Notes
-
[1]
Reichel Peter, L’Allemagne et sa mémoire, Paris, Éditions Odile Jacob, 1998, p. 56.
-
[2]
C’est l’auteur qui souligne. Georges Didi-Huberman, Images malgré-tout, Les éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2003, p. 226.
-
[3]
Notre traduction. Sam Merill, Léo Schmidt (dir.), A reader in uncomfortable heritage and dark tourism, Rapport de recherche du département de la conservation architecturale de la Brandenburgische Technische Univesität Cottbus, octobre 2008-mars 2009. http://www.urbain-trop-urbain.fr/wp-content/uploads/2011/04/UHDT_Reader-allege.pdf (consulté le 29 décembre 2011).
-
[4]
Brockmann Stephen, Nuremberg: the imaginary capital, Rochester (N-Y), Camden House, 2006, p. 13.
-
[5]
Mainberger Carl, Une Semaine à Nuremberg. Description précise de la ville de Nuremberg et de ses environs, Nuremberg, Riegel et Wiessner, 1838.
-
[6]
Comme le souligne Pierre Monnet, les villes allemandes ont évolué différemment des villes françaises et anglaises au Moyen-Âge. En l’absence de capitale royale forte, se développent « des centres divers se répartissant les fonctions économiques, politiques, religieuses et symboliques au gré des principautés et des régions », desquels Nuremberg fait partie. Pierre Monnet, « L’histoire des villes médiévales en Allemagne : un état de la recherche », Histoire urbaine, 11, 2004-3, p. 133.
-
[7]
Brockmann Stephen, Nuremberg: the imaginary capital, op. cit., p. 33.
-
[8]
Freddy Raphaël, Herberich-Marx Geneviève, « Une ville et les stigmates du passé », Revue des sciences sociales, 16, 1988-1989, p. 103.
-
[9]
http://www.ina.fr/fresques/jalons/fiche-media/InaEdu02028/le-parti-nazi-tient-son-7eme-congres-annuel-a-nuremberg.html (consulté le 29 décembre 2011).
-
[10]
Éric Michaud, « Le nazisme, un régime de la citation », Images Re-vues [En ligne], hors-série 1, 2008, mis en ligne le 21 avril 2011. URL : http://imagesrevues.revues.org/885
-
[11]
Pour une analyse de l’architecture du national-socialisme et une étude concise sur l’investissement architectural du régime nazi à Nuremberg, voir Helmut Weihsmann, Bauen unterm Hakenkreuz. Architektur des Untergangs, Wien, Promedia, 1998.
-
[12]
Il était prévu sur ce site de 11 km2, comprenant un lac et un zoo, six éléments principaux : l’arène de Luitpold, le terrain ou stade Zeppelin, le Champ de Mars, le stade Allemand, la Grande Rue et le Palais des congrès. Comme le souligne Éric Michaud, Albert Speer s’est inspiré du Stade Panathenikon d’Athènes pour le Grand Stade de Nuremberg et l’autel de Pergame pour la tribune Zeppelin. Voir Éric Michaud, « Le nazisme, un régime de la citation », art. cit.
-
[13]
Cité par Miguel Abensour, Albert Speer écrira en 1971 : « On y préparait le premier congrès du parti, désormais parti gouvernemental. Par leur architecture, les décors devaient exprimer une nouvelle puissance du parti victorieux. […] Pour la première fois, je venais d’avoir la révélation du pouvoir magique, du mot architecture dans le régime hitlérien. » Souligné par Miguel Abensour, « Le mal élémental », Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Emmanuel Levinas [1934], Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 1997, p. 26.
-
[14]
Notre traduction. Friederike Hansell, “The integration of nazi perpetrator sites into the German Memorial landscapes”, in Sam Merill, Leo Schmidt (dir.), A reader in uncomfortable heritage and dark tourism, op. cit., p. 251.
-
[15]
Abensour Miguel, « Le mal élémental », art. cit., p. 36.
-
[16]
Raphaël Freddy, Geneviève Herberich-Marx, « Nuremberg pour mémoire », Communications, 49, 1989, p. 204.
-
[17]
Hosch (2005) cité par Friederike Hansell, “The integration of nazi perpetrator sites into the German Memorial landscapes”, art. cit., p. 251.
-
[18]
http://www.museums.nuremberg.de/download/download_dokuzentrum/03_HistoryDocCent_2009.pdf (pages consultées le 30 décembre 2011).
-
[19]
Pour une réflexion sur le nom Centre de documentation, voir Sharon Macdonald, “Undesirable Heritage: Fascist Material Culture and Historical Consciousness in Nuremberg”, International Journal of Heritage Studies, 12(1), 2006, p. 21.
-
[20]
Le Palais des congrès étant en forme de fer à cheval, l’entrée est située sur ce que l’on appelle l’éponge en maréchalerie.
-
[21]
Plaquette du Centre de documentation, juin 2006, obtenue en juin 2008 sur le site.
-
[22]
Notre traduction. Friederike Hansell, “The integration of nazi perpetrator sites into the German Memorial landscapes”, art. cit., p. 261.
-
[23]
Stephen Brockmann, Nuremberg: the imaginary capital, op. cit., p. 298.
-
[24]
Notre traduction. Stephen Brockmann, ibid.
-
[25]
Plaquette du Centre de documentation, juin 2006, obtenue en juin 2008 sur le site.
-
[26]
Sharon Macdonald, “Undesirable Heritage: Fascist Material Culture and Historical Consciousness in Nuremberg”, art. cit., p. 20.
-
[27]
Jean Davallon, L’Exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 24.
-
[28]
Nous soulignons. Marie-Christine Bordeaux, La Médiation culturelle dans les arts de la scène, Doctorat en Sciences de l’information et de la communication, Jean Davallon (dir.), tome 1, 2003, p. 148.
-
[29]
Catherine Coquio, « “Envoyer les fantômes au musée ?”. Critique du “kitsch concentrationnaire” par deux rescapés : Ruth Klüger, Imre Kertész », Gradhiva, 5, 2007, mis en ligne le 15 mai 2010. URL : http://gradhiva.revues.org/735.
-
[30]
Catherine Coquio précise « La référence à Adorno, en pleine inflation des représentations, a accouché d’un autre poncif : dire l’indicible supposait de trouver une forme désignant l’irreprésentable par le vide ». Voir Catherine Coquio, ibid.
-
[31]
C’est l’auteur qui souligne, Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 39.
-
[32]
Ibid., p. 42.
-
[33]
Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 53.
-
[34]
Caroline Guibet Lafaye, « Esthétiques de la postmodernité », Étude réalisée dans le cadre d’une coopération entre l’université Masaryk de Brno (République tchèque) et l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, http://nosophi.univ-paris1.fr/docs/cgl_art.pdf, p. 8 (pages consultées le 2 février 2012).
-
[35]
Rudolf Arnheim, Dynamique de la forme architecturale [1977], Bruxelles, Mardaga, 1995, p. 56.
-
[36]
Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 47.
-
[37]
Rudolf Arnheim, Dynamique de la forme architecturale, op. cit., p. 57.
-
[38]
Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 46.
-
[39]
Elias Canetti cité par Miguel Abensour, idem., p. 47. M. Abensour précise : « L’hypothèse serait donc que l’architecture dans la forme de domination aurait pour tâche d’apporter une “solution”, une réponse à l’aporie de la routinisation du charisma. Comme si l’architecture, par son choix de la grandeur, du monumental, du gigantesque avait pour visée d’immobiliser, de fixer (au sens d’un plan fixe, mais aussi au sens d’une inscription) le charisme du Führer, de retenir cette “qualité insaisissable”, c’est-à-dire défiant la saisie, dans le temps et toujours in statu nascendi. » C’est l’auteur qui souligne.
-
[40]
Ibid., p. 50.
-
[41]
Définition de l’être rivé à partir d’Emmanuel Levinas selon Miguel Abensour : « L’être rivé c’est donc une nouvelle expérience de l’être ou l’être apparaît au Dasein comme un emprisonnement dont –précision essentielle – il s’agit de sortir. Si l’on accorde crédit à notre hypothèse de lecture, l’hitlérisme, de par le primat qu’il attribue au sentiment du corps comme adhérence du moi à soi-même, serait, quant à l’être en commun, et jusqu’à un certain point, l’analogue de cette nouvelle expérience de l’être comme être rivé. », ibid., p. 75.
-
[42]
Ibid., p. 88.
-
[43]
Au sens de muséographie ou de scénographie d’immersion comme Raymond Montpetit ou Florence Belaën ont pu les étudier. Voir Raymond Montpetit, « De l’exposition d’objets à l’exposition expérience : la muséographie multimédia », Les muséographies multimédias : métamorphose du musée, Actes du 62e Congrès de l’ACFAS, 17 mai 1994, université du Québec (Montréal), Québec : Musée de la Civilisation, 1995, pp. 7-14. Voir Florence Belaën, L’Expérience de visite dans les expositions scientifiques et techniques à scénographies d’immersion, Doctorat en Sciences de l’information et de la communication, Daniel Raichvarg et Joëlle Le Marec (dir.), université de Bourgogne, 2002.
-
[44]
Ibid., p. 16.
-
[45]
Yves Jeanneret, « Transparence », La société de l’information : glossaire critique, Paris, La Documentation française, 2005, p. 137.
-
[46]
Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979.
-
[47]
Ivo Kranzfelder, Eward Hopper : 1882-1987. Vision de la réalité, Paris, Taschen, 2006, p. 141.
-
[48]
Ibid., p. 147.
-
[49]
Ibid., p. 150.
-
[50]
Olivier Aïm, « La transparence rendue visible. Médiations informatiques de l’écriture », Communication & langages, 147, 2006. p. 34.
-
[51]
Yves Jeanneret, « Transparence », art. cit., p. 137.
-
[52]
Jean Duvignaud, Lieux et non lieux, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 1977, p. 33.
-
[53]
Les distances seraient également à penser comme « médiateurs culturels et opérateurs de socialisation », pour reprendre une partie du titre du mémoire de Master 2 de Caroline Buffoni. Voir Caroline Buffoni, Les dispositifs proxémiques d’exposition muséale comme médiateurs culturels et opérateurs de socialisation, Master 2 Culture et communication, Jean Davallon (dir.), université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2007-2008.
-
[54]
Martin de la Soudière, « Le paradigme du passage », Communications, 70, 2000, pp. 5-31.
-
[55]
Ibid., p. 5.
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Ibid., p. 8.
-
[58]
Ibid., p. 9.
-
[59]
Ibid.
-
[60]
Ibid., p. 11.
-
[61]
Ibid.,p. 23.
1Le Centre de documentation de Nuremberg, réalisation de l’architecte autrichien Günther Domenig, est situé dans l’ancien Palais des congrès du Parti national-socialiste. Ce centre est composé notamment d’une exposition permanente et d’une passerelle en verre et acier, que l’architecte a conçu comme un symbole de l’opposition à l’architecture massive caractéristique du national-socialisme.
2Ce dispositif architectural donne un sens singulier à la visite de l’ancien Palais des congrès. En effet, Günther Domenig a utilisé la transparence et la métaphore de la traversée pour matérialiser la réflexion que lui a inspirée ce lieu d’histoire et l’héritage, y compris architectural, du national-socialisme. Sa proposition, qui prend la forme d’une flèche-passerelle, instaure une pratique de visite qui questionne fortement l’articulation entre héritage et transmission. Cette réalisation, comme de nombreuses autres réhabilitations architecturales est, ainsi que Peter Reichel l’a montré, exemplaire des hésitations et des contradictions qui travaillent un pays qui tente d’assumer son passé et de transmettre son histoire [1].
3C’est à partir de la problématique de l’héritage et des modalités de sa transmission que nous nous proposons d’étudier le rôle et la fonction de la flèche-passerelle imaginée par Günther Domenig. L’objectif est de questionner la tension provoquée par la présence et la mise en lien, via la passerelle, de deux architectures, l’une construite pour appuyer l’idéologie d’un régime totalitaire, l’autre pour inviter à regarder et à interroger la première. Ceci nous conduira à envisager la dimension médiatrice de l’architecture à travers ce dispositif et à nous interroger sur son importance dans la transmission historique de ce patrimoine. Nous nous demanderons notamment s’il permet, comme l’écrit Georges Didi-Hubermann, « de regarder dans les images ce dont elles sont les survivantes. Pour que l’histoire, libérée du pur passé (cet absolu, cette abstraction), nous aide à ouvrir le présent du temps. » [2]
4Pour ce faire, nous proposons d’analyser le rapport architecture – médiation à partir du dispositif de la flèche-passerelle. Comment, par ce dispositif, l’architecture participe-t-elle, en parallèle de l’exposition permanente, au processus de transmission ? Notre réflexion pose d’une part la question du dispositif architectural en tant que dispositif de médiation et d’autre part celle des pratiques d’investissement et de visite du lieu, induites par le dispositif. Enfin, nous nous interrogerons sur le rapport qu’il instaure avec l’architecture du régime national-socialiste.
De la ville impériale au Centre de documentation sur le national-socialisme
5Afin d’analyser le dispositif architectural conçu par Günther Domenig, il convient de revenir sur l’emprise géographique et idéologique du national-socialisme à Nuremberg. Autrement dit, qu’est-ce qui, dans l’histoire de la ville, a pu conduire le régime nazi à un tel investissement architectural ? Que s’est-il passé ensuite à Nuremberg entre la Seconde Guerre mondiale et la construction du Centre de documentation par G. Domenig ? Comment l’architecte a-t-il finalement investi cet édifice qui fait partie, selon l’expression de Sam Merill et Léo Schmidt, d’un « héritage embarrassant et d’un tourisme sinistre » [3] ?
Le choix de Nuremberg
6En 1219, un édit de l’empereur Frédéric II lie de manière irrévocable Nuremberg aux rois et aux empereurs romains [4]. Du Moyen-Âge jusqu’à l’époque moderne, la ville jouit d’une place singulière : indépendante grâce aux privilèges qui lui sont accordés, elle accueille cependant fréquemment les empereurs [5]. Sa prospérité culmine entre les xive et xve siècles. La ville conjugue excellence artistique, scientifique, essor économique et centre politique [6]. Mais, dès le début du xvie siècle, elle entame son déclin, accéléré par la guerre de Trente Ans [7], et ne retrouvera son dynamisme qu’au xviiie siècle avec l’arrivée du chemin de fer, qui facilitera son industrialisation.
7En l’associant au Saint Empire romain germanique, le national-socialisme a investi Nuremberg comme « capitale idéologique » du Troisième Reich. Comme le soulignent Freddy Raphaël et Geneviève Herberich-Marx, le régime nazi « a délibérément exalté le souvenir de la grande cité artisanale et commerçante du Moyen-Âge, et oblitéré l’existence de la métropole industrielle qui s’est développée hors les murs » [8]. Plus précisément, le nazisme a construit « le mythe d’un passé magnifié ». Par exemple, le 10 septembre 1935, le bourgmestre de Nuremberg remet à Hitler une copie de l’épée de Charlemagne avant que celui-ci assiste à la parade militaire dans le stade [9]. Plus globalement, Hitler revendique, selon Éric Michaud, l’héritage « de l’historia magistra vitae des Grecs et des Romains » [10]. En 1927 et 1929, le régime nazi organise ses deux premiers congrès à Nuremberg. De 1933 à 1938, les congrès s’annualisent et se déroulent sur une semaine. Moments singuliers et grandiloquents, ils servaient à manifester par une propagande esthétisante et glorifiante [11] le pouvoir du régime nazi au monde entier. Le 15 septembre 1935, les lois de Nuremberg y seront promulguées.
8Albert Speer, architecte d’Hitler, dessine pour la ville un plan [12] comprenant des bâtiments ainsi qu’un théâtre, des édifices aux proportions et formes imposantes [13]. Les travaux débutent en 1934 et s’arrêtent, inachevés, à la fin de l’année 1942. Débuté en 1935, d’après les plans des architectes Ludwig et Franz Ruff, le Palais des congrès, en forme de fer à cheval, est basé sur le modèle du colisée à Rome. Il était conçu pour recevoir entre 40 000 et 50 000 personnes lors du discours annuel d’Hitler. Bien que les travaux aient été interrompus en 1939, le Palais est un bâtiment monumental de 275 mètres sur 265 et d’une hauteur de 57 mètres.
9Friederike Hansell souligne que, par l’architecture, le national-socialisme a cherché à « créer une renaissance culturelle et spirituelle de l’Allemagne ». À ce titre, elle est considérée comme une forme de propagande érigeant des bâtiments basés sur le style de l’architecture néoclassique de l’époque wilhelminienne. L’architecture nazie repose sur deux mythes à la base du Troisième Reich : « le mythe du Führer, envoyé par la providence comme le sauveur national, et le mythe d’une Volksgemeinschaft, une communauté des nations fondée sur des expériences et des sentiments collectifs euphorisants » [14]. Pour reprendre Miguel Abensour, l’architecture est constitutive du national-socialisme ; il écrit : « L’architecture apparaît donc comme un moment et comme un dispositif fondamental de l’organisation des masses par l’institution d’un espace sacré, magique, structuré d’une manière spécifique et donc comme une pièce constitutive de cette forme de régime » [15]. Sans vouloir réduire l’importance du lien entre architecture et régime national-socialiste, F. Raphaël et G. Herberich-Marx soulignent l’importance du « décor qui a joué un rôle essentiel dans l’esthétisation de la politique » [16].
De la chute du régime à l’investissement mémoriel du site
10À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le centre-ville médiéval est en ruine après les bombardements de 1945. Seuls le palais de justice – où se déroule le procès des principaux dirigeants du régime nazi – la prison, l’hôtel de ville et le Grand Hôtel sont utilisables. Comme le souligne Friederike Hansell, citant Hosch, en 1945 une résolution des alliés prévoyait la destruction de tous les bâtiments, emblèmes et signes du national-socialisme [17]. Le manque de moyens en a empêché la mise en œuvre ; ainsi, à Nuremberg, seules les croix gammées ont été retirées du stade Zeppelin. Par la suite, le site des congrès du parti a été utilisé comme camp pour les déplacés et réfugiés d’Europe Orientale jusqu’en 1960 et comme camp d’entraînement par l’armée américaine. Le lieu est aussi utilisé pour de grands rassemblements (marchés aux puces, rallyes de mai, concerts de rock, rassemblements religieux, courses de voiture) jusqu’en 1992.
11Après la Seconde Guerre mondiale, le bâtiment du Palais des congrès a servi d’entrepôt (ce qui est toujours le cas pour une partie). D’importantes discussions ont eu lieu pour réfléchir à l’utilisation qui pouvait en être faite compte tenu de sa signification historique. À partir de 1985, l’exposition provisoire « Fascination et violence – Nuremberg et le national-socialisme » est installée dans la salle située sous la tribune Zeppelin. La ville lance officiellement une réflexion sur l’héritage architectural du nazisme. Par la suite, en 1988, un colloque intitulé « Le patrimoine – composer avec l’architecture nazie » est organisé par la ville. La CSU puis le SPD préconisent une extension de l’exposition en cours et la construction d’un musée de l’histoire contemporaine [18]. À l’automne 1991, le Groupe du Palais des congrès recommande l’installation d’un Centre d’information du site des Congrès du Parti nazi en complément de l’exposition permanente. C’est en 1994 qu’est lancée l’idée de la création, dans l’aile nord du Palais, du Centre de documentation. En 1998, l’architecte autrichien Günther Domenig gagne le concours. Le Centre de documentation [19] est inauguré le 4 novembre 2001.
12L’entrée du Centre de documentation est située à l’une des extrémités du Palais des congrès [20], en face d’une voie de circulation, et ne rend pas compte du gigantisme du bâtiment intégré dans le site des Congrès du Parti nazi. Le lieu a pour objectif d’informer « sur l’histoire des congrès du NSDAP (Parti nazi), sur les rituels d’endoctrinement et sur la propagande nazie » [21]. Il comprend une exposition permanente sur 1 300 m2 intitulée « Fascination et terreur », portant sur les causes, le contexte et les conséquences du régime national-socialiste, un espace destiné aux expositions temporaires, un forum éducatif, proposé aux scolaires et aux adultes, et une librairie. À ce titre, le Centre de documentation cohabite donc avec un bâtiment érigé pour manifester « le pouvoir de séduction de l’idéologie nazie » [22]. Friederike Hansell rappelle de cette façon que, s’il existe de nombreux lieux représentant la monstruosité du régime nazi comme les camps de concentration et les mémoriaux, en revanche, rares sont les lieux de vie de ce pouvoir qui ont fait l’objet d’un investissement mémoriel. Dans le cadre d’une réflexion sur ce qu’il nomme les « lieux du mal », Hansell propose deux angles de perception des sites emblématiques du national-socialisme. Ils sont en premier lieu les signes d’une volonté d’inscription et de stabilisation du régime nazi. Mais ils sont aussi le reflet « des peurs et des faiblesses de la société d’aujourd’hui à faire face à son passé ». La question posée par Hansell et plus généralement par le travail de Sam Merill et Leo Schmidt est celle de l’investissement social de ces lieux et de la possibilité de les transformer en patrimoine historique et touristique.
Figure 1 : Vue sur la façade du Centre de documentation
Figure 1 : Vue sur la façade du Centre de documentation
14Le musée construit par Günther Domenig coexiste avec le lourd passé du site des Congrès du Parti nazi. Son architecture revendique une forte dimension médiatrice. Questionner cette réalisation nous permettra de saisir le sentiment d’expérimentation et de voyage dans le temps au cœur de la période nazi que la visite du Centre de documentation a provoqué chez Stephen Brockmann [23].
Le dispositif architectural comme médiation
15L’architecture du national-socialisme est marquée par la pierre, matériau associé à des dimensions colossales et écrasantes. Si Hitler la considérait comme « l’expression dans la pierre de la puissance et de la grandeur allemande » [24], Stephen Brockmann rapporte la vision opposée, portée dans la seconde moitié du xxe siècle ; en 1963, Alexander Kluge a utilisé le qualificatif de « testaments dans la pierre », soulignant ainsi sa présence implacable et aliénante. Le travail de Günther Domenig, inscrit dans le postmodernisme, renverse et s’oppose à l’architecture du national-socialisme incarnée par le Palais des congrès. Deux architectures coexistent donc en ce lieu et la seconde est là pour questionner la première.
16L’originalité du travail de l’architecte repose sur l’appropriation et la réutilisation de l’architecture du Palais des congrès. Le Centre de documentation est totalement intégré spatialement au Palais des congrès (si bien que parfois l’architecture de Domenig semble presque absente, notamment par exemple dans l’exposition permanente), mais il est aussi en totale contradiction avec son architecture, et s’en trouve donc formellement disjoint. Cet antagonisme est rendu particulièrement visible à l’intérieur du Centre de documentation par les matériaux employés par l’architecte (le béton, le fer et le verre) et les dispositifs architecturaux de visite. Un des éléments forts de la construction de G. Domenig est une « flèche-passerelle » décrite de la façon suivante : « La structure moderne du Centre de documentation traverse le cœur du Palais des congrès, côté nord, comme une flèche de verre et d’acier. C’est ainsi que symboliquement et matériellement elle brise l’architecture nazie. » [25] Si extérieurement l’on perçoit une flèche traversant le bâtiment (cf. figure 1), en revanche c’est sous la forme d’un tunnel de verre et d’acier que le visiteur la pratique (cf. figure 2). L’architecture de Domenig ne trouble pas le bâtiment construit à l’origine et ne met pas en scène la visite, elle l’accompagne. La passerelle semble comme en suspension dans cette salle de brique. Cette imbrication place le visiteur à distance, tout en lui donnant une visibilité totale sur l’ensemble du bâtiment. Il va donc découvrir l’architecture national-socialiste tout en n’étant ni tout à fait dedans ni tout à fait en dehors.
Figure 2 : Vue de l’accueil du Centre de documentation sur la structure en forme de flèche-passerelle qui traverse une des ailes du Palais des congrès
Figure 2 : Vue de l’accueil du Centre de documentation sur la structure en forme de flèche-passerelle qui traverse une des ailes du Palais des congrès
18Pour résumer le projet, Sharon Macdonald y voit deux métaphores : celle de la transparence et celle de la profanation. L’objectif de l’architecte était de casser la monumentalité du bâti et la dureté de sa géométrie. En changeant radicalement le point de vue du visiteur par l’ajout d’une flèche qui transperce le bâtiment, l’architecte participe activement à sa contestation [26]. C’est en considérant ce projet architectural comme élément de médiation que nous aimerions questionner les modalités de cette contestation.
La flèche-passerelle comme dispositif architectural de médiation
19Envisager la flèche-passerelle comme dispositif architectural de médiation selon la perspective pragmatique développée par Jean Davallon [27] « permet de prendre en compte les objets, les comportements, les interactions, bref de s’intéresser à la matérialité des médiations » [28]. En ce sens, l’architecture de Domenig donne à voir et à pratiquer un lieu d’histoire et souligne, de fait, l’importance de sa prise en compte au même titre que la muséographie et la scénographie dans la transmission de l’histoire. L’enjeu est alors de justifier cette affirmation en analysant les implications communicationnelles d’une telle prise de position architecturale.
20Le travail de Domenig s’inscrit dans des principes architecturaux identiques à ceux employés par Peter Eisenmann pour le Mémorial juif de Berlin, par Daniel Libeskind pour le Musée juif à Berlin ou encore pour les mémoriaux de Jochen Gerz. Notre visée n’est cependant pas ici d’analyser la représentation du « dictum adornien » [29], traduit par une esthétique négative que Catherine Coquio évoque par l’expression « l’anéantissement par le vide » [30]. Si le musée est, par essence, un lieu de médiation, l’hypothèse de l’architecture comme médiation invite à interroger les dispositifs élaborés dans une perspective communicationnelle. Autrement dit, sans nier que l’architecture de Domenig s’inscrive dans cette ligne, nous nous intéresserons plutôt à la signification que peut prendre son travail en tant que proposition d’investissement et de visite du lieu.
21Miguel Abensour souligne l’intérêt de l’hypothèse d’Elias Canetti selon laquelle « l’organisation des masses, leur animation est la médiation réelle entre architecture et domination totalitaire » [31]. Plus précisément, selon M. Abensour, « Canetti renforce cette hypothèse de la médiation par l’affirmation d’une relation entre le type d’animation et le type d’édifice, comme si tel type d’édifice était destiné à susciter telle forme d’animation » [32]. La réflexion à mener est alors d’interroger la flèche-passerelle de Domenig comme double médiation imbriquée : médiation « muséale » par un format de visite imposé au visiteur (qui correspondrait à un type d’animation) et médiation architecturale de la construction de Ludwig et Franz Ruff.
22Ce dispositif de médiation interroge le sens de l’espace de l’architecture du national-socialisme. Lorsqu’E. Canetti envisage la masse défilant et assistant aux fêtes du régime comme la médiation entre architecture et régime totalitaire, M. Abensour va plus loin dans son analyse et montre comment les articles d’Albert Speer, à propos des fêtes du régime, réduisent le peuple à une fonction de support, voire de matériau [33]. De ce point de vue, le dispositif architectural de G. Domenig s’oppose radicalement au projet initial d’Albert Speer et de Ludwig et Franz Ruff. La pratique de visite proposée n’opère pas par compacité, pour reprendre le sens de la thèse de M. Abensour sur l’architecture des régimes totalitaires, mais à l’inverse par individualisation. Ainsi, le regard sur l’espace produit par le dispositif architectural de Domenig questionne l’architecture du Palais des congrès parce que l’individualisation, associée à la transparence et à la traversée, en contredisent le sens. D’une part, le dispositif de la flèche-passerelle s’inscrit dans le courant architectural postmoderne qui vise, pour reprendre Caroline Guibet Lafaye, à produire « un espace complexe, fragmenté et ambigu, où l’on joue avec l’illusion, les effets de contre-jour, de perforation, de prolongement illusoire » [34]. D’autre part, il immerge chaque visiteur individuellement en le sollicitant corporellement.
Dynamique du dispositif
23Rudolf Arnheim parle de « la dynamique de la perception visuelle » d’un bâtiment [35]. Cette dynamique renforce la perception des formes constitutives de cet espace. La flèche-passerelle traverse l’aile nord du Palais des congrès. Ce dispositif architectural, marqué par la traversée et l’horizontalité, se confronte avec l’architecture de la pièce traversée, conçue au départ pour donner le sentiment d’un espace statique, massif, d’une grande hauteur et de ce fait quasi immuable. Comme l’écrit M. Abensour « […] il s’agit bien […] par une architecture totalitaire, instituant des espaces totalitaires, de fixer dans la rigidité, dans la massivité de la pierre, la fulguration vertigineuse, hypnotique du leader charismatique pour figurer, sous le signe de l’enthousiasme, l’alliance fusionnelle du Führer et du “peuple racial” » [36]. Les colonnes associées au volume de la pièce participent activement au sens produit par cette architecture totalitaire. Les longues colonnes exercent une double pression : vers le haut et vers le bas, et donnent ainsi « une impression de liberté exaltante, de victoire sur l’oppresseur » [37]. Cette description d’une dynamique des formes architecturales ne se base pas sur un type d’architecture en particulier. Pour saisir le sens produit par l’association entre colonne longue et linéaire et grandeur de l’espace dans le cadre du régime national-socialiste, Elias Canetti, comme le souligne Miguel Abensour, relève le « caractère “égyptien” » [38] de l’architecture totalitaire, par la volonté d’Albert Speer de construire des édifices « qui devaient en reprendre la grandeur et la durée » [39]. À l’opposé, la flèche-passerelle domine la salle du Palais des congrès ; elle est située sur un plan horizontal, en hauteur et casse a priori le symbolisme des plans de Ludwig et Franz Ruff. Circuler en surplomb invite à prendre du recul. In fine, la réflexivité apparaît comme le mode de pratique proposé au visiteur. Elle se traduit de deux façons : par la prise de distance et par le déplacement transversal du visiteur.
24Ce dispositif interroge donc l’architecture du national-socialisme à travers deux dynamiques : le sens de l’espace, nous venons de le voir, et le rapport du corps à l’architecture. Comment G. Domenig interroge-t-il, par cette architecture, l’« expérience singulière de l’espace » instituée par le national-socialisme et relevée par M. Abensour [40] ? La réponse se situe dans le renversement du rapport au corps institué par le dispositif architectural de médiation. Saisissant l’expression « l’être rivé » [41] d’Emmanuel Levinas, M. Abensour interroge le mode d’être en commun de l’hitlérisme, soit « comme être rivé, comme emprisonnement, dont il ne s’agit pas de sortir, enchaînement auquel il s’agit de s’enchaîner, au nom d’une identité massive, brutale, sans faille ni amorce de dualité. Un peuple, presque en son entier, cloué au sol, attaché, retenu par les liens du sang […]. » [42] Dans cette perspective, qui prolonge la thèse d’E. Canetti, le dispositif architectural de médiation de G. Domenig semble renverser complètement le rapport de l’être à l’espace et, ce faisant, au politique. Il vise à opposer l’expérience individuelle du visiteur à la masse faisant corps dans les fêtes du régime.
La flèche-passerelle comme expérience de visite
25La flèche-passerelle, en tant que dispositif architectural de médiation, est basée sur deux métaphores : la transparence et la traversée. Ces deux propositions visent à interpeler les visiteurs en jouant sur la dimension à la fois spatiale et corporelle de la visite. La proposition de Domenig marque son rapport étroit à la transparence, notion prégnante en sciences de l’information et de la communication, qui prend ici une dimension propre. Par ce matériau, la pièce du Palais des congrès est donnée à voir ; elle est également donnée à pratiquer selon un mouvement horizontal et directif. Le visiteur la traverse de part en part.
La transparence pour ouvrir le regard
26Par le principe de transparence, le visiteur est immergé dans une salle conçue pour et par le régime national-socialiste. Au contraire du principe d’immersion étudié habituellement en muséologie [43], le visiteur se trouve hors de l’exposition. On pourrait penser qu’il n’évolue pas dans un monde scénographiquement élaboré [44]. Cependant, il s’agit bien d’une expérience de visite et c’est justement la transparence qui organise la confrontation au bâti nazi.
27Le verre laisse voir ce qui se trouve sous la passerelle, une salle du Palais des congrès. L’espace est vide, hormis une maquette posée au sol représentant le bâtiment. Quelques projecteurs dirigés vers les éléments architecturaux les plus marquants éclairent le lieu et donnent au visiteur une idée de l’ampleur de la construction. Quand la transparence offre la promesse de tout montrer et de tout dire, la fermeture de cette pièce à la lumière extérieure la contrebalance. Comme le souligne Yves Jeanneret, la métaphore de la transparence « appelle évidemment ses contraires : le secret y prend la forme de l’obstacle, de l’opacité » [45]. L’opacité se traduit de deux façons. D’une part, la pièce traversée par la flèche-passerelle est fermée, en tant qu’espace clos sans fenêtre. D’autre part, la flèche-passerelle est située après l’exposition permanente. Elle ramène le visiteur vers l’entrée du Centre de documentation. Ce dispositif de visite est donc, en principe, le dernier temps de confrontation du visiteur avec le Palais des congrès. Or, aucun document n’informe le visiteur sur le rôle initial de la pièce, dans le cadre du Palais, ou ne présente les principes sur lesquels reposait l’architecture du national-socialisme. En ce sens, il y a opacité sur ce qui est perceptible et se transmet au présent de la confrontation. L’opacité opère alors par manque de médiation.
28Ivo Kranzfelder interroge la parenté entre Les tyrannies de l’intimité de Richard Sennett [46] et les peintures d’Edward Hopper. Il souligne la traduction de la pensée de Sennett dans la peinture d’Hopper, Sennett ne s’y référant pourtant pas [47]. Le constat de R. Sennett, d’un double mouvement de repli dans la sphère privée et d’ouverture par destruction de la sphère publique, se visualise dans le travail pictural d’Edward Hopper par le sens donné à la notion de proximité. De la même façon, la flèche-passerelle (voir figure 2) questionne cette dimension éclairée par les liens établis par Ivo Kranzfelder entre les peintures d’Edward Hopper et l’ouvrage de R. Sennett : « le verre s’impose comme l’élément dominant de Oiseaux de nuit. Malgré sa transparence, il sépare, relie par l’optique et isole en même temps ; il se prête parfaitement à la transposition en peinture du postulat de Hopper selon lequel il est très difficile de peindre en même temps un intérieur et un extérieur. » [48] Le verre, marqué par le principe de transparence, ouvre l’espace à la vue, tout en le questionnant. Comme dans Oiseaux de nuit, il n’y a pas d’intrigue, seulement « une situation, un instantané » [49]. La pièce et l’architecture de Domenig n’ont pas été traitées scénographiquement, Olivier Aïm souligne justement que « l’écriture de la transparence est une écriture du “tel quel” » [50]. Le dispositif architectural donne un accès immédiat et sans truchement à la salle du Palais des congrès. Le dispositif architectural dénonce donc sans fard l’idéologie du régime national-socialiste, producteur et consommateur de cette architecture.
Le verre comme matériau : contraindre le déplacement
29Pourtant, le verre, comme matériau, structure l’espace de visite et contraint le déplacement du visiteur dans la flèche-passerelle. Seul le regard est en mesure de dépasser cette contrainte physique pour éprouver l’architecture du bâtiment. Le visiteur est ainsi relié par contact visuel au Palais des congrès mais isolé par la structure en verre et acier. Le cadre fixé et les bornes imposées par les parois de verre, contraignent la visite et se présentent comme un second « principe » du verre, « l’obstacle » évoqué par Yves Jeanneret [51]. Elles imposent un mode d’être au visiteur qui peut regarder sans toucher. Une relation particulière s’établit via le dispositif : être tout à la fois proche et loin. Dualité de rapport au lieu imposée par le dispositif qui questionne l’être-là. D’une part la flèche-passerelle est située en hauteur ; de cette façon le visiteur est mis dans une position réflexive, comme si prendre de la hauteur physiquement engendrait une prise de hauteur symbolique. D’autre part, la transparence offre une impression de proximité immédiatement annulée par l’enclosure en verre du dispositif. Le dispositif de médiation joue avec la trace. Il donne l’impression de la livrer au visiteur tout en bloquant simultanément son accès. Réfléchissant sur la confrontation entre le huis clos de la ville et le rapport à l’espace du nomadisme, Jean Duvignaud souligne combien la « dialectique du rempart […] borne, éloigne, efface et concentre. L’enclosure n’est pas un bornage. Elle fixe une autre expérience de la vie, et la densité sociale façonne un monde que ne connaît pas le monde nomade. » [52] Le rempart modifie le rapport de l’homme à l’espace. L’enclosure de la flèche-passerelle interroge alors le rapport induit à l’architecture du Palais des congrès. L’impossibilité de pratiquer les « lieux de l’espace », comme le dirait J. Duvignaud conduit à « muséifier » l’architecture du Palais par la mise à distance. Parallèlement, la mise à distance conduit aussi à la prise de recul, à la réflexion.
30L’usage du verre, nous l’avons vu, induit un double rapport à la pièce du Palais des congrès : une implication directe par une visibilité « totale » sur la pièce et une mise à distance par le verre comme matériau. En l’associant à une vue surplombante, G. Domenig introduit dans son dispositif un autre questionnement sur la distance du visiteur à cette architecture. Si la visibilité pourrait laisser conclure à l’instauration d’une proximité, le verre, opérant comme barrière, enferme le visiteur dans la pratique de la seule flèche-passerelle. Une dynamique opposée agit sans cesse dans ce dispositif qui, tout à la fois, ouvre et ferme l’espace de pratique [53]. L’ouverture par la transparence est accessible au regard, à la contemplation, la fermeture agit sur le corps du visiteur contraint d’évoluer en se déplaçant dans la passerelle sans détour possible.
La traversée comme processus
31La contrainte de déplacement du visiteur produit une traversée. Elle convoque ce que Martin de la Soudière appelle « le paradigme du passage » [54], dimension épistémologique d’un rapport à. Elle fait ici écho à la traversée comme pratique d’expérience contemporaine. Cette dimension, liée à la transparence, est une autre manière de pratiquer l’espace et de provoquer un regard contemporain sur l’architecture du régime national-socialiste. Martin de la Soudière écrit justement : « Tiré de “pas”, passus en latin, “passage” désigne le déplacement, l’acte de se déplacer. Une marche vers ailleurs (à côté, là-bas, plus loin, plus haut…), une enjambée, un cheminement, un processus de transformation en train de s’opérer, et non déjà effectué ; en même temps que le lieu où s’effectue ce processus, sa trace ou son support, que ce soit au sens morphologique, spatial, géographique ou bien métaphorique. » [55]
32La pratique de la traversée demande également le déplacement du regard. L’idée est de faire bouger les points de vue habituels, de provoquer les comportements attendus. Si le visiteur se trouve au cœur d’une pièce conçue pour le régime nazi, il ne l’appréhende pas comme il aurait pu s’y attendre et doit se départir des codes de visite de patrimoine usités jusqu’alors. Associer hauteur, transparence, enclosure et traversée provoque des mouvements contraires : voir tout mais de loin, en hauteur et selon une progression linéaire. Le jeu semble finalement se dérouler à partir des dichotomies proche/loin, dedans/dehors. La forme du dispositif induit une position claire du visiteur : il voit facilement, tout, de loin et en hauteur. En revanche, le verre, par la transparence, et la traversée, qu’induit la passerelle, bougent les lignes sur un plan cognitif. C’est finalement par le « tout voir » en hauteur qu’est induite la réflexion sur l’architecture du national-socialisme ou, pour poursuivre avec la seconde acception du passage relevée par M. de la Soudière, « c’est là où s’inscrit, et s’écrit, le changement, ce qui le donne à voir et à penser [56] ».
33De fait, le dispositif architectural de médiation est, en tant que passage, un « processus » [57], il « contient l’idée de mue, de mutation, de métamorphose » [58]. Ce processus conduit à une transformation et donc potentiellement il « inclut l’idée de renouvellement de soi et d’ouverture à l’autre, de disponibilités » [59]. Le dispositif architectural de médiation de G. Domenig incline le visiteur à ouvrir son esprit, à évoluer dans ses conceptions. Pour autant, le passage n’est pas aisé, puisque comme le souligne Louis Marin : « Les passages sont des lieux dangereux peut-être parce que ce ne sont pas des lieux mais des espaces de déplacement, des traversées. Ils ne sont repérables qu’à partir de ce qu’ils ne peuvent être, le point de départ et le point d’arrivée. » [60]
34Pour conclure, l’intention de ce travail était, à partir du dispositif architectural de la flèche-passerelle, construit dans l’ancien Palais des congrès du Parti nazi, d’en étudier le potentiel de médiation. Assez clairement, les modalités du dispositif, la transparence, la traversée, la prise de hauteur et l’enclosure s’amalgament et se contredisent par les dichotomies suscitées par la pratique de visite. Cette traversée est une trouée du Palais des congrès : transpercé de part en part par la flèche-passerelle, le bâtiment de Ludwig et Franz Ruff apparaît comme faillible, destructible. Ce dispositif architectural de médiation parvient à contrer et abolir l’intention d’éternité portée par l’architecture du régime national-socialiste.
35Pourtant en tant que dispositif matériel, il est de ceux, selon Martin de la Soudière, « qui favorisent, président ou aident au passage » [61]. Il remplit un rôle de médiation en association avec l’exposition permanente et les programmes éducatifs proposés au Centre de documentation. Toutefois, la médiation, sans parole et sans écrit, aboutit-elle toujours à ses objectifs ? Même si les visiteurs du Centre de documentation sont probablement déjà, avant la visite, dans une démarche réflexive sur les dangers des régimes totalitaires, jusqu’à quel point sont-il préparés à la pratique de la flèche-passerelle ? Et de ce fait, peuvent-ils en saisir la portée et la complémentarité avec l’exposition permanente ?
Notes
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[1]
Reichel Peter, L’Allemagne et sa mémoire, Paris, Éditions Odile Jacob, 1998, p. 56.
-
[2]
C’est l’auteur qui souligne. Georges Didi-Huberman, Images malgré-tout, Les éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2003, p. 226.
-
[3]
Notre traduction. Sam Merill, Léo Schmidt (dir.), A reader in uncomfortable heritage and dark tourism, Rapport de recherche du département de la conservation architecturale de la Brandenburgische Technische Univesität Cottbus, octobre 2008-mars 2009. http://www.urbain-trop-urbain.fr/wp-content/uploads/2011/04/UHDT_Reader-allege.pdf (consulté le 29 décembre 2011).
-
[4]
Brockmann Stephen, Nuremberg: the imaginary capital, Rochester (N-Y), Camden House, 2006, p. 13.
-
[5]
Mainberger Carl, Une Semaine à Nuremberg. Description précise de la ville de Nuremberg et de ses environs, Nuremberg, Riegel et Wiessner, 1838.
-
[6]
Comme le souligne Pierre Monnet, les villes allemandes ont évolué différemment des villes françaises et anglaises au Moyen-Âge. En l’absence de capitale royale forte, se développent « des centres divers se répartissant les fonctions économiques, politiques, religieuses et symboliques au gré des principautés et des régions », desquels Nuremberg fait partie. Pierre Monnet, « L’histoire des villes médiévales en Allemagne : un état de la recherche », Histoire urbaine, 11, 2004-3, p. 133.
-
[7]
Brockmann Stephen, Nuremberg: the imaginary capital, op. cit., p. 33.
-
[8]
Freddy Raphaël, Herberich-Marx Geneviève, « Une ville et les stigmates du passé », Revue des sciences sociales, 16, 1988-1989, p. 103.
-
[9]
http://www.ina.fr/fresques/jalons/fiche-media/InaEdu02028/le-parti-nazi-tient-son-7eme-congres-annuel-a-nuremberg.html (consulté le 29 décembre 2011).
-
[10]
Éric Michaud, « Le nazisme, un régime de la citation », Images Re-vues [En ligne], hors-série 1, 2008, mis en ligne le 21 avril 2011. URL : http://imagesrevues.revues.org/885
-
[11]
Pour une analyse de l’architecture du national-socialisme et une étude concise sur l’investissement architectural du régime nazi à Nuremberg, voir Helmut Weihsmann, Bauen unterm Hakenkreuz. Architektur des Untergangs, Wien, Promedia, 1998.
-
[12]
Il était prévu sur ce site de 11 km2, comprenant un lac et un zoo, six éléments principaux : l’arène de Luitpold, le terrain ou stade Zeppelin, le Champ de Mars, le stade Allemand, la Grande Rue et le Palais des congrès. Comme le souligne Éric Michaud, Albert Speer s’est inspiré du Stade Panathenikon d’Athènes pour le Grand Stade de Nuremberg et l’autel de Pergame pour la tribune Zeppelin. Voir Éric Michaud, « Le nazisme, un régime de la citation », art. cit.
-
[13]
Cité par Miguel Abensour, Albert Speer écrira en 1971 : « On y préparait le premier congrès du parti, désormais parti gouvernemental. Par leur architecture, les décors devaient exprimer une nouvelle puissance du parti victorieux. […] Pour la première fois, je venais d’avoir la révélation du pouvoir magique, du mot architecture dans le régime hitlérien. » Souligné par Miguel Abensour, « Le mal élémental », Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Emmanuel Levinas [1934], Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 1997, p. 26.
-
[14]
Notre traduction. Friederike Hansell, “The integration of nazi perpetrator sites into the German Memorial landscapes”, in Sam Merill, Leo Schmidt (dir.), A reader in uncomfortable heritage and dark tourism, op. cit., p. 251.
-
[15]
Abensour Miguel, « Le mal élémental », art. cit., p. 36.
-
[16]
Raphaël Freddy, Geneviève Herberich-Marx, « Nuremberg pour mémoire », Communications, 49, 1989, p. 204.
-
[17]
Hosch (2005) cité par Friederike Hansell, “The integration of nazi perpetrator sites into the German Memorial landscapes”, art. cit., p. 251.
-
[18]
http://www.museums.nuremberg.de/download/download_dokuzentrum/03_HistoryDocCent_2009.pdf (pages consultées le 30 décembre 2011).
-
[19]
Pour une réflexion sur le nom Centre de documentation, voir Sharon Macdonald, “Undesirable Heritage: Fascist Material Culture and Historical Consciousness in Nuremberg”, International Journal of Heritage Studies, 12(1), 2006, p. 21.
-
[20]
Le Palais des congrès étant en forme de fer à cheval, l’entrée est située sur ce que l’on appelle l’éponge en maréchalerie.
-
[21]
Plaquette du Centre de documentation, juin 2006, obtenue en juin 2008 sur le site.
-
[22]
Notre traduction. Friederike Hansell, “The integration of nazi perpetrator sites into the German Memorial landscapes”, art. cit., p. 261.
-
[23]
Stephen Brockmann, Nuremberg: the imaginary capital, op. cit., p. 298.
-
[24]
Notre traduction. Stephen Brockmann, ibid.
-
[25]
Plaquette du Centre de documentation, juin 2006, obtenue en juin 2008 sur le site.
-
[26]
Sharon Macdonald, “Undesirable Heritage: Fascist Material Culture and Historical Consciousness in Nuremberg”, art. cit., p. 20.
-
[27]
Jean Davallon, L’Exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 24.
-
[28]
Nous soulignons. Marie-Christine Bordeaux, La Médiation culturelle dans les arts de la scène, Doctorat en Sciences de l’information et de la communication, Jean Davallon (dir.), tome 1, 2003, p. 148.
-
[29]
Catherine Coquio, « “Envoyer les fantômes au musée ?”. Critique du “kitsch concentrationnaire” par deux rescapés : Ruth Klüger, Imre Kertész », Gradhiva, 5, 2007, mis en ligne le 15 mai 2010. URL : http://gradhiva.revues.org/735.
-
[30]
Catherine Coquio précise « La référence à Adorno, en pleine inflation des représentations, a accouché d’un autre poncif : dire l’indicible supposait de trouver une forme désignant l’irreprésentable par le vide ». Voir Catherine Coquio, ibid.
-
[31]
C’est l’auteur qui souligne, Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 39.
-
[32]
Ibid., p. 42.
-
[33]
Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 53.
-
[34]
Caroline Guibet Lafaye, « Esthétiques de la postmodernité », Étude réalisée dans le cadre d’une coopération entre l’université Masaryk de Brno (République tchèque) et l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, http://nosophi.univ-paris1.fr/docs/cgl_art.pdf, p. 8 (pages consultées le 2 février 2012).
-
[35]
Rudolf Arnheim, Dynamique de la forme architecturale [1977], Bruxelles, Mardaga, 1995, p. 56.
-
[36]
Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 47.
-
[37]
Rudolf Arnheim, Dynamique de la forme architecturale, op. cit., p. 57.
-
[38]
Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 46.
-
[39]
Elias Canetti cité par Miguel Abensour, idem., p. 47. M. Abensour précise : « L’hypothèse serait donc que l’architecture dans la forme de domination aurait pour tâche d’apporter une “solution”, une réponse à l’aporie de la routinisation du charisma. Comme si l’architecture, par son choix de la grandeur, du monumental, du gigantesque avait pour visée d’immobiliser, de fixer (au sens d’un plan fixe, mais aussi au sens d’une inscription) le charisme du Führer, de retenir cette “qualité insaisissable”, c’est-à-dire défiant la saisie, dans le temps et toujours in statu nascendi. » C’est l’auteur qui souligne.
-
[40]
Ibid., p. 50.
-
[41]
Définition de l’être rivé à partir d’Emmanuel Levinas selon Miguel Abensour : « L’être rivé c’est donc une nouvelle expérience de l’être ou l’être apparaît au Dasein comme un emprisonnement dont –précision essentielle – il s’agit de sortir. Si l’on accorde crédit à notre hypothèse de lecture, l’hitlérisme, de par le primat qu’il attribue au sentiment du corps comme adhérence du moi à soi-même, serait, quant à l’être en commun, et jusqu’à un certain point, l’analogue de cette nouvelle expérience de l’être comme être rivé. », ibid., p. 75.
-
[42]
Ibid., p. 88.
-
[43]
Au sens de muséographie ou de scénographie d’immersion comme Raymond Montpetit ou Florence Belaën ont pu les étudier. Voir Raymond Montpetit, « De l’exposition d’objets à l’exposition expérience : la muséographie multimédia », Les muséographies multimédias : métamorphose du musée, Actes du 62e Congrès de l’ACFAS, 17 mai 1994, université du Québec (Montréal), Québec : Musée de la Civilisation, 1995, pp. 7-14. Voir Florence Belaën, L’Expérience de visite dans les expositions scientifiques et techniques à scénographies d’immersion, Doctorat en Sciences de l’information et de la communication, Daniel Raichvarg et Joëlle Le Marec (dir.), université de Bourgogne, 2002.
-
[44]
Ibid., p. 16.
-
[45]
Yves Jeanneret, « Transparence », La société de l’information : glossaire critique, Paris, La Documentation française, 2005, p. 137.
-
[46]
Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979.
-
[47]
Ivo Kranzfelder, Eward Hopper : 1882-1987. Vision de la réalité, Paris, Taschen, 2006, p. 141.
-
[48]
Ibid., p. 147.
-
[49]
Ibid., p. 150.
-
[50]
Olivier Aïm, « La transparence rendue visible. Médiations informatiques de l’écriture », Communication & langages, 147, 2006. p. 34.
-
[51]
Yves Jeanneret, « Transparence », art. cit., p. 137.
-
[52]
Jean Duvignaud, Lieux et non lieux, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 1977, p. 33.
-
[53]
Les distances seraient également à penser comme « médiateurs culturels et opérateurs de socialisation », pour reprendre une partie du titre du mémoire de Master 2 de Caroline Buffoni. Voir Caroline Buffoni, Les dispositifs proxémiques d’exposition muséale comme médiateurs culturels et opérateurs de socialisation, Master 2 Culture et communication, Jean Davallon (dir.), université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2007-2008.
-
[54]
Martin de la Soudière, « Le paradigme du passage », Communications, 70, 2000, pp. 5-31.
-
[55]
Ibid., p. 5.
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Ibid., p. 8.
-
[58]
Ibid., p. 9.
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[59]
Ibid.
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[60]
Ibid., p. 11.
-
[61]
Ibid.,p. 23.