Notes
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[1]
Cité par Martin Steffens qui ajoute : « Qui ne l’a constaté, notamment chez l’enfant ? Si l’on défait cette confiance, quelque chose de l’âme est profondément blessé. Ne serait-ce pas par cette blessure qu’entre la désespérance ? » (Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger. Éloge du combat spirituel, Points 2016, p. 145).
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[2]
André Wénin, Pas seulement de pain… Violence et alliance dans la Bible, Cerf2002, p. 180.
-
[3]
Édouard Pousset sj, Péché et rédemption (Notes polycopiées).
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[4]
Voir par exemple les annotations des Exercices spirituels de saint Ignace touchant l’usage de la nourriture (Exercices 83, 210-212, 214-217).
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[5]
Jean-Pierre Batut, « Chasteté et refus de prendre » : Jésus devant la tentation originaire », Communio XXII (1997) n°1, p. 27-35 et repris dans Le Décalogue. Michel Sales et Communio commentent les dix Paroles, Paris, coll. Communio, Parole et Silence, 2014, p. 219-227.
-
[6]
Rappelons que chez Matthieu comme chez Luc, la première tentation est toujours celle qui porte sur la nourriture. Seules la deuxième et la troisième se présentent dans un ordre différent chez les deux évangélistes.
-
[7]
« Que nul, s’il est tenté, ne dise : “C’est Dieu qui me tente.” Dieu, en effet, n’est pas tenté par le mal, il ne tente non plus personne. » (Jacques 1, 13)
-
[8]
Nombreux exemples dans Ceslas Spicq o.p., Notes de lexicographie néo-testamentaire, Supplément, Éditions universitaires Fribourg 1982, p. 658 s.
-
[9]
9 C. Spicq, op. cit., p. 662.
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[10]
« Il bénit, il rompit, il donna » : ces trois mots figuraient sur l’image d’ordination sacerdotale de Hans Urs von Balthasar.
-
[11]
André Wénin, Pas seulement de pain… Violence et alliance dans la Bible, Cerf 2002, p. 96-97.
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[12]
Georges Bernanos, Dialogue des Carmélites, troisième tableau, scène 1.
1Au beau milieu du Notre Père, après les belles élévations de la première partie sur le Nom, le Règne, la Volonté du Tout-puissant, l’homme en prière tend la main pour demander son pain. Il semble que tout à coup, son estomac se rappelle à son souvenir. Nous étions dans la théologie, et nous basculons dans l’intendance. Et comme le ferait un nourrisson interrompant par des cris intempestifs un dîner d’intellectuels aux propos élevés pour réclamer sa tétée, nous mendions notre vie.
2Pas plus que le nourrisson ne se préoccupe de la tétée suivante, nous ne nous préoccupons du lendemain : avant d’être « suressentiel » ou « supersubstantiel » (ou plutôt parce qu’il l’est), le pain est pour ce jour, et pour ce jour seulement. Aux Hébreux dans le désert, il était déjà demandé de n’amasser que la quantité de manne nécessaire pour nourrir la famille pendant une journée (Exode 16,19). Ainsi l’absence de souci du lendemain apparaît-elle connaturelle à la demande du pain, l’une et l’autre étant le propre du petit enfant : « Je tiens mon âme en paix et silence comme un petit enfant contre sa mère ; comme un petit enfant, telle est mon âme en moi » (psaume 131,2).
3L’absence de souci ne dispense pas, toutefois, d’une autre qualité : la persévérance. Car il ne s’agit pas seulement de demander, mais aussi de persister dans la demande – cela, même dans l’hypothèse où elle tarderait à être exaucée et où ce retard ferait naître une incertitude sur les dispositions de celui qui donne. Dans les réflexions qui suivent, nous tenterons de montrer comment la prière de demande découle de l’attitude filiale envers celui qui donne, et comment la vertu de persévérance jette un pont entre la demande que Dieu réalise sa volonté et la demande du pain quotidien. Si ce pont, si ce lien existe, alors, à l’image du Christ, je pourrai rendre ce que je reçois, disposer de la vie que le Père me donne de manière à la donner à mon tour.
Le don paternel
4À nous en tenir aux seuls évangiles synoptiques, le mot « pain » y est présent de manière significative comme ce qui synthétise la question cruciale de la nourriture qui se pose à l’humanité depuis toujours. Le pain, c’est la vie : non seulement en tant que nourriture de base – vie disponible – mais aussi en tant que nourriture travaillée par la main des hommes – vie partagée. Il ne se propose pas dans la nature à l’état brut, mais il présuppose une intervention humaine qui a travaillé le fruit de la terre et qui a pris soin de le transformer avant qu’il ne soit proposé aux convives.
5C’est pourquoi le pain reçu en nourriture sous-entend une relation de paternité. Dans la civilisation du premier siècle, c’est le père de famille qui travaille pour nourrir ses enfants – non que la mère n’intervienne pas dans ce processus, mais c’est le père qui l’enclenche. Le pain gagné par le père « à la sueur de son visage » (Genèse 3,19) devient, lorsqu’il est donné, épiphanique de l’amour paternel : « Quel est d’entre vous l’homme auquel son fils demandera du pain, et qui lui remettra une pierre ? » (Matthieu 7,9).
6Le don du pain prolonge par conséquent le don de la vie par la génération. Donnée dans l’instant, la vie est entretenue et grandit dans le temps. N’y a-t-il plus de pain ? C’est que le père n’est plus là, ou bien que le fils s’est éloigné : « Tant d’ouvriers chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! » (Luc 15,19). L’absence de préoccupation au sujet du pain signifie au contraire que le père, visible ou non, est bien présent. À ses disciples tourmentés parce qu’ils ont oublié de prendre des pains, Jésus rappelle vivement que ce souci n’est pas de mise en sa présence :
« Pourquoi faire cette réflexion, que vous n’avez pas de pains ?… Ne vous rappelez-vous pas, quand j’ai rompu les pains pour les cinq mille hommes, combien de couffins pleins de morceaux vous avez emportés ? »
8Si leur était restée la mémoire du pain rompu, ils se seraient attendus à ce que le don soit redonné – et redonné par le Donateur, le Christ. Ici apparaît un élément nouveau : là où Jésus, le Don du Père, est présent, la source du don l’est aussi. Il n’est pas seulement un fils qui attend tout de son père, il est le Fils qui reçoit tout de Lui et qui est ainsi capable de tout donner.
L’absence de souci et la peur de manquer
9Le Christ partage avec les autres enfants des hommes l’absence de tout souci et de toute « peur de manquer » qui leur est connaturelle au principe de leur existence. Il s’agit de cette paix intérieure propre à celui qui n’a pas l’expérience d’une confiance filiale trahie. Il ne vient pas à l’idée de l’enfant qu’en situation de pénurie son père lui prendrait sa part de nourriture : il considère au contraire, sans avoir besoin d’y réfléchir, que son père ou sa mère préfèreraient se priver de ce qui leur revient plutôt que de le voir affamé. Simone Weil écrit quelque part : « Il y a dans le cœur de tout homme quelque chose qui s’attend à ce qu’on lui fasse du bien, et non du mal. C’est cela qui est sacré en tout être [1] ». C’est ce qui est sacré au plus haut point en Jésus, et qu’il nous demande explicitement de cultiver en nous :
« Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez… Voyez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? »
11D’où vient alors, à l’inverse, la « peur de manquer », si finement analysée par François Mauriac comme un comportement réflexe caractéristique de la bourgeoisie bordelaise de son temps ? Il ne s’agit certes pas d’une peur rationnelle, mais d’une peur métaphysique, ombre portée du péché des origines, méfiance ontologique à l’égard du Créateur : et si tout à coup il lui venait à l’idée de cesser de me donner, ou de me reprendre ce qu’il me donne ? Ne vaudrait-il pas mieux, par sûreté, m’en emparer avant qu’on me le retire ? Le don reçu se mue alors en l’harpagmos, la « proie à saisir » dont parle Paul dans l’hymne aux Philippiens (2,6), et dont Molière s’est inspiré pour donner son nom à l’Avare : Harpagon, ou le « harpon ».
12Un tel comportement d’accaparement de la vie devient source de mort.
« Manger, loin de faire vivre automatiquement, peut au contraire entraîner la mort. Il suffit pour cela que la peur de manquer nourrisse un appétit sans limite. Le désir devient alors convoitise et change le fruit donné pour la vie en pomme de discorde tandis que le partenaire, lui aussi créé en vue de la vie, devient un dangereux rival [2]. »
Des images de Dieu contradictoires
14Derrière les deux attitudes opposées de l’absence de souci et de la peur de manquer se cachent deux manières opposées de se figurer celui qui donne. L’image négative peut avoir un fondement dans l’expérience humaine, comme celle de la marâtre maintes fois exploitée par la littérature ; mais elle peut être aussi totalement subjective. C’est alors la conscience du récipiendaire qui fait office de miroir déformant : sa peur irraisonnée parle de lui, non de celui à qui il s’avère incapable de faire confiance. C’est la peur originelle, celle qui fait que l’homme regarde soudain sa nudité comme le mettant en situation d’infériorité et de danger en face de Dieu : « J’ai eu peur parce que j’étais nu et je me suis caché » (Genèse 3,10).
15Dans le récit biblique, l’homme a peur parce qu’il est nu, et il se voit nu parce qu’il a mangé. Et pourquoi donc a-t-il mangé ? Parce qu’il ne voyait plus Dieu comme Celui qui donne, mais comme celui qui garde pour soi ; non plus comme Celui qui fait vivre, mais comme celui qui, en rendant l’homme dépendant de lui, a résolu de l’empêcher de vivre. Il a mangé parce que son regard sur Dieu et sur le don de Dieu avait changé.
Le serpent avait dit : « Dieu sait que vos yeux s’ouvriront ». Donc, Dieu sait ce que vous ne savez pas. Il a caché quelque chose, il a trompé. Cela intrigue. Pourquoi trompe-t-il ? Le serpent en a insinué la raison sans la dire. Il dit : « Vous serez comme Dieu ». Mais en même temps il donne à penser, comme allant de soi : Dieu ne veut pas que l’homme devienne comme Dieu.
Dieu est jaloux, envieux. Il veut retenir pour lui sa nature et son privilège. C’est là un thème absolument classique, connu de toutes les religions, celle de la Grèce notamment. Les dieux jouissent du bonheur dans l’Olympe et en refusent l’accès aux hommes. Les affirmations de ce genre trouvent un étrange écho dans nos cœurs. Le serpent insinue une accusation et nous inclinons à acquiescer. Bien avant la désobéissance, c’est cela notre péché : la défiance à l’égard de Dieu, la non-foi qui, d’ailleurs, se répercute en une défiance à l’égard d’autrui [3].
17Dans le fait de manger, il y a toujours la ratification d’une dépendance. À l’égard de la condition biologique d’abord, qui interdit de s’abstenir durablement de nourriture ; à l’égard de ceux, ensuite, de qui je tiens ma nourriture ; à l’égard, enfin, de Dieu lui-même, à qui je suis redevable de ma vie. La différence entre l’homme et les autres vivants tient au fait qu’il ratifie consciemment sa dépendance : il peut alors éprouver de la reconnaissance à l’égard de ses parents et, s’il croit en lui, à l’égard de Dieu. La ratification de la dépendance par l’usage ou l’abstention de la nourriture devient chez l’homme, parce qu’elle procède de la liberté, une confession en actes de l’origine humaine (« honore ton père et ta mère ») et de l’Origine divine de son existence (« un seul Dieu tu adoreras »). C’est pourquoi le fait de se nourrir comme le fait de jeûner, le rapport à la nourriture en général, a par nature une connotation cultuelle et comporte un enjeu spirituel [4]. Car l’homme peut aussi, nous venons de le voir, s’ancrer dans le refus de dépendre et se comporter, contre tout réalisme, comme s’il était l’auteur de sa vie.
L’agonie du Fils au désert
18Reprenant une analyse que nous avons déjà proposée [5], il nous faut maintenant considérer le rapport de Jésus à la nourriture, dans ce que nous en dit l’expérience du désert. À peine Jésus est-il reconnu comme Fils et marqué de l’Esprit Saint dans l’épisode inaugural du baptême reçu de Jean, que ce même Esprit le pousse au désert pour y être tenté par Satan. Décision divine à laquelle le Fils se soumet : n’est-il pas venu pour vaincre le Tentateur, ce qui suppose qu’il commence par l’affronter ? Le séjour au désert est donc placé, déjà, sous le signe de l’agonie.
19L’agonie est présente au sens propre comme au sens figuré. « Il jeûna quarante jours et quarante nuits, après quoi il eut faim » écrit saint Matthieu (4,2). Entendons par là que Jésus est sur le point de mourir de faim et qu’il est, comme plus tard à Gethsémani, devant la perspective de sa mort prochaine. C’est là que se présente la première tentation, qui est comme la racine de toutes les autres [6] parce qu’elle ne porte pas sur des desiderabilia, mais sur la foi en Dieu et en sa parole.
20Aux origines de l’humanité, ce qui devient tentation est du point de vue de Dieu épreuve (car Dieu éprouve, mais ne tente pas : celui qui tente est le Tentateur [7]), c’est-à-dire simplement le fait de placer la liberté créée devant la nécessité de confirmer son choix de confiance en la parole divine. Satan fait de l’épreuve une tentation, en suggérant la possibilité de ne pas confirmer ce choix et d’entrer dans une logique de défiance. Dès qu’il y parvient, les jeux sont faits : « La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea » (Genèse 3,6). Un scénario analogue se renouvelle pendant les quarante ans d’errance dans le désert : « Ils s’en prennent à Dieu et demandent : “Dieu peut-il apprêter une table au désert ? Sans doute, il a frappé le rocher : l’eau a jailli, elle coule à flots ! Mais pourra-t-il nous donner du pain et procurer de la viande à son peuple ?” » (psaume 78,19-20).
21La tentation est « radicale » précisément parce qu’elle porte sur la vie donnée. Loin d’être le gage d’autres dons à venir, le don déjà reçu apparaît soudain comme borné, limité : il est vrai que Dieu a donné cela, mais il n’a pas l’intention de donner davantage ; il est vrai qu’il a fait cela, mais il n’ira pas au-delà, il ne pourra ni ne voudra faire mieux. Ainsi, l’homme projette sur Dieu ses propres réticences et ses propres impossibilités – l’impossibilité ultime où viennent s’échouer tous les espoirs humains étant la victoire sur la mort.
22Jésus, comme tout homme, est placé devant la perspective de sa mort prochaine et se trouve acculé à un choix. Ou bien, malgré les apparences contraires, il persistera à s’appuyer sur la promesse de Celui qui lui a dit qu’il ne l’abandonnerait pas à la mort (voir psaume 16,10) ; ou bien, constatant que personne ne vient le secourir, il prendra le parti de se sauver lui-même. En cela, la première tentation est exactement identique à celle qui se présente à Jésus en croix : « Sauve-toi toi-même, si tu es fils de Dieu, et descends de la croix ! » (Matthieu 27,40).
23« Si tu es fils de Dieu, ordonne que ces pierres se changent en pains » lui souffle ici le Tentateur (4,3). La tentation est subtile : à Celui qui est Fils de Dieu par nature, Satan propose de le prouver en cessant de se comporter comme tel, puisque le Fils ne se donne pas la vie mais la reçoit. De prime abord, céder à la suggestion du Tentateur pourrait même apparaître comme un témoignage rendu à Dieu : « Eh bien oui, je suis Fils de Dieu, j’ai ce pouvoir, et regarde : je te le montre ! » Mais cet apparent témoignage (et devant qui d’ailleurs ?) serait en fait une trahison de Dieu, car le Fils est Celui qui ne fait pas usage de son pouvoir pour se dispenser de tout attendre du Père. Il en ira de même à la croix : « Qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui ! Il a compté sur Dieu : que Dieu le délivre maintenant, s’il s’intéresse à lui ! Il a bien dit : Je suis fils de Dieu ! » (Matthieu 27,42-43).
24Le combat spirituel du Fils au désert et sur la croix consiste donc, paradoxalement, à refuser de rendre témoignage à la puissance de Dieu présente en lui, pour qu’elle puisse éclater aux yeux de tous quand et comme Dieu le voudra. Pour les interlocuteurs de Jésus (Satan au désert, les railleurs au pied de la croix), cette puissance peut s’exercer en se séparant de sa source, mais pas pour Jésus. Que lui reste-t-il à faire ? À attendre, à patienter, sans sortir de force de l’état de déréliction où il se trouve. En un mot : à pâtir.
L’Hypomonè, un agir dans le pâtir
25Être courageux, être endurant, tenir bon : pour le philosophe, l’hypomonè est cette forme suprême de courage qui consiste à endurer sans broncher toutes sortes de douleurs [8]. Mais lorsque cette notion est reprise dans l’Écriture (déjà dans la Septante), une petite révolution se produit :
On entre dans un tout autre monde sémantique. D’une part, tous les emplois du substantif hypomonè traduisent [des] termes hébreux signifiant l’attente, le désir intense ; d’autre part, cette espérance a le plus souvent Dieu pour objet : « Mon espérance est en toi (Iahvé) » (psaumes 39, 7 ; 71, 5). Non seulement c’est la première fois que l’hypomonè a une acception religieuse, mais c’est la contradictoire du Lachès et de la Morale à Eudème refusant cette vertu à l’homme qui escompte le secours d’autrui. Pour le croyant, en effet, « c’est de Dieu que vient son espérance »
27Que veut dire « attendre tout de Dieu » ? C’est attendre l’impossible, l’exaucement par-delà l’abîme, et tenir bon dans cette attente. Le propre de l’hypomonè est par conséquent de jeter un pont qui franchit le gouffre et relie les deux côtés. Le gouffre est béant, en effet, entre le Nom, le Règne, la Volonté et le monde : le Nom n’est pas sanctifié, le Règne n’est toujours pas venu, la Volonté est bafouée en permanence. Quoique rachetés, par toute une part de notre être nous sommes encore « du monde ».
28Devant cet abîme infranchissable entre ce que nous demandons et ce que nous sommes, le Notre Père nous fait dire : « donne-nous ». Pour y parvenir, nous nous inscrivons dans ce que le Christ a fait au moment de l’épreuve : il a refusé de se donner à lui-même ce que le Père semblait ne pas vouloir lui donner, et il a continué à dire « donne-moi ». Par cette attitude, il a jeté un pont au-dessus de l’abîme entre la volonté du Père et la volonté humaine, et a mérité, pour lui et pour nous, la béatitude de la vie : « Heureux l’homme, celui qui supporte (hypomenei) l’épreuve ! Sa valeur une fois reconnue, il recevra la couronne de vie que le Seigneur a promise à ceux qui l’aiment » (Jacques 1,12).
29Si Jésus refuse jusqu’au bout de se nourrir lui-même, c’est qu’il dispose d’une nourriture « que vous ne connaissez pas » (Jean 4,32). Quelle est donc cette nourriture ? se demandent les disciples : « Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? » Devant leur perplexité, Jésus ajoute : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre » (Jean 4, 34). Par rapport à la réponse que faisait Jésus au désert (« l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu », Matthieu 4, 4), le texte johannique apporte une précision : il ne s’agit pas seulement d’écouter la parole, mais, l’ayant écoutée, de faire la volonté de celui qui parle. Seule la parole écoutée et traduite dans des actes est définitivement capable de rassasier.
30Voilà donc reliées, de manière pascale, la troisième demande de la première partie (« que ta volonté soit faite ») et la première demande de la deuxième partie de la prière du Seigneur (« donne-nous notre pain »). L’enjeu du Notre Père, croyons-nous, tient dans le franchissement de cet abîme entre ce que nous attendons de Dieu pour Dieu et ce que nous attendons de Dieu pour nous. Les deux parties de la prière du Seigneur, qui pouvaient sembler hétérogènes l’une à l’autre, sont reliées par l’acte du Christ « Pontife », lui qui, « renonçant à la joie qui lui était proposée, endura la croix au mépris de la honte et siège désormais à la droite du trône de Dieu » (Hébreux 12,2). Le Nom ne pouvait être sanctifié, le Règne ne pouvait venir, que si la Volonté était accomplie par un homme dont ce serait la nourriture « de ce jour » et de toujours, et qui accueillerait la volonté du Père comme la parole de Vie. Mais cet accomplissement serait, de façon paradoxale, à la fois un agir et un pâtir.
Hypomonè et eucharistie
31Dans ce qu’il est convenu d’appeler la « multiplication des pains » (il vaudrait mieux parler de « fraction » ou de « partage »), Jésus se révèle capable de donner à profusion parce qu’il reçoit sans accaparer le don, mais simplement en bénissant celui qui donne pour son don. « Benedixit, fregit, deditque [10] » : ces trois verbes récapitulent l’agir eucharistique de Jésus et montrent que le miracle des pains ne réside pas dans une « multiplication », mais dans la manière dont Jésus reçoit pour donner, et en définitive se reçoit pour se donner. C’est ce qu’il fait au plus haut point dans son eucharistie.
32L’eucharistie est un acte – mieux : une décision. Décision à ce point irrévocable que, dans la décision, Jésus peut déjà communiquer les fruits de l’acte lui-même avant qu’il n’ait eu lieu : c’est ainsi que le Jeudi Saint, dans l’anticipation du sacrifice de la Croix, alors même que son corps n’est pas encore supplicié et que son sang n’a pas encore coulé, Jésus peut partager à ses disciples son Corps livré pour nous et son Sang versé pour nous. Et cela, en les rendant capables par la communion à ce mystère de ne pas en faire un harpagmos, mais de le recevoir dans l’esprit même où il leur est donné pour, à leur tour, se donner. « Prendre » et « manger » ont désormais changé de sens :
En Genèse 3, 6, ces mêmes verbes décrivent la convoitise en acte : pour être comme le Dieu du serpent et tout maîtriser, la femme prend et mange. Ce sont pourtant ces gestes de prendre et de manger que Jésus invite ses disciples à poser lorsqu’il leur partage le pain. Mais le sens de ces deux gestes est bien différent. Là, ils concrétisent l’envie totalisante niant toute altérité ; ici, ils sont accueil de l’autre qui manifeste son désir de se donner lui-même. Dans le cas du pain « donné pour que le monde ait la vie » (Jean 6,51), prendre et manger sur la parole de Jésus est l’acte par excellence de la reconnaissance du Dieu qui, en ce Jésus, révèle qu’il donne tout
34Le fruit de l’attitude eucharistique de Jésus (un agir dans le pâtir !) est de nous faire entrer dans l’alliance « nouvelle et éternelle » avec Dieu. Non seulement, en effet, l’eucharistie nous donne part à cet agir paradoxal, mais, en actualisant la résurrection qui en est l’aboutissement, elle nous donne la capacité d’y répondre et d’en déployer la fécondité dans notre vie en empruntant le même chemin. Ainsi la demande du pain quotidien vient-elle s’inscrire dans l’acte pascal de celui qui « a pâti pour [nous] et [nous] a frayé le chemin afin que [nous suivions] ses traces » (1 Pierre 2, 21). Demande de vie qui est mort à soi-même, elle nous prépare à vivre notre propre mort comme le Christ a vécu la sienne : pour qu’elle puisse être donnée en communion comme source de vie. « On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres, qui sait [12] ? »
Notes
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Cité par Martin Steffens qui ajoute : « Qui ne l’a constaté, notamment chez l’enfant ? Si l’on défait cette confiance, quelque chose de l’âme est profondément blessé. Ne serait-ce pas par cette blessure qu’entre la désespérance ? » (Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger. Éloge du combat spirituel, Points 2016, p. 145).
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[2]
André Wénin, Pas seulement de pain… Violence et alliance dans la Bible, Cerf2002, p. 180.
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[3]
Édouard Pousset sj, Péché et rédemption (Notes polycopiées).
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[4]
Voir par exemple les annotations des Exercices spirituels de saint Ignace touchant l’usage de la nourriture (Exercices 83, 210-212, 214-217).
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[5]
Jean-Pierre Batut, « Chasteté et refus de prendre » : Jésus devant la tentation originaire », Communio XXII (1997) n°1, p. 27-35 et repris dans Le Décalogue. Michel Sales et Communio commentent les dix Paroles, Paris, coll. Communio, Parole et Silence, 2014, p. 219-227.
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[6]
Rappelons que chez Matthieu comme chez Luc, la première tentation est toujours celle qui porte sur la nourriture. Seules la deuxième et la troisième se présentent dans un ordre différent chez les deux évangélistes.
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[7]
« Que nul, s’il est tenté, ne dise : “C’est Dieu qui me tente.” Dieu, en effet, n’est pas tenté par le mal, il ne tente non plus personne. » (Jacques 1, 13)
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[8]
Nombreux exemples dans Ceslas Spicq o.p., Notes de lexicographie néo-testamentaire, Supplément, Éditions universitaires Fribourg 1982, p. 658 s.
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[9]
9 C. Spicq, op. cit., p. 662.
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[10]
« Il bénit, il rompit, il donna » : ces trois mots figuraient sur l’image d’ordination sacerdotale de Hans Urs von Balthasar.
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[11]
André Wénin, Pas seulement de pain… Violence et alliance dans la Bible, Cerf 2002, p. 96-97.
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[12]
Georges Bernanos, Dialogue des Carmélites, troisième tableau, scène 1.