Notes
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[1]
Yves Jeanneret, Penser la trivialité : Volume 1, La vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermès Lavoisier, 2008.
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[2]
Sarah Labelle, « Société de l’information et aménagement documentaire du territoire : entre valorisation et saisie de l’action locale ». Sciences de la société, 75, 2008, p. 138-139.
1 Le savoir d’expert peut se situer entre savoir scientifique et décision politique. Telle est l’une des idées centrales de cet ouvrage collectif, qui rassemble des contributions issues de diverses disciplines (linguistique, analyse de discours, analyse conversationnelle, sociologie, sociologie politique, sciences de l’information et de la communication). Les auteurs analysent tant les spécificités linguistiques et discursives du champ de l’expertise au sein de différents corpus que le statut de l’expert et ses différents rôles, en rapport avec les pouvoirs décisionnaires, la citoyenneté et les médias.
2 L’ouvrage se divise en trois parties. Dans la première partie, qui interroge l’expertise dans le champ des médias, Pierre Lejeune et Aurélie Tavernier s’intéressent à la construction d’un « ethos » d’expert. La deuxième partie (rassemblant les contributions de Caroline Protais et de Laurence Dumoulin) montre que les activités d’expertise sont largement convoquées dans le domaine judiciaire. Les corpus relevant de l’expertise psychiatrique ou les discours controversés sur la responsabilité pénale des malades mentaux sont ici examinés.
3 Enfin, dans la troisième partie, ce sont les liens entre expertise et savoir qui sont questionnés, et cela de différentes manières : à travers la figure de l’expert économique (Frédéric Lebaron), des discours d’experts sur la gestion du risque alimentaire (Anne-Célia Disdier et Valelia Muni Toke) ou encore avec la notion du « savoir d’usage » qui est convoquée dans le cadre de dispositifs de démocratie participative (Marianne Doury et Marie-Cécile Lorenzo-Basson).
4 L’objectif n’est pas ici de résumer cet ouvrage très dense et varié, mais de relever quelques critères qui, malgré l’hétérogénéité des corpus étudiés, apparaissent comme des invariants des discours d’experts. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous relèverons trois marqueurs essentiels.
5 En premier lieu, plusieurs chapitres montrent comment le discours d’expert est empreint de jugement de valeur et d’un jugement moral. Cette dimension est tout particulièrement présente dans le domaine judiciaire. L’expertise peut en effet chercher à défendre l’intérêt collectif et des causes considérées par les experts comme éthiques et justes. À cet égard, Isabelle Léglise et Nathalie Garric rappellent, dès le début de leur introduction, en s’appuyant sur Mouchard (2005), que les mouvements de « contre-expertise » peuvent aussi constituer une arme critique vis-à-vis du pouvoir politique et des institutions, à l’instar de « l’expertise citoyenne ».
6 En second lieu, l’ouvrage collectif entame également une réflexion sur la normativité des discours produits dans le cadre des activités d’expertise. Cette dimension normative peut notamment s’expliquer par le fait que les instances de pouvoir attendent souvent des experts des solutions, du moins des préconisations. Ainsi, la parole d’expert n’est pas uniquement à consi-dérer comme un des « dispositifs d’élaboration du débat public », mais également comme un « argument d’autorité », voire même comme un « discours de prescription ». C’est notamment en ces termes qu’Aurélie Tavernier expose les résultats de son analyse de la parole rapportée du sociologue-expert dans les médias, où ce dernier est par exemple tout particulièrement sollicité pour produire des normes et reconstruire du sens.
7 En troisième lieu, l’étude des différents corpus démontre que le discours d’expert se présente souvent comme un discours savant et que différents types de savoirs peuvent d’ailleurs être convoqués pour l’action (savoirs scientifiques, abstraits, théoriques ou « citoyens »). De surcroît, certains experts peuvent largement profiter d’une incertitude scientifique pour présenter leur discours comme fiable (dans sa prétention à expliquer le réel), alors même « qu’il se fonde sur un état de la connaissance qui est non consensuel et partiel », comme l’observent Anne-Célia Disdier et Valelia Muni Toke à l’égard des discours d’accompagnement de la gestion du risque alimentaire.
8 En somme, par les discours moraux, normatifs et savants qu’ils produisent, les experts peuvent fournir des instruments permettant aux instances du pouvoir de mieux « agir dans un monde incertain », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe. Cela étant, un des enjeux pour les sciences de l’information et de la communication nous semblerait consister à mieux saisir comment ces spécificités discursives peuvent sous-tendre la montée des activités d’expertise et renforcer la reprise des discours d’experts dans l’espace public. Pour ce faire, il pourrait être pertinent de convoquer le concept de « trivialité », au sens d’Yves Jeanneret. [1] Cet axe d’analyse inviterait à examiner par exemple les processus de médiation inhérents à la circulation des discours d’experts dans l’espace public, que l’on peut aussi considérer comme un espace de production de représentations. En effet, les différentes contributions de l’ouvrage occultent relativement la manière dont les « êtres culturels » (notions, valeurs et représentations notamment) qui sont produits par les experts peuvent être appropriés par divers acteurs, en fonction de logiques sociales qui leur sont propres. En particulier, peut-être serait-il judicieux de déplacer le regard sur la dimension politique des « médiations documentaires » [2]. Les rapports d’expertise, marqués par d’importantes injonctions et préconisations des actions qui devraient être réalisées dans les divers champs où interviennent les experts, jouent-ils un rôle dans la socialisation des savoirs d’experts et la circulation triviale de leurs discours dans l’espace public ?
9 Une telle proposition reviendrait, d’une certaine manière, à étudier comment les discours d’experts peuvent participer à rendre certaines thématiques du débat public « triviales ».
Notes
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[1]
Yves Jeanneret, Penser la trivialité : Volume 1, La vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermès Lavoisier, 2008.
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[2]
Sarah Labelle, « Société de l’information et aménagement documentaire du territoire : entre valorisation et saisie de l’action locale ». Sciences de la société, 75, 2008, p. 138-139.