Notes
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[1]
On pourra aussi consulter avec fruit le dossier fourni sur le le site du service national de Pastorale liturgique et sacramentelle (http://www.liturgiecatholique.fr ).
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[2]
Matthieu 6,13a et Luc 11,4b : « kai mè eisenegkès hèmas eis peirasmon ».
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[3]
Voir Matthieu 4,1 et Luc 4,1.
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[4]
Faire ce test avec des classes de collégiens actuels est particulièrement instructif !
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[5]
Matthieu 6,13b et Luc 11,4b.
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[6]
Ce que souligne Matthieu dans la réponse de Jésus à la dernière tentation : « Retire-toi, Satan ! » (Matthieu 4,10).
1Lors de leur assemblée plénière, fin mars 2017, les évêques de France ont décidé qu’une nouvelle traduction du Notre Père serait adoptée officiellement le premier dimanche de l’Avent, soit le 3 décembre dernier. D’autres pays francophones, comme le Luxembourg et le Bénin, l’ont déjà adoptée.
2Cette nouvelle version prévoit de changer la formulation de la sixième demande. Cette dernière ne dit plus : « Et ne nous soumets pas à la tentation » mais : « Et ne nous laisse pas entrer en tentation ».
3Il serait facile de réagir en ne voyant là qu’un détail. Mais le Notre Père est la première prière des chrétiens, celle qu’ils proclament dans leurs assemblées liturgiques et qui nourrit leur foi et leur vie spirituelle au premier chef. L’enjeu est donc primordial. Le fait qu’il faille une décision unanime de l’épiscopat pour procéder à un tel changement le montre assez.
4Une autre réaction consisterait à reprendre les dossiers techniques de traduction. Mais la tâche a déjà été effectuée par nos évêques, qui ont bénéficié du travail colossal accompli sur le sujet depuis des décennies. Communio s’emploie d’ailleurs en ce moment, à travers une série spécifique de cahiers, à en faire percevoir les détails, les évolutions et les enjeux.
5Notre billet s’inscrit dans une autre perspective. Le dossier technique sera supposé connu [1]. Il s’agit plutôt d’une réaction synthétique. Celle-ci aboutit à suggérer une autre modification possible, sans doute rendue encore plus urgente par la nouvelle version liturgique.
6La formulation de la sixième demande que nous avons employée jusqu’à aujourd’hui résultait elle-même d’avancées exégétiques importantes. Après beaucoup de discussions, le choix avait été fait de privilégier la traduction la plus littérale. Or, cette traduction littérale, comme le texte original lui-même [2], est choquante. Comme le disent les évêques belges francophones dans la note qu’ils viennent de faire paraître à ce sujet : « La formule “Ne nous soumets pas à la tentation” n’est pas fautive d’un point de vue exégétique mais elle pouvait donner à penser que Dieu pourrait nous soumettre à la tentation, nous éprouver en nous sollicitant au mal. Le sens de la foi nous indique que ce ne peut pas être le sens de cette sixième demande. Ainsi, dans la lettre de saint Jacques, il est dit clairement que Dieu “ne tente personne” (Jacques 1, 13) ».
7En d’autres termes, cette traduction littérale peut être lue de deux façons. Soit en croyant que Dieu lui-même pourrait nous envoyer la tentation : dès la première génération chrétienne, l’épître de saint Jacques l’atteste, cette difficulté existe et la question se pose au sein même des communautés chrétiennes, nécessitant de fermes mises au point. Soit en croyant que le mot renvoie à un mystère et que Dieu nous aidera, au-delà des apparences, à ne pas être soumis au mal. Cette lecture n’est pas la plus spontanée ; ce sens authentiquement chrétien suppose de s’être révolté devant le sens apparent. Notons au passage que cette ambiguïté plaide en faveur de l’authenticité des paroles rapportées par les évangélistes : si le Christ lui-même n’avait pas énoncé une formule aussi ambiguë, voire choquante, les apôtres auraient pu adopter une autre version moins piégée pastoralement.
8Avec la nouvelle traduction française, une nouvelle ambiguïté se fait jour. « Ne nous laisse pas entrer en tentation » peut en effet se comprendre également de deux façons : l’une, assez évidente, consiste à croire que Dieu doit nous éviter d’être confrontés à la tentation pour nous épargner les occasions de chute. Mais cette interprétation est impossible : le Christ lui-même a été soumis à la tentation, au désert. Si la vie chrétienne consiste à vivre dans notre chair le combat qui est celui du Christ, les chrétiens n’ont pas à ignorer la tentation, mais bien à la combattre. Il faudra donc lire de la seconde façon : que le Seigneur, quand nous aurons à affronter la tentation, nous aide à soutenir ce choc sans consentir à pactiser avec le diable, sans entrer « davantage » dans la sollicitation du démon. Pour cela, il faut la grâce de Dieu, et c’est pourquoi nous l’en prions tous les jours. Notons ici que Jésus lui-même n’affronte pas Satan seul ; Matthieu et Luc prennent soin de spécifier qu’il subit la tentation, « mené par l’Esprit [3] », car ce n’est que dans la prière et l’accueil de la force de l’Esprit que l’homme peut soutenir un tel combat.
9Par conséquent, le texte ne cesse pas d’être difficile, même si le choix spirituel à effectuer ne se formule plus exactement dans les mêmes termes. Plus encore : alors que la formulation littérale conduisait au moins à une interrogation, voire à une révolte, la nouvelle version semble couler de source. D’un point de vue pastoral, si les fidèles ne voient plus qu’il y a un problème, quelle sera l’occasion de les faire réfléchir plus profondément aux mots qu’ils prononcent ? La compréhension inexacte ne semble plus scandaleuse. Elle évite l’incompréhension ou le scandale, mais menace de favoriser la mécompréhension qui conduit à une attitude spirituelle erronée.
10Quel est en effet le choix auquel conduit le texte le plus littéral ? Pour croire, tout en disant « ne nous soumets pas », que Dieu ne veut pas nous soumettre… il faut avoir intériorisé le fait que Dieu est Père, qu’il n’est qu’Amour et Don bienveillant. Seuls peuvent dire cette demande de façon droite ceux à qui il est donné dans leur vie d’expérimenter de façon particulière le don du Père. C’est pourquoi le Notre Père est depuis l’origine la première prière prononcée par les nouveaux baptisés. Si j’éprouve que je suis enfant du Père, alors je ne peux pas, je ne veux pas croire que le Père puisse me soumettre à la tentation : je sais qu’il refusera que j’y sois soumis.
11Certes, l’énoncé donné par le Christ fait que nous pouvons être éprouvés précisément sur ce point chaque fois que nous disons le Notre Père. C’est justement en disant la phrase avec confiance que nous repoussons la racine de la tentation. Nous sommes ici en présence d’une parole performative, où le combat ne cesse de se rejouer, exactement comme pour le récit du péché originel. Quand Dieu dit à l’homme de ne pas manger du fruit défendu « sinon de mort tu mourras » (Genèse 2,17), l’homme peut comprendre soit que c’est un piège pour le tenter, soit que c’est une précaution paternelle pour lui éviter le malheur. Adam choisit la première interprétation, de même que nombre de lecteurs modernes [4]. Mais celui qui proclame que Dieu est son Père ne pourra opter que pour la seconde, repoussant une nouvelle fois la suggestion du Tentateur.
12Dès lors, que faire pour que, malgré l’apparent irénisme de la nouvelle version, l’enjeu (et la force !) du choix spirituel puisse être vraiment perçu ? Les évêques se sont prononcés, il ne saurait être question de contester ce choix auquel l’Esprit donnera, avec le temps, de porter du fruit. En réalité, le Notre Père lui-même donne le moyen de vaincre la (cette !) tentation dans la formulation de sa demande suivante – et dernière. Le texte grec « alla rusai hèmas apo tou ponèrou [5] », donne dans notre traduction liturgique : « Mais délivre-nous du Mal ». Dans tous les livres liturgiques, le « Mal » est écrit avec une majuscule : il ne s’agit donc pas d’une abstraction, mais de quelqu’un. De celui que nous appelons aussi le Malin ou le Mauvais, « l’antique Serpent, le Diable ou le Satan, comme on l’appelle » (Apocalypse 12,9).
13Le Notre Père termine en démasquant celui qui est le véritable auteur de la tentation : non pas Dieu, comme ne peuvent se résoudre à l’admettre ceux qui voient en Lui notre Père, mais le Diable. Celui qui refuse d’être soumis à la tentation, avec l’aide de Dieu, peut reconnaître en Satan le véritable adversaire et l’auteur de tous ses maux. La victoire sur la tentation débouche sur la dénonciation du Tentateur [6]. Problème : cette acception n’est plus perceptible que par l’infime minorité de ceux qui remarquent la majuscule et qui savent qu’elle ne peut s’appliquer à une abstraction ! Il faudrait donc rendre accessible à nos contemporains ce que dit cette partie du texte en traduisant en clair : « délivre-nous du Malin », ou « délivre-nous du Mauvais ».
14Si l’on pense, en effet, « délivre-nous du mal », alors le Tentateur a déjà gagné : il y a dans cette formulation le reproche sous-jacent, fait à Dieu, de ne pas avoir achevé sa Création et d’y avoir laissé le mal, dont il faudrait qu’il songe maintenant à nous délivrer : perfectionner enfin la machine pour nous éviter d’y souffrir ! Si l’on dit, en revanche, « délivre-nous du Malin », alors les paroles du Christ, par-delà le creuset du combat contre la tentation, nous permettent de nommer celui qui est à l’origine du mal, cette force personnelle, hostile, agissante et maléfique qui ne cesse de « guerroyer contre le reste de ses enfants, ceux qui gardent les commandements de Dieu et possèdent le témoignage de Jésus » (Apocalypse 12,17).
15Une telle amélioration ou explicitation de la traduction liturgique serait donc souhaitable, voire urgente. Elle ne peut plus être différée au motif qu’il y aurait une modification par rapport à la traduction œcuménique ou une difficulté pour que la prière continue d’être chantée sur les mélodies usuelles, puisque l’actuelle refonte oblige déjà à reprendre ces points. Elle permettrait aux chrétiens de mieux combattre l’Adversaire, car le dévoiler, le nommer en vérité c’est l’affaiblir, ce dont le pape François donne lui-même l’exemple. Ainsi, tout en complétant la modification de cette année, elle aiderait à prendre davantage conscience du caractère vital du Notre Père, offrant sans doute de nombreuses opportunités de catéchèse.
Notes
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[1]
On pourra aussi consulter avec fruit le dossier fourni sur le le site du service national de Pastorale liturgique et sacramentelle (http://www.liturgiecatholique.fr ).
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[2]
Matthieu 6,13a et Luc 11,4b : « kai mè eisenegkès hèmas eis peirasmon ».
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[3]
Voir Matthieu 4,1 et Luc 4,1.
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[4]
Faire ce test avec des classes de collégiens actuels est particulièrement instructif !
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[5]
Matthieu 6,13b et Luc 11,4b.
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[6]
Ce que souligne Matthieu dans la réponse de Jésus à la dernière tentation : « Retire-toi, Satan ! » (Matthieu 4,10).