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Article de revue

Images du Moyen Âge dans la ville : l’inscription spatiale de médiévalité

Pages 3 à 17

Notes

  • [1]
    Krzysztof Pomian, « Histoire culturelle, histoire des sémiophores », in Rioux Jean-Pierre et Sirinelli Jean-François (éd.), Pour une histoire culturelle, Seuil, 1997, pp. 73-100. Pomian Repris dans Krzysztof, Sur l’histoire, Gallimard, 1999, pp. 191-229.
  • [2]
    Régis Debray, « Trace, forme ou message ? », in Régis Debray (dir.), L’abus monumental, Actes des Entretiens du Patrimoine (Paris, 1998), Fayard, 1999, pp. 27-44.
  • [3]
    André Micoud, « Patrimonialisation : redire ce qui nous relie ? », in Barrere Christian, Barthelemy Denis, Nieddu Martino, Franck-Dominique Vivien (éd.), Réinventer le patrimoine : de la culture à l’économie, une nouvelle pensée du patrimoine ?, L’Harmattan, 2005, pp. 81-96.
  • [4]
    Ce sont donc les héritiers qui, dans ce que Jean Davallon appelle une « filiation inversée », décident de ce qu’il faut garder du passé. La transmission n’est pas imposée par ceux qui donnent mais choisie par ceux qui reçoivent. Autrement dit, et en reprenant la terminologie d’Aloïs Riegl, à côté de monuments intentionnels, il existe des monuments à découvrir, que l’on peut qualifier de « monuments par attribution » : Jean Davallon, « Le patrimoine, une “filiation inversée” ? », Espaces-Temps, 74-75, 2000, pp. 6-16. Repris dans Jean Davallon, Le don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Hermès, Lavoisier, coll. « Communication, médiation et construits sociaux », 2006, 222 p.
  • [5]
    Jean Davallon, Le don du patrimoine…, 2006, op. cit., p. 187.
  • [6]
    Umberto Eco, La guerre du faux, Grasset, 1985, 382 p.
  • [7]
    Ces périodisations classiques du Moyen Âge ont été remises en cause notamment par l’historien Jacques Le Goff, qui préfère parler d’un « long Moyen Âge », qu’il fait débuter au iiie siècle après J.-C. et terminer quand arrive la révolution industrielle au milieu du xviiie siècle, voire en 1800 pour certains pays : Jacques Le Goff, Un long Moyen Âge, Hachette littératures, 2004, 256 p.
  • [8]
    Giuseppe Sergi, L’idée de Moyen Âge : Entre sens commun et pratique historique, Flammarion, 2000, 113 p.
  • [9]
    Joseph Morsel, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat…, LAMOP-Paris 1, 2007, 196 p., [en ligne] http://lamop.univ-paris1.fr/IMG/pdf/SportdecombatMac.pdf (Consulté le 11 mai 2011)
  • [10]
    Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain : quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Seuil, 2001, 345 p.
  • [11]
    Christian Amalvi, Le goût du Moyen Âge, Boutique de l’histoire éditions, 2002, 334 p.
  • [12]
    Jacques Heers, Le Moyen Âge, une imposture, Perrin, 1992, 282 p.
  • [13]
    François Amy de La Bretèque, L’imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, Honoré Champion, 2004, 1 276 p.
  • [14]
    Cécile Boulaire, Le Moyen Âge dans la littérature pour enfants, Presses universitaires de Rennes, 2002, 346 p.
  • [15]
    Gérard Chandès, SEMIO/SPHERE/TRANS/MEDIEVALE : Un modèle sémiopragmatique d’information et de communication appliqué aux représentations du moyen âge, Université de Limoges, Centre d’études et de recherches sémiotiques, 2007, [en ligne] http://revues.unilim.fr/nas/docannexe.php?id=1878 (Consulté le 25 mai 2011)
  • [16]
    Le médiévalisme est mis en avant par l’association Modernités médiévales, http://www.modernitesmedievales.org/ (Consulté le 31 mai 2011), qui rassemble des chercheurs de tous horizons, mais aussi par la revue de vulgarisation Histoire et images médiévales.
  • [17]
    Christian Amalvi, Le goût du Moyen Âge, op. cit., p. 56.
  • [18]
    Citons Brigitte Coppin, par exemple.
  • [19]
    Yves Jeanneret, Penser la trivialité - volume 1 : La vie triviale des êtres culturels, Hermès Lavoisier, 2008, 266 p.
  • [20]
    Nous avons déjà évoqué cet exemple en 2010 à propos de la thématique de l’écriture du patrimoine dans Patrick Fraysse, « La schématisation des Bastides : une écriture entre sciences, imaginaire social et industrie touristique », Culture et Musées, 14, 2010, pp. 87-108.
  • [21]
    Paolo Fabbri, « La comédie du monument », in Régis Debray (dir.), L’abus monumental, 1999, op. cit., pp. 351-362.
  • [22]
    Fraysse Patrick, « Fabrique, déplacement et copie de monuments : approche info-communicationnelle du patrimoine », in Patrimoine et patrimonialisation. 3e rencontre internationale des jeunes chercheurs en Patrimoine (Rennes, 12 et 13 octobre 2007), Cahiers de l’Institut du patrimoine de l’UQAM, 6, 2008, pp. 233-249.
  • [23]
    Patrick Fraysse et Gérard Régimbeau, « Le patrimoine architectural entre monuments-phares et documents monumentaires », in La transmission des connaissances, des savoirs et des cultures : Alexandrie, métaphore de la francophonie. Actes du Troisième colloque international du CIDEF, Alexandrie (Égypte), Bibliothèque d’Alexandrie, 12-15 mars 2006. [en ligne] http://www.ulaval.ca/afi/colloques/colloque2006/actes2006 [12 p.] (Consulté le 31 mai 2011).
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Jean Davallon, Le don du patrimoine…, 2006, op. cit.
  • [26]
    François Amy de La Bretèque, L’imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, 2004, op. cit.
  • [27]
    Caroline Courbières, « Le principe du stéréotypage médiatique de l’image féminine de mode : de la Belle au Bois Dormant à La possibilité d’une île », in Actes du Colloque « Stéréotypages, stéréotypes : fonctionnements ordinaires et mises en scène » Tome I : Média(tisation)s, L’Harmattan, 2007, pp. 99-108.
  • [28]
    Gérard Chandès parle de réplicateurs (pour le signe visuel du créneau ou la formule sonore « Oyez, oyez ») pour désigner ces réalités « dont la structure, la morphologie ou la matière ont une incidence sur [leurs] possibilités d’être reproduite[s] dans [leur] environnement et de se propager ». Gérard Chandès, « Réplicateurs visuels et sonores du monde néo-médiéval », in Vincent Ferré (dir.), Médiévalisme, modernité du Moyen Âge, L’Harmattan, 2010, pp. 167-175.
  • [29]
    Yves Jeanneret, Penser la trivialité…, 2008, op. cit., p. 15.
  • [30]
    Ibid., p. 87.
  • [31]
    Gérard Chandès, « Réplicateurs visuels et sonores du monde néo-médiéval », 2010, art. cit., p. 167.
  • [32]
    Paolo Fabbri « La comédie du monument », 1999, art. cit.

1Dans le domaine du patrimoine monumental et particulièrement dans celui de l’architecture médiévale des petites villes touristiques du Sud-Ouest de la France, la communication touristique renvoie à la fois à une réalité socioculturelle au travers des images médiatiques qu’elle génère et à une réalité économique sous-jacente. En effet, le discours iconique ou figuré, fondé sur l’utilisation exclusive d’images sur le patrimoine, qu’il soit pris en charge par des acteurs publics et institutionnels (mairie, office de tourisme, musée) ou des acteurs privés (hôtellerie, commerces, voyagistes), constitue un terrain privilégié pour l’observation de la notion de Moyen Âge et de ses stéréotypes. Car, au-delà du premier message des informations pratiques, culturelles, touristiques ou commerciales, ce discours iconique spécifique développe un deuxième message – l’image d’une période historique plus ou moins fantasmée, le Moyen Âge – dont le caractère mythologique doit être pris en compte.

2Cette étude prolonge certains aspects d’une recherche menée depuis plusieurs années sur le discours médiatique fondé sur l’image à propos du patrimoine médiéval. Dans une perspective sémio-pragmatique, nous avons procédé à l’examen sélectif d’un corpus d’images spécialisées sur différents supports. C’est ainsi que nous avons pu distinguer trois types d’information iconique que nous avons nommés images-récits, images-logos et images-monumentaires. Ces images illustrent les manières dont s’effectue la présentation ou la mise en scène du patrimoine médiéval dans un village (celui de Monflanquin, dans le Lot-et-Garonne, qui fait l’objet de notre observation empirique) qui a décidé de mettre en avant ses caractéristiques historiques.

3Nous proposons ici d’approfondir les différentes étapes du principe de stéréotypage du Moyen Âge par l’image à partir de l’approche communicationnelle du contenu informationnel de ce discours iconique. Il s’agit tout d’abord de revenir sur les usages actuels du patrimoine et surtout sur la notion même de Moyen Âge en essayant de comprendre comment elle est reçue et transformée aujourd’hui. L’objectif est de saisir l’imaginaire du public ou des responsables touristiques qui s’inspirent du Moyen Âge mais aussi d’étudier ce que ce discours sur l’époque médiévale signifie en relation avec la société d’aujourd’hui, en essayant de faire la part, dans cet imaginaire, de ce qui est repris d’un héritage médiéval authentique ou de ce qui procède d’un imaginaire fictionnel. Dans un deuxième temps, nous détaillerons, dans une étude de cas, les différents types et fonctions de l’information iconique qui caractérisent le discours touristique sur le patrimoine médiéval afin d’essayer de dresser un catalogue des composantes de cet imaginaire ou de voir comment il évolue au fil des panneaux, des ronds-points, des fêtes médiévales ou autres visites théâtralisées. Enfin, nous reviendrons sur les modèles iconiques archétypaux qui servent à contextualiser le patrimoine médiéval sur le terrain tout en contribuant à élaborer des figures médiévales stéréotypées plus ou moins stabilisées.

Usages du patrimoine médiéval

4Les études sur le patrimoine et la patrimonialisation dépassent aujourd’hui largement le cercle des historiens ou des professionnels des institutions spécialisées. Les différentes modalités de reconstructions du rapport au passé que sont la mémoire, l’histoire et le patrimoine sont aujourd’hui également discutées par des philosophes, des sociologues ou des chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Cette perspective pluridisciplinaire met en avant la réception des objets de patrimoine dans un cadre social large dépassant le balancement entre une définition classique de la valeur des objets de patrimoine et l’invention même de ces objets par les dispositifs de médiation et de valorisation.

5Ainsi Krzysztof Pomian [1] avec son concept de sémiophore – c’est-à-dire ces objets visibles investis de signification que se donne, à un moment donné, une société – et Régis Debray [2] avec sa typologie des monuments qui distingue des « monuments-messages », des « monuments-formes » et des « monuments-traces » font le lien entre les historiens, qui n’hésitent pas à objectiver en documents les créations anciennes et notamment les monuments, et les autres sciences humaines et sociales qui n’abordent pas le patrimoine comme une entité préexistante mais l’observent en train de se faire. Le sociologue André Micoud [3], rappelant par exemple que le patrimoine dépend, pour exister, des questions que la société se pose sur le passé, insiste sur le processus de patrimonialisation autant que sur la notion de patrimoine qui désigne désormais les productions humaines les plus variées selon une définition englobante. Le mouvement du passé vers le présent qui est la première interprétation de la patrimonialisation est remplacé aujourd’hui par un mouvement qui part du présent pour remonter vers le passé [4]. Cette conception met en avant la question que l’on se pose sur le passé et le rôle primordial du récepteur dans ce passage de témoin. Les différents acteurs du patrimoine peuvent ainsi induire des usages variés du patrimoine, oscillant entre science historique, culture, identité et divertissements.

6En effet, on connaît bien aujourd’hui la « valorisation communicationnelle et économique » du patrimoine, qui repose sur des usages culturels par le biais d’expositions, de création d’événements ou de marchandisation. Cette culturalisation du patrimoine est par ailleurs contrebalancée par un usage identitaire qui veut que le groupe social, communautaire ou ethnique choisisse ou reconnaisse ce qui lui a été légué [5]. Des usages mythologiques du patrimoine viennent compléter aujourd’hui les deux premiers, culturels et identitaires. La relation au passé se fonde alors, comme le montre Umberto Eco [6] dans La guerre du faux, sur la reconstruction imaginaire de ce passé. La participation à cette reconstruction fictionnelle du passé illustre un usage en complète contradiction avec l’analyse scientifique et la gestion traditionnelle du patrimoine. Ce sont ces derniers usages, mythologiques, qui nous intéressent ici. Reprenant les aspects novateurs de ces différents points de vue dans une approche communicationnelle du patrimoine, nous empruntons à Debray son obsession du médium comme dispositif véhiculaire d’informations ou de significations, à Pomian son approche sémiotique de la culture et à Davallon sa prise en compte des changements des représentations de la temporalité dans les sociétés modernes. Il s’agit donc d’essayer de comprendre comment se construit le patrimoine, et notamment le patrimoine médiéval. Le Moyen Âge étant une période particulièrement sujette à une interprétation mythologique, il nous faut maintenant rappeler ce qu’est cette période, en revenant sur la notion même de Moyen Âge et en évoquant les débats qu’elle suscite dans la communauté scientifique et au-delà.

Images plurielles du Moyen Âge

7De quel Moyen Âge parlons-nous ? Celui des historiens qui ont coutume de faire débuter cette période, de manière conventionnelle, à la fin de l’Empire romain et de la clore à la chute de Constantinople [7] ou celui, thématique, plus ou moins stéréotypé, de la féodalité et de la chevalerie, des châteaux forts et des cathédrales, de la forêt et des animaux fantastiques, des gargouilles, des croix ou des créneaux, références médiévales immédiates pour le destinataire contemporain ? Autrement dit le Moyen Âge dont nous parlons est-il celui qui relève de la médiévistique universitaire ou de ce qu’on appelle aujourd’hui le médiévalisme, qui intègre une dimension mythologique ?

8Depuis quelques années, prenant la suite des « textes de construction » du Moyen Âge des historiens médiévistes (Duby, Le Goff…), nous constatons l’existence d’un nouveau centre d’intérêt chez les médiévistes. L’historien italien Giuseppe Sergi [8], par exemple, disserte de l’idée même de Moyen Âge qu’il propose de cesser d’appréhender comme un bloc homogène. Il contribue ce faisant à battre en brèche les représentations simplificatrices du sens commun, « polluées » par la fiction et l’imaginaire, en proposant de voir dans le Moyen Âge une abstraction. Joseph Morsel [9], plus combatif encore dans la dénonciation qu’il fait des usages mythologiques actuels du Moyen Âge, et surtout Alain Guerreau s’interrogent sur le devenir de cette création qu’est le Moyen Âge [10]. Mais ces préoccupations bien légitimes d’historiens soucieux d’une bonne diffusion de l’histoire médiévale, débarrassée de ses clichés et autres stéréotypes, ne les empêchent pas de prendre en compte dans leurs recherches les phénomènes de réception de l’histoire, oscillant entre un attrait du public pour le Moyen Âge [11] ou au contraire la dénonciation d’une imposture [12]. La prise en compte de sources historiques comme le cinéma (François Amy de La Bretèque [13]), la littérature (Cécile Boulaire [14]) ou les médias en général (Gérard Chandès [15]) illustrent ce développement des recherches sur la réception du Moyen Âge dans ce courant du médiévalisme [16]. Ces contributions de François Amy de La Bretèque sur l’imaginaire médiéval au cinéma et de Gérard Chandès sur la présence et les « usages » du Moyen Âge dans les médias ont été des déclencheurs pour nos propres investigations en « médiévalité ». Les développements qui suivent, scrutant la présence médiévale dans la modernité, s’intéressent essentiellement aux modalités de circulation d’images cherchant à instituer une relation entre notre époque et le Moyen Âge, définissant ainsi ce que Christian Amalvi appelait « un espace de dépaysement culturel quasiment infini ouvert sur le grand large de l’imaginaire » [17].

9Les nombreux discours actuels sur le Moyen Âge, en dehors du discours scientifique des historiens médiévistes, qu’ils soient littéraires, médiatiques, de vulgarisation ou plus prosaïquement de communication touristique – pour ne pas dire sans rapport avec la réalité historique –, sont de près ou de loin les héritiers du romantisme des années 1830. Au-delà de la redécouverte de la littérature médiévale elle-même, les écrivains (Walter Scott, Victor Hugo, Alexandre Dumas) en trempant leur plume dans le Moyen Âge ont inventé un courant littéraire mais aussi une certaine forme d’apprentissage de l’écriture par la référence chronologique systématique au Moyen Âge. Aujourd’hui Umberto Eco (Le Nom de la Rose), mais aussi Fred Vargas (Pars vite et reviens tard) ou Carlos Luis Zafon (La cathédrale de la mer) rédigent des « polars médiévaux » ou des romans qui évoquent le Moyen Âge par ellipse. À côté de ces best sellers mondiaux, une myriade d’auteurs [18] et d’illustrateurs dans le domaine de la littérature de jeunesse ou de réalisateurs de cinéma ou de télévision (du film Les visiteurs de Jean-Marie Poiret au cinéma en 1993, à la série Kaamelott à la télévision dans les années 2000) revisitent les grands textes médiévaux ou romantiques en proposant un imaginaire médiéval constitué d’éléments documentaires hétérogènes dont une des fonctions est d’offrir une grille d’interprétation du passé. Cet imaginaire est employé comme un lieu de projection, un univers de promotion culturelle d’un Moyen Âge attrayant, quasiment exotique et bucolique qui polarise et détermine des usages du Moyen Âge. L’imaginaire médiéval se fonde, comme nous le verrons au travers des exemples décrits plus bas, sur des formes récurrentes comme les créneaux, les châteaux forts, les arcs brisés gothiques, les costumes de chevaliers, de princesses, de moines ou de paysans aperçus dans les reconstitutions cinématographiques ou les performances des fêtes dites médiévales d’aujourd’hui.

10Ce sont bien ces discours, que l’histoire médiévale engendre aujourd’hui, qui sont au cœur de notre recherche. Celle-ci ne s’inscrit pas – pour reprendre les catégories universitaires – dans le champ de la médiévistique, mais bien dans celui de la communication. Il était en effet utile, avant de poser un regard communicationnel sur le patrimoine médiéval, de rappeler les préoccupations scientifiques et les combats des historiens médiévistes, d’une part, et de prendre en compte les usages mythologiques du patrimoine médiéval de l’histoire vivante, d’autre part.

11Nous traitons ici de signes matériels qui convoquent des objets chargés à la fois de connaissances objectives et d’imaginaires. Ce patrimoine, incarné par des signes matériels, notamment des images, fait l’objet d’imitations, de copies, d’allusions documentaires mais aussi de glissements du documentaire (sur les panneaux, les affiches et les peintures murales) au monumentaire (sur les ronds-points). Ces reconstructions documentaires qui circulent dans l’espace public des déplacements piétons ou automobiles, entre des acteurs différenciés, selon des modalités d’énonciation et de réception qui sont catégorisables dans des mises en scène touristiques, procèdent d’une approche triviale des objets culturels [19]. L’étude de la circulation des signes de l’architecture médiévale formant « le décor de l’histoire » ou suggérant une « médiévalité » s’inscrit dans une approche sémiotique définie par rapport à l’organisation matérielle des signes du patrimoine médiéval dans l’espace public, dans la rue, sur les places, sur les ronds-points.

Un Moyen Âge en images

12Nous avons choisi pour illustrer notre propos d’étudier le cas de Monflanquin, bastide du Lot-et-Garonne édifiée au xiiie siècle et qui a bénéficié tout au long du xxe siècle de transformations et de restaurations, particulièrement depuis les années 1990 et 2000. Ce patrimoine civil de la bastide est raconté dans un musée consacré au phénomène des bastides dans le Sud-Ouest, animé par un guide-comédien lors de visites théâtralisées, et fêté l’été à l’occasion des fêtes médiévales [20].

13Nous avons donc recherché, dans les choix opérés par les responsables du tourisme de ce village pour communiquer le patrimoine, ce qui l’emporte entre l’information scientifique proposée au musée et la fiction des visites, de la fête et surtout des images. Ici aussi des stéréotypes du Moyen Âge sont véhiculés par des images. Des images-récits dont les fonctions mythologiques et hédoniques permettent à la fois de capter l’attention du public et de simplifier la réalité. Des images-logos des acteurs privés du tourisme qui par leur fonction marketing détournent le sens de formes patrimoniales du culturel vers l’économie touristique. Enfin, des images-monumentaires qui ont une double fonction, patrimoniale et documentaire, d’avertissement et d’enseignement. Nous suivrons dans ce parcours de conversion référentielle des documents iconiques le signe nomade d’une ogive, une baie géminée gothique qui s’actualise partiellement, en se déconstruisant, puis en se reconstruisant tout au long de cette chaîne documentaire. À Monflanquin, le promeneur, le visiteur ou le passant est exposé à des signes du Moyen Âge. Tout est fait pour lui indiquer qu’il arrive dans un lieu particulier. Des panneaux et un rond-point distribuent l’image d’un Moyen Âge générique fait de créneaux, de baies géminées et d’arcades brisées. Mais tout commence avant 1924, date de la restauration de l’église qui est alors pourvue d’un clocher « fortifié ».

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Figure 1 : Carte postale du début du xxe siècle montrant la place et cette maison médiévale dite « Maison du Prince Noir »

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Figure 1 : Carte postale du début du xxe siècle montrant la place et cette maison médiévale dite « Maison du Prince Noir »

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Figure 2 : Vue de la place des Arcades en 2010

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Figure 2 : Vue de la place des Arcades en 2010

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Figure 3 : Peinture murale de Carolus Carol Gertsch, 1995

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Figure 3 : Peinture murale de Carolus Carol Gertsch, 1995

17La comparaison des figures 1 et 2 permet de voir cette transformation de la façade de l’église Saint-André de Monflanquin. Elle est aujourd’hui dotée de deux tours d’angle et d’un « chemin de ronde » crénelé. Ces ajouts permettent de renforcer l’aspect médiéval de cette église gothique en lui offrant une allure castrale. Le choix de ces signes puisés dans le répertoire médiéval est aujourd’hui significatif d’une volonté d’afficher une identité particulière. La transformation-restauration de la maison gothique toute proche sur la place des Arcades suit le même chemin. Dans les années 1970, les fenêtres ont été « habillées » de remplages gothiques constitués de deux lancettes surmontées d’un quatrefeuilles. Ces formes et ce vocabulaire ont été probablement puisés dans un dictionnaire d’architecture. Nous avons donc affaire à une restauration du patrimoine architectural de la bastide qui se soucie davantage de son image que des sources archéologiques. Rien ne permet d’attester que cette église et cette maison ont été jamais pourvues de tours, de créneaux et de merlons ou de baies géminées de ce type. Il s’agit davantage d’une reconstitution, fondée sur des probabilités, que d’une restitution archéologique – ce qui tout de même a constitué un modèle car l’image de la bastide s’est peu à peu imposée sur les photographies et les cartes postales avec ce profil, qui est sur le plan historique un abus. Précisément, Paolo Fabbri parle de la comédie du monument en transposant la notion de rhétorique « abusions », qui désigne « les cas dans lesquels vous avez transfert de signification, mais où il n’y a pas d’alternative » [21]. Le monument par abusion est celui qui est considéré comme tel, par déplacement de forme. Le monument puise ici son image dans des miroirs documentaires (le Dictionnaire raisonné de l’architecture de Viollet-Le-Duc ou des manuels d’histoire ou d’histoire de l’art seraient ici des exemples possibles) dans lesquels il récupère les formes signifiantes d’un contexte ou d’une époque pour les plaquer sur une autre réalité. Ceci peut engendrer une dégradation du monument par une rupture de sens.

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Figure 4 : Image-logo de l’hôtel « Monform »

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Figure 4 : Image-logo de l’hôtel « Monform »

19C’est aussi ce qui se produit à propos de la première image que l’ont peut rencontrer en arrivant à Monflanquin, cette image-récit peinte sur un mur (figure 3) à l’entrée de la ville qui met en avant des personnages (Aliénor d’Aquitaine et le Prince Noir) devant un décor de carte postale reproduisant la place des Arcades du village. L’intérêt de l’histoire racontée sur ce mur n’est pas que ces deux personnages ne soient jamais venus dans la bastide, mais plutôt qu’ils peuvent symboliser le Moyen Âge dans l’imaginaire du public. Ils sont une promesse de sensations historiques. Visiter Monflanquin, comme nous y invite la banderole sous l’image, serait-ce alors l’assurance de pratiquer une autre période, une autre réalité ? La composition de cette image-récit joue ici sur le sensible, la fiction plus que sur les connaissances historiques. Mais combien d’automobilistes ou de promeneurs vont noter l’anachronisme d’une Aliénor d’Aquitaine, qui a vécu au xiie siècle, devant une bastide du xiiie siècle et d’un Prince Noir (Prince de Galles), chevalier du xive siècle dont on n’a aucune assurance qu’il soit jamais passé à Monflanquin ?

20D’autres images reprennent les formes proposées sur les monuments de la bastide. Un établissement de remise en forme et d’hôtellerie (Monform) a choisi de récupérer le profil de la baie gothique de la Maison du Prince Noir comme logo sur tous ses documents promotionnels, dépliants, affiches et panneaux urbains (figure 4). Cette image-logo est une signature qui veut intégrer l’établissement dans un contexte particulier, celui du patrimoine des bastides et du Moyen Âge, qui serait peut-être synonyme d’équilibre et de beauté. L’industrie du tourisme détourne ici le monument et son image en essayant de capter des signifiés de médiévalité (comme Roland Barthes parle d’italiannité), par exemple la force et l’adresse des tournois, l’amour courtois ou encore l’ambiance des banquets. Le tout résumé dans une image générique de Moyen Âge, mais qui entraîne derrière elle la peinture murale et les décors éphémères des fêtes médiévales ou des visites théâtralisées de Jeanouille la Fripouille, le guide bouffon de l’office du tourisme.

Du concept de monument à celui de document et retour : le document-monumentaire

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Figure 5 : Image-monumentaire d’une fenêtre gothique sur un rond-point

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Figure 5 : Image-monumentaire d’une fenêtre gothique sur un rond-point

22C’est effectivement cet ensemble, cette cascade de copies, qui permet au visiteur, finalement, de reconnaître la thématique touristique de la communication de Monflanquin, à savoir le Moyen Âge ou plutôt un Moyen Âge un peu irréel qui joue sur les caractéristiques des concepts de monument et de document en faisant apparaître une proximité entre les deux mais aussi une possibilité de confusion. L’un est pris pour l’autre et inversement. Nous avons déjà étudié ces collections de monuments réels et de monuments documentés, ces objets hybrides que nous appelons « documents-monumentaires », c’est-à-dire des monuments qui ne pourraient exister sans la documentation [22]. Ces objets hybrides se greffent, se juxtaposent ou se substituent aux « monuments historiques », aux « lieux de mémoire », aux « lieux de l’histoire » des historiens et des archéologues. Il apparaît que certains de ces objets observés dans l’espace public et qui ont été créés pour communiquer, diffuser, animer le patrimoine comportent un caractère hybride qui combine le documentaire et le monumentaire. Ce sont des documents en forme de monument, des copies qui imitent, évoquent une forme, une époque ou un espace existant ailleurs, ou ayant existé autrefois. Ces objets que nous avons repérés sont des documents inscrits dès leur conception dans un processus de conversion monumentaire. La fenêtre gothique qui se trouve depuis 2010 sur un rond-point à l’entrée de Monflanquin (figure 5) annonce le patrimoine de la bastide et promet une ambiance médiévale. Dans cet exemple de la bastide de Monflanquin, la lisibilité patrimoniale de l’urbain ne peut plus se contenter des seuls monuments « vrais » du Moyen Âge, qui ont été tellement transformés qu’ils ont perdu une partie de leur authenticité. Les artefacts documentaires instrumentalisent le temps et l’espace et détournent parfois leurs significations en figeant des formes dans la pierre documentaire.

23Dans notre observation de la bastide de Monflanquin, c’est l’industrie du tourisme qui va le plus loin en imitant des formes architecturales. Depuis 1999, la société Pierre et vacances a, en effet, construit un village de vacances sur la commune de Monflanquin en prenant comme modèle pour ses maisons-hôtels les formes des maisons médiévales de la bastide toute proche. Les maisons à arcades et les maisons à pans de bois de la place ont été copiées pour donner un air « authentique » ou pittoresque au village de vacances. Ces maisons sont disposées autour d’un espace central carré, comme dans la bastide. La place des Arcades de la bastide du xiiie siècle est, de fait, consacrée comme monument qui peut alors être copié. Le village de vacances de Pierre et vacances, à défaut d’utiliser de la pierre et des techniques traditionnelles, réinvestit une image, celle du « monument-bastide », dans une copie monumentaire, dont l’objectif est de ressembler à une bastide tout en offrant tous les services et le confort d’une hôtellerie de gamme moyenne. Ce village de vacances qui s’inspire de l’urbanisme des bastides par la disposition des maisons qui entourent une piscine (en remplacement de la halle médiévale) est un document-monumentaire qui peut être qualifié de « monument-songe » [23].

24En effet, si le monument veut rappeler quelque chose, la forme qu’on lui a donnée au départ intègre ce sens. Le remplacement de cette forme par une autre entraîne une nouvelle signification et nous incline donc à parler de songe ou à suggérer le mensonge. C’est cette réalité monumentaire nouvelle, indexée sur du documentaire, que nous appelons « monument-songe » car elle nous paraît se situer entre songe, rêve et manipulation [24]. Ces objets ne sont pas des monuments dans tous les aspects que cette notion développe traditionnellement, d’avertissement (monere) ou d’intentionnalité (le monument-message de Debray). Ce ne sont pas non plus des monuments par attribution (reconnus comme tels a posteriori), dont la qualité monumentaire s’appuie sur la forme, l’ampleur ou l’esthétique du bâtiment. La trace que peuvent laisser d’autres monuments encore n’est pas non plus en cause. La triple typologie debraysienne n’est alors d’aucun secours pour qualifier ces objets qui sont tout à la fois des monuments (si l’on considère leur forme, leur ampleur, leur image) mais aussi des documents. En tant que copies, s’ils renvoient à des monuments primaires, ce sont bien pour autant des documents, et la forme qu’ils proposent (en général en trois dimensions) les ramène en même temps du côté des monuments.

Signes et stéréotypes du Moyen Âge

25Cette tendance à l’évocation du Moyen Âge comme domaine de référence par des signes rappelant le passé ou des copies simulant une période plus ou moins mythifiée mais suscitant de l’historicité, que nous nommons « document-monumentaire », construit un système de représentation, c’est-à-dire une manière de produire des objets signifiants qui peuvent confiner aux symboles. Le monument (ici l’église ou la maison gothique) représente alors le passé pour le public. Reprenant l’analyse de Jean Davallon à propos des objets de patrimoine [25], nous pouvons dire que la relation sémiotique du monument à ce qu’il signifie, le passé, est de nature indicielle, c’est-à-dire que le monument est une partie physique du passé présente dans le présent. Mais, dans notre exemple, ce qui est intéressant, c’est de comparer la nature de la relation du monument non plus avec son univers d’origine mais avec ses copies, les documents qui l’imitent. On peut dire alors que la relation sémiotique des copies de monuments à l’échelle 1 (ici la fenêtre gothique du rond-point ou les façades des maisons du village de vacances) est de nature iconique. Les copies ne sont pas les monuments eux-mêmes mais en ont presque toutes les caractéristiques visuelles. Ces copies sont des images (documents visuels) des monuments qu’elles imitent. Ce sont des « documents-monumentaires » qui ont une réalité plastique. Elles donnent l’illusion de la réalité en ayant elles-mêmes une réalité en trois dimensions. Ces signes en forme de monument sont des signes visuels, des documents en forme de monument, des signifiants qui racontent pour la collectivité ou le public les monuments « vrais » qu’ils résument. La relation sémiotique avec le passé devient alors plus complexe. Elle doit utiliser le signe iconique intermédiaire du « document-monumentaire ». Ce sont donc des images de pierre qui font le lien avec le passé. La fonction de chaque objet est prise dans un ensemble de signes qui créent de la relation avec le visiteur. Certains éléments s’imposent plus que d’autres dans cette relation en fonction des types de « documents-monumentaires ». C’est ainsi que la baie gothique sur le rond-point est un composé de signes plastique (elle a la même forme et le même volume que l’original), iconique (elle fait image par rapport à son modèle) et kinésique (on peut en faire le tour, la voir selon des angles différents). Au musée ou au cours des visites guidées de la bastide, en plus des trois précédentes, des relations verbales (visite avec un guide) ou sonores (audio guide, borne vidéo du musée) interpellent le visiteur. Dans la performance de la visite guidée « active » voire « inter-active » avec le guide-comédien costumé, Jeanouille, c’est la relation synesthésique qui domine, c’est-à-dire que tous les sens des visiteurs sont convoqués. La mise en place de ces situations sémiotiques permet au visiteur d’interpréter des signes plus ou moins prépondérants.

26Les formes architecturales et les images de cette période médiévale peuvent donc être copiées, recyclées et détournées. Il paraît alors possible, en reprenant les notions d’iconicité et de signe iconique, de former celles d’inter-iconicité et d’hyper-iconicité pour essayer de comprendre comment s’opère la représentation visuelle des monuments dans ces copies tridimensionnelles qui ponctuent les nouveaux lieux de l’industrie du tourisme et du divertissement. C’est ainsi que l’on parlera de citation iconique (réutilisation explicite des formes des maisons de la place dans la copie de la peinture murale) ou d’allusion iconique (reprise et transformation des formes de ces mêmes maisons dans les copies des bungalows du village Pierre et vacances). Ces détournements iconiques comme ce pastiche de monument empruntent à des modèles, à des styles, à des types des monuments et des maisons de la bastide. Ils citent des formes ou empruntent à une grammaire médiévale que François Amy de la Bretèque nomme des « iconogrammes » ou « plus petites unités de représentation », à propos des éléments médiévaux qu’il repère dans les films prenant le Moyen Âge pour décor : ce sont « des éléments iconographiques qui renvoient à des réalités et qui sont mis en forme dans des codes de représentation » [26].

27Ces constantes codées et codifiantes équivalent à une grammaire de la représentation médiévale, ce en quoi elles participent à la stéréotypification des représentations [27] : la muraille crénelée, les arcs brisés, les ogives, les voûtes, les pignons et les tours d’angle sont quelques-uns des iconogrammes ou des réplicateurs [28] connotant le Moyen Âge que nous avons repérés dans notre exemple.

28Cette inscription spatiale de médiévalité met au jour à la fois le caractère trivial des objets de patrimoine dès le moment où ils circulent dans l’espace public et qu’un public, justement, se les approprie, mais aussi les valeurs (d’ancienneté par exemple), les savoirs et les représentations qu’ils transmettent. Les objets de patrimoine, les monuments dans notre exemple, connaissent une destinée triviale, comme dirait Yves Jeanneret, « par les appropriations dont ils [font] l’objet ». C’est par ces appropriations, ces transformations ou altérations « qu’il[s] se charge[nt] de valeur » [29]. Cette « altération des êtres culturels n’est pas un accident mais une réalité structurelle » [30]. On peut alors dire avec Gérard Chandès que ces êtres néo-médiévaux sont des êtres culturels au sens de Jeanneret et que « le médiévalisme en est la discipline d’étude » [31]

29Les « documents-monumentaires » que nous avons identifiés peuvent donc être entendus, sur le plan scientifique, comme des modèles qui nous permettent de mettre en lumière de nouvelles tendances d’usages du patrimoine à l’œuvre aujourd’hui. Leur valeur heuristique devrait nous permettre de mieux comprendre les liens et les ruptures de productions patrimoniales. Le processus de patrimonialisation engendre des monuments, des documents et des hybrides que nous avons nommés « documents-monumentaires » pour mieux mettre en évidence cette hybridation.

30Aujourd’hui, la globalisation du monde entraîne un double mouvement contradictoire : d’une part, une recherche d’identité et de racines qui trouve un ancrage dans un lieu particulier (usage identitaire du patrimoine) et, d’autre part, une uniformisation, une recherche d’universalité de la production touristique (usages culturels et mythologiques). Ces changements ont provoqué ou amplifié la création de ces lieux qui nient les distances par la représentation monumentaire, qui veulent donner l’impression de l’ailleurs par la copie, par l’image. Les collections d’objets qui font référence à d’autres lieux (ailleurs) ou à d’autres temps (hier) se multiplient et cette multiplication a tendance à faire écran entre le public et la réalité. Ce sont des inscriptions spatiales de fiction de l’ordre du patrimonial qui offrent une vision particulière du monde et de son histoire. Ces « documents de lieux », ou « documents de temps », ou « documents-monumentaires », sont des objets qui croisent les données documentaires d’intérêt archéologique, architectural ou patrimonial avec des préoccupations touristiques (équipements d’exposition muséale, infrastructures d’accueil d’hôtellerie et de restauration) voire mythologiques.

31Notre réflexion sur les statuts respectifs du document et du monument et leur hybridation nous amène à considérer le patrimoine monumental dans un contexte d’échange qui fait intervenir des acteurs et des circuits mais a aussi des implications matérielles, chronologiques et spatiales. Le monument et le document mettent en présence des auteurs et des lecteurs, des concepteurs et des bénéficiaires ou encore des producteurs et des récepteurs. Entre ces deux catégories d’acteurs, il existe une relation principale qui se construit en intégrant la dimension temporelle, entre les concepteurs d’un objet ou d’un monument et des récepteurs qui en reçoivent la propriété, et la possibilité d’utilisation et de transformation. La relation s’établit sur une entente implicite, une compréhension de l’objet, de ses formes et de son sens. Comme il n’y a pas de document sans lecteur il n’y a pas non plus de monument sans visiteurs.

32Mais « l’attente de véracité documentaire, qui est une attente informative, n’a pas chassé le désir de stéréotypie, qui est un désir de fiction à forte teneur mythique » [32]. Celle-ci conserve son efficience dans notre démonstration puisque le Moyen Âge montré à Monflanquin s’ancre davantage dans le faux des créneaux de l’église et la parodie de la fenêtre gothique, copiée à l’envi, dans des images en deux dimensions et des « documents-monumentaires » à trois dimensions. Le regard que nous portons sur les monuments et la patrimonialisation de l’architecture emprunte la méthode des historiens qui voient des documents dans chaque production matérielle, et détourne celle des « géographes du temps » qui spatialisent l’histoire. Ce regard documentaire ou informationnel sur les monuments, cette démarche systématique, consiste à constituer des collections d’objets que nous avons appelés « documents-monumentaires ».


Mots-clés éditeurs : représentations du Moyen Âge, instrumentalisation patrimoniale, mise en scène dans l’espace public des petites villes d’origine médiévale, signe de médiévalité, stéréotype médiéval, communication touristique, Patrimoine urbain, document-monumentaire.

Mise en ligne 01/11/2017

https://doi.org/10.4074/S0336150012011015

Notes

  • [1]
    Krzysztof Pomian, « Histoire culturelle, histoire des sémiophores », in Rioux Jean-Pierre et Sirinelli Jean-François (éd.), Pour une histoire culturelle, Seuil, 1997, pp. 73-100. Pomian Repris dans Krzysztof, Sur l’histoire, Gallimard, 1999, pp. 191-229.
  • [2]
    Régis Debray, « Trace, forme ou message ? », in Régis Debray (dir.), L’abus monumental, Actes des Entretiens du Patrimoine (Paris, 1998), Fayard, 1999, pp. 27-44.
  • [3]
    André Micoud, « Patrimonialisation : redire ce qui nous relie ? », in Barrere Christian, Barthelemy Denis, Nieddu Martino, Franck-Dominique Vivien (éd.), Réinventer le patrimoine : de la culture à l’économie, une nouvelle pensée du patrimoine ?, L’Harmattan, 2005, pp. 81-96.
  • [4]
    Ce sont donc les héritiers qui, dans ce que Jean Davallon appelle une « filiation inversée », décident de ce qu’il faut garder du passé. La transmission n’est pas imposée par ceux qui donnent mais choisie par ceux qui reçoivent. Autrement dit, et en reprenant la terminologie d’Aloïs Riegl, à côté de monuments intentionnels, il existe des monuments à découvrir, que l’on peut qualifier de « monuments par attribution » : Jean Davallon, « Le patrimoine, une “filiation inversée” ? », Espaces-Temps, 74-75, 2000, pp. 6-16. Repris dans Jean Davallon, Le don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Hermès, Lavoisier, coll. « Communication, médiation et construits sociaux », 2006, 222 p.
  • [5]
    Jean Davallon, Le don du patrimoine…, 2006, op. cit., p. 187.
  • [6]
    Umberto Eco, La guerre du faux, Grasset, 1985, 382 p.
  • [7]
    Ces périodisations classiques du Moyen Âge ont été remises en cause notamment par l’historien Jacques Le Goff, qui préfère parler d’un « long Moyen Âge », qu’il fait débuter au iiie siècle après J.-C. et terminer quand arrive la révolution industrielle au milieu du xviiie siècle, voire en 1800 pour certains pays : Jacques Le Goff, Un long Moyen Âge, Hachette littératures, 2004, 256 p.
  • [8]
    Giuseppe Sergi, L’idée de Moyen Âge : Entre sens commun et pratique historique, Flammarion, 2000, 113 p.
  • [9]
    Joseph Morsel, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat…, LAMOP-Paris 1, 2007, 196 p., [en ligne] http://lamop.univ-paris1.fr/IMG/pdf/SportdecombatMac.pdf (Consulté le 11 mai 2011)
  • [10]
    Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain : quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Seuil, 2001, 345 p.
  • [11]
    Christian Amalvi, Le goût du Moyen Âge, Boutique de l’histoire éditions, 2002, 334 p.
  • [12]
    Jacques Heers, Le Moyen Âge, une imposture, Perrin, 1992, 282 p.
  • [13]
    François Amy de La Bretèque, L’imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, Honoré Champion, 2004, 1 276 p.
  • [14]
    Cécile Boulaire, Le Moyen Âge dans la littérature pour enfants, Presses universitaires de Rennes, 2002, 346 p.
  • [15]
    Gérard Chandès, SEMIO/SPHERE/TRANS/MEDIEVALE : Un modèle sémiopragmatique d’information et de communication appliqué aux représentations du moyen âge, Université de Limoges, Centre d’études et de recherches sémiotiques, 2007, [en ligne] http://revues.unilim.fr/nas/docannexe.php?id=1878 (Consulté le 25 mai 2011)
  • [16]
    Le médiévalisme est mis en avant par l’association Modernités médiévales, http://www.modernitesmedievales.org/ (Consulté le 31 mai 2011), qui rassemble des chercheurs de tous horizons, mais aussi par la revue de vulgarisation Histoire et images médiévales.
  • [17]
    Christian Amalvi, Le goût du Moyen Âge, op. cit., p. 56.
  • [18]
    Citons Brigitte Coppin, par exemple.
  • [19]
    Yves Jeanneret, Penser la trivialité - volume 1 : La vie triviale des êtres culturels, Hermès Lavoisier, 2008, 266 p.
  • [20]
    Nous avons déjà évoqué cet exemple en 2010 à propos de la thématique de l’écriture du patrimoine dans Patrick Fraysse, « La schématisation des Bastides : une écriture entre sciences, imaginaire social et industrie touristique », Culture et Musées, 14, 2010, pp. 87-108.
  • [21]
    Paolo Fabbri, « La comédie du monument », in Régis Debray (dir.), L’abus monumental, 1999, op. cit., pp. 351-362.
  • [22]
    Fraysse Patrick, « Fabrique, déplacement et copie de monuments : approche info-communicationnelle du patrimoine », in Patrimoine et patrimonialisation. 3e rencontre internationale des jeunes chercheurs en Patrimoine (Rennes, 12 et 13 octobre 2007), Cahiers de l’Institut du patrimoine de l’UQAM, 6, 2008, pp. 233-249.
  • [23]
    Patrick Fraysse et Gérard Régimbeau, « Le patrimoine architectural entre monuments-phares et documents monumentaires », in La transmission des connaissances, des savoirs et des cultures : Alexandrie, métaphore de la francophonie. Actes du Troisième colloque international du CIDEF, Alexandrie (Égypte), Bibliothèque d’Alexandrie, 12-15 mars 2006. [en ligne] http://www.ulaval.ca/afi/colloques/colloque2006/actes2006 [12 p.] (Consulté le 31 mai 2011).
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Jean Davallon, Le don du patrimoine…, 2006, op. cit.
  • [26]
    François Amy de La Bretèque, L’imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, 2004, op. cit.
  • [27]
    Caroline Courbières, « Le principe du stéréotypage médiatique de l’image féminine de mode : de la Belle au Bois Dormant à La possibilité d’une île », in Actes du Colloque « Stéréotypages, stéréotypes : fonctionnements ordinaires et mises en scène » Tome I : Média(tisation)s, L’Harmattan, 2007, pp. 99-108.
  • [28]
    Gérard Chandès parle de réplicateurs (pour le signe visuel du créneau ou la formule sonore « Oyez, oyez ») pour désigner ces réalités « dont la structure, la morphologie ou la matière ont une incidence sur [leurs] possibilités d’être reproduite[s] dans [leur] environnement et de se propager ». Gérard Chandès, « Réplicateurs visuels et sonores du monde néo-médiéval », in Vincent Ferré (dir.), Médiévalisme, modernité du Moyen Âge, L’Harmattan, 2010, pp. 167-175.
  • [29]
    Yves Jeanneret, Penser la trivialité…, 2008, op. cit., p. 15.
  • [30]
    Ibid., p. 87.
  • [31]
    Gérard Chandès, « Réplicateurs visuels et sonores du monde néo-médiéval », 2010, art. cit., p. 167.
  • [32]
    Paolo Fabbri « La comédie du monument », 1999, art. cit.
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