annonce de l’Incarnation. Nous sommes donc confrontés, sans aucun doute, à une déclaration consciemment très riche, qui réunit en elle des caractéristiques lexicales, rhétoriques et métriques qui en soulignent l’importance : c’est en fait l’usage du verbe, repluo, qui est avant tout un latinisme clair et donc adapté à élever le ton, et qui en second lieu, rappelle, d’une manière discrète et cependant transparente, l’antienne Rorate, coeli ; en outre ce verbe a été jugé si significatif que Dante ne s’est pas limité à le placer en dernière position dans le vers, mais a construit sur lui la rime -uo, qui est une rime unique, qui ne se trouve nulle part ailleurs dans le poème. Ce sont des éléments qu’aucune traduction ne peut conserver intégralement, parce que strictement liés à une langue, et à elle seule, et dans ce cas-ci aussi à ses rapports avec la Bible et avec la liturgie : un lien si fort que pour le souligner, Dante a même forcé le verbe, qui, en latin, se prononce répluo, en déplaçant l’accent sur -plu-, replúo dans son latin italianisé, et en favorisant aussi par cette voie le rappel du passage prophétique d’Isaïe, du plúant des nuées.
25Ces ultimes considérations conduisent à la véritable et extraordinaire nouveauté du tercet consacré à l’espérance : la vertu théologale qui, à part des autres, non seulement ne supporte pas d’être connue seulement dans l’abstrait, par une simple possession érudite, mais ne tolère pas non plus d’être reléguée dans la sphère privée de l’individu singulier et exige, au contraire, d’être communiquée, transmise, donnée.
26Tout cela était déjà présent dans le Purgatoire, mais d’une manière encore partielle, parce que confié à un ordre de Béatrice, et non à un comportement du pèlerin Dante ; c’est seulement dans le Paradis, finalement, que la tâche a été comprise, puis que se trouvent dépassées les dernières perplexités, liées à la peur de l’annonce. Cela signifie que la leçon répétée, martelée même, des âmes du purgatoire a été finalement assimilée et appropriée, alors que le voyage va se terminer.
27Il convient d’insister, pour conclure, sur cet examen conduit par saint Jacques au ciel des étoiles fixes, quand déjà la revue des âmes touche à son terme et qu’on s’attend à s’immerger dans la gloire de l’Empirée, pour que soit clarifiée la tâche à laquelle il était déjà fait allusion dans le Paradis, mais pas encore en termes aussi clairs. Est fondamentale la métaphore de l’eau qui se fond ici avec celle de la lumière : « De maintes étoiles me vint cette lumière » du Paradis, xxv, 70 se trouve complété par le verbe distiller (distillare) au v. 71 et par instiller (stillare) au v. 76 pour aboutir à la pluie (pioggia) et à je fais repleuvoir (repluo) au v. 78. Ici, Dante, si l’on peut dire, complète les allusions, présentes tout du long du Purgatoire, à la nature ambiguë du second règne : là-bas agissait encore le poids du péché, mais tempéré et sublimé par la tension vers la béatitude ; là-bas vivait encore une espérance qui, bien que dirigée vers le ciel, n’oubliait pas d’aider ceux qui sont encore pèlerins sur la terre ; ici, tout est résumé dans l’unité et, à proprement parler, dans le nom de l’espérance qui unit la terre au ciel, les vivants et les morts, dans la paix.
28Si, après avoir lu le chant xxv du Paradis, on retourne lire le Purgatoire, en ayant à l’esprit la métaphore présente dans instiller (stillare) et dans faire repleuvoir (repluo), peut-être sonneront avec un accent nouveau et plus véritable les vers avec lesquels s’ouvre le chant xxi :
29L’épisode de la Samaritaine, au chapitre 4 de l’Évangile selon saint Jean, est ici convoqué pour souligner que l’homme ne trouve pas pleinement sa pleine réalisation s’il ne se trouve pas conduit par « la grâce divine et le mérite précédant » sur le plan surnaturel. Si, dans sa conversation avec le pape Adrien V, le personnage-Dante se contentait de voir dans la position des pénitents seulement les « dos » tournés « vers le haut », sans ranimer l’action du « ciel », humblement, pas à pas, il ne se contente pas de comprendre, mais accueille la mission qu’il dit lui avoir été confiée, de constituer à son tour un anneau de la chaîne d’espérance qui part du haut et cherche chacun de ceux qui vivent sur terre : il s’agit, à sa manière, d’un chemin prophétique, qui est un autre aspect, mais certainement pas le moins important, de la signification que donne Dante à la Comédie.