Notes
-
[1]
Yana Grinshpun, « Discours manifestant et contestation universitaire (2009) », Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013, [en ligne] http://aad.revues.org/1476 (consulté le 12 février 2014).
-
[2]
Webographie consultée du 28 décembre 2013 au 25 février 2014, voir annexe.
-
[3]
Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », in María Dolores Vivero García (dir.), Humour et crises sociales. Regards croisés France-Espagne, L’Harmattan, 2011, p. 9-43. Disponible en ligne : http//:www.patrick-charaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour,274.html, (consulté le 18 mars 2014).
-
[4]
Béatrice Priego-Valverde, « “C’est du lard ou du cochon ?” : lorsque l’humour opacifie la conversation familière », Marges Linguistiques, 2, 2001, p. 195-208. Disponible en ligne : http://www.marges-linguistiques.com, (consulté le 18 mars 2014) ; L’humour dans la conversation familière : Description et analyse linguistiques, L’Harmattan, 2003.
-
[5]
Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour ? », Questions de communication, 10, 2006, p. 19-42. Disponible en ligne : http//:www.patrick-charaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour,93.html (consulté le 5 avril 2014) ; « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », art. cit.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Dominique Maingueneau, « Hyperénonciateur et “particitation” », Langages, 156, 2004, p. 118. Disponible en ligne : http//:web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726x_2004_num_38_156_967 (consulté le 6 avril 2014).
-
[8]
Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », art. cit.
-
[9]
Dominique Maingueneau, « Hyperénonciateur et “particitation” », art. cit., p. 118.
-
[10]
Voir Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », art. cit.
-
[11]
Voir Patrick Charaudeau, Dominique Maingueneau (éd.), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil, 2002, p. 31.
-
[12]
Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 2, Armand Colin, 1992, p. 15.
-
[13]
Ibid., p. 71.
-
[14]
Béatrice Priego-Valverde, L’humour dans les conversations familières : Description et analyse linguistiques, op. cit., p. 14.
-
[15]
Voir Béatrice Priego-Valverde, « “C’est du lard ou du cochon ?” : lorsque l’humour opacifie la conversation familière », art. cit., p. 195.
-
[16]
Ibid., p. 196.
-
[17]
Ibid., p. 196.
-
[18]
Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Armand Colin, 1986, p. 6.
-
[19]
Claude Chabrol, « Humour et Médias. Définitions, genres et cultures », Questions de communication, 10, 2006, p. 10. Disponible en ligne: http://questionsdecommunication.revues.org/7687 (consulté le 30 mars 2014).
-
[20]
Voir Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », art. cit.
-
[21]
Voir ibid.
-
[22]
Voir Béatrice Priego-Valverde, « “C’est du lard ou du cochon ?” : lorsque l’humour opacifie la conversation familière », art. cit., p. 197.
-
[23]
Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour ? », art. cit., p. 32.
-
[24]
John J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative, L’Harmattan, 1989, p. 57.
-
[25]
Voir ibid.
-
[26]
Joseph Dichy, « La pluriglossie de l’arabe », Bulletin d’études orientales (BEO), Tome XLVI, 1994, p. 19-42.
-
[27]
Jacqueline Billiez, Louise Dabène et al., L’insertion des jeunes issus de l’immigration algérienne. Aspects sociolinguistiques, discursifs et socio-politiques, Rapport de recherche, université Stendhal-Grenoble 3, 1988.
-
[28]
Ibid.
-
[29]
John J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative, op. cit.
-
[30]
Carol Myers-Scotton, Duelling languages. Grammatical structure in code switching, Calderon Press, 1993.
-
[31]
Voir ibid.
-
[32]
Voir Jacqueline Billiez, Louise Dabène et al., L’insertion des jeunes issus de l’immigration algérienne. Aspects sociolinguistiques, discursifs et socio-politiques, op. cit., p. 33.
-
[33]
Voir Louise Dabène, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues. Les situations plurilingues, Hachette FLE, 1994, p. 95.
-
[34]
Voir ibid.
-
[35]
Voir Carol Myers-Scotton, Duelling languages. Grammatical structure in code switching, op. cit., p. 131-148.
-
[36]
Voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 2, op. cit.
-
[37]
Voir Carol Myers-Scotton, Duelling languages. Grammatical structure in code switching, op. cit., p. 132.
-
[38]
Voir John J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative, op. cit., p. 73-84.
-
[39]
Ibid., p. 73.
-
[40]
Voir Louise Dabène, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues. Les situations plurilingues, op. cit., p. 95.
-
[41]
Voir John J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative, op.cit., p. 77.
Introduction
1La révolution égyptienne du 25 janvier, symbolisée par la célèbre place Tahrir, ne se termine ni avec le départ de Moubarak le 11 février 2011 ni avec l’investiture de Morsi le 30 juin 2012. En réalité, il s’agit d’un processus révolutionnaire en marche, marqué par l’éveil d’un peuple qui entend faire aboutir ses revendications. Durant deux ans, les manifestations deviennent répétitives et constantes. Entre soulèvements populaires et affrontements violents, le mouvement révolutionnaire continue parmi les masses, qui vivent dans la frustration et descendent dans la rue pour l’exprimer.
2Du point de vue linguistique, c’est une période caractérisée par l’éclatement du discours révolutionnaire. Nous nous intéresserons alors, dans cette recherche, à une structure formelle de ce discours, à savoir les énoncés révolutionnaires ou « l’ensemble des énoncés verbaux scandés par les manifestants ou inscrits sur les banderoles ou les affichettes » [1]. Dans les émeutes égyptiennes, cette forme d’expression traduit la colère, les rêves et les aspirations de la masse qui veut briser les tabous et détruire les murs de silence et ce, par le biais, entre autres, de la transgression langagière. Il s’agira d’analyser comment les manifestants transgressent les codes. La notion de transgression sera le fil conducteur de notre étude.
3Pour ce faire, nous allons analyser un corpus d’énoncés représentatif de cet esprit de la transgression récemment répandu en Égypte, corpus puisé dans la presse électronique égyptienne (El Watan, El fagr, Al wafd, Al masryalyoum, Al ahram), les blogs et les réseaux sociaux et recensant la période allant du 25 janvier 2011 jusqu’au 30 juin 2013 [2]. Cette transgression prend deux aspects : l’humour et l’alternance codique. L’humour exige, entre le locuteur et le destinataire, une sorte de connivence renforcée par l’alternance codique qui permet au destinataire de se sentir impliqué dans le mouvement révolutionnaire. C’est du moins ce que nous tâcherons de vérifier dans notre recherche qui s’intéresse, d’une part, à l’étude du dispositif communicationnel, de la thématique et des caractéristiques de l’acte humoristique et, d’autre part, à l’analyse des motivations et des fonctions de l’alternance codique, pour mettre en exergue les enjeux de la transgression dans le discours révolutionnaire de la place Tahrir.
L’humour dans le discours révolutionnaire égyptien
4Selon Charaudeau [3], l’humour désigne une stratégie discursive qui consisterait, d’une part, à « s’affronter au langage, se libérer de ses contraintes, qu’il s’agisse des règles linguistiques (morphologie et syntaxe) ou des normes d’usage (emplois réglés par les conventions sociales en situation), ce qui donne lieu à des jeux de mots ou de pensée », d’autre part, « à construire une vision décalée, transformée, métamorphosée d’un monde qui s’impose toujours à l’être vivant en société de façon normée résultat d’un consensus social et culturel quant aux croyances auxquelles il adhère » ; dans ce sens, il faut bien appréhender l’acte humoristique comme une façon de transgresser les règles d’un langage, visant à mettre en valeur, d’une manière plaisante, le caractère particulier de quelqu’un ou de quelque chose.
5Grandement apprécié, l’humour des Égyptiens est partie intégrante de leur processus révolutionnaire ; sur la place Tahrir, les pancartes chargées de traits d’esprit et les slogans humoristiques traduisent la colère de milliers de citoyens contre le régime, la police, l’armée, les Frères musulmans, etc.
6Afin d’analyser l’humour dans le discours révolutionnaire égyptien, on se basera sur les travaux de Priego-Valverde [4] et de Charaudeau [5] et ce, pour voir comment la masse égyptienne, par le biais de l’acte humoristique, va tenter de mettre fin aux tabous politiques tout en usant de certains procédés langagiers afin de faire preuve de créativité.
Chute des tabous politiques
7Comme tout fait humoristique, les énoncés de la révolution égyptienne sont des actes de discours qui s’inscrivent dans une situation de communication et qui mettent en scène, en plus du locuteur et du destinataire, un autre protagoniste, « la cible », qui est « ce sur quoi porte l’acte humoristique ou ce à propos de quoi il s’exerce. […] C’est par l’intermédiaire de la cible que l’acte humoristique met en cause des visions normées du monde en procédant à des dédoublements, des disjonctions, des discordances, des dissociations dans l’ordre des choses » [6].
8Signalons que ces énoncés révolutionnaires, à la fois humoristiques et revendicatifs, constituent, selon Maingueneau [7], des sortes de « particitations militantes », ils ne sont pas l’œuvre d’un individu mais des « particitations de groupe » qui impliquent des locuteurs collectifs et visent à la fusion imaginaire des individus dans un locuteur collectif qui, par le biais de son énonciation, confirme l’appartenance de chacun au groupe. À notre sens, l’émetteur de ce message révolutionnaire humoristique accomplit au moins deux actes en parallèle ; d’une part, il fait de l’humour qui vise à produire un effet perlocutoire de complicité et d’amusement, de l’autre, il accomplit des actes de langage à valeur directive qui traduisent ses revendications.
9Le manifestant se donne, par la suite, deux destinataires. D’abord, un complice qui est, en l’occurrence, son concitoyen ; ce complice est alors « appelé à entrer en connivence avec le locuteur, énonciateur de l’acte humoristique […] et à partager la vision décalée du monde que propose l’énonciateur, ainsi que le jugement que celui-ci porte sur la cible. Il est comme un témoin de l’acte humoristique, un destinataire-témoin qui serait susceptible de co-énoncer (phénomène d’appropriation) l’acte humoristique » [8]. L’humour permet ainsi d’unir tout le peuple égyptien contre l’oppression et la domination du régime autocratique, que ce soit celui de Moubarak ou celui de Morsi. Il possède alors une fonction d’unification en favorisant les relations avec autrui puisque les particitations de groupe « permettent de renforcer la cohésion d’une collectivité en l’opposant à un extérieur menaçant » [9].
10L’autre destinataire est un destinataire-victime ; il est à la fois destinataire et cible de l’acte humoristique, un destinataire-cible d’un jugement négatif porté sur lui, comme dans certains actes ironiques [10]. Les énoncés humoristiques de la révolution égyptienne vont contourner les interdits en contestant des valeurs jugées taboues par la culture égyptienne, comme la critique du système politique en vigueur, celle du président de la République ou encore celle de l’armée. D’ailleurs, les transgressions des tabous occasionnent le rire.
11En effet, depuis la révolution de 1952, l’Égypte a été dirigée par des hommes militaires considérés comme des divinités ou des entités omniscientes que les gens n’ont jamais vraiment osé critiquer. Le 25 janvier 2011, les Égyptiens, s’indignant contre les abus des forces policières, la corruption, le manque de liberté d’expression, le chômage, et surtout les conditions de vie déplorables, réussissent à faire tomber le premier tabou, celui du pouvoir incarné par Moubarak ; c’est ce que traduit le choix, dans les énoncés humoristiques, des termes d’adresse. Les pronoms d’adresse (tu, vous, on, il, elle) et les noms d’adresse (anthroponymes ou noms personnels, monsieur, madame, mademoiselle, titres, patronymes, etc.) servent généralement à désigner ou à interpeller l’interlocuteur [11]. Kerbrat-Orecchioni précise que « lorsque plusieurs formes sont déictiquement équivalentes – comme "tu" et "vous" employés pour désigner un allocutaire unique –, elles servent en outre à établir un type particulier de lien social » [12]. Ainsi, dans les énoncés révolutionnaires, le président égyptien n’est plus appelé par le titre [rais] « le président », mais il est interpellé par son prénom (1) accompagné du titre « bey » à valeur ironique ou il est tout simplement désigné par le pronom [ta] « tu » (2) :
13L’emploi du nom personnel ainsi que celui du tutoiement sont une forme de transgression du système appellatif égyptien basé sur le respect et la reconnaissance de la hiérarchie et constituent, par la suite, une grave offense à la face positive de Moubarak. Ceci entraîne donc le renversement des rôles entre le président et la masse sur l’axe vertical de la relation interpersonnelle qui signifie qu’au cours du déroulement de l’interaction, « les différents partenaires peuvent se trouver placés en un lieu différent sur cet axe vertical invisible qui structure leur relation interpersonnelle. On dit alors que l’un d’entre eux se trouve occuper une position “haute”, de “dominant”, cependant que l’autre est mis en position “basse”, de “dominé” » [13]
14Le renversement de Moubarak et de son gouvernement a été favorisé par la dégradation des situations sociopolitique et économique ainsi que par le maintien de la loi d’urgence et les abus des forces policières. Les Égyptiens déçus par les conditions de vie déplorables, la domination des forces de l’ordre, le manque de liberté d’expression et la corruption crient ainsi pendant la révolution du 25 janvier 2011 (3) et (4) :
16D’autre part, après avoir passé des décennies complètement à l’abri de la critique, l’armée égyptienne est désormais la proie des manifestants ; voilà un autre tabou qui tombe : la chute de Moubarak a donné naissance à un nouvel aspect de l’humour, qui consiste à se moquer de l’armée et de ses dirigeants, notamment le maréchal Tantawy, ministre de la Défense pendant le régime de Moubarak et chef du Conseil suprême des forces armées, qui a gouverné le pays après l’éviction de Moubarak et jusqu’à l’élection de Morsi (5) :
18Quant à Morsi et au régime des Frères musulmans, ils ont également été ciblés par les énoncés humoristiques des manifestants. Ayant géré les affaires de l’État d’une façon clanique et autoritaire, les Frères musulmans ont constitué un thème de prédilection pour les manifestants :
20Ainsi, les manifestants ont conservé leur sens de l’humour dans les énoncés révolutionnaires qu’ils scandent contre Morsi notamment après l’annonce le 22 novembre 2012 d’un décret du président sur le renforcement excessif de ses pouvoirs ; ils considèrent que Morsi est, comme tous les Frères musulmans d’ailleurs, un mouton qui ne fait qu’obéir aux ordres de la confrérie (6) ou qu’il est une « roue de secours », pour avoir remplacé, dans les élections, Khairat al-Chater, le grand dirigeant de la confrérie des Frères musulmans, éliminé du fait de son casier judiciaire (7).
21Comme l’énonciation analysée présente deux actes illocutoires ayant deux buts perlocutoires distincts, celui d’amuser et celui d’amener le régime en place à la démission, il faut considérer que le premier de ceux-ci n’est destiné qu’aux autres citoyens tandis que le second s’adresse, en réalité, aux dirigeants du pays.
22L’humour est un phénomène « profondément subjectif » [14] qui n’obtient sa véritable dimension qu’à partir du moment où l’interlocuteur perçoit l’ambiguïté et le double sens. Par conséquent, l’acte humoristique est défini par un certain nombre de caractéristiques qui mettent en évidence le dysfonctionnement de la langue mais aussi la créativité de ses utilisateurs.
Incongruité et créativité
23L’humour se caractérise par les sept traits suivants : l’incongruité, l’ambivalence, l’ambiguïté, la distance, la connivence, la bienveillance, le ludisme, auxquels Priego-Valverde [15] ajoute l’agressivité. Ce qui crée l’humour, c’est l’interconnexion de ces composantes. Le rôle fondamental reste réservé à l’incongruité, qui est étroitement liée à l’ambivalence et à l’ambiguïté.
24Pour Priego-Valverde [16], un énoncé humoristique est fondé sur l’incongruité, procédant par la présence simultanée d’éléments incompatibles qui vont créer un conflit cognitif. Deux éléments permettent de révéler cette incongruité : d’abord, le « connecteur », qui est un terme reliant deux signifiés entre eux, le premier patent et le deuxième latent ; ensuite, le « disjoncteur » vient actualiser le second sens, incongru et humoristique. L’analyse de l’énoncé suivant permet de mieux comprendre le processus :
26Dans cet énoncé (8), l’expression est « le connecteur » qui relie deux isotopies, celle de = « bouteille d’huile » et celle de = « voix d’électeur acheté pas cher », et ce dernier est le sens incongru qui joue le rôle de « disjoncteur » ; on passe avec le même terme d’un registre sérieux à « une seconde isotopie, S2, beaucoup plus surprenante et qui n’a de sens que dans un registre ludique » [17]. Deux caractéristiques complètent alors l’incongruité humoristique : l’ambiguïté qui cause un doute sur le signifié à choisir et l’ambivalence du fait que les locuteurs jouissent du double sens des mots.
27Ces trois caractéristiques sont fortement présentes dans les énoncés révolutionnaires égyptiens. Elles se remarquent, selon nous, à deux niveaux : le premier est celui du passage inattendu de l’arabe standard à l’arabe dialectal ou vice versa, le deuxième est celui de l’ironie.
28Selon Kerbrat-Orecchioni, l’ironie est une forme d’implicite linguistique, où l’implicite représente « ces choses dites à mots couverts, ces arrière-pensées, sous-entendues entre les lignes » [18]. Ainsi, dans l’acte d’énonciation ironique, le locuteur fait appel à la complicité de l’interlocuteur, qui doit découvrir que derrière le dit se cache une autre idée.
29Dans les énoncés révolutionnaires égyptiens, le manifestant utilise des mots ou des expressions ne renvoyant pas au sens explicite et humoristique, mais à un sens plutôt implicite et sérieux qui représente réellement le signifié que veut transmettre le locuteur, « l’interprétation serait alors le produit d’un raisonnement du type : Si X a cru bon de dire Y (humoristiquement), c’est qu’il pensait (sérieusement) Z » [19]. Ainsi, lors des affrontements de la rue Mohamed Mahmoud (le 19 novembre 2011) entre les révoltés et la police, des dizaines de jeunes Égyptiens sont morts asphyxiés ; les manifestants ont alors écrit : « le peuple veut le retour des gaz de l’ancien régime » (9), comme si ces gaz étaient un peu moins toxiques que ceux utilisés à cette époque-là par les forces de l’ordre :
31Cet énoncé (9) est ironique dans la mesure où il se présente comme une appréciation positive dissimulant une appréciation négative [20]. Les manifestants ne veulent évidemment pas être tués par les autorités au moyen de gaz toxiques, mais en même temps, ils réclament l’utilisation des gaz de l’ancien régime. Voilà en quoi consiste l’incongruité : on s’attendait à ce que les manifestants revendiquent la vigilance, mais ils ont fait le contraire afin de dénoncer les excès des forces de l’ordre.
32Au début du processus révolutionnaire égyptien, le régime de Moubarak accusait les manifestants d’être des traîtres qu’on payait par des menus de KFC ; les manifestants répondent alors à cette accusation par les énoncés suivants (10) et (11) :
34Nous constatons, dans ces énoncés, une disjonction volontaire entre ce que pensent les manifestants – le régime nous accuse à tort – et ce qu’ils énoncent ; en d’autres termes, les manifestants disent exprès quelque chose de contraire à ce qu’ils pensent, mais en même temps, ils veulent faire entendre ce qu’ils pensent.
35Selon Charaudeau [21], dans le sarcasme, le rapport entre pensée et dit n’est pas le même que dans l’ironie ; le sarcasme se fonde sur un dit négatif, et insiste sur cet aspect négatif, donc il y a de l’exagération dans ce qui est dit par rapport à ce qui est pensé.
37« Si on demande à l’âne de démissionner, il le fera », « Pars, je cherche refuge auprès d’Allah contre Satan », ont écrit les protestataires sur les pancartes pendant la révolution du 25 janvier, comme si le président Moubarak était plus bête que l’âne, symbole de l’idiotie (12), ou était un diable que seul Allah pouvait chasser (13), ce qui souligne le fait que le régime de Moubarak était un régime résistant, résolu à se maintenir au pouvoir.
38Non seulement l’acte humoristique représente une arme additionnelle dont se servent les masses afin de lutter contre les oppressions et de résister à l’injustice, mais il dévoile le courage et surtout la persévérance des Égyptiens.
39L’interprétation de cette incongruité dépend de deux autres caractéristiques de l’énoncé humoristique, à savoir la distance et la connivence. En effet, pour que l’incongruité devienne humoristique, il faut que le locuteur et l’interlocuteur mettent à distance la réalité sérieuse et les normes qui la régissent, et pour qu’on puisse attribuer le vrai signifié à l’énoncé humoristique, il faut qu’il y ait une connivence entre eux, un partage commun d’implicites et de références socioculturelles [22].
40En fait, l’humour est un phénomène propre à une culture d’un point de vue général. Ainsi, le message de certains énoncés révolutionnaires égyptiens ne peut être décrypté que si le destinataire fait partie ou a une bonne connaissance de la société égyptienne. Citons l’exemple suivant (14) :
42« La lecture pour tous » renvoie à un programme national portant sur les bibliothèques communautaires et dirigé par Suzanne Moubarak, l’épouse du président déchu. Les manifestants ont alors forgé un discours humoristique à partir du slogan de ce programme qui constitue un référent socioculturel commun aux interactants, à savoir le manifestant et son concitoyen. D’autre part, l’énoncé (15) constitue un acte de menace adressée à Moubarak car les habitants de la Haute-Égypte sont réputés durs et violents :
44Le vrai message que veut transmettre le manifestant ne peut donc être décodé que si le destinataire partage avec l’énonciateur des référents socioculturels lui permettant de comprendre les énoncés humoristiques et de ne pas les considérer comme absurdes.
45Bien que l’humour puisse paraître agressif dans la mesure où il peut tourner quelqu’un en ridicule, comme en témoignent les énoncés (6) et (7) par exemple, il est aussi un moyen de marquer la complicité entre les acteurs de la communication. Dès lors, l’humour est essentiellement bienveillant. Ce sont, en fait, les différents jeux de mots auxquels les manifestants ont recours dans leurs énoncés qui donnent à leur discours un aspect ludique et bienveillant et qui témoignent de la créativité égyptienne, mais malheureusement la traduction est parfois incapable de révéler le jeu.
46Nous avons repéré différents types de jeux au sein de notre corpus ; citons à titre d’exemple la cacographie, qui consiste à introduire dans une phrase un mot mal orthographié de la manière la plus amusante possible, comme sur cette pancarte levée par un manifestant lors de la révolution du 25 janvier (16) :
48Nous avons également relevé des cas de calembours, un trait d’esprit fondé, entre autres, sur la paronymie, comme dans l’énoncé suivant (17) :
50Il s’agit d’un vers extrait du célèbre chant des opprimés intitulé « Volonté de Vivre », composé par le poète tunisien Abou Kacem Chebbi en 1933. Le vers original est
52Les manifestants vont alors jouer sur la paronymie entre les deux substantifs [baqar] بقر/قدر [qadar], très proches au niveau du signifiant, mais complètement différents du point de vue du signifié, et ce, afin de ridiculiser les dirigeants autocratiques qui entravent la marche des peuples assoiffés de liberté.
53De même, dans l’énoncé (18), ou « Abou Alaa » est une paraphrase de Moubarak.
55Grâce à la paronymie entre [ġala’] , les manifestants vont communiquer un message sarcastique.
56La polysémie peut également engendrer un calembour (19) :
58Dans ce dernier énoncé, l’humour relève d’un jeu « sur la polysémie des mots qui permet de construire deux ou plusieurs niveaux de lecture » [23]. Dans ce cas, l’ambiguïté est due au choix qui s’offre au destinataire d’opter pour l’un des deux sens d’un même terme, en l’occurrence , qui signifie à la fois dégager et mourir.
59À la première lecture, les jeux de mots créés par les manifestants égyptiens divertissent, mais une deuxième lecture plus approfondie laisse voir que ces jeux sont significatifs. De même, le recours par le manifestant égyptien à l’alternance codique n’est pas gratuit.
L’alternance codique dans le discours révolutionnaire égyptien
60L’alternance codique (AC) est classiquement définie « comme la juxtaposition à l’intérieur d’un même échange verbal de passages où le discours appartient à deux systèmes ou sous-systèmes grammaticaux différents » [24] ; elle peut donc avoir lieu soit entre deux langues différentes, soit entre deux variétés d’une même langue.
61L’alternance codique est perçue comme une pratique langagière déviante qui décrit une transgression du code, dans le sens où le passage d’un code à l’autre est net, entraînant une rupture des règles de la cohésion linguistique [25]. En analysant le discours révolutionnaire égyptien, nous avons remarqué une alternance entre les deux variétés de l’arabe, standard moderne et dialectal. Rappelons que la situation linguistique en Égypte est une situation de « pluriglossie » [26] qui se caractérise par la présence des variétés suivantes :
62- L’arabe classique dit aussi arabe coranique : c’est la langue du patrimoine culturel ancien, celle de la religion et du Coran.
63- L’arabe standard moderne (ASM) : c’est une variante de l’arabe classique, utilisée dans l’enseignement, les médias, la littérature moderne et les discours. Syntaxiquement parlant, l’ordre de la phrase verbale arabe est souvent Verbe-Sujet-Objet (VSO). Quant à la phrase nominale, elle combine deux éléments qui sont : le thème et le propos.
64- L’arabe dialectal (AD) : c’est la langue vernaculaire à laquelle les Égyptiens ont recours dans leurs interactions ordinaires ; c’est le code qui traduit leur univers affectif. Comme il s’agit d’une langue orale, elle n’est pas dotée d’une description systématique de ses divers systèmes phonologique, morphosyntaxique ou autre. Mais d’une manière générale, sa morphosyntaxe est beaucoup plus simple que celle de l’arabe standard et elle obéit à l’ordre des mots suivant : Sujet-Verbe-Objet (SVO). Le système phonologique de cette variété est différent de celui de l’arabe standard, par exemple, l’occlusive sourde [q] de l’arabe standard devient la glottale [‘] en arabe dialectal, les dentales [ð] et [Ɵ] se prononcent respectivement comme des sifflantes [z] et [s], ou [d] dans [diib] « loup » et [t] dans [talg] « glace ».
65Bien qu’on ait mené de nombreux travaux sur l’alternance codique, « l’abondance et la diversité des recherches portant sur ce point n’ont cependant pas encore débouché sur une théorie unifiée du phénomène » [27]. Pour mettre en évidence les caractéristiques de ce changement de code dans le discours révolutionnaire égyptien, nous adopterons, dans notre analyse, une combinaison des modèles de Billiez et al. [28], de Gumperz [29] et de Myers-Scotton [30]. Dans un premier temps, nous ferons la lumière sur les raisons sociopolitiques qui ont poussé la masse égyptienne à recourir à l’alternance codique. Dans un second temps, les enjeux communicatifs de cette alternance codique seront soulignés.
Motivations sociopolitiques de l’alternance codique
66La mise en relief des facteurs ayant motivé l’alternance codique dans le discours révolutionnaire égyptien implique une description morphosyntaxique de cette stratégie. À cette fin, nous allons utiliser le modèle insertionnel de Myers-Scotton [31] – Matrix language frame (MLF) –, qui distingue entre, d’une part, une langue matrice ou une langue de base qui fournit la structure grammaticale des propositions (et, en particulier, tous les morphèmes grammaticaux) et, d’autre part, une langue enchâssée qui est régie par la langue matrice. Le choix d’éléments de la langue enchâssée est essentiellement dû à des besoins d’ordre lexical.
67Les alternances repérées dans notre corpus entre l’arabe dialectal et l’arabe standard sont des alternances codiques intra-actes, c’est-à-dire qui se réalisent à l’intérieur d’un même acte langagier et donnent lieu à deux formes d’alternance : l’alternance unitaire et l’alternance segmentale [32].
68L’alternance segmentale repose sur l’insertion de segments composés à l’intérieur d’un même acte [33]. Dans leur discours révolutionnaire, les Égyptiens passent d’une variété à l’autre en alternant des segments appartenant à l’arabe standard et d’autres appartenant à l’arabe dialectal comme dans (20) :
70Si dans (20), nous constatons que la langue matrice est l’arabe dialectal, qui fournit la plupart des morphèmes, alors que la langue enchâssée est l’arabe standard, représentée par le segment « descends de ta maison », qui respecte le schéma syntaxique de l’arabe standard VSO. Dans l’énoncé (21), il est plutôt difficile de déterminer la langue matrice parce que les deux variétés, l’arabe standard et l’arabe dialectal, offrent un nombre de morphèmes à peu près égal :
72Quant à l’alternance codique unitaire, elle porte sur une seule unité, qui peut être lexicale ou grammaticale [34]. Ces alternances codiques apparaissent massivement dans les énoncés révolutionnaires des Égyptiens et elles concernent pratiquement toutes les parties du discours, par le biais de l’insertion de morphèmes ou de lexèmes en arabe dialectal dans une phrase en arabe standard ou vice versa. Dans l’énoncé suivant (22),
74le substantif dialectal « ma revanche » ( en arabe standard) est inséré parmi des morphèmes appartenant à la langue standard. Notons que se trouve en tête de la phrase nominale la particule « certes » propre à l’arabe standard et portant une confirmation à l’information donnée par la phrase.
75Citons surtout l’insertion, en tête de l’acte, du verbe appartenant à l’arabe standard [Irħal] ou « dégage », dans des énoncés révolutionnaires en arabe dialectal :
77Dans tous ces énoncés (23) (24) (25) et (26), la langue matrice est l’arabe dialectal alors que la langue enchâssée est la langue standard, incarnée par le verbe scandé constamment par la masse lors du soulèvement contre Moubarak et deux ans plus tard, contre Morsi. De plus, les manifestants ne se contentent pas de le répéter, mais par le biais de l’alternance codique, ils attribuent à ce verbe, dans certains cas, les propos les plus aberrants, ce qui rend les énoncés incongrus et humoristiques.
78Il s’agit maintenant de s’interroger sur les raisons qui ont conduit à l’emploi alternatif de l’arabe dialectal et de l’arabe standard dans le discours révolutionnaire des Égyptiens. En effet, l’alternance codique, dans les pratiques langagières des locuteurs, est motivée par plusieurs facteurs. Myers-Scotton [35] distingue ainsi trois maximes principales réglant les choix de code et surtout celui de l’alternance codique :
79- La maxime de choix non marqué : c’est ce qui est imposé par la situation ou les règles de la société dans un contexte bien défini.
80- La maxime de choix marqué : lorsque le locuteur se démarque des règles propres à certaines situations pour faire son choix.
81- La maxime de choix exploratoire : lorsque le locuteur hésite quant au choix linguistique à adopter dans de telles circonstances.
82N’oublions pas que c’est la jeunesse égyptienne instruite qui a commencé le mouvement révolutionnaire, le 25 janvier 2011. Pour faire avancer leurs demandes, les jeunes, respectant les rapports de pouvoir ou les rapports de place [36], ont commencé par utiliser l’arabe standard dans leurs énoncés révolutionnaires, scandés ou écrits. Les appels à la démission du président Moubarak et de son gouvernement s’exprimaient alors d’une manière à la fois catégorique et courtoise, par le biais de la langue standard :
84À peine quelques mois après l’élection du président Morsi, ces mêmes énoncés en arabe standard qui étaient censés chasser du pouvoir le président autocratique Moubarak ont été repris par les manifestants égyptiens, après le célèbre décret du 22 novembre :
86Mais comme le temps passait et que les revendications étaient ignorées, la colère des jeunes, désormais soutenus par tout le peuple égyptien, s’est amplifiée. Les manifestants déterminés à évincer le régime en place vont alors introduire l’arabe dialectal dans leur discours révolutionnaire en langue standard. Ce choix marqué de l’alternance codique devient la seule ressource pour la masse, qui se démarque des normes établies par la société afin d’intimider le régime politique vacillant. La masse réussit ainsi, tout au long du processus révolutionnaire, à renverser la hiérarchie et par la suite, les positions de domination. Désormais, elle occupe la position haute de dominant alors que le régime politique est en position basse de dominé. En fait, le modèle marqué de Myers-Scotton a une seule motivation, à savoir, négocier un changement de la distance sociale entre les participants, soit en la diminuant, soit en l’augmentant [37]. L’option du choix marqué, dans le cas du discours révolutionnaire égyptien, vise ainsi à marquer l’écart entre le président et le peuple qui met en place une procédure d’exclusion, à la fois morale et physique, de ce dirigeant, en lui montrant du mépris dans (29) et (30) :
88D’autre part, le discours en احنا « on », énoncé en arabe dialectal dans (31) et (32), met l’accent sur la subjectivité identitaire des manifestants qui par ce discours chassent, dans (31), les membres du régime autocratique et, dans (32), les membres de la confrérie des Frères musulmans, qui font avantage de la religion :
90L’alternance codique va donc permettre aux manifestants égyptiens d’exclure les dirigeants parce que leurs idées et leurs représentations font qu’on ne peut plus les accepter dans le groupe auquel ils devraient appartenir. Ce phénomène langagier remplit, en outre, certaines fonctions communicatives.
Enjeux communicatifs de l’alternance codique
91Afin de comprendre les enjeux communicatifs de l’alternance codique dans le discours révolutionnaire égyptien, nous allons essentiellement nous inspirer de la liste des fonctions conversationnelles de l’alternance codique proposée par Gumperz [38], qui précise qu’il s’agit d’une « typologie préliminaire commune qui vaut pour chaque situation » [39].
92Dans les énoncés révolutionnaires, les inserts, c’est-à-dire les unités qui n’ont aucune fonction syntaxique, comme les formules d’invocation [40], énoncés en arabe standard dans (33), « Oh mon Dieu, Oh Allah », mettent en exergue la fonction interjective de l’alternance codique :
94À côté de ces formules, nous avons pu relever d’autres interjections, cette fois en arabe dialectal, comme « Ah » (34), qui marque la douleur des Égyptiens :
96D’autre part, nous avons remarqué, dans notre corpus, la présence de certains énoncés à caractère polyphonique où sont emboîtées les voix des manifestants en arabe standard et les voix de ceux dont ils rapportent le discours, notamment les Frères musulmans, en arabe dialectal (35). En effet, l’alternance codique permet de dégager la polyphonie dès lors qu’un code est attribué à chaque voix, contrairement au discours unilingue où toutes les voix adoptent le même code :
98Les passages rapportés ou les discours cités sont ainsi introduits par le verbe de parole قال « dire » en arabe dialectal qui amorce l’alternance dans (36) et (37) :
100L’alternance codique peut également donner lieu à la réitération, cette fonction paraphrastique qui consiste à reformuler ou à traduire en langue L1 un message dit en langue L2 ou l’inverse [41] :
102La foule scande « dégage » ou [Irħal] en arabe standard et le reformule en arabe dialectal afin de clarifier le message et d’assurer sa transmission sur un ton humoristique (38) et (39). D’ailleurs, le marqueur de reformulation paraphrastique « ça veut dire » permet de rendre le sens plus accessible au destinataire.
103L’alternance codique sert aussi à désigner et à cibler un interlocuteur parmi plusieurs afin de lui adresser le message. Les énoncés révolutionnaires (40) et (41) illustrent cette fonction ; dans (40), les manifestants interpellent Morsi par l’appellation populaire « fils de » dans un énoncé où la langue matrice est l’arabe standard, et dans (41), ils interpellent Moubarak par un substantif appartenant à l’arabe dialectal le buté » :
105De même, dans (42), pour designer Moubarak, la masse a recours au nom d’adresse « maître artisan » appartenant à l’arabe dialectal, dans un énoncé entièrement construit selon le schéma morphosyntaxique de la langue standard ; cet énoncé révolutionnaire illustre l’effet qui résulte de l’imbrication de l’humour et de l’alternance codique :
Conclusion
107Révolution et transgression représentent les deux faces d’une même pièce puisque la révolution est un acte transgressif contre un régime politique ayant perdu sa légitimité. Par la suite, se placent sous le signe de la transgression les pratiques langagières des Égyptiens révoltés qui tentent de récupérer leur dignité en se libérant de tous les tabous. Alors que traditionnellement, celui qui transgresse est un être destructeur qui ne respecte pas la règle ou la norme, l’Égyptien en cherchant à s’exprimer d’une manière transgressive, notamment dans les énoncés révolutionnaires, est un être constructeur qui, par le biais de l’humour et de l’alternance codique, a effectué des créations linguistiques particulières.
108Ainsi, durant le processus révolutionnaire, des milliers d’Égyptiens ont forgé un grand nombre d’énoncés qui délégitiment le pouvoir, faisant de l’humour un vecteur de contestation. D’une part, l’incongruité humoristique est assurée par l’ironie et le sarcasme, auxquels les manifestants ont recours afin de critiquer les régimes politiques et l’armée, résistant ainsi au pouvoir d’une manière créative et non violente. D’autre part, la signification des énoncés humoristiques implique une connivence avec le destinataire pour saisir l’implicite dans le discours révolutionnaire. Le manifestant recourt ainsi à des jeux de mots, à la fois amusants et significatifs, qui égaient son concitoyen et lui rend la répression supportable.
109Quant à l’alternance codique entre l’arabe dialectal et l’arabe standard, elle constitue, en tant que pratique langagière déviante, une ressource supplémentaire pour le manifestant, l’aidant à assumer son nouveau rôle, après avoir pris le pas sur le régime en place. Le recours à ce choix marqué a lieu sans que le locuteur ne s’en rende compte, son but essentiel étant de transmettre un certain message revendicatif. D’autre part, dans ce contexte révolutionnaire, l’alternance de code remplit certaines fonctions, en l’occurrence l’interjection, la polyphonie, la réitération et la désignation.
110Somme toute, grâce à son discours révolutionnaire, le peuple égyptien vise à se soustraire non seulement au joug des normes langagières, mais aussi à toute aliénation traditionnelle qu’elle soit linguistique, sociale ou politique.
Annexe : Le corpus
Annexe : Le corpus
Annexe : (Suite)
Annexe : (Suite)
- Billiez Jacqueline, Dabène Louise et al., L’insertion des jeunes issus de l’immigration algérienne. Aspects sociolinguistiques, discursifs et socio-politiques, Rapport de recherche, université Stendhal-Grenoble 3, 1988.
- Chabrol Claude, « Humour et Médias. Définitions, genres et cultures », Questions de communication, 10, 2006, p. 7-17. Disponible en ligne : http://questionsdecommunication.revues.org/7687.
- Charaudeau Patrick « Des catégories pour l’humour ? », Questions de communication, 10, 2006, p. 19-42. Disponible en ligne : http//:www.patrick-charaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour,93.html.
- Charaudeau Patrick, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », in María Dolores Vivero García (dir.), Humour et crises sociales. Regards croisés France-Espagne, L’Harmattan, 2011, p. 9-43. Disponible en ligne : http//:www.patrick-charaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour,274.html.
- Charaudeau Patrick, Maingueneau Dominique (éd.), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil, 2002.
- Dabène Louise, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues. Les situations plurilingues, Hachette, « FLE », 1994.
- Dichy Joseph, « La pluriglossie de l’arabe », Bulletin d’études orientales (BEO), Tome XLVI, 1994, p. 19-42.
- Grinshpun Yana, « Discours manifestant et contestation universitaire (2009) », Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013, [en ligne] http://aad.revues.org/1476 Consulté le 12 février 2014.
- Gumperz John J., Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative, L’Harmattan, 1989.
- Kerbrat-Orecchioni Catherine, L’implicite, Armand Colin, 1986.
- Kerbrat-Orecchioni Catherine, Les interactions verbales, tome 2, Armand Colin, 1992.
- Maingueneau Dominique, « Hyperénonciateur et “particitation” », Langages, 156, 2004, p. 111-126. Disponible en ligne : http//:web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726x_2004_num_38_156_967.
- Myers-Scotton Carol, Duelling languages. Grammatical structure in code switching, Calderon Press, 1993.
- Priego-Valverde Béatrice, « “C’est du lard ou du cochon ?” : lorsque l’humour opacifie la conversation familière », Marges Linguistiques, 2, 2001, p. 195-208. Disponible en ligne : http://www.marges-linguistiques.com.
- Priego-Valverde Béatrice, L’humour dans les conversations familières : Description et analyse linguistiques, L’Harmattan, 2003.
Mots-clés éditeurs : alternance codique, place Tahrir, humour, discours révolutionnaire, énoncé révolutionnaire, transgression
Date de mise en ligne : 01/11/2017
https://doi.org/10.3917/comla.188.0003Notes
-
[1]
Yana Grinshpun, « Discours manifestant et contestation universitaire (2009) », Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013, [en ligne] http://aad.revues.org/1476 (consulté le 12 février 2014).
-
[2]
Webographie consultée du 28 décembre 2013 au 25 février 2014, voir annexe.
-
[3]
Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », in María Dolores Vivero García (dir.), Humour et crises sociales. Regards croisés France-Espagne, L’Harmattan, 2011, p. 9-43. Disponible en ligne : http//:www.patrick-charaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour,274.html, (consulté le 18 mars 2014).
-
[4]
Béatrice Priego-Valverde, « “C’est du lard ou du cochon ?” : lorsque l’humour opacifie la conversation familière », Marges Linguistiques, 2, 2001, p. 195-208. Disponible en ligne : http://www.marges-linguistiques.com, (consulté le 18 mars 2014) ; L’humour dans la conversation familière : Description et analyse linguistiques, L’Harmattan, 2003.
-
[5]
Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour ? », Questions de communication, 10, 2006, p. 19-42. Disponible en ligne : http//:www.patrick-charaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour,93.html (consulté le 5 avril 2014) ; « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », art. cit.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Dominique Maingueneau, « Hyperénonciateur et “particitation” », Langages, 156, 2004, p. 118. Disponible en ligne : http//:web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726x_2004_num_38_156_967 (consulté le 6 avril 2014).
-
[8]
Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », art. cit.
-
[9]
Dominique Maingueneau, « Hyperénonciateur et “particitation” », art. cit., p. 118.
-
[10]
Voir Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », art. cit.
-
[11]
Voir Patrick Charaudeau, Dominique Maingueneau (éd.), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil, 2002, p. 31.
-
[12]
Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 2, Armand Colin, 1992, p. 15.
-
[13]
Ibid., p. 71.
-
[14]
Béatrice Priego-Valverde, L’humour dans les conversations familières : Description et analyse linguistiques, op. cit., p. 14.
-
[15]
Voir Béatrice Priego-Valverde, « “C’est du lard ou du cochon ?” : lorsque l’humour opacifie la conversation familière », art. cit., p. 195.
-
[16]
Ibid., p. 196.
-
[17]
Ibid., p. 196.
-
[18]
Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Armand Colin, 1986, p. 6.
-
[19]
Claude Chabrol, « Humour et Médias. Définitions, genres et cultures », Questions de communication, 10, 2006, p. 10. Disponible en ligne: http://questionsdecommunication.revues.org/7687 (consulté le 30 mars 2014).
-
[20]
Voir Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », art. cit.
-
[21]
Voir ibid.
-
[22]
Voir Béatrice Priego-Valverde, « “C’est du lard ou du cochon ?” : lorsque l’humour opacifie la conversation familière », art. cit., p. 197.
-
[23]
Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour ? », art. cit., p. 32.
-
[24]
John J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative, L’Harmattan, 1989, p. 57.
-
[25]
Voir ibid.
-
[26]
Joseph Dichy, « La pluriglossie de l’arabe », Bulletin d’études orientales (BEO), Tome XLVI, 1994, p. 19-42.
-
[27]
Jacqueline Billiez, Louise Dabène et al., L’insertion des jeunes issus de l’immigration algérienne. Aspects sociolinguistiques, discursifs et socio-politiques, Rapport de recherche, université Stendhal-Grenoble 3, 1988.
-
[28]
Ibid.
-
[29]
John J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative, op. cit.
-
[30]
Carol Myers-Scotton, Duelling languages. Grammatical structure in code switching, Calderon Press, 1993.
-
[31]
Voir ibid.
-
[32]
Voir Jacqueline Billiez, Louise Dabène et al., L’insertion des jeunes issus de l’immigration algérienne. Aspects sociolinguistiques, discursifs et socio-politiques, op. cit., p. 33.
-
[33]
Voir Louise Dabène, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues. Les situations plurilingues, Hachette FLE, 1994, p. 95.
-
[34]
Voir ibid.
-
[35]
Voir Carol Myers-Scotton, Duelling languages. Grammatical structure in code switching, op. cit., p. 131-148.
-
[36]
Voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 2, op. cit.
-
[37]
Voir Carol Myers-Scotton, Duelling languages. Grammatical structure in code switching, op. cit., p. 132.
-
[38]
Voir John J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative, op. cit., p. 73-84.
-
[39]
Ibid., p. 73.
-
[40]
Voir Louise Dabène, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues. Les situations plurilingues, op. cit., p. 95.
-
[41]
Voir John J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative, op.cit., p. 77.