Notes
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[1]
Les architextes sont, dans les médias informatisés, les outils d’écriture qui, placés en amont du texte, en déterminent la réalisation (Yves Jeanneret, Emmanuël Souchier, « Pour une poétique de l’écrit d’écran », Xoana, 6, 1999, p. 97-107).
-
[2]
Le terme d’empowerment connaît différentes tentatives de traduction en français, comme « encapacitation » ou « autonomisation ». Nous l’employons délibérément ici en anglais et entre guillemets pour signaler son ancrage idéologique et en référence dialogique aux usages nombreux qui en sont faits, sous cette forme, dans la promotion des réseaux numériques.
-
[3]
Colloque organisé à Paris les 17 et 18 mars 2016 avec le soutien du Gripic (Paris-Sorbonne), du ComSol (université Blaise Pascal Clermont-Ferrand) et de l’ISCC.
-
[4]
Emmanuël Souchier, « Rapports de pouvoirs et poétique de l’écrit à l’écran. À propos des moteurs de recherche sur Internet », Médiations sociales, systèmes d’information et réseaux de communication, Actes du Onzième Congrès national des Sciences de l’information et de la communication, Metz, Université de Metz, décembre 1998, p. 401-412.
-
[5]
Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1995, p. 123.
-
[6]
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 244.
-
[7]
Eliseo Verón, La sémiosis sociale. Fragments d’une théorie de la discursivité, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1987, p. 123.
-
[8]
Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Pouvoir, droit, religion, Minuit, 1969, p. 151.
-
[9]
Étienne Candel, Gustavo Gomez-Mejia, « Écrire l’auteur : la pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », in Oriane Deseilligny & Sylvie Ducas (dir.), L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Nanterre, Presses universitaires de Paris-Ouest, p. 51.
-
[10]
Pascal Robert, « Critique de la gestionnarisation », Communication & Organisation, 45, 2014, p. 209-222 ; L’impensé numérique, Tome 1: des années 1980 aux réseaux sociaux, Paris, Les archives contemporaines, 2016.
-
[11]
Roland Barthes, Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Seuil, 2002 [1973], p. 445.
-
[12]
Gustavo Gomez-Mejia, Les fabriques de Soi ? Identité et Industrie sur le Web, Paris, MkF, 2016, p. 41-42.
-
[13]
En prenant l’exemple du cinéma : « Ce qui caractérise le cinéma n’est pas seulement la manière dont l’homme se présente à l’appareil de prise de vues, c’est aussi la façon dont il se représente, grâce à cet appareil, le monde qui l’entoure » (Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Œuvres, volume III, Paris, Gallimard, 2000 [1939], p. 303).
-
[14]
Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. Jean Lacoste, Paris, Cerf, 1997 [1935], p. 972.
-
[15]
Pergia Gkouskou-Giannakou, « L’appareillage de l’activité humaine au travers des réseaux numériques: les appareils “qui font époque” », Intempestives, 4, 2013, p. 99-109.
-
[16]
Pergia Gkouskou-Giannakou « Sites de réseautage social et autorité scientifique. Le cas de Researchgate », Les écosystèmes numériques. Intelligence collective, Développement durable, Interculturalité, Transfert de connaissances, Presses des Mines, 2016, p. 215-228.
-
[17]
Yves Jeanneret, Emmanuël Souchier, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication & langages, 2005, 145, p. 3-15.
-
[18]
Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. Martin Rueff, Paris, Payot et Rivages, 2007 [2006], p. 31.
-
[19]
Ahmed Silem, Bernard Lamizet, Dictionnaire encyclopédique des sciences de l’information et de la communication, Paris, Ellipses, 1997, p. 592.
-
[20]
Ce propos est présent en présentation de la collection « Communication, médiation et construits sociaux » dirigée par Yves Jeanneret chez Hermès-Lavoisier.
-
[21]
Yves Jeanneret, Penser la trivialité. 1. La vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermès-Lavoisier, 2008.
-
[22]
Jean Davallon, Marie Després-Lonnet, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec, Emmanuël Souchier, « Introduction », in Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec (dir.), Lire, écrire, récrire. Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Paris, BPI, 2003, p. 19-34, http://books.openedition.org/bibpompidou/407?lang=fr.
-
[23]
Yves Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Le Havre, Non Standard, 2014.
1 Les processus par lesquels l’activité en ligne se légitime et se justifie sont complexes. Dépendant des rapports de pouvoir et de légitimité encapsulés dans les architextes [1], ils sont le résultat d’un jeu d’inscriptions matérielles et d’anticipations sociales qui, travaillant le champ du lisible, exercent de puissantes formes d’institution sur les acteurs, qu’ils soient lecteurs ou auteurs. La distribution de ces rôles dans le cas des médias informatisés marque d’ailleurs l’action de profondes transformations dans le champ de la médiatisation.
2 Les mutations des écritures en ligne contemporaines se déploient dans un contexte social et culturel lui-même transformé : l’émergence de nouveaux supports et de nouveaux dispositifs entraîne avec elle le déploiement de discours et de représentations sur les transformations du champ de l’écriture-lecture. Ces représentations des phénomènes de communication ne sont pas sans effets sur les équilibres et les rapports de pouvoir en cause : les discours sur la participation en ligne ou sur « l’empowerment » [2] des amateurs sont significatifs de ce processus, dans lequel se rencontrent des supports techniques, des appropriations auctoriales, des projections et des idéologies de la communication.
3 L’institution par l’écriture en ligne viendrait donc remplacer, en quelque sorte, les ordres et les autorités traditionnels en raison de dispositifs qui se montreraient aptes à transformer le monde des médiations sociales au point de renverser ses équilibres et ses pouvoirs culturels.
Jeux instituants et usages des matérialités
4 Penser les constructions de l’autorité par l’institution de l’écriture, tel est l’objet de ce dossier, qui fait suite au colloque « Médiations informatisées de l’autorité : nouvelles écritures, nouvelles pratiques de la reconnaissance ? » [3]. Une première publication, dans le numéro 93 de la revue de Sciences politiques et de Communication Quaderni, a proposé une perspective sur les pratiques d’acteurs visant à transformer les relations de pouvoir et la reconnaissance des autorités. Dans le numéro de Communication & langages que nous consacrons à présent à cette question, nous proposons un point de vue plus spécifique sur les questions liées aux pratiques d’écriture en elles-mêmes, c’est-à-dire à la fois à la portée des dispositifs d’écriture-lecture que sont les architextes et aux mobilisations concrètes qui en sont faites par les utilisateurs. Les travaux présentés dans ce numéro observent les lieux d’écriture comme des lieux de pouvoir [4], et questionnent la façon dont les pratiques matérielles des acteurs composent la posture d’autorité à la rencontre des dispositifs et de leurs usages.
5 Comment en effet comprendre l’autorité des textes et de leurs auteurs alors que se transforment les cadres sociaux de la communication ? Une première approche de l’autorité, proposée par Hannah Arendt, fut rappelée, en ouverture du colloque, par Claire Oger : « Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition : là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique. S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments » [5]. Le propre de l’autorité serait, selon Arendt, de reposer sur une hiérarchie reconnue et partagée entre les acteurs. Si l’on perçoit bien le propos dans le cadre d’un système politique ou para-politique comme dans des relations de travail marquées par un lien de subordination, il faut, pour comprendre les phénomènes d’autorité dans l’ordre à la fois plus large et plus souple des médiations scripturales, les mettre en relation avec une autre forme de hiérarchie et d’ordre partagé, celle qu’instaurent les objets écrits au sein d’une culture commune.
6 Ainsi donc, tandis que la conception arendtienne de l’autorité est fondée sur une pensée politique du pouvoir, les phénomènes abordés via l’observation des processus d’écriture en ligne relèvent le plus souvent de constructions de l’autorité qui instituent les acteurs dans des rôles symboliques. Les modalités de production et de manipulation des textes semblent alors rendre plus fluides, moins certaines les modalités traditionnelles de construction et de reconnaissance de la légitimité. Ce qui est donné à voir sur les réseaux, le spectacle d’acteurs nouveaux institués par l’écriture, ne doit pas pour autant être pris pour l’expression d’une propriété immanente de l’informatique de communication : il s’agit là, bien plutôt, d’un déplacement des formes du pouvoir vers les industries du texte, placées au centre des équilibres éditoriaux et de la distribution effective des rôles et des légitimités. En somme, les industries culturelles du texte ont le pouvoir d’instituer les légitimités en construisant les postures d’auteur et de lecteur et en établissant les déterminants de l’autorité.
7 Il faut donc considérer que l’autorité s’établit dans la relation asymétrique entre les acteurs au sein des dispositifs ; et que, conditionnant et déterminant pour partie leurs pratiques, les industries de la communication informatisée sont à l’origine de toute forme d’institution d’une autorité.
Observer les écritures sociales de l’autorité
8 À l’opposé du point de vue sociologique exprimé par Pierre Bourdieu dans Ce que parler veut dire [6], nous considérons que l’autorité émerge et évolue à l’intérieur des échanges discursifs et ne leur préexiste pas en raison de la structure d’un champ ; comme le dit Eliseo Verón, « c’est dans la sémiosis que la réalité du social se construit. Le moindre acte-en-société d’un individu présuppose la mise en œuvre d’un cadrage cognitif socialisé […] L’analyse des discours sociaux ouvre ainsi la voie à l’étude de la construction du réel » [7]. Les relations d’influence qui peuvent exister entre des acteurs nous paraissent reposer sur des situations sociales effectives, des modalités d’échange et de communication conditionnées non pas par un champ, mais par des dispositifs multiples dont l’effet matériel est de configurer et d’écrire la communication et les formes de pouvoir qu’elle convoque. Dans le domaine de la communication médiatisée, et en particulier dans celui des médias informatisés, observer les échanges mène à mesurer la portée des formatages qu’entraînent, par l’écriture, les faisceaux de contraintes et de déterminations que construisent les outils industrialisés de l’écriture. Il s’impose donc de questionner la façon dont les écritures informatisées engagées par les acteurs sont instituées par leurs cadres techniques, matériels, sociaux et par les idéologies et constructions de pouvoirs que ces médias mobilisent.
9 Appréhendant, dans une approche diachronique, le vocabulaire des institutions indo-européennes, Benveniste [8] a avancé, à propos de la notion d’autorité, une distinction précieuse, fondée sur un paradoxe. Dans ce texte, Benveniste s’étonne d’abord de ce que l’on fonde la notion d’auteur et d’autorité dans un verbe latin, augeo, qui signifie seulement « augmenter » : comment peut-il se faire qu’une famille aussi importante de termes, qu’un ensemble notionnel aussi riche symboliquement, soit issu d’un terme compris seulement comme un équivalent des verbes « favoriser », « faire pousser » ou « augmenter » ? Cette étymologie paraît peu satisfaisante. Il faut plutôt penser, explique Benveniste, que l’auctor est en fait celui qui promeut, qui est à l’initiative de quelque chose, et qu’il s’agit donc bien, dès l’époque latine, du créateur, et non pas seulement du garant favorable. Cette proposition est très précieuse pour comprendre les phénomènes d’autorité sur les réseaux : si les utilisateurs sont bien « auteurs », ce serait ainsi du fait d’une délégation de la fonction. Et les architextes, qui permettent et promeuvent l’écriture, sont, structurellement, les véritables auctores, les auctoritates qui « font exister » les textes. Ainsi conçu, le système industriel organise de fait, pour les utilisateurs, une occupation de la « fonction auteur » [9]; dans cette délégation, ils se trouveraient en fait chargés de produire les contenus et gestes pertinents au regard de cette création et de cette mise aux normes de l’écriture. Ils ne seraient, en somme, les « auteurs » qu’au sens de ceux qui viennent « augmenter » ce qui existe déjà en dehors d’eux, qui les précède et dont ils ne peuvent bénéficier que du fait d’une autorité qui les dépasse. C’est à l’intérieur de ce cadre que, par diverses stratégies d’écriture et de légitimation, ils peuvent gagner en autorité, se faire reconnaître au travers de leurs activités communicationnelles, tout en restant dépendants d’une institution foncièrement ancrée dans un déploiement industriel et dans une réécriture, de fait, de la culture.
10 Sur ce basculement entre les deux sens du mot – de la création à la simple augmentation – se fonde l’ambiguïté fondamentale de l’autorité écrite dans les réseaux : les architextes sont le lieu du pouvoir, et non celui de son renversement au profit d’acteurs lectoriaux qui seraient devenus désormais auteurs… La croyance en un empowerment du lecteur par les médias informatisés, virulente dès les débuts du Web grand public, est une fiction qui, loin de décrire les équilibres nouveaux de la communication, sert le pôle du pouvoir dont il n’est qu’une des nombreuses mythographies. Si les acteurs peuvent être institués auteurs, c’est dans le cadre d’un vaste phénomène de « formatage généralisé » et de « gestionnarisation » par l’informatique, comme le décrit Pascal Robert : du fait de la gestionnarisation, les dispositifs ne sont plus les outils de l’action, mais la prédéterminent et la soumettent à une logique abstraite et qui devient à elle-même sa propre fin [10].
Des phénomènes de délégation
11 Dans son intervention au colloque, Yves Jeanneret introduit la notion d’« ingénierie auctoriale » pour caractériser les technologies de délégation d’énonciation dans l’espace de production textuelle numérique. Ces technologies comportent un paradoxe : celui de la négation de l’auteur et en même temps de l’apothéose de l’acte de l’écriture. Plus précisément, Yves Jeanneret observe un certain retrait des postures d’auteur au profit d’une généralisation de la figure de l’auctor, qui caractérise l’autorité intellectuelle. Dans un monde social traversé par la mise en doute de la légitimité des institutions et des experts qualifiés d’une part, et par une légitimation massive d’amateurs et de profanes considérés désormais comme compétents d’autre part, l’autorité dépasse la valeur du texte ou plutôt la remplace par celle des données calculables. L’autorité se confond avec la notoriété, devient quantifiable et repose souvent sur des systèmes de calcul automatique. Très critique devant cette exaltation du nombre, Yves Jeanneret voit ressurgir dans l’auctorialité qui se développe en réseau la problématique du scriptible de Roland Barthes [11], c’est-à-dire du texte comme présent perpétuel.
12 Ce dossier envisage donc la relation entre l’institution des écritures informatisées et l’émergence de l’autorité dans la pratique de la communication médiatisée ; il observe les médiations par lesquelles se construisent les formes de la légitimité et de la reconnaissance des acteurs impliqués dans la communication.
13 Pour comprendre l’émergence de l’autorité et de l’auctorialité comme la résultante d’un processus de médiation entre acteurs praticiens et dispositifs instituants, il faut interroger les modalités expressives qui se développent dans ce processus, c’est-à-dire les formes produites, dans les usages, au profit des projets de communication des acteurs. Dans ce type de cadres, la légitimation des auteurs est en fait de nature scripturale et textuelle, mettant en présence les formes déterminantes des architextes et les appropriations des usagers.
1re partie : L’autorité des dispositifs
14 Analyser la relation entre institution et autorité dans les médias informatisés, et singulièrement dans les textes de réseau, c’est analyser les écritures, les formes de légitimation dont sont porteuses les structures éditoriales et les idéologies et imaginaires qui en portent les utilisateurs.
15 Les moteurs de recherche, les médias de réseautage social ou les plateformes de communication professionnelle formatent l’échange entre les acteurs/auteurs, façonnent leur écriture et posent les règles de la valeur symbolique de ces acteurs dans le Web. Au travers de métaphores et de formes scripturales standardisées, des « environnements » d’action conventionnelle sont institués avec des modalités qui imprègnent non seulement les pratiques, mais aussi l’imaginaire des acteurs par rapport à ces dispositifs [12]. En introduisant la notion d’appareil, Walter Benjamin avait décrit comment un nouveau dispositif rendait la représentation du monde conforme aux formulations de la réalité qu’il peut effectivement engager [13]. En intervenant dans la perception de l’espace et du temps [14], l’appareil impose ses règles cognitives, sociales et symboliques. Dans le cas du Web, l’archi-appareil numérique [15] métaphorise la notion d’espace en modulant des pratiques d’écriture perçues comme « présence ». Une présence qui doit être « visible », « crédible », « légitime », « réputée » à partir de « clics », de « boutons » « like », d’« approbations » et de « suiveurs ». Les « autorités » intellectuelles, professionnelles ou artistiques s’instituent à partir d’actes scripturaux qui représentent des votes et des approbations [16].
16 Ainsi, dans l’article de Lisa Verlaet et Alain Chante est étudié comment un architexte – par le biais du balisage – conditionne le processus de légitimation auctoriale dans le secteur de l’édition scientifique. Les auteurs abordent le concept de « revue hypermédiatisée » qui propose une forme originale d’écriture-lecture collective à partir de la mise en place d’une pratique de balisage. Cette pratique conduit à l’émergence d’une autorité ontologique qui préside à la construction et à la hiérarchisation d’un univers conceptuel.
17 De son côté, Antoine Bonino traite l’autorité auctoriale du point de vue de l’économie des écritures en ligne. En mettant en œuvre une « sémiotique documentaire », l’auteur formule l’hypothèse de l’inscription de l’autorité dans l’architexte du moteur de recherche Google. Il mène ainsi une analyse des processus de textualisation de l’autorité et de composition du pouvoir dans les écrits d’écrans [17], ainsi que de leur formatage par le moteur de recherche.
18 Pour leur part, Julia Bonaccorsi et Valérie Croissant examinent le dispositif d’évaluation musicale comme lieu de légitimation pour les acteurs : à travers l’étude de deux plateformes de prescription musicale, les auteures montrent comment s’élaborent les rôles symboliques du « curateur » et de l’« éclaireur » dans les systèmes de recommandation et de prescription culturelles. Elles signalent également le paradoxe de la faible place occupée par l’objet musical lui-même, ramené à sa simple valeur d’échange, et la mise en invisibilité du rôle social de ces organisations documentaires.
2e partie : L’usage des textes numériques comme stratégie d’autorité
19 Les dispositifs numériques à usage social sont donc des lieux de médiation qui contrôlent mais en même temps subissent jusqu’à un certain degré l’action humaine. Si, comme Agamben le propose, un dispositif est caractérisé par sa « capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler, et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » [18], les dispositifs de médiation numériques semblent plutôt être pris dans la négociation constante de leur format, de leurs fonctions, de leur esthétique et de leur existence sociale, de sorte qu’ils s’analysent avec pertinence dans le cadre d’une approche par la médiation.
20 La médiation est une dialectique entre le singulier et le collectif [19], et on peut également considérer que la médiation des textes numériques est elle-même une dialectique entre le dispositif conçu et les pratiques qui se développent à travers lui. L’observation de l’évolution des médias numériques démontre une transformation constante du fait de leur usage. Nous rejoignons donc le point de vue de Yves Jeanneret selon lequel les médiations constituent plutôt des espaces « relevant à la fois d’une logistique (la médiation exige des conditions matérielles), d’une poétique (la médiation qui n’est pas simple transmission invente des formes) et d’une symbolique (la médiation ne fait pas que réguler, elle institue) » [20]. Entre ces différentes logiques, il faut considérer la légitimation des usagers comme une négociation complexe, dans laquelle l’autorité n’est qu’en partie déléguée par des dispositifs qui restent le lieu où s’orchestre et se noue la médiation.
21 La question de l’appropriation négociée de l’auctoritas par les auteurs-usagers est posée par Isabelle Huré dans son article « Change.org, autorités et processus d’autorisation ». À partir de l’analyse de la plateforme Change.org, l’auteure pose la question de l’autorisation de la pétition comme un processus d’instauration d’un rapport de forces favorable aux pétitionnaires ; entre pétitionnaires et destinataires, les pratiques d’écriture formatées par le support redristribuent le statut d’autorité.
22 Pour sa part, dans son article « La légitimité de la poésie numérique en France : une autorité en construction ? », Gwedolyn Kergourlay introduit la notion d’« autorité auctoriale » pour étudier les pratiques des auteurs en quête de reconnaissance dans le champ de la poésie numérique. Ces auteurs construisent leur autorité individuelle à travers leurs revendications esthétiques visant à une légitimation collective de leur domaine littéraire. L’« autorité auctoriale » rencontre ainsi d’autres types d’autorité dont elle se sert pour s’établir.
23 Enfin, l’article de Dominique Cotte propose une réflexion critique sur les effets positifs supposés des outils numériques pour les auteurs scientifiques : d’un côté, ces formes médiatiques sont prises dans des stratégies qui échappent au seul impératif de la médiation scientifique et d’autre part, l’institution scientifique est en elle-même marquée par un manque de reconnaissance de ces modes de médiation. De la sorte, l’autorité échappe en fait à ceux qui en semblent les bénéficiaires, et qui restent tributaires de l’ordre des architextes qui encapsulent des modèles formels de l’autorité et les imposent par leur seul usage.
24 On pourra donc constater, en lisant ce dossier, que dans les processus de légitimation en ligne, les usages fonctionnels des médias informatisés évoluent en pratiques symboliques [21]. Les pratiques ainsi inscrites par les dispositifs produisent « des objets textuels qui y circulent » [22] et y influencent les modes d’expression, les constructions de sens et les configurations matérielles. La diffusion instantanée et éphémère des contenus dans les médias de réseautage social, l’ordre des résultats dans un moteur de recherche ou l’accès aux ressources dans des archives ouvertes finissent souvent par composer des objets hybrides entre dispositif et pratiques. Mais foncièrement, le jeu de la délégation de l’autorité fait des usagers des auteurs au petit pied, face au grand « auctor » que demeure l’industrie des écritures dans l’économie scripturaire spécifique des médias informatisés [23].
Bibliographie
Bibliographie
- Agamben Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ? trad. Martin Rueff, Payot et Rivages, 2007 [2006].
- Barthes Roland, Œuvres complètes, vol. IV, Seuil, 2002 [1973].
- Benjamin Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, [Œuvres III, Gallimard], 2000 [1939].
- Benjamin Walter, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. Jean Lacoste, Cerf, 1997 [1935].
- Benveniste Émile, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Pouvoir, droit, religion, Minuit, 1969.
- Bourdieu Pierre, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982.
- Candel Étienne, Gomez-Mejia Gustavo, « Écrire l’auteur : la pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », in Oriane Deseilligny, Sylvie Ducas (dir.), L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur : du livre à Internet, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013, p. 49-72.
- Gkouskou-Giannakou Pergia, « Sites de réseautage social et autorité scientifique. La cas de Researchgate », Les écosystèmes numériques. Intelligence collective, Développement durable, Interculturalité, Transfert de connaissances, Presses des Mines, 2016, p. 215-228.
- Gkouskou-Giannakou Pergia, « L’appareillage de l’activité humaine au travers des réseaux numériques : les appareils “qui font époque” », Intempestives, 4, 2013, p. 99-109.
- Gomez-Mejia Gustavo, Les fabriques de Soi ? Identité et Industrie sur le Web, MkF, 2016.
- Robert Pascal, « Critique de la gestionnarisation », Communication & Organisation, 45, 2014, p. 209-222.
- Silem Ahmed, Lamizet Bernard, Dictionnaire encyclopédique des sciences de l’information et de la communication, Ellipses, 1997.
- Verón Eliseo, La sémiosis sociale. Fragments d’une théorie de la discursivité, Presses universitaires de Vincennes, 1987.
Notes
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[1]
Les architextes sont, dans les médias informatisés, les outils d’écriture qui, placés en amont du texte, en déterminent la réalisation (Yves Jeanneret, Emmanuël Souchier, « Pour une poétique de l’écrit d’écran », Xoana, 6, 1999, p. 97-107).
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[2]
Le terme d’empowerment connaît différentes tentatives de traduction en français, comme « encapacitation » ou « autonomisation ». Nous l’employons délibérément ici en anglais et entre guillemets pour signaler son ancrage idéologique et en référence dialogique aux usages nombreux qui en sont faits, sous cette forme, dans la promotion des réseaux numériques.
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[3]
Colloque organisé à Paris les 17 et 18 mars 2016 avec le soutien du Gripic (Paris-Sorbonne), du ComSol (université Blaise Pascal Clermont-Ferrand) et de l’ISCC.
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[4]
Emmanuël Souchier, « Rapports de pouvoirs et poétique de l’écrit à l’écran. À propos des moteurs de recherche sur Internet », Médiations sociales, systèmes d’information et réseaux de communication, Actes du Onzième Congrès national des Sciences de l’information et de la communication, Metz, Université de Metz, décembre 1998, p. 401-412.
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[5]
Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1995, p. 123.
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[6]
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 244.
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[7]
Eliseo Verón, La sémiosis sociale. Fragments d’une théorie de la discursivité, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1987, p. 123.
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[8]
Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Pouvoir, droit, religion, Minuit, 1969, p. 151.
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[9]
Étienne Candel, Gustavo Gomez-Mejia, « Écrire l’auteur : la pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », in Oriane Deseilligny & Sylvie Ducas (dir.), L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Nanterre, Presses universitaires de Paris-Ouest, p. 51.
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[10]
Pascal Robert, « Critique de la gestionnarisation », Communication & Organisation, 45, 2014, p. 209-222 ; L’impensé numérique, Tome 1: des années 1980 aux réseaux sociaux, Paris, Les archives contemporaines, 2016.
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[11]
Roland Barthes, Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Seuil, 2002 [1973], p. 445.
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[12]
Gustavo Gomez-Mejia, Les fabriques de Soi ? Identité et Industrie sur le Web, Paris, MkF, 2016, p. 41-42.
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[13]
En prenant l’exemple du cinéma : « Ce qui caractérise le cinéma n’est pas seulement la manière dont l’homme se présente à l’appareil de prise de vues, c’est aussi la façon dont il se représente, grâce à cet appareil, le monde qui l’entoure » (Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Œuvres, volume III, Paris, Gallimard, 2000 [1939], p. 303).
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[14]
Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. Jean Lacoste, Paris, Cerf, 1997 [1935], p. 972.
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[15]
Pergia Gkouskou-Giannakou, « L’appareillage de l’activité humaine au travers des réseaux numériques: les appareils “qui font époque” », Intempestives, 4, 2013, p. 99-109.
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[16]
Pergia Gkouskou-Giannakou « Sites de réseautage social et autorité scientifique. Le cas de Researchgate », Les écosystèmes numériques. Intelligence collective, Développement durable, Interculturalité, Transfert de connaissances, Presses des Mines, 2016, p. 215-228.
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[17]
Yves Jeanneret, Emmanuël Souchier, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication & langages, 2005, 145, p. 3-15.
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[18]
Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. Martin Rueff, Paris, Payot et Rivages, 2007 [2006], p. 31.
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[19]
Ahmed Silem, Bernard Lamizet, Dictionnaire encyclopédique des sciences de l’information et de la communication, Paris, Ellipses, 1997, p. 592.
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[20]
Ce propos est présent en présentation de la collection « Communication, médiation et construits sociaux » dirigée par Yves Jeanneret chez Hermès-Lavoisier.
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[21]
Yves Jeanneret, Penser la trivialité. 1. La vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermès-Lavoisier, 2008.
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[22]
Jean Davallon, Marie Després-Lonnet, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec, Emmanuël Souchier, « Introduction », in Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec (dir.), Lire, écrire, récrire. Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Paris, BPI, 2003, p. 19-34, http://books.openedition.org/bibpompidou/407?lang=fr.
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Yves Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Le Havre, Non Standard, 2014.